Le Soleil se lèvera toujours pour vous

Chapitre 1 : Le Soleil se lèvera toujours pour vous

Chapitre final

5634 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 02/12/2024 10:32

Si je prends le calame en ce jour, c’est pour laisser aux générations futures mon témoignage sur une femme d’exception que j’ai eu la chance de côtoyer de près. Cette femme était une guerrière, mais une guerrière d’un genre tout à fait à part. Elle ne portait ni arc ni cimeterre, son arsenal était constitué de ses mots et de sa voix. Elle n’a jamais ôté la vie à qui que ce soit, mais a permis d’en épargner des milliers. Quels que soient l’époque et le lieu d’où vous lirez ces lignes, j’aime à croire que son nom ne vous sera pas étranger, et que vous la connaîtrez non comme sultane, mais comme poétesse. Cette femme s’appelle Shéhérazade, elle est ma sœur aînée, ma meilleure amie et mon modèle. Laissez-moi vous narrer cette soirée où, après mille nuits sans faillir, elle a dû surmonter les doutes et la peur qui l’assaillaient afin de définitivement entrer dans l’Histoire.


Ce soir-là, j’allais, comme chaque soir depuis bientôt trois ans, rendre visite à ma sœur dans ses quartiers privés, au sein du palais royal. Nous avions pris l’habitude de nous retrouver ainsi, et de discuter de la veillée à venir, afin de ne rien laisser au hasard. Je rentrais tout juste du grand bazar où j’avais acheté des étoffes délicates et colorées, des épices aux parfums complexes et puissants, ainsi qu’une dague de cérémonie d’exception, constituée d’un manche d’ivoire serti de pierres précieuses, et d’une lame finement forgée, élégamment recourbée au niveau de la pointe. Je n’avais pas eu de raison particulière d’acquérir ce dernier objet, mais il m’avait attiré avec une force presque surnaturelle, et je n’avais finalement pas pu résister. Après coup, je me dis que cela ferait à mon neveu un cadeau digne de son rang pour son deuxième anniversaire. Cette justification a posteriori me rassurait quant à cet achat impulsif.

Le contraste entre l’ambiance du marché, où la foule se massait, où les gens criaient, où le monde entier se retrouvait, et celle du harem, discret, silencieux, cloîtré, était toujours saisissant. Pour rejoindre ma sœur, il me fallait traverser un long couloir aux murs d’un blanc très pur, ornés de magnifiques céramiques bleues dont les formes abstraites m’évoquaient une nature à la fois sauvage et organisée. J’accédais ensuite à un jardin merveilleux, auquel une profusion de fleurs exotiques et d’arbres fruitiers donnait l’apparence d’une mosaïque multicolore. Dès les premiers pas, on était saisi par les parfums enivrants des roses et du jasmin. Le paon et le rossignol, mêlant harmonieusement leurs chants mélodieux, offraient une berceuse douce et réconfortante. La brise légère qui circulait continuellement grâce à un ingénieux jeu architectural permettait de s’y sentir bien à tout moment de l’année. Au centre de ce jardin, une fontaine de marbre, encadrée par d’élégantes statues figurant des simorgh, prodiguait en permanence une eau fraîche et limpide, dont l’écoulement se faisait dans un murmure des plus apaisants. Après avoir traversé, en résistant à la tentation de m’attarder dans cette illusion de paradis, j’arrivais à la chambre de ma sœur en franchissant une ouverture dans le mur masquée par des rideaux de soie. Cette porte était surmontée d’un linteau orné d’un bas-relief qui figurait des formes abstraites, entremêlées les unes dans les autres, de sorte qu’il était difficile de déterminer où commençait et où finissait chacune d’entre elles.

On n’aurait su rêver plus belle prison.


Ma sœur m’accueillit, comme à son habitude, dans son salon couvert de tapis raffinés tissés par les meilleurs artisans du pays, et de coussins aux couleurs chatoyantes, aussi agréables au regard que confortables au séant. Elle était en train d’embrasser son fils aîné, qui savait déjà marcher, et les deux jumeaux âgés de quelques mois, que la nourrice portait dans ses bras. Je me joignis à elle, toujours enchantée de voir et de câliner mes neveux, à qui Dieu, dans sa grande bonté, avait offert de ressembler à leur mère bien plus qu’à leur père. Une fois qu’ils eurent quitté la pièce, Shéhérazade m'invita à m’asseoir autour d’un plateau d’argent, posé sur le grand tapis central, et sur lequel se trouvait un bol en céramique débordant de dattes, et deux coupes en cristal dans lesquels nous attendait une infusion à base de menthe et d’eau de rose, dont le parfum suave m’avait envoûté à l’instant où j’avais franchi le seuil.

En m’installant, j’ouvris le grand sac de laine qui m’accompagnait et en sortis quelques-unes de mes emplettes. 

« Tenez ma sœur, je suis allée faire un tour au grand bazar ce matin. Il y avait ce marchand byzantin qui a souvent de magnifiques étoffes. J’ai pris celle-ci, regardez, la couleur se marie tellement bien avec votre teint, on pourrait y tailler un voile qui encadrerait à merveille votre visage !

_ Oh ma chère Dinarzade, ta sollicitude me touche profondément. Mais mon teint n’est plus ce qu’il était. Vois comme il devient terne, et comme il semble déchiré par les cernes qui se creusent sous mes yeux. L’intérêt d’un tel voile ne sera pas d’encadrer mon visage, mais de couvrir les premières boucles blanches qui sont récemment apparues dans ma chevelure. »

Cette réponse me fit un choc. Pourtant, je ne peux pas dire que je n’avais pas vu qu’elle était marquée. Je m’étais déjà fait la réflexion quelquefois. Mais elle avait toujours cette allure et ce charisme inégalables, et d’une certaine façon, ce vieillissement précoce de ses traits ne faisait qu’augmenter sa prestance. Je la trouvais magnifique. Mais, pour la première fois peut-être, je pris conscience de la dureté de ce combat qu’elle menait depuis bientôt trois ans. En effet, elle s’était proposée pour épouser le sultan Shariar qui, depuis qu’il avait été témoin de l’infidélité de sa première femme, s’unissait devant Dieu à une jeune vierge chaque jour, et la faisait exécuter le lendemain pour prévenir tout adultère. Afin d’échapper à ce funeste sort, ma sœur lui contait des histoires merveilleuses, laissant l’intrigue en suspens afin qu’il fût obligé de l’épargner jusqu’à la nuit suivante pour en découvrir le dénouement. Je crois qu’au fond de moi, je savais que ce combat était éprouvant pour elle, mais j’avais refusé de le reconnaître, j’avais lâchement étouffé toute pensée allant de ce sens. Mais maintenant que ça venait d’elle, qu’elle en faisait l’aveu, je ne pouvais plus me mentir, et ça faisait mal.

« Tu te rends compte, ajouta-t-elle, cela fait déjà mille nuits que je repousse ma condamnation en narrant à mon époux ces contes qui le passionnent.

_ Oui, vous avez déjà épargné mille vies, répondis-je en m’efforçant d’avoir l’air enthousiaste, c’est fantastique ma sœur !

_ Mais combien de temps ce petit jeu doit-il encore durer ? Je n’aurai pas la force de tenir mille nuits de plus. »

Parmi toutes les émotions qui s’affrontaient en moi devant cet aveu de fragilité de ma sœur, je ne saurais dire laquelle s’affichait sur mon visage. J’essayai d’esquisser un sourire, mais je ne parvins certainement pas à la duper. Elle poussa un long soupir en laissant son regard se promener dans la pièce, puis reprit en fixant mes yeux: 

« Chaque nuit est une bataille Dinarzade, je me sens épuisée. Et j’ai peur, j’ai cette boule au ventre à chaque fois que je reprends le fil de mon récit. Je ne peux pas me permettre d’avoir un passage à vide. Ce n’est pas comme dans n’importe quel métier, où une mauvaise journée peut être compensée le lendemain en redoublant d’efforts. Non, je dois être irréprochable à chaque fois, car si j’échoue, il n’y aura pas de lendemain. Et il ne s’agit pas seulement de se remémorer tous les contes que j’ai pu lire ou inventer, même si c’est déjà un effort important. Il faut aussi que ma voix soit envoûtante, je ne peux pas être lasse, je ne peux pas trembler, hésiter, bégayer ; je ne dois rien laisser paraître. Je dois me transcender à chaque fois pour réussir à le captiver. Mais comment se transcender quand on ne peut pas se laisser pleinement emporter par la magie du récit ? Car je dois en plus contrôler l’état du ciel par la fenêtre, et doser le déroulé de la narration pour que le point du jour perce au moment où la tension est à son comble.

J’ai peur, Dinarzade, j’ai peur comme la première nuit à chaque fois que je reprends le cours d’une histoire. J’ai cette petite voix qui me hante, ce et si. Et si cette fois c’était différent ? Et si cette fois j’échouais et que tout s’arrêtait pour de bon ? Ce doute, c’est comme un poison, qui se répand lentement, mais sûrement, dans mes veines. Il est en train de me ronger. Il creuse mes traits, blanchis mes cheveux et assèche mes lèvres. C’est pour cela que je ne pourrai pas tenir mille nuits supplémentaires, parce que si ce n’est pas Shariar qui me condamne à mort, c’est cette angoisse permanente qui aura raison de moi. »

Je frissonne encore, malgré les années, quand je me remémore sa voix et son visage pendant qu’elle prononçait ces mots. Il n’y avait plus de possibilité de détourner le regard ou de fermer les yeux. Elle qui avait toujours été si forte, si imperturbable en apparence, si pudique finalement, se mettait à nu devant moi. Jusqu’à ce moment, je n’avais pas voulu voir sa détresse en face, et j’en éprouvai alors une grande honte. J’étais la seule à pouvoir la soutenir, c’était même ma mission, mon unique raison d’être depuis qu’elle s’était lancée dans ce pari fou. J’avais toujours réussi à me convaincre que je tenais bien mon rôle, en l’encourageant le soir, en la réveillant à l’heure convenue chaque nuit, et en communiquant mon enthousiasme au sultan quand elle nous plongeait dans son univers fabuleux. Mais j’étais passée à côté de l’essentiel. J’avais même esquivé l’essentiel, parce qu’il me faisait trop peur. Je l’avais laissée seule avec sa souffrance, et je n’avais pas cherché les mots pour l’apaiser. Elle cachait aussi ses doutes afin que je ne m’inquiétasse point, ce qui me confortait dans mon attitude. Mais tout cela faisait de moi une charge de plus pour elle, un fardeau supplémentaire à porter. J’avais eu très peur la première nuit, peur que quelque chose aille de travers, peur que l’idée ne fonctionne pas. Mais il ne m’avait guère fallu plus d’une semaine pour qu’une forme de routine s’installe et que j’arrive à ne plus me poser de questions. Shariar adorait ses histoires, cela le passionnait, c’était indéniable. Et ma sœur paraissait invincible.

Maintenant qu’elle avait mis des mots sur ce qu’elle vivait intérieurement, il fallait que je me rattrape. Il se trouve que, le matin même, j’avais entendu une histoire un peu troublante au marché. J’hésitai un peu avant de prudemment me décider à la lui raconter, estimant que pour un esprit brillant comme le sien, une anecdote un peu étrange serait toujours plus utile que des banalités. J’essayai tout de même d’adopter un ton aussi léger que possible, afin de ne pas créer trop de tension, mais je ne suis pas certaine d’avoir été particulièrement habile sur ce point.

« Vous savez, j’ai discuté de tout et de rien avec le marchand byzantin. Fort bel homme au demeurant, qui s’exprime dans un persan impeccable, agrémenté d’un léger accent qui, sans en dégrader l'intelligibilité, lui apporte une touche exotique délicieuse. Il advint, par je ne sais plus quelle étonnante circonvolution de notre conversation, qu’il me contât une histoire qui se serait déroulée dans une lointaine contrée du Ponant, dans une de ces terres chrétiennes barbares qui s’étendent au nord d’Al-Andalus. Difficile de déterminer à quel point tout cela est véridique, tant l’affaire semble étonnante, mais je me suis dit que peut-être cela serait propice à vous donner quelque inspiration. »

Elle m’adressa un sourire discret, mais sincère, et hocha légèrement de la tête pour me signifier son attention et m’encourager à lui faire mon récit. Je continuai donc :

« Je n’ai pas votre talent pour rendre les histoires captivantes, mais je vais faire de mon mieux. On raconte qu’en ce lointain pays vivait un homme fort riche, mais qu’une particularité physique, une barbe bleue comme un ciel sans nuages, rendait fort laid, et lui donnait un aspect terrible. Notez que les habitants de cette contrée ont, dit-on, la peau très claire, ce qui devait rendre le contraste avec la barbe d’autant plus saisissant. Cette particularité ne l’empêcha cependant pas de faire plusieurs mariages, mais ses épouses finissaient invariablement par disparaître sans laisser de trace. Il n’y avait aucune preuve que cet homme fût de quelque façon responsable de ces disparitions mystérieuses, mais cela finit par refroidir d’éventuelles prétendantes. Il parvint néanmoins à en trouver une qui, attirée par ses richesses, accepta de l’épouser.

Une lune ou deux après la noce, il annonça à la jeune femme qu’il devait partir en voyage pour régler quelque affaire. Il lui confia un trousseau de clefs qui lui permettrait d’ouvrir toutes les portes du palais. Il indiqua cependant un cabinet dont il lui interdit formellement l’entrée.

La jeune femme suivit les consignes la première semaine, mais le voyage de son étrange époux s’éternisait, et n’y tenant plus, elle succomba à la curiosité. Elle glissa la clef dans la serrure du cabinet et y pénétra. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle y découvrit avec effroi les corps sans vie des précédentes maîtresses de la maison ! Elle s’en trouva si bouleversée qu’elle lâcha la clef qui, en touchant le sol, se couvrit de sang. Dès qu’elle eut repris ses esprits, elle s’empressa de la passer sous l’eau, et de la frotter, mais malgré tous ses efforts, le sang ne partait pas. L’objet était magique, et cette tache qui le souillait était la cruelle preuve de sa désobéissance.

Un malheur n’arrivant jamais seul, son époux revint à l’improviste le jour suivant. Il récupéra le trousseau et ne manqua pas d’observer la marque sur la maudite clef. Furieux de la trahison de son épouse, il empoigna son épée pour l’égorger sur-le-champ, comme il l’avait fait avec les précédentes. Désespérée, la jeune femme le supplia de lui accorder un peu de temps pour prier leur Dieu avant de se soumettre à son châtiment. Il lui accorda le quart d’une heure.

Il se trouve que, par un heureux hasard du calendrier, sa sœur était présente ce jour-là, et que ses deux frères devaient venir lui rendre visite également. Sa sœur monta alors au sommet d’une tour pour guetter si les frères apparaissaient à l’horizon. Il paraît que les Chrétiens de ces contrées violentes s’enferment dans des fortifications de pierres, aux murs épais et froids, encadrées par de hautes tours, qui permettent de voir au loin pour anticiper l’arrivée des armées ennemies. Aussi, au lieu de prier, la malheureuse épouse demanda-t-elle à sa sœur : “Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir.” Et celle-ci de lui répondre : “Je ne vois rien que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie.” Elle réitéra trois fois sa question, et reçut trois fois la même réponse. Vous imaginerez aisément l’angoisse qui l’étreignait un peu plus fort à chaque fois, car le temps imparti s’amenuisait.

Finalement, alors que tout espoir semblait perdu, et que la Barbe-Bleue, un couteau à la main, venait la chercher pour l’exécuter, ses deux frères arrivèrent. C’étaient des soldats. Là-bas, les soldats portent de lourdes armures en métal, et d’énormes épées qu’ils tiennent des deux mains et qui écrasent autant qu’elles tranchent. Ils n’ont, paraît-il, pas la dextérité et la vélocité de nos guerriers, mais ils sont robustes et brutaux, leur aspect doit avoir quelque chose de terrifiant. Ils s’interposèrent entre leur sœur et leur beau-frère, et mirent férocement à mort ce dernier. La jeune veuve hérita de la fortune de son époux et en fit profiter sa sœur et ses frères. »

Lorsque j’eus terminé mon récit, un grand silence s’installa. Shéhérazade me fixait avec des yeux écarquillés et étrangement sombres. À n’en pas douter, un torrent de pensées traversait son esprit en cet instant. Elle porta sa coupe de cristal à ses lèvres et but une gorgée de l’infusion parfumée. Elle semblait très concentrée. Finalement, elle m’annonça son verdict :

« Dinarzade, jamais je ne pourrai conter une histoire si terrible au sultan mon époux. Il s’en offusquerait et me ferait exécuter sur-le-champ. Peut-être même me tuerait-il de ses propres mains !

_ Il aurait en effet de quoi se sentir visé, ce ne serait pas très prudent. Mais c’est à vous que j’ai pensé qu’il serait intéressant de raconter cette histoire, pas à lui.

_ Et que suis-je censée retenir de tout cela ? Que la curiosité est un vilain défaut ? Que dans les situations désespérées, il faut savoir se préparer à toutes les extrémités ?

_ Je ne souhaite en aucun cas vous faire la morale, ma sœur. J’étais seulement fascinée par la façon avec laquelle cette histoire fait écho avec ce que vous vivez. Mais ce ne sont pas juste les similitudes qui m’intéressent, les différences me semblent tout aussi parlantes. Voyez, à la manière de Shariar, la Barbe-Bleue se méfie des femmes, il leur accorde assez peu de valeur et de considération pour s’octroyer le droit de vie et de mort sur elles. Là où votre époux les élimine par anticipation, en suivant une règle stricte qu’il a fixée, la Barbe-Bleue attend qu’elles aient commis une faute. A priori cela semble plus juste, puisqu’il ne punit pas de parfaites innocentes, mais sa manière de provoquer la faute est particulièrement hypocrite, pour ne pas dire abjecte. Tous deux ont le pouvoir, et tous deux veulent tout contrôler. Il y a un autre point commun entre ces deux hommes, c’est que leur mépris des femmes les pousse à sous-estimer leur intelligence. La Barbe-Bleue se fait sottement piéger par la demande désespérée que lui formule son épouse pour gagner du temps. Shariar se fait détourner des règles qu’il a lui-même fixées par vos talents de conteuse.

La Barbe-Bleue ne connaît pas de rédemption, il est violent et c’est la violence qui vient à bout de lui. Notez comme, dans cette histoire, seul le nom de la sœur, Anne, nous est connu. Les autres personnages sont sans doute trop peu honorables pour mériter d’être nommés, si ce n’est via un sobriquet basé sur une particularité physique déplaisante. Les hommes sont violents, la femme est vénale. Anne est donc la seule à faire preuve de vertu, en restant au soutien de sa sœur jusqu’au bout, sans participer elle-même à quelque crime que ce soit. C’est en cela que votre histoire doit différer. Car vous n’avez commis aucune faute, et vous n’avez jamais planifié le moindre meurtre. Vous ne vous êtes pas mise en danger par appât du gain, mais par altruisme. Je sais que, tout ce que vous souhaitez, c’est la rédemption de votre époux. Il ne s’agit pas que nous nous fassions justice nous-mêmes, mais que nous fassions ce qui est juste. Aussi, ce ne doit pas être le nom de la sœur, mon nom, qui reste dans l’Histoire, mais le vôtre. Je vous en prie, ô ma très chère amie, vous devez réussir. Vous êtes notre seule chance de ne pas sombrer dans le chaos, de ne pas devenir nous-mêmes une contrée barbare. »

Shéhérazade m’avait écoutée avec attention, sans chercher à m’interrompre. Elle avait gardé une mine pensive pendant que je lui faisais part de mes observations. Finalement, elle déclara :

« Shariar est comme un enfant, mais il possède hélas les prérogatives d’un roi. Il ne supporte pas la frustration, fait des caprices et ne contrôle pas ses émotions. Hélas, là où un enfant se roulera par terre, tentera éventuellement de mordre ou de frapper, lui a le pouvoir de condamner à mort. Mais Dieu merci, la puérilité de son esprit lui donne ce goût si prononcé pour les histoires. Ces contes que je déroule chaque nuit ne doivent pas servir uniquement à le distraire, ils doivent aussi lui permettre de comprendre ses émotions, de comprendre les autres humains, de respecter les femmes. Et si, par malheur, il devait advenir qu’une nuit j’échouasse, j’aimerais sentir que tout cela n’aura pas été vain, et que j’aurais réussi à le rendre un peu meilleur. Ainsi, le peuple y aura gagné quelque chose.

C’est pour cela que j’essaie de lui présenter des héros faisant preuve d’une certaine noblesse d’âme. Ne ressent-il pas de peine quand Aladin s’effondre en découvrant que sa princesse lui a été enlevée ? N’a-t-il pas senti une forme de joie, d’excitation, quand, frottant l’anneau magique qu’il portait au doigt, ce même Aladin invoque le djinn pour affronter l’affreux mage ?

_ Quelle excitation en effet ! Tout comme Aladin, j’avais oublié cet anneau magique qui est venu le sortir d’une situation bien pénible ! Mais cette ascension d’un jeune fils de tailleur devenu sultan, n’était-ce pas inquiétant pour votre époux ? Il doit sans doute préférer que chacun reste à sa place.

_ J’espère que la sympathie que j’ai pu lui faire ressentir pour ce gamin du peuple a suffi à ne pas faire naître en lui de paranoïa. Il est important que les braves gens qui gagnent leur vie à la sueur de leur front trouvent leur place dans son cœur. Mais tu ne pourras nier que princes et princesses sont très souvent mis en avant dans tous ces contes. Ainsi, ne s’est-il pas senti transporté quand, après être venu défendre sa jeune sœur, le prince Firouz Chah vole en compagnie de la princesse du Bengale sur son cheval d’ébène, et qu’ils affrontent ensemble de redoutables adversaires afin de pouvoir vivre leur amour ? 

_ Oh, comme j’ai aimé cette histoire ! Ce doit être merveilleux de pouvoir s’envoler ainsi dans les airs en compagnie de la personne que l’on aime. Contempler terre et mer de là-haut, voir tous ces paysages s’étendre à perte de vue et défiler sous nos pieds à la vitesse du vent. Toucher du doigt les nuages et, finalement, s’éloigner un moment du tumulte du monde pour se retrouver comme suspendus hors du temps, à dériver tous les deux à travers les constellations.

_ Et que dire des aventures de Kamaralzamân et de la princesse Badoure ? Ne peut-il s’identifier à ce jeune homme qui détestait les femmes au plus haut point, et qui change en rencontrant celle qui lui était destinée. Une femme comme lui, belle, intelligente, et qui détestait profondément les hommes. Ils sont égaux, nous sommes égaux. C’était assez explicite, non ?

_ Si je me souviens bien, c’était loin d’être la chose la plus explicite dans cette histoire », répondis-je en rougissant. 

Ce conte m’avait beaucoup troublée lorsqu’elle nous l’avait narré. C’était la première fois qu’elle allait aussi loin dans la description de rapports charnels, qui plus est dans une diversité de configurations que je n’aurais jamais envisagée. Et j’avais été à la fois fascinée, attirée par cette histoire si particulière, et en même temps, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il eut été préférable que je ne l'entendisse pas.

« Oh ça, me répondit-elle avec une esquisse de sourire. Je reconnais que certains détails ont pu être amenés dans le but de faire diversion. Mais comme je le précisais tantôt, je n’ai pas le droit à l’erreur. Je suis donc contrainte d’épicer délicatement mes récits, afin d’être certaine qu’ils ne soient pas trop fades au goût de mon époux. Certes, cela peut en partie masquer le message principal que j’ai à transmettre. Mais un message est comme un clou, il faut donner plusieurs coups de masse pour qu’il rentre et qu’il reste solidement enfoncé. D’histoire en histoire, j’espère qu’il arrivera à gratter un peu en-dessous de la couche de luxure qui n’est là que pour me maintenir en vie. De toute façon, je ne peux pas lui présenter de morale explicite. Cela serait susceptible de le heurter, il pourrait se sentir humilié, et suivre la direction opposée à ce que j’aurais souhaité lui enseigner par simple caprice narcissique, pour démontrer qu’il est le sultan, et que c’est lui et lui seul qui décide de la conduite qu’il souhaite adopter. Non, vraiment, il faut que les messages infusent doucement, qu’il arrive aux bonnes conclusions par lui-même, afin qu’il soit convaincu qu’elles viennent de lui et de lui seul. 

Quoi qu’il en soit, comprend-il que tous ces hommes voient dans toutes ces femmes quelque chose de sacré, et non quelque chose que l’on consomme une nuit, et que l’on peut supprimer sans état d’âme au point du jour ? C’est pour cela que je ne saurais lui raconter ton histoire de la Barbe-Bleue. Tout le monde y est ignoble, le barbu assassin, son épouse vénale, les frères vengeurs. Tu l’as dit toi-même, il n’y a aucune justice, aucune rédemption dans ce conte. Ce serait dramatique de l’exposer à cela ! »

Je restai silencieuse. Elle attrapa délicatement une datte entre ses doigts, et la porta à sa bouche. Elle la dégusta en fermant les yeux, semblant concentrer toute son attention sur le goût sucré et la texture moelleuse du fruit. Elle mâchait lentement, pour faire durer le plaisir, comme si c’était la dernière fois qu’il lui était donné d’en savourer.

« Voilà, ce que je vais faire, dit-elle après avoir recraché le noyau. Je ne me lancerai pas dans une nouvelle histoire, il faut que cesse cette fuite en avant qui devient de plus en plus intenable. Je vais faire le point avec lui, du temps dont j’ai besoin pour élever les enfants que nous avons conçus au cours de ces nuits décidément trop courtes, et implorer sa grâce. Je ne sais pas du tout si je l’obtiendrai. Mais, comme tu l’as si justement souligné, j’ai déjà sauvé mille vies, donc quoi qu’il advienne, mon combat n’aura pas été vain. »

J’écoutai avec un certain effroi ses paroles. J’avais envie de la dissuader de prendre un risque pareil, de l’encourager à continuer, encore un peu, au cas où. Mais je voyais dans ses yeux que sa décision était prise. Elle était fatiguée, mais déterminée à jouer son rôle à la perfection pour cette dernière nuit.

Je fouillai alors dans mon sac et, écartant les pots d’épices, j’attrapai la dague de cérémonie. Je passai un doigt sur le plat de la lame, et contemplai l’objet en me mordant la lèvre. Était-ce vraiment pour le jeune prince, mon neveu, que je l’avais achetée ?

Je me tournai ensuite vers ma sœur qui ouvrit la bouche, puis la couvrit de sa main, n’ayant visiblement pas réussi à prononcer le moindre mot. Et je déclarai avec fermeté:

« S’il refuse de vous gracier, je prendrai la relève. Je l’épouserai. La première nuit, je lui raconterai l’histoire de la Barbe-Bleue. Cependant, elle ne sera pas interrompue par le lever du soleil, mais par cette lame que je lui planterai dans le cœur au moment même où la Barbe-Bleue périt sous les coups de ses beaux-frères ! »

Shéhérazade agita sa main frénétiquement pour m’enjoindre de parler moins fort. Elle n’avait pas tort, si quelqu’un avait ouï mes propos, les conséquences eussent pu en être funestes. D’autant que j’étais parfaitement sincère. Je peux en témoigner maintenant que Shariar n’est plus. J’étais déterminée, sans doute fulminais-je. Je serrais mes doigts autour du manche de l’arme. Je me souviens avoir perçu un voile de panique, ou du moins une forme de sidération dans les yeux de ma sœur. M’imaginer régicide était quelque chose de perturbant pour elle, et de tout à fait inenvisageable. Elle parvint finalement à articuler quelques mots :

« Eh bien, il semble que je sois condamnée à survivre, sans quoi tu risquerais de faire de grosses bêtises. »

Je rangeai rapidement l’arme dans mon sac. Shéhérazade avala le fond de sa coupe en pinçant ses lèvres, comme pour les humecter, et tournant son visage vers la fenêtre, elle ajouta :

« Il me semble que le soleil rougeoie plus qu’il ne poudroie à présent. Il est temps pour moi de rejoindre mon époux. C’est si beau, un soleil couchant. Mais je crois que j’aime encore plus l’aube. J’espère que je pourrai la revoir aussi.

_ Le soleil se lèvera toujours pour vous, lui dis-je en la serrant dans mes bras. J’en suis convaincue. Cette nuit, je vous rejoindrai avec les enfants, afin de donner plus de force à votre propos. »

Je n’étais convaincue de rien, si ce n’était que je ne pouvais pas la faire changer d’avis. Il fallait donc jouer cette carte pleinement, la soutenir sans faillir, jusqu’au bout. Notre étreinte dura un long moment, puis Shéhérazade se détacha, déposa un baiser sur mon front, et s’éloigna en prononçant ces derniers mots :

« Merci. Ne t’inquiète pas, tout va bien se passer. »


Je ne dormis pas cette nuit-là. Je restai alerte et angoissée jusqu’à l’heure fatidique où j’allai réveiller la nourrice et mes neveux pour les emmener avec moi. Le plan fonctionna. Shariar admira la droiture de Shéhérazade, sa bonté, ses qualités de cœur et d’esprit. Il la garda auprès de lui jusqu’à la fin de sa vie.

Était-il tombé amoureux de ma sœur ? Probablement.

L’admirait-il ? Certainement.

Redevint-il un bon sultan ? Tout le monde s’accorde à le dire.

Quant à ma sœur, je ne saurais dire ce qu’elle ressentait réellement pour son époux. Elle finit sans doute par lui reconnaître des qualités, mais des qualités qui avaient émergé grâce à elle. Elle avait de toute façon cette pudeur naturelle qui ne lui permettait de faire étalage de ses sentiments qu’envers ses enfants.

Maintenant que Shariar est devant Dieu, je ne sais comment sa conduite est jugée. Mais si les portes du Paradis lui sont ouvertes, alors c’est à Shéhérazade qu’il le doit. Il siérait qu’il lui en soit reconnaissant pour l’éternité.


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