Il était une fois

Chapitre 1 : Il était une fois

Chapitre final

5933 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 2 mois

Il était une fois en l’an de grâce 1978, dans la belle ville de Moscou une école tout à fait ordinaire, mais qui proposait néanmoins des cours approfondis de français. Bien que située en plein centre-ville, elle possédait un jardin avec quelques pommiers produisant de petites pommes si acides que même les élèves les plus affamés n'osaient les goûter.

Comme dans tout établissement scolaire, le rez-de-chaussée abritait la cantine, le bureau du directeur, la salle des professeurs, une infirmerie et les locaux réservés aux responsables des Pionniers et du Komsomol.

Le premier étage était réservé aux élèves de primaire, tandis que les deux niveaux suivants accueillaient ceux du collège et du lycée, avec des salles de classe équipées en fonction des matières enseignées, la plus impressionnante étant celle dédiée à la chimie. (1)

Au quatrième étage se trouvaient la salle des fêtes et la bibliothèque, ce dernier lieu étant le point de départ de notre histoire.

 

Cet endroit de silence et de quiétude, fréquenté par les amateurs de livres, les assoiffés de connaissances et les chercheurs obstinés de réponses toutes faites était géré par Vassilissa. La jeune fille fut gratifiée de ce prénom par ses parents, des folkloristes réputés, qui n'avaient pas conscience des difficultés que cela pourrait lui causer et des moqueries constantes que cela allait engendrer. Ses camarades de classe, des « chérubins charmants », lui attribuèrent divers sobriquets, dont « Vassilissa la Cage », en référence au personnage des contes Vasilisa la Sage, était le moins méchant. Mais elle avait également entendu « Vassilissa Poubelle » au lieu de « Très Belle », ce qui la chagrinait sans vraiment la surprendre, étant donné son nez en trompette, ses petits yeux, ses boutons d'acné qui l'avaient poursuivie durant son adolescence, ainsi que sa silhouette pourvue de formes généreuses, bien éloignées des canons de beauté véhiculés par la mode.

 

Jusqu'à cet été, la jeune fille s'était convaincue que faute d'être la « Très Belle », elle pouvait se considérer comme « Sage », étant la meilleure élève de sa promotion. Cependant, cette prétention n'était plus de mise, car elle avait raté de peu la Médaille d'or (2) au Baccalauréat et, par la suite, l'examen d'entrée à la faculté de Médecine (3). Pour éviter l'article 209.1 du Code pénal d’URSS concernant l'existence sans travailler, considérée comme parasitaire et passible d'une peine de privation de liberté jusqu'à deux ans,(4) Vassilissa dut rapidement trouver un emploi. Heureusement, un poste de bibliothécaire dans son Alma Mater s'était libéré, qu'elle accepta avec joie, sachant que cette charge, qui pouvait être qualifiée de sinécure, lui laissait le temps pour les révisions afin de se préparer pour retenter sa chance l'année suivante.

 

Notre héroïne, tout en vérifiant le catalogue des livres, était plongée dans une profonde mélancolie. « J'ai tout raté, pensa-t-elle sombrement, la médaille, la fac, la coupe de cheveux, et je n'ai même pas de petit ami ! » En effet, la Pas Belle Vassilissa n'avait pas d'admirateur et enviait secrètement et amèrement ses camarades de classe qui en étaient pourvues. Ces pimbêches avaient toujours quelqu'un qui, à l'école primaire, leur tirait les nattes, puis au collège portait leur cartable, et enfin les invitait au café en terminale. Vassilissa n'avait que Jean, qu'elle surnommait Jeannot Le Benêt, qui lui tirait les nattes quand ils étaient petits et continua de le faire jusqu'à la fin de leurs études, sans jamais passer au stade du cartable et du café. Un vrai Benêt ! Cependant, il ne la traita jamais de « Poubelle », lui attribuant plutôt le surnom de Donuts, ce qui mettait la jeune fille dans une rage folle.

 

Vassilissa n'eut guère le temps de s'appesantir sur ses malheurs, car la porte de la bibliothèque s'ouvrit, laissant entrer son « châtiment personnel », Jeannot. Cet énergumène en une minute fit tout ce qu'elle détestait le plus : il s'écria « Salut mon petit Donuts ! », lui tira les cheveux et s'assit sur sa table de travail, en posant les fesses sur le catalogue qu'elle était en train d'étudier.

Vassilissa, presque muette d'indignation, siffla comme un serpent :

-      Lève ton cul de mon bureau ! Arrête de me décoiffer ! Plutôt que de perdre ton temps ici, ne devrais-tu pas être en cours dans ton école de saltimbanques ?

Jeannot sans changer de position répliqua en repliant les doigts :

-      Premièrement pas chez les saltimbanques mais à l'école de Cirque, et si tu m'envies, fais-le en silence ! Deuxièmement je suis en vacances d'automne, comme tout étudiant qui se respecte, contrairement à certaines employées de bibliothèque qui n'ont pas cette chance. Troisièmement et quatrièmement, j'aime beaucoup tes cheveux et j’adore te faire râler. Enfin, cinquièmement, je t'ai ramené un cadeau de mon voyage dans l'Oural.

Jeannot prit l'air mystérieux, décolla son postérieur de la table, au grand soulagement de Vassilissa, et sortit de son sac à dos, qu'il avait jeté dans un coin de la pièce en entrant, un vieux livre imposant, presque un grimoire.

-      Tiens, mon petit Donuts, c'est pour toi, je l'ai trouvé au grenier chez ma mère-grand ! prononçât-il, en mettant le volume entre les mains de son amie, ce qui fut fort imprudent.

-      Je t’ai dit mille fois, ne pas m'appeler Donuts ! Je t'avais prévenu ! hurla la bibliothécaire.

Puis elle saisit le bouquin et assena avec un léger coup sur la tête de son « malheur ambulant ». Très léger, car elle ne voulait vraiment pas l'assommer, et vu la différence de corpulence entre eux, cela aurait été fort probable si elle y avait mis toute sa force.

Jeannot d'un geste théâtral porta les mains à sa tête, s'affaissa sur le sol et exhala d'une voix agonisante :

-      Tu m'as assassiné ! « Le destin est railleur !…Et voilà que je suis tué dans une embûche ». (5)

-      Tu n'es pas Cirano et je ne suis pas Roxane ! persifla-t-elle.

Néanmoins, par précaution, Vassilissa laissa tomber le livre et s'approcha de Jean pour évaluer l'étendue des dommages, bien qu'elle ait contrôlé la puissance du coup, mais on ne savait jamais. C'était une grave erreur, car dès qu'elle fut à portée de main, « le mourant » la saisit par la cheville, la faisant trébucher et atterrir à côté de lui. Sur le parquet, ils continuèrent à se bousculer comme ils le faisaient à l'âge de cinq ans en se disputant un jouet, Vassilissa rouge de colère et Jeannot également rouge, mais de rire contenu.

 

Aucun d'eux ne prêtait plus attention au grimoire qui, dans sa chute, s'ouvrit sur une page avec une belle illustration représentant la forêt et un loup caché derrière un arbre. Une lumière irisée se déploya au-dessus. À un certain moment de la chamaillerie amicale, Jean effleura ce halo et les deux protagonistes furent promptement aspirés à l'intérieur du livre. L'ouvrage se referma avec un claquement sec, émit un bruit qui ressemblait à un rot, brilla brièvement et disparut. La torpeur et la paix régnaient à nouveau dans la bibliothèque, vide de toute présence humaine.

***

Vassilissa fut la première à s'apercevoir que quelque chose clochait terriblement. Le sol paraissait plus meuble, presque mou, ce qui était inhabituel pour un parquet. L'air n'avait plus cette odeur caractéristique de bibliothèque, de poussière, de papier et d'encre, mais sentait plutôt l'herbe humide et le pin.

Les deux « Visiteurs » involontaires regardèrent autour d'eux avec stupéfaction, réalisant qu'ils ne se trouvaient plus dans une école de Moscou, mais dans une sombre pinède.

Ils avaient subi, également, des métamorphoses étonnantes : les cheveux blonds de Jeannot, auparavant coupés en brosse, lui arrivaient maintenant aux épaules, il portait une chemise écrue ornée de broderies rouges, un pantalon de laine marron et des chaussures en lamelles de tilleul tressées, un accoutrement typique d'un paysan aisé du XVIIIe siècle.

La transformation de Vassilissa était encore plus impressionnante : ses cheveux roux étaient nattés et disposés en couronne autour de sa tête, à la manière des jeunes filles célibataires d'autrefois, ses vêtements semblaient sortir tout droit d'un musée ethnographique, évoquant la tenue d'une riche marchande, avec une chemise à larges manches brodées, une robe en soie bleue et des bottines en fin cuir rouge.

-      Mon petit D..Do... mon petit Gâteau au miel, tiens c'est marrant je n'arrive pas à prononcer certains mots. Comme, par exemple J..., tu sais ce pantalon en toile bleu, robuste et avec plein de poches...

Jeannot, à la fois amusé et intimidé, dévisagea Vassilissa avec un regard interrogateur, à quoi elle répondit en écarquillant les yeux et en feignant la terreur :

-      À oui ce pantalon-là ! « Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom » ! Mais, cela, c'est une tout autre histoire !

Puis, elle ajouta sur un ton beaucoup plus prosaïque :

-      Néanmoins, je te l'accorde, la situation dans laquelle nous nous trouvons est pour le moins étrange, comme si nous avions été transportés dans l'univers d'Alice au Pays des Merveilles, bien que nous n'ayons suivi aucun lapin blanc.

Un craquement de branches brisées retentit derrière les sapins, et une voix rauque s'éleva :

-      Un lapin ? Vous avez bien dit un lapin ? Où donc ? Mais où est-il ?

Un loup gigantesque, aussi grand qu'un poney, surgit soudainement dans la clairière. Vassilissa recula précipitamment et tenta de se cacher derrière le frêle Jeannot, ce qui n'était pas une mince affaire compte tenu de formes plus que généreuses de la jeune fille. Tous deux observèrent l'animal avec crainte et consternation.

Le loup, comme pour se faire admirer, pivota sur lui-même, ouvrit la gueule en dévoilant des dents impressionnantes, bomba le torse pour montrer les muscles roulant sous un pelage épais et brillant, puis gronda :

-      Pourquoi me regardez-vous ainsi ? N'avez-vous jamais vu un loup qui parle ?

-      Non, jamais, rétorqua Vassilissa, qui s'était ressaisie. Et s'il y a un loup parlant, il ne nous manque plus que Le Chaperon Rouge !

-      Ah ! Ne me parlez pas de cette nymphomane ! C'est à cause de cette allumeuse que j'étais obligé de demander l'asile politique au Vingt-septième royaume, où nous nous trouvons actuellement ! grommela le loup. Mais passons ! Alors, belle fille et bon gars, que puis-je faire pour vous ? continua-t-il.

Jeannot observa ce personnage de conte avec une certaine méfiance :

-      Et pour quelle raison ferais-tu pour nous quelque chose ? Si mes souvenirs de folklore sont bons, on aurait dû te libérer d'un piège à loup et en remerciement...

Le loup laissa échapper un ricanement moqueur, tapa du pied pour faire apparaître une bannière lumineuse au-dessus de sa tête sur laquelle était inscrit « Agence touristique Chez Le Loup, tous vos caprices pour votre argent », puis grogna :

-      Vous n'êtes vraiment pas à la page ! Le piège, le remerciement, cela fait des lustres que c'est démodé !

Un autre geste de la patte, et une brochure colorée plana délicatement dans les mains de Jeannot, où il put alors découvrir le texte suivant :

Des vacances inoubliables dans un endroit unique ! Venez vous évader du quotidien et découvrir les merveilles du Vingt-septième royaume à des tarifs raisonnables.

1. Une visite de la maison de Baba Yaga (6) et de la source d'eau Vive et d'eau Morte - 1 pièce d'or. Avec en option un thé avec des gâteaux en compagnie de la maîtresse des lieux pour 1 pièce de plus.

2. Une balade sur le dos de dragon tricéphale et la visite de la grotte aux trésors où il habite - 2 pièces d'or.

3. Une promenade sur le tapis volant ou en bottes de sept lieues - 1 pièce d'argent.

4. Le repaire de Rossignol le brigand (7) - visite non guidée à vos risques et périls - 1 pièce d'or payable d'avance.

5. Le Jeu de rôle au château de Etik Immortel (Koschey pour les intimes) (8), avec un enlèvement d'un des participants, un combat épique pour le libérer contre ce grand magicien noir, suivi d'un repas gastronomique aux chandelles - 5 pièces d'or.

-      De plus, j'ai une offre de dernière minute à vous proposer, que je n'ai malheureusement pas eu le temps de mettre sur le dépliant. Pour une modique somme d’une pièce d’or, vous aurez la chance d'assister à un concert de chants grégoriens interprétés par L'oiseau de Feu, le Phénix des hôtes de ces bois. Si vous choisissez cette prestation, une plume de ce volatile mythique vous sera offerte à l'issue du spectacle ! Alors, qu'en dites-vous ? demanda le loup en se regorgeant.

Vassilissa et Jeannot répondirent simultanément des choses totalement opposées.

La jeune fille :

-      Je veux rentrer chez nous !

Son compagnon :

-      Château de Etik ou chez Baba Yaga.

-      « Chez nous », ne figure pas sur ma liste, rétorqua le loup, et en ce qui concerne le château, faites donc voir si vous avez les moyens de vos ambitions.

L'animal leva la patte de devant et tenta, sans y parvenir, de se frotter les doigts comme s'il comptait les billets de banque.

Jeannot sortit de la poche accrochée à sa ceinture trois pièces d'or et deux d'argent, qui remplaçaient visiblement la bourse d'étudiant qu'il venait de toucher. Ébahi par ce taux de change exorbitant, il ne put que lever les bras au ciel dans un geste dramatique en s'exclamant :

-      Un vol, un brigandage et même l'assassinat ! « Je me meurs ; je suis mort ; je suis enterré. » (9)

Le lupus leva les épaules et remarqua avec l'expertise d'un connaisseur de théâtre :

-      Le taux est fixé par Etik, le gouverneur de ce pays, et, si je puis me permettre, vous n'êtes guère convaincant dans le rôle d'Harpagon !

Vassilissa examina attentivement le contenu de son petit sac en cuir, d'où elle retira trois autres pièces d'or.

-      Il semble que nos ressources nous permettent tous nos caprices ! Et je souhaite toujours retourner chez moi !

Leur interlocuteur velu parut réfléchir un moment, s'assit, se gratta derrière l'oreille à la manière d'un chien, puis délivra le résultat de sa méditation :

-      Je pense pouvoir ménager la chèvre et le chou ! Je ne peux malheureusement pas vous faire revenir, cela dépasse mes prérogatives. Cependant...!

Il leva la patte pour souligner l'importance de ses paroles :

-      Je peux vous proposer deux options intéressantes, qui pourraient convenir aussi bien à vous, la jeunette qu'à vous, le jeunot.

Le loup pointa de griffe les jeunes gens à tour de rôle :

-      La première serait que vous participiez à un jeu de rôle chez Etik, et que lors du dîner de clôture, vous lui racontiez des histoires amusantes. Si vous réussissez à le sortir de sa mélancolie, il pourrait vous laisser utiliser sa Pelote Magique, qui vous ramènerait chez vous, tel le fil d'Ariane.

Vassilissa secoua négativement la tête :

-      Et la deuxième ? Je n’éprouve aucun désir de jouer le rôle de Shéhérazade pour un maléfique dépressif !

-      La Baba Yaga est votre dernière possibilité. Vous pouvez acheter la visite de sa demeure, de la source adjacente ainsi que l'option « Le goûter ». Lors d'une cérémonie de thé à la russe, vous lui exposerez vos mésaventures, et peut-être qu'en tant que sorcière espiègle mais compatissante, elle vous prêtera son GBS, autrement dit Guide Bague Système. Il vous suffirait de jeter l’anneau devant vous pour qu'il roule dans la bonne direction. Alors, quelle est votre décision ?

Vassilissa et Jeannot échangèrent un regard entendu et ce dernier acquiesça :

-      Très bien, allons voir Yaga !

Aussitôt dit, aussitôt fait…

***

Tôt ou bien tard, après un périple sur le dos de loup, faute de pouvoir se payer la promenade sur le cheval à la crinière d'or, ils arrivèrent devant la demeure très folklorique de Baba Yaga. La maison typique en rondins était érigée sur des pilotis en forme de pattes de poulet, entourée d'une véranda ouverte et placée au milieu d’un champ d'herbe qui semblait fort coupante. Pour accéder à l'entrée située face à la forêt, il fallait contourner la maisonnette et traverser cette pelouse peu engageante. Tout à côté du repaire de Yaga chantait une source, peut-être celle-là même d'Eau Vive et d’Eau Morte.

Le loup s'immobilisa à la lisière du pré, fit descendre ses passagers et entonna à la façon d’un troubadour :

 

Maisonnette, ma poulette

Tourne-toi, la mignonnette.

Face à moi, dos à forêt

Pour accueillir les invités.

 

L'isba, avec un grincement lugubre, pivota sur ses immenses pieds de poulets pour révéler une porte en chêne massif, malheureusement fermée par un énorme cadenas. Néanmoins, devant les voyageurs, un petit sentier de gravier apparut, menant directement à cette habitation, et où le loup s’engagea sans perdre le temps en faisant signe de le suivre.

Vassilissa et Jeannot furent presque contraints de courir pour ne pas le perdre de vue.

- Pourquoi telle hâte ? haleta Vassilissa, essoufflée.

- La percée ne restera pas ouverte éternellement, grommela leur guide en poursuivant sa course sans se retourner. Et cette maudite herbe est aussi tranchante que des hallebardes, je ne veux pas y rester piégé. Nous pourrons attendre la maîtresse des lieux sur la véranda, la Vieille ne doit pas être bien loin.

Chose étonnante, bien qu'ils courussent à vive allure, l'Isba ne semblait pas se rapprocher, et la sente qui s'étendait docilement sous leurs pieds paraissait interminable. Jeannot se tourna et vit l'herbe derrière eux refermer le passage avec un bruissement menaçant, et désormais, où qu'il portât son regard, il n'apercevait qu'une mer de verdure, les arbres n'apparaissant que comme une ombre dans le brouillard.

Épuisée par cet effort inhabituel, Vassilissa était sur le point de s'effondrer lorsqu'ils heurtèrent soudainement le seuil de la bâtisse, qui, quelques secondes plus tôt, semblait si lointaine et inaccessible.

Le loup feignit de s'éponger le front, bien qu'il n'en eût nul besoin, et prononça d'un ton soulagé :

-      Ouff… ! Tout juste Auguste ! Encore quelques instants et nous aurions été réduits en charpie par ces gardes herbacées ! Installons-nous sur la terrasse pour attendre l'arrivée de la Vioque, qui ne devrait plus tarder maintenant, car ses gardiens l'avaient prévenue de l'intrusion.

***

À peine installés confortablement sur les fauteuils en osier de la véranda, ils aperçurent dans le ciel un point noir qui grossissait rapidement en s'approchant. Cet OVNI sombre se précisa peu à peu, révélant une silhouette étrange et légèrement floue qui prit finalement l'aspect d'un objet ressemblant à un énorme verre en bois ou bien à un mortier gigantesque, dans lequel à la place de pilon se dressait une forme anthropomorphe.

Le loup plissa les yeux et renifla, comme un chien suivant une piste :

-      Tiens, quand on parle de la diablesse...

-      Salut, gibier de potence poilue ! s'écria la passagère de ce moyen féerique de transport, qu'elle quitta dès qu'il atteignit le sol.

C'était loin d'être une vioque, comme l'avait qualifié auparavant le loup, mais une femme d'une cinquantaine d'années, mince et vive, avec des cheveux bouclés poivre et sel dépassant d'un casque d'aviateur en cuir de style début de siècle, et de grandes lunettes de vol cachant ses yeux. Sa tenue restante était fort conventionnelle : une robe semblable à celle de Vassilissa, mais d'une couleur plus sobre, une chemise avec une broderie décorative discrète, comme il sied à une personne d'âge mûr, et des bottines noires à lacets.

-      Salut, vieille peau ! Content de te revoir ! Je te signale que je ne suis pas une « Gibier de potence » mais un auto-entrepreneur honorable ! répondit l'animal avec un sourire de connivence.

-      Et moi, je ne suis pas une « Vieille » ! répliqua-t-elle en ôtant son casque et ses lunettes, secouant la tête pour redonner du volume à ses cheveux.

Puis elle ajouta :

-      Mais, comme je vois, tu viens avec des cadeaux ! Je suis presque prête à te pardonner ta goujaterie !

La sorcière s'approcha des deux camarades, qui étaient restés bouche bée face à la scène qui se déroulait devant eux, et pinça la joue de Vassilissa en prononçant ces mots :

-      Une jeune fille bien en chair, comme je les aime ! Particulièrement avec une sauce aux airelles et accompagnée de girolles et de pommes de terre.

Puis se tourna vers Jeannot et lui tata le bras :

-      Celui-ci est bien maigrichon ! Mais ce n’est pas trop grave, une semaine ou deux à suivre le régime de mon invention et il sera gras à souhait !

Vassilissa et Jeannot s'éloignèrent d'un même mouvement, en observant Yaga avec une certaine crainte.

Le loup, quant à lui, ne parut guère impressionné :

-      Arrête tes salades ! Tu fais peur aux mômes ! Ton humour de sorcière est trop noir pour eux ! De plus, ils ont payé en sonnante et trébuchante pour avoir le privilège de te rencontrer et méritent donc un minimum de considération !

Yaga arbora un sourire prédateur et s'exprima d'une voix empreinte de menaces :

-      Ah ! Ils ont payé..., puis brusquement elle changea de ton devenant fort aimable, alors venez, mes petits agneaux, suivez le guide !

Elle descendit vivement du perron sur l'herbe, qui s'aplatit en un tapis moelleux sous ses pas. Les jeunes gens la suivirent, tandis que le loup fit un geste de la patte pour les encourager à avancer, puis s'installa sur la terrasse pour faire une sieste à l'ombre.

La maîtresse des lieux en guide touristique chevronné entama la visite :

-      À votre droite, vous pouvez admirer l'Isba typique de Baba Yaga, construite en rondins de pins vieillis. Au-dessus de l'entrée, vous distinguerez les signes ancestraux protecteurs. Les colonnes de la véranda sont sculptées en forme de totems : l'ours à droite et l'aigle à gauche, symbolisant respectivement la force et la clairvoyance de l'habitante de cette demeure. La toiture est recouverte de bardeaux de châtaignier. Comme vous l'avez sûrement remarqué, la construction est montée sur des pattes de poulet, lui permettant de pivoter sur elle-même, constituant ainsi, avec les gardes herbacées que vous avez déjà rencontrées, une ligne de défense supplémentaire en cas des problèmes. Sur la gauche de la bâtisse coulent les sources de l'Eau Vive et de l'Eau Morte, c'est par là que nous poursuivrons notre exploration.

Baba Yaga, en compagnie des « touristes » qui l'écoutaient avec attention, fit le tour de la maison pour s'arrêter près d'un rocher fissuré, d'où s'écoulait un mince filet d'eau. Ce qui fut particulièrement intrigant, c'était l'aspect de ce ruisselet, vif et bouillonnant d'un côté, plat et morne de l'autre, coulant dans le même lit, sans jamais se mélanger.

La sorcière fit apparaître, semblant les faire surgir de nulle part, trois cruches : deux de petite taille, munies de bouchons, et une plus grande au goulot évasé.

-      Voici la source d'eau Vive et Morte, comme vous pouvez le constater, les deux sont des antagonistes et ne se mélangent pas naturellement. Cependant, une puissante sorcière, comme votre « servante », peut les forcer à se fondre l'une dans l'autre et obtenir ainsi un élixir de jouvence, qui ne ressuscitera peut-être pas un mort de longue date, mais soignera les vivants de tous maux et pourrait éventuellement remettre sur pied un macchabée très frais.

-      Tous les maux ? demanda dubitativement Vassilissa.

Yaga remplit l'un des petits cruchons, le plongeant successivement dans l'eau bouillonnante et l’eau morne, le ferma avec un bouchon, puis le secoua vigoureusement en chuchotant indistinctement au-dessus avant de le tendre à la jeune fille :

-      Absolument tout, et chez tout le monde, ma poulette ! Ce mélange parviendrait même à te guérir, bien que tu sois une Yaga « en herbe », et sur toi les décoctions ne doivent pas bien fonctionner, car tu es naturellement immunisée contre les poisons, et toutes les médecines sont des poisons d'une certaine manière.

-      Yaga ? En herbe ?

-      Quelle habitude détestable de couper la parole ! Tu devrais vraiment apprendre à écouter ton mentor avec respect. Donc, pour reprendre, en raison de ta nature, aucun médicament n'est efficace, ce qui explique ton surpoids, tes boutons et tes sauts d'humeur.

Baba plaça fermement le pichet rempli entre les mains de son interlocutrice :

-      Une cuillère à soupe avant chaque repas et dans une semaine tu seras comme neuve ! Maintenant à nous, sorcier maléfique « en culottes courtes ».

Elle s'interrompit un instant pour remplir un autre petit récipient qu'elle tendit à Jeannot.

-      Je n'ose pas imaginer ce que tu as fait avec ton corps pour que les ligaments qui relient tes os soient si distendus, j'avais observé une telle flexibilité que chez les saltimbanques ! Alors, mon petit coq, le même traitement que pour la poulette !

Vassilissa pointa de doigt Jeannot et s'exclama triomphalement :

-      Je le savais, ton école ce n'est que des clowns ! Et toi « Le cirque ! Le cirque ! » Pfft !

Le jeune homme leva les yeux au ciel, arborant un air exaspéré :

-      Et c'est ce qui te paraît le plus important ? Et le fait qu'elle nous appelle Yaga et Sorcier, cela ne te dérange pas du tout ?!

 Leur cicérone observa cette querelle avec une expression indulgente mais vigilante, comme une mère regardant ses enfants se quereller dans le bac à sable. Elle remplit le dernier cruchon et soupira :

-      Les gosses, rentrons, je vais vous servir le thé promis par cet escroc à poils et nous parlerons sérieusement.

***

Le thé était exquis, chaud, parfumé et corsé, accompagné de pâtisseries aussi délicieuses que variées. Le samovar en cuivre brillait de mille feux, la porcelaine des tasses impressionnait par la finesse de son décor et les cuillères, contre toute attente, n’étaient point en bois mais en argent artistiquement ciselé.

 

Même l'isba ne ressemblait en rien au repaire d'une sorcière maléfique. On n'y trouvait pas de toiles d'araignée, pas de bouquets d'herbes séchées suspendus aux poutres, pas de cheminée noire de suie, pas de mobilier fruste. Au contraire, l'endroit était d'une propreté impeccable au point de pouvoir y manger à même le sol et meublé de façon raffinée, bien que vieillotte.

 

Yaga, en bon hôte, permit à ses invités de se restaurer en discutant de sujets légers avant d'entamer une conversation plus substantielle.

-      Bien, mes jeunes et si naïfs amis, passons aux choses sérieuses. Vous avez affirmé que le grimoire vous a amené ici. Ce livre chercheur n'est pas arrivé entre vos mains par accident.

Vassilissa ne parvint pas à s'empêcher de l’interrompre avec une exclamation :

-      Il n'est pas arrivé, c'est Jeannot qui l'avait trouvé dans le grenier de sa grand-mère !

Le loup, connaissant le caractère explosif de Yaga, ne put que se couvrir les yeux avec les pattes ce qui s'avéra être une sage précaution. L'atmosphère sembla soudainement s'échauffer, les tasses se mirent à trembler avant de voler en éclats dans un tintement funèbre, les cheveux de la sorcière se dressèrent comme électrisés, son visage se transforma en un masque cauchemardesque et elle hurla :

- Ne me coupe pas la parole ! Jamais !

Puis elle poursuivit tranquillement, comme si de rien n'était, arborant une coiffure soignée et un air avenant :

-      Ce livre voyage de monde en monde pour découvrir des personnes avec des dons surnaturels. Cette fois, la pêche a été miraculeuse, avec deux recrues : un Sorcier et une Yaga, tous deux non formés, ce qui est même mieux. Depuis un certain temps, je cherche une élève qui m'assistera et prendra ma place dans un avenir lointain. Je crois savoir que Etik aussi est en quête d'un disciple pour le distraire de son ennui, et je lui ai déjà envoyé un petit mot à ce sujet.

Jeannot, fort de la mauvaise expérience de Vassilissa, leva la main comme en classe pour demander l'autorisation de parler, et lorsque Yaga le lui accorda d'un signe de tête, il demanda très poliment :

-      Votre proposition est très alléchante, mais nous ne pouvons l'accepter. Vous comprenez, nous avons des obligations et nos parents vont s'inquiéter...

Yaga leva les yeux au ciel, comme pour le prendre à témoin de la stupidité de ces jeunots :

-      Mais qui vous a dit qu'il s'agissait d'une proposition ? C'était pourtant bien clair, vous avez ouvert le livre et, de ce fait, accepté les conditions, signé le contrat en quelque sorte. Néanmoins, je comprends vos raisons. Vous pourrez écrire à vos proches et, si vous êtes bien sages, même leur rendre visite avec le temps.

 

EPILOGUE

 

Deux lettres planèrent sur le bureau de la bibliothèque scolaire de Moscou, l'une étant de démission, l'autre informant les parents de Vassilissa que leur fille avait obtenu une bourse pour étudier à l'étranger. Des courriers similaires, concernant Jeannot, apparurent également dans le décanat de l'école de Cirque. Toutes ces missives étaient habilement ensorcelées pour paraître crédibles aux yeux de tous ceux qui les lisaient.

Au Vingt-septième royaume (10), Baba Yaga et Le Loup, installés sur la véranda de l'isba, trinquèrent à la réussite de cette affaire douteuse, à la limite d'une arnaque, car l'histoire de contrat était manifestement tirée par les cheveux, et les deux blancs-becs auraient pu tout à fait exiger de rentrer chez eux. Donc, les deux comparses sirotaient le miel fermenté tout en se moquant secrètement de la naïveté, un défaut qui s'estompe avec l'âge, de ces jeunes sots si facilement bernés.


Et alors qu'arriva-t-il à Vassilissa et Jeannot ? Cela vous intéresse ? Alors écoutez :

- Il était une fois...

 

 

FIN


 __________________________________

  1. Sous le régime soviétique, l'éducation était obligatoire et gratuite de 7 à 16 ans. Tous les niveaux scolaires étaient regroupés dans un même établissement et, sauf rares exceptions, les camarades de classe avec lesquels on débutait le parcours scolaire étaient les mêmes que ceux avec qui on l'achevait.
  2. Médaille d'or scolaire - En URSS les bons élèves étaient encouragés par des diplômes d'honneur, et en fin de scolarité, ils pouvaient obtenir des médailles d'or ou d’argent. La médaille d'or correspondait à une notation Très Bien dans toutes les matières.
  3. En URSS, pour être admis dans un établissement d'enseignement supérieur, il était nécessaire de réussir des examens, le nombre de places disponibles étant limité.
  4. Article 209.1 - Cet article du Code pénal avait effectivement été en vigueur en URSS, mais j’ignore dans quelle mesure il était appliqué.
  5. " Le destin est railleur !…Et voilà que je suis tué dans une embûche". - La scène 6 de l'acte 5 de "Cyrano de Bergerac" d'Edmond Rostand.
  6. La Baba Yaga - est une figure emblématique de la mythologie slave. Elle est la personnification féminine surnaturelle la plus récurrente dans les contes folkloriques, n'ayant pas d'équivalent dans les folklores d'autres pays. Les folkloristes ont proposé diverses interprétations, la décrivant tantôt comme une divinité chasseresse, tantôt comme une simple sorcière de village. On dit également qu'elle est la gardienne de la fontaine de l'Eau Vive et de l'Eau Morte.
  7. Rossignol le brigand - dans les contes slaves épiques, c’est un ennemi monstrueux et anthropomorphe du héros, frappant les adversaires avec un sifflement terrible.
  8. Etik Immortel (koschey) - un sorcier maléfique des contes slaves
  9. "Je me meurs ; je suis mort ; je suis enterré." - Monologue d’Harpagon dans L’Avare de Molière (Acte IV, scène 7) – La cassette.
  10. Vingt-septième royaume (tridevyatoe tsarstvo) - une expression très utilisée dans le folklore, signifie un royaume lointain, ou littéralement plus loin que "trois fois neuf terres". Il y a une jolie théorie selon laquelle les anciens peuples slaves ne connaissaient que 27 corps célestes et cette expression signifierait "derrière les cieux, dans un autre monde".

 

Laisser un commentaire ?