Code Quantum : les voyages oubliés
Chapitre 8 : 10 octobre 1983, bonds et rebonds
2073 mots, Catégorie: K+
Dernière mise à jour 15/12/2023 23:35
10 octobre 1983,
bonds et rebonds
Emprunter la vie des gens, ça laisse une trace.
Si mon esprit et ma mémoire semblent parfois s'effacer au profit de mon hôte, il arrive que certaines de mes "vies passées" remontent à la surface.
Comme un réflexe.
Une bulle d'air salvatrice.
Depuis le moment où mes atomes et ma substance quantique se sont retrouvés éparpillés aux quatre vents du temps, j'ai tour à tour été garde du corps, boxeur ou encore danseur.
Autant de talent qui ne demande qu'un corps jeune pour s'exprimer.
J'avais face à moi trois maigrichons, pas plus âgés qu'Herbert (dont je venais d'emprunter la vie). Le frêle assaillant à ma gauche me décocha un méchant coup de poing qui vint s'écraser sur ma mâchoire.
Je sentis ses jointures bouger légèrement lors de l'impact, tout comme l'une de mes dents, puis je sentis ma tête tourner et le goût métallique du sang me caresser la langue.
La douleur vint se mêler à la colère qu'Herbert avait déjà dans les tripes.
Levant mon bras, je contrais le tasseau avec lequel la crapule à ma droite allait me frapper. Second réflexe : je plaçait un coup de tête au gars du milieu qui s'étala dans les gravats, le nez en sang. Son tesson lui échappa pour aller rouler un peu plus loin. Je profitai de la surprise pour saisir le tasseau, et dans un mouvement circulaire, l'envoyé frapper le boxeur de gauche.
Dans un dernier sursaut, j'enchaînai avec un coup de pied rotatif en direction de la pommette du dernier type à droite.
Une poignée de secondes : trois types au sol.
Crachant la gorgée de sang dans laquelle flottaient mes dents, je me tournais ensuite vers le punk.
Depuis l'extérieur, la pluie se faisait entendre par-delà les vitres brisées de l'entrepôt, raisonnant faiblement en un grondement sourd dans le bâtiment.
Je faisais face à un type solide, au regard mauvais, serrant, plaqué dans sa paume, un revolver automatique au canon noircit.
Une antiquité digne d'un western.
Le type avait le nez tordu, une fine cicatrice lui barrant la joue droite et une iroquoise trop longue… Le gendre idéal.
L'espace d'un instant, il ne fixait plus Juan, il ne le menaçait plus de sa pièce de musée.
Ma petite démonstration avait fait diversion.
Ce fut suffisant pour Juan, qui se jeta sur lui, les doigts crispés sur une brique qu'il vint fracasser sur la tempe de son camarade.
Le punk lâcha son arme puis tomba à genoux.
-Barre-toi! me hurla Juan.
Mes jambes me portèrent vers le couloir, ensuite au-dehors, sous la pluie.
Derrière moi, dans le bâtiment, une détonation se fit de nouveau entendre.
Mon corps fut à nouveau parcouru d'un picotement familier, puis la vague d'énergie m'emportât de nouveau.
...
J'avais finalement réinvesti le corps de Paco.
Assis dans le canapé défoncé de mon appartement, je compris rapidement que plusieurs heures m'avait échappé.
Il faisait noir dehors.
Cherchant mon reflet, mes yeux croisèrent ceux, plus petits et brillants, qui m'observaient au travers la vitre sale. Mon colocataire félin tapa le carreau de sa patte pour me presser de lui ouvrir.
Du fond de la pièce voisine provenait le clapotis de la douche. Herbert devait avoir décidé de tenir compagnie à Paco ce soir.
Après l'altercation qui avait eu lieu plutôt, je ne l'en blâmait pas.
Me contorsionnant, j'invitai le chat gris à entrer. Si l'animal était ponctuel, il devait déjà être tard.
Il traversa le dossier du canapé puis, sans un regard pour moi, il se posta sur la table basse pour accueillir :
-Al!
Soulagé de revoir mon ami, j'avais peut-être un parler un peu fort. Depuis la salle de bain, Herbert s'inquiéta:
-Tu m'as appelé ?
-Non, non, m'empressais-je de répondre. Prends ton temps.
Al se tenait donc là, au milieu de l'appartement, visiblement en pleine forme, vêtu d'un bombers multicolore par-dessus un costume orange fluo encadrant une cravate arborant des motifs inspirés de Keith Haring. Pour parachever son look, il avait posé un chapeau mou teinte abricot sur son crâne. D'une main, il faisait de petits signes au félin zébré et tirait sur son cigare de l'autre.
Il se redressa, m'adressa un sourire puis s'excusa à mots couverts :
-On a vraiment eu du mal à te repérer. À un moment donné, tu as commencé à faire n'importe quoi sur notre scanner: tu étais là, et l'instant d'après, tu avais à nouveau disparu. Comment ça va, toi? Qu'est-ce qui c'est passé de ton côté ?
Je lui résumais mes dernières vingt-quatre heures pour en arriver tout deux à la même conclusion : la visite avait dû se dérouler autrement la première fois. Mes décisions, ou plutôt mes indécisions avaient dû influer sur les évènements, provoquant les sauts temporels qui avaient eu lieu. Mon retour dans les baskets de Paco confirmait le retour au statu quo.
-Herbert meurt toujours ce soir, me confirma tristement Al.
Mais la soirée n'était pas terminée.
Mon invisible ami m'expliquait que Page était effectivement agent pour artistes peintres et qu'elle possédait une galerie à San Diego, lorsqu'Herbert émergea de la chambre et traversa Al pour se camper devant moi.
Il n'était couvert que d'une courte serviette enroulée autour de la taille et de quelques gouttes d'eau roulant entre ses muscles fins.
Le sang de Paco ne fit qu'un tour dans mon corps. Herb avait dû le remarquer puisqu'avec un large sourire, il proposa :
-Tu veux que je retire la serviette ?
Al ajouta, moqueur :
-Je peux vous laisser un peu d'intimité...
J'eus bien mal à retenir mon sarcasme :
-Très amusant...
Ce à quoi ils répondirent à l'unisson :
-Mais je suis très sérieux !
Dans leur dos, le bois de la porte craqua, frappée de coups sourds. L'instant sembla se figer. Le verrou s'arracha. Le battant vint frapper le mur, dévoilant Juan qui, d'un coup d'épaule, venait de faire son entrée.
En sueur, les cheveux en bataille, du sang sur son marcel et de la rage dans le regard, il pointait sur Herbert la pièce de musée que le Punk semblait si prompt à utiliser quelques heures plus tôt.
Je m'étais levé d'un bond lors du fracas et me tenait désormais aux côtés d'Herbert.
Les yeux écarquillés, les dents serrées, Juan ramena en arrière du pouce le chien de son revolver. Visiblement à bout de souffle, il paraissait hésitant. Aussi en profitai-je pour me positionner entre le canon et sa cible.
L'arme tremblait.
Les mains levées, d'une voix calme, je tentais de d'apaiser mon frère :
-Pose ça Juan. Si tu veux discuter, discutons. Mais personne n'a besoin d'être blessé... Ou pire.
-Tu bouges Paquito !
-Je ne bougerai pas.
Un fin filet de larmes se faisait péniblement un chemin le long de sa joue. Dans une grimace, il lâcha:
-Il a fait de moi un assassin. Il va t'emmener et moi, je vais tout perdre !
Juan était visiblement perturbé. Le coup de feu que j'avais entendu plus tôt dans l'après-midi ne pouvait signifier qu'une seule chose :
-C'était de la légitime défense.
J'abaissais doucement une main vers l'arme, il fallait que je prenne position pour Paco :
-Ce n'est pas lui qui m'emmène, c'est moi qui m'en vais.
Mes doigts touchaient désormais le métal. Le souffle de Juan était moins saccadé. Je continuais calmement :
-Ce n'est pas une vie, ça: dealer, trainer avec des bons à rien... Tu n'es pas un assassin, mais si tu continues dans cette voie, tu le deviendras.
La calculatrice de Al chantonna derrière moi. Mon ami la consulta rapidement et ne pût se contenir :
-Continue Sam!
Son enthousiasme effraya le chat qui sauta de la table basse au comptoir, faisant sursauter Juan. Il avait déjà commencé à glisser son doigt hors de la gâchette. Tirant avantage de sa stupeur je me saisi de son arme, et asséna :
-Ce n'est pas Herb qui m'emmène. Je pars et je l'emmène. Et tu peux venir avec nous, frangin.
Je remis le percuteur en place, fit basculer le barillet et laissait tomber les balles sur le parquet usé de l'appartement. Se retranchant derrière un silence coupable, Juan se mit à faire les cents pas derrière le comptoir. Il ne chercha pas à récupérer son arme.
Derrière moi, Al m'annonça :
-Il va avouer Sam. Juan va avouer avoir abattu un dealeur en état de légitime défense. Il fera quelques mois de prison pour ses trafics. Il n'impliquera jamais Paco.
Il tapota sur son écran et continua le résumé des évènements à venir :
-Il finira même par rejoindre son frère à San Diego.
Juan ouvrit le frigo puis en claqua aussitôt la porte avant de m'adresser un regard plein de reproches. Je lui répondis par une promesse :
-Viens avec nous et tu auras du coca tous les jours.
Juan traversa le salon pour s'échouer dans le canapé, rapidement rejoint par le chat.
-Tu ne peux pas aller t'habiller toi ? Ordonna-t-il à Herbert.
Ce dernier, un peu gêné, à peine rassuré, disparu dans la chambre.
-Sam...
Al s'approcha de moi, d'un ton grave et continua :
-Dans 5 ans, Paco découvrira qu'il est séropositif. Il meurt trois ans plus tard.
La nouvelle me coupa le souffle. Comme un échec, il avoua :
-Je pense qu'on n'aura pas la main là-dessus. Il aura son petit succès grâce Mme Turner, mais pour le reste, malheureusement, on ne peut rien y faire.
La calculatrice sonna, il tapota puis releva la tête. Je commençais à m'inquiéter :
-Il s'agit d'Herbert ?
Un rictus satisfait, Al m'annonça :
-Oui. Il n'a jamais abandonné Paco. À sa mort, Herbert à commencé à s'impliquer auprès des jeunes. Il écrira quelques bouquins et fera également pas mal de conférences. Ziggy estime qu'au cours de sa vie Herbert aura influencé positivement, peut-être même sauvé, des centaines de vie.
Al glissa enfin son appareil dans la poche de son veston, réajusta son chapeau et annonça fièrement :
-Mission accomplie, Sam.
Vêtu d'un pantalon molleton et d'un t-shirt trop grand, Herbert venait de sortir de la chambre.
Après un dernier regard complice à celui qui avait été mon compagnon durant quelques jours, les picotements m'emportèrent.
Le transfert fut rapide.
Montant de la corne dorée d'une vieille platine, la voix de Bing Crosby déclamait son Winter Wonderland.
La fraîcheur de l'appartement de Paco s'était estompée pour laisser place à la chaleur d'un feu de cheminée. Sous le lourd corbeau de bois où pendaient des chaussettes rouges, quelques bûches brûlaient lentement.
Par-delà la fenêtre du salon, au travers la lumière immaculée, je pouvais deviner un décor couvert de neige.
Assis face au feu, enfoncé dans un confortable fauteuil club, je laissais mes muscles tendus se relâcher. J'approchais le verre que je tenais à la main de mon visage pour en humer le contenu puis le porta à mes lèvres.
Bourbon.
J'aperçus la fourrure blanche terminant le bout de mes manches couleurs cerise.
Me levant d'un bond, je constatais, non sans surprise, que le reste de ma robe était aux mêmes teintes.
-C'est cosy.
À mon grand soulagement, Al était là. Traversant un sapin lourdement chargé de breloques, il n'avait pas changé de tenu, son cigare s'était à peine consumé.
Écartant grand les bras, me renversant un peu de bourbon sur la manche, j'annonçais en me pavanant :
-Al! Regarde : je suis le Père Noël !
-Pas vraiment, me contredit-il avec un rictus gêné.
Dans le vestibule derrière mon ami, la porte d'entrée s'ouvrit violemment. Le vent qui s'engouffra alors charriant un lot de petites créatures. Emmitouflés, enrubannés d'écharpes, les têtes couvertes de bonnets à pompons, une nuée de gosses se déversa dans le salon, piaillant des :
-Mamie! Mamie! Mamie!
Croulant sous les câlins, je dus me rendre à l'évidence : je n'étais pas le Père Noël, mais leur grand-mère.
-Oh, bravo...