Le Petit Chaperon Moléculaire

Chapitre 1 : Le Petit Chaperon Moléculaire

Chapitre final

2600 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 15/01/2023 15:37

Il était une fois, dans le lointain royaume de Cytoplasme, une jeune et belle petite chaperonine, de masse à peine égale à 70 kDalton, qui vivait paisiblement à l’orée d’un sombre et profond réticulum endoplasmique. Tous ses amis ribosomes la surnommaient affectueusement le « Petit Chaperon Moléculaire », car elle n’avait jamais encore catalysé la formation de liaisons d’une chaine polypeptidique pour lui donner sa structure tertiaire. 


Un beau jour, pourtant, dans une crise d’illumination divine, notre chaperonine se rendit soudain compte que jamais encore elle n’avait porté de galettes à sa Mère-Grand, et qu’il s’agissait là d’une épreuve de vie enrichissante que tout Petit Chaperon digne de ce nom se devait de surmonter afin d’accomplir une phase essentielle de sa quête métaphysique de transcendance existentialiste. Se munissant donc de quelques dizaines d’adénosines triphosphates en guise de galettes, le Petit Chaperon Moléculaire se mit en route en direction d’une forêt de microtubules qui se profilait au loin.


Le voyage se déroula sans encombres : le Petit Chaperon, son panier d’adénosines à la main (à ce qui lui tenait lieu de main), gambadait gaiment dans le cytosol, croisant de temps à autre une protéine ou un microfilament d’actine, s’arrêtant parfois pour admirer avec émerveillement les contours flous d’une colossale mitochondrie au loin, véritable montagne mouvante dans le panorama doux et harmonieux du royaume de Cytoplasme. 


« Ah, si seulement je pouvais vivre dans un organite, songeait notre chaperonine en lâchant un soupir, ça doit être si beau, si peuplé là-bas ! Je m’y sentirais comme une princesse… »


Mais elle finissait toujours par se détourner de ses divagations en se remémorant sa mission première : trouver Mère-Grand et lui livrer les délicieuses adénosines triphosphates qu’elle lui avait préparées avec soin. Elle passa donc par la campagne cytoplasmique peu peuplée sans se préoccuper davantage de sa condition sociale, et arriva enfin à l’orée de la forêt de microtubules. 


Contrairement à quasiment tous les autres royaumes de contes de fées, dans le royaume de Cytosol, la forêt n’était pas silencieuse et abandonnée : au contraire, l’agitation grondait. Les microtubules ne se comportaient pas comme de grands arbres sinistres et immuables : ils ne cessaient de polymériser et de dépolymériser, infatigables, tenaces. Les tubulines travaillaient sans relâche en chantant pour se donner du baume au cœur (à ce qui leur tenait lieu de cœur, probablement l’atome de carbone central de leur acide aminé situé le plus au cœur de leur structure). Le Petit Chaperon s’arrêta un instant pour écouter ceux situés du côté du pôle positif, et s’étonna quelque peu de la mélodie et des paroles qui parvinrent à ses oreilles (à ce qui lui tenait lieu d’oreilles, vous l’aurez compris) :


Debout ! Les hétérodimères,

Protofilaments, groupons-nous enfin,

Debout ! Protéines globulaires,

Forçats d’une polymérisation sans fin,

Pour vaincre les anarchistes du pôle moins,

Créons le plus long des polymères !


Et, sous les martèlements incessants de cet hymne prolétaire, les tubulines alpha et bêta de se lier ensemble et de s’assembler en protofilaments pour édifier la structure du microtubule. Quelques dimères dépolymérisaient et désertaient sous les huées mécontentes de leurs confrères, mais ils étaient très peu nombreux de ce côté-ci.


Désorienté par toute cette agitation, le Petit Chaperon Moléculaire se retrouva rapidement perdu dans la forêt. Heureusement, une vieille tubuline bêta qui semblait voguer oisivement sans prendre part au travail des autres s’en aperçut et vint voir notre chaperonine.


« Bonjour, adressa timidement le Petit Chaperon la parole à l’inconnu.


- Qu'entendez vous par là ? Me souhaitez vous le bonjour ou constatez vous que c'est une bonne journée, que je le veuille ou non, ou encore que c'est une journée où il faut être bon ? rétorqua la tubuline avec un fin sourire moqueur.


- Je… heu… tout cela à la fois… mais attendez, vous avez volé cette réplique à Ganda…


- Mauvaise échelle pour cette référence, l’interrompit la tubuline bêta. Beaucoup il te reste à apprendre…


- Mais qui êtes-vous donc ? Si ce n’est trop indiscret de ma part…


- La peur d’un nom ne fait qu’accroître la peur de la chose elle-même, philosopha la tubuline. Et puis, l’habit ne fait pas le moine, de même que la formule brute ne fait pas apparaître l’isomérie ; tout ce qui est or ne brille pas, les rôles ne sont pas forcément ce qu’ils paraissent car comme le disait ce grand philosophe de l’ère pré-mitotique : ave Caesar, rosa rosam et spiritus rex. 


- Ah bon, vraiment ?


- Il ne savait probablement pas parler latin – et moi non plus d’ailleurs… mais bon, video meliora probaque, deteriora sequor comme on dit. »


Notre jeune chaperonine dut prendre quelques instants afin de méditer ces sages paroles : bien que voilé par leur complexité et leur richesse, le véritable message que la vieille tubuline bêta tentait de lui faire passer devait certainement receler une bonne part de l’intrigue à suivre ainsi que la problématique fondamentale du conte à laquelle la morale finale de l’histoire allait apporter une réponse. 


« Je vous remercie infiniment, ô vénérable tubuline bêta », finit-elle par s’incliner avant de repartir en quête de Mère-Grand ». 


Le Petit Chaperon moléculaire quitta progressivement la forêt de microtubules, laissant le vieux sage loin derrière. Même après avoir été soigneusement conseillé par un tuteur d’un certain âge, un vrai héros de conte de fée n’était jamais censé ruminer les savants enseignements de son aîné, car ceci pouvait l’amener dans une fâcheuse posture de lucidité et de cynisme vis à vis des événements futurs, laissant passer à la trappe toute tension dramatique et tout émerveillement qui auraient donné une profondeur émotionnelle au récit. Consciente de cela, notre chaperonine avait donc préféré ne pas s’attarder davantage sur les avertissements incohérents mais pleins de bon sens de la vieille tubuline, au profit d’une attitude insouciante qui collait mieux à l’image d’un protagoniste habituel d’histoires pour enfants.


Dans le vaste royaume de Cytoplasme, il n’y avait pas de villes à proprement parler : il y avait les immenses plaines cytosoliques où nageaient librement toutes sortes de molécules, allant de petits glucoses pour le moment épargnés par la glycolyse jusqu’aux enzymes les plus cruelles à la poursuite de leur malchanceux substrat, en passant par les filaments et protofilaments, comme par exemple les microtubules que le Petit Chaperon venait de dépasser. Parfois, le soir, les ribosomes lui avaient narré que quelque part loin, très loin de la bordure du réticulum endoplasmique auquel ils étaient rattachés pour la plupart, le royaume avait une frontière : une immense membrane lipidique s’étendant sur des micromètres et des micromètres, que seules les molécules autorisées pouvaient franchir. Derrière cette légendaire enveloppe, appelée Membrane Plasmique, s’étendaient des terres plus fantastiques encore : la mystérieuse Matrice Extra-Cellulaire, dont l’existence n’avait pu être rapportée que par quelques rares récits d’hormones stéroïdes de passage.


Pourtant, le royaume était subdivisé en de très nombreux domaines : délimités eux-aussi par des membranes ou des enveloppes, les organites faisaient office de véritables mégalopoles fourmillant d’activité. Vivre dans une de ces gigantesques agglomérations devait certainement être un privilège immense – du moins était-ce l’intime conviction de notre chaperonine. Elle en avait toujours rêvé ; pourtant, bien que vivant à proximité du réticulum, lui-même formant la banlieue du Noyau, la capitale du royaume, elle n’avait jamais osé pénétrer à l’intérieur, sans doute de peur d’être traitée comme une paysanne parmi tous ces citadins. De plus, là où elle habitait jusque là, il n’y avait aucun translocon de bonne réputation : le seul qu’elle connaissait avait pour habitude de réclamer des quantités indécentes d’adénosines triphosphates en échange d’un laisser-passer, qu’il revendait probablement de manière illégale à des protéines en manque. 


Son cheminement aléatoire finit par la conduire vers une voie de trafic vésiculaire en destination de l’appareil de Golgi. De nouveau, elle vit des tubulines, qui constituaient la voie empruntée par moult dynéines agrippées aux vésicules, pleines à craquer d’intermédiaires prégolgiens ; mais ces tubulines-ci ne semblaient pas tant préoccupées par leur situation socio-politiques, et demeuraient muettes durant leur polymérisation et dépolymérisation. De toutes manières, vu le bruit que faisaient les transporteurs de vésicules, leur chant aurait été inaudible, noyé par le vacarme ambiant.


La chaperonine s’approcha de cette voie et observa un moment les mouvements rapides des dynéines, s’empressant d’escalader les protofilaments jusqu’à l’appareil de Golgi, brûlant ATP après ATP à chacun de leurs pas nanométriques. La vision était certes impressionnante, mais très vite devenait lassante ; le regard de notre héroïne se détourna bientôt pour se fixer sur la membrane lipidique du réticulum, qui oscillait fortement depuis quelques instants.


Elle finit par comprendre, lorsqu’une grosse vésicule se détacha de la membrane, qui se reforma presque aussitôt : à l’intérieur, c’étaient de jeunes molécules envoyées pour parachever leur maturation dans l’appareil de Golgi. Presque aussitôt après la formation de la microbulle lipidique, une dynéine s’y accrocha fermement et partit à toutes jambes courir le long du microtubule le plus proche.


« C’est impressionnant, hein ? » fit une voix quelque part derrière le Petit Chaperon.


Notre protéine se retourna pour faire face à un vieux ribosome, en pleine traduction. Un brin d’ARN messager défilait à toute vitesse entre ses deux sous-unités, tandis que les ARN de transferts porteurs de peptides se pressaient autour de lui, avides d’apporter leur soutien à son ouvrage. Déjà, une chaîne polypeptidique longue d’une dizaine de nanomètres pointait de son antre. 


Le Petit Chaperon fronça ses sourcils – imaginaires – et se rapprocha un peu du vieillard. Il lui semblait qu’elle l’avait déjà vu quelque part – mais où ? Elle se trouvait certainement à plusieurs micromètres de sa maison, il n’y avait aucune chance qu’elle l’ait déjà croisé…


Et pourtant…


« Tu as bien grandi, depuis la dernière fois, affirma le vieux complexe d’ARN et de protéines ribosomiques. Enfin… tu as surtout pris une belle forme quaternaire. Je suis fière de toi…


- M… Mère-Grand…? murmura la chaperonine, peu sûre d’elle.


- Tu peux m’appeler ainsi, assentit le ribosome. Je suis déjà assez âgée pour mériter cette appellation… d’ailleurs, je pense que cette traduction-ci sera la dernière de ma carrière. »


Les pensées défilaient à toute vitesse dans l’esprit de la chaperonine : elle commençait à se souvenir – laborieusement, mais sûrement. Ce vieux ribosome… c’était celui qui avait traduit l’ARN messager qui l’avait codée, deux heures plus tôt, avant même sa naissance ! 


C’était bien ce qui se rapprochait le plus d’une Mère-Grand, au royaume de Cytoplasme…


Emue, notre chaperonine déposa le panier d’adénosines triphosphates devant le vieux ribosome, qui lui sourit :


« Voyons, Petit Chaperon, l’énergie que j’utilise provient de l’hydrolyse d’une guanosine triphosphate, non d’une adénosine… Mais c’est tout de même très gentil à toi d’avoir pensé à moi…


- Mère-Grand, pourquoi as-tu une si longue chaîne polypeptidique qui dépasse ? questionna la chaperonine.


- C’est pour que tu puisses mieux la manger », répondit le ribosome.


Aussitôt, le Petit Chaperon, poussé par son instinct de protéine, comprit : elle laissa la chaine polypeptidique pénétrer dans la cavité de sa structure prévue à cet effet, ce qui provoqua un changement allostérique de sa forme, permettant à l’intégralité de la protéine néosynthétisée de se lover dans sa cavité interne. Aussitôt, elle sentit de multiples liaisons entre les acides aminés se former ou se briser.

La protéine néosynthétisée prenait forme.


« C’est donc ainsi que ça s’achève, dit le Petit Chaperon, encore tout étonné de ce dénouement inattendu. C’est moi qui ai mangé le loup, et non l’inverse…


- Oh, n’en sois pas si sûre, répliqua Mère-Grand. Je suis vieille, il ne me reste plus que quelques microsecondes à vivre. Une enzyme sera chargée de me dégrader, et alors…


- Et alors, tu mourras ! s’horrifia la chaperonine. Mais… mais je ne veux pas te perdre ! »


Le vieux ribosome lui adressa un regard triste mais rassurant.


« Ne t’en fais pas. Tous mes atomes seront réutilisés. Rien ne se perd, rien ne se crée. Tout se transforme. Telle est la loi. 


- Je… je n’ai pas envie de te voir mourir…, pleura le Petit Chaperon. Tu seras désassemblée… non, je ne peux pas…


- Nous ne pouvons rien face à ce destin. De toutes manières, la durée d’existence des protéines telles que nous excède rarement quelques jours, tout au plus… Dis-toi juste que rien n’a d’importance. Nous ne sommes que des tas d’atomes qui tiennent en place grâce à l’interaction de leurs couches électroniques externes. Rien d’autre n’a d’importance. »


Le Petit Chaperon se sentait désabusé, vidé ; ce n’était pas de cette manière qu’il avait voulu voir partir sa Mère-Grand – bien qu’il ne la connaisse que depuis quelques instants. Mais quelque chose en lui criait qu’elle avait raison : rien n’avait d’importance pour des molécules telles qu’eux. 


« Ah, regarde ! interrompit le vieux ribosome ses sombres ruminations. Tu as achevé ta tâche ! »


Et en effet : notre Petit Chaperon Moléculaire venait de catalyser la formation de la structure quaternaire d’une protéine.


C’était une enzyme, une endoprotéase. Lentement, elle se détacha de notre chaperonine et vogua un moment dans le cytosol, énorme, menaçante. 


Le cœur déchiré, les larmes aux yeux, la chaperonine vit une flopée d’ubiquitines arriver telle une marée de sauterelles ; voraces, elles se fixèrent sur le vieux ribosome, qui sourit une dernière fois à sa petite-fille. L’endoprotéase, irrémédiablement alléchée par la présence d’ubiquitines, se tourna lentement vers Mère-Grand et ouvrit sa grande, profonde et lugubre gueule.


Le Petit Chaperon Moléculaire détourna son regard. Il fallait aller de l’avant : plein de chaînes polypeptidiques néosynthétisées n’attendaient que l’arrivée d’un chaperon protéique. Rien d’autre n’avait d’importance, après tout.


















 



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