Imōto – petite sœur

Chapitre 1 : Imōto – petite soeur

Chapitre final

5514 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a 19 jours

*** Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum de fanfictions .fr de mars-avril 2025 : L’omnibus des frangibus - Texte coécrit avec Angel Dust ***


Hiver 1967, Tokyo, appartement familial des Makimura.


— Nah…


Je lève les yeux de mon livre.


— Neh !


On dirait un miaulement. Celui d’un chat. Un petit chat. J’aime bien les chatons, c’est mignon. Mais là, j’ai pas envie. 


Je reprends ma lecture. On dira que j’ai rien entendu. 


— Nyeh…


Non, vraiment, j’ai pas envie. Je veux lire. Je me concentre sur les mots, sur l’image. C’est un samouraï. J’adore ce dessin. On dirait qu’il est vivant et qu’il me regarde. Pour de vrai. Et sa pause avec son katana au-dessus de la tête est cool. Vraiment coo…


— Neeh !


Je décide d'ignorer ce qui commence à remuer dans mon dos et reviens à mon livre. Mon doigt file sur les hiraganas, cherchant où reprendre le texte  ; j’en étais à ce paragraphe-là, je crois. Non, ça, je l’ai déjà lu. Flûte !

— Naaeeeaaah ! 


Bon, j’y arriverai jamais. Le livre fait “POF” quand je le referme brusquement. Je l’abandonne sur le bureau et me lève pour aller regarder par la fenêtre. Il a neigé cette nuit et toute la matinée. Tout est blanc. Partout. Mes copains sont dehors. Ils doivent être au parc, en pleine bataille de boules de neige. Je les entends rire et crier au loin. Ils s’amusent bien, eux. Moi, je dois rester ici. Je ne peux même pas sortir pour faire un bonhomme devant l’entrée de l’immeuble. Interdit de sortir.


Responsable. Je dois me montrer responsable. Papa a été très clair quand il est parti tout à l’heure :

— Maman ne rentre que demain de l'hôpital, et moi je dois aller travailler. Madame Kabuto passera à quatre heures mais, en attendant, tu vas garder ta petite sœur. 


Comme à chaque fois que maman est à l’hôpital pour sa maladie, la voisine vient s’occuper de moi… et surtout du bébé bien sûr ! Parce que j’ai bien remarqué qu’elle passait moins de temps avec moi ! Finis les petits gâteaux le soir, finies les parties de shogi en attendant que papa rentre du poste de police, finis les petits sourires quand je lui montre mes dessins de dragons. Il n'y en a plus que pour l’autre depuis qu’elle est là. C’est pas juste. Et voilà que je dois la garder maintenant ? Tout seul ? Ça m’a fâché sur le coup : c’est les vacances, j’ai fini tous mes devoirs, je voulais jouer avec mes copains Jiro et Takeshi dans la neige ! J’ai essayé de ne pas le montrer mais j’ai dû me louper sur ce coup-là parce papa a froncé les sourcils en passant la porte : 


— Tu as bientôt dix ans, montre-moi que tu es devenu responsable, Hideyuki. 


Facile de dire ça, c’est tellement logique pour lui d’être responsable : il est policier, son boulot c'est poursuivre des bandits. Il est pas obligé de rester enfermé avec un sale bébé tout moche ! 


Heureusement que j’ai mon super documentaire sur les samouraïs pour passer le temps… C’est déjà ça. Je retourne vers le salon et le récupère au passage. Je me jette sur le sofa et me faufile sous le plaid bleu de Maman qui traînait là. Il sent bon, il a son odeur. Bien calé entre les coussins, je vais déjà mieux. J’aime ce vieux canapé. Avec son grand dossier et ses accoudoirs ajourés, on se croirait dans l’enceinte d’un château. Je rouvre mon livre et tombe sur le regard puissant du guerrier. J’ai l’impression qu'il m'agrippe, qu’il me parle, qu’il attend de moi quelque chose d'important… C'est ça ! Moi aussi je suis un samouraï et, quelle que soit ma mission, je saurai m'en montrer digne !


D’un bond, me voilà debout sur le canapé, aux aguets, et du plat de la main, je fais quelques passes d'armes. Le plaid est mon armure, mon bras est un katana, le Bushido est ma voie. Je me sens loyal et courageux, je protège les plus faibles ­:

— Yahhh !

— Nyaahhh !


Bim, retour à la réalité. 


Du haut de ma tour de guet, je lance un regard noir à l'origine de l'écho, dans le vieux parc en bois que Madame Kabuto a donné à Papa. On dirait une cage. Bien fait. Comme ça, je ne suis pas seul à être enfermé. 


Je saute au sol et m’accoude à la barrière. La captive n’est visiblement pas contente. Les yeux fermés, elle se tortille et fait une drôle de grimace de son visage tout rouge. 

—Qu’est-ce que t’as, le bébé ? Pourquoi tu pleures ?


Elle sursaute au son de ma voix, comme si elle se pensait seule. En me découvrant au-dessus d’elle, son visage tout chiffonné s’éclaire d’un sourire. 

— Tu dors plus ? Tu devrais encore faire la sieste, non ?


Le sourire s'agrandit. Elle est contente, elle. Les petits bras s’agitent, ses yeux brillent de joie et elle se met à gazouiller. Elle en serait presque marrante.

— Ouais ben, si tu crois que je vais faire comme les parents et Madame Kabuto : des gouzis-gouzis et tous ces trucs ridicules, tu te mets le doigt dans l'œil. 


Elle me sourit de plus belle. Je lui tire la langue.


— Ce bébé va rester avec nous à partir d’aujourd’hui Hideyuki. Elle sera ta petite sœur.


C’est ce que Papa m’a annoncé un soir du mois dernier, comme ça, de but en blanc. Il venait de me coller dans les bras cette petite chose emmaillotée et endormie que j’ai observée, sans comprendre. C’était un bébé. Un vrai.


J’ai voulu lui demander où je devais le mettre mais il s’agitait dans la cuisine, fouillait dans les tiroirs tout en râlant.

— Papa ?


Il s’est arrêté et s’est tourné vers moi en me pointant du doigt : 

— Reste là. Madame Kabuto nous dépannera peut-être avec les vieux biberons de Takeshi. Je ne sais plus où ta mère a rangé les tiens.


Et je suis resté planté là, avec ce truc dans les bras, pendant qu’il allait sonner chez notre voisine de palier. 


“Elle sera ta petite soeur”. C’était bien ce qu’il avait dit, j’avais bien entendu. Mais, j’en voulais pas, moi, de petite sœur et je savais pas quoi faire avec ce bébé. Je suis pas une fille, je joue pas à la poupée ! 


Je l’ai regardée de plus près : ça ressemblait au poupon d’Inari, la petite sœur de Jiro, mais ses yeux restaient fermés. C’était petit, ça sentait pas très bon et c'était super lourd. Enfin, pas au début mais, à force… J’ai attendu une éteeernité, debout en pyjama, dans le couloir, sans savoir quoi faire avec cet espèce de paquet contre moi. Quand Papa est enfin revenu avec Madame Kabuto et m’en a délivré, j’avais vraiment mal aux bras. 


Plus tard, au moment de lui dire bonne nuit, j’ai essayé d’en savoir plus : d’où elle venait, combien de temps elle allait rester, où elle allait dormir les autres soirs, parce qu’il l’avait quand même installée sur un futon à côté du mien...

— Elle est orpheline, m’a-t-il répondu. J’en suis responsable maintenant. Et toi aussi. Elle fait dorénavant partie de notre famille.


Quand il parle avec ce ton-là, je sais que je ne dois pas discuter, alors je n’ai plus posé de questions.



Là, elle ne dit plus rien, trop occupée à essayer de retirer une de ses chaussettes, je vais pouvoir reprendre ma lecture. Je me jette à nouveau sur le canapé quand elle recommence : 

— Gneuuugaaaa… brrrrr !

— Pffff, laisse tomber !


Je lui lance : 

— T'as pas bientôt fini ? J'arrive pas à me concentrer avec ton bazar et tes gnagnagnas ! Tais-toi !


Elle se tourne vers moi, sa chaussette rouge à la main, et me regarde avec ses grands yeux bruns. On dirait qu’elle veut me dire quelque chose mais rien ne sort. J’explique : 

— J'ai besoin de calme. Tu peux comprendre ou pas ? Bah non, c'est vrai, tu peux pas comprendre, t'es qu'un stupide bébé. Pourquoi Papa m'a pas ramené un petit chat ? On peut jouer avec, au moins, il suffit de lui agiter une ficelle sous le nez. Toi, tu m'empêches de lire et tu sers à rien. Tu baves en plus maintenant, manquait plus que ça !


J’attrape une lingette et passe la main entre les barreaux pour l’essuyer, mais la baveuse bouge et secoue la tête dans tous les sens. 

— Arrête de gigoter, il faut nettoyer ça. T'es dégueu, on dirait un escargot. Laisse-moi faire ! Maman a dit que sinon t'aurais des gerçures et que ça fait mal. T’as envie d’avoir mal ?


Elle s’en fiche de ce que je raconte, tire sur ses bras, attrape ses pieds, se tord pour regarder derrière elle. Elle bascule soudain sur le ventre et se met à pédaler dans le vide. Elle râle, s’énerve. Oh ! J’ai compris. Elle essaie de ramper pour rejoindre Nono, mon vieux nounours en tissu. Alors là, c’est non ! Je me penche et le récupère aussitôt. 

— Héééé, pas touche ! Je suis peut-être obligé de partager MA chambre et MES parents, mais lui, il est à MOI !


Nono bien à l'abri dans les bras, je hausse les épaules en observant la nageuse mouliner dans le vide. C'est vrai quoi ! Je veux bien être “responsable” mais ce qui est à moi est à moi. Je l'abandonne à son sort, mais j’ai à peine le temps d’atteindre le canapé que, déjà, ça couine dans mon dos. Je soupire. 


Elle m'énerve. 


Je ne vais jamais pouvoir lire ! Il n'y a pas trente-six possibilités, je le sais. Je regarde mon ours, puis mon livre resté ouvert et qui n'attend que moi, puis encore Nono. Après tout, il traîne au fond de mon armoire depuis des années, alors qu'est-ce que ça change ? Je peux peut-être… Papa dit que je dois apprendre à partager.


Je me rappelle ce qu’il a dit hier soir :

— C’est sa maison à elle aussi. Sa maison et sa famille. Alors fais des efforts.


J’entends la captive qui pleurniche. Si je ne fais rien, terminés le calme et la lecture. Je suis coincé. Pfff…


La mort dans l'âme, je retourne poser mon doudou dans le parc.

— Écoute, je te le prête. Un peu. Maintenant tu restes tranquille, d'accord ?


La bestiole grogne et gesticule comme une folle vers Nono. Je me surprends à l’encourager : 

— Allez, hop. Faut juste lever tes fesses !

— Argnnneuuuuuu !

— Tssss… Tu vas pas aller loin comme ça ! 


Elle est marrante. Malgré moi, je ris. Mais elle, elle rigole pas. Au contraire, elle s’énerve encore plus. Elle devient toute rouge, serre les poings mais continue à pédaler. Au bout d'un moment, elle réussit enfin à avancer. 

— Bah voilà ! C’était pas si compliqué, tu vois!


Mais elle est encore loin du but, alors pour ne plus entendre ses cris, je lui colle ma peluche dans les mains. Elle éclate de rire, se remet sur le dos et lui mordille les oreilles. Pauvre Nono ! Je voudrais pas être à sa place ! Mais faut ce qu'il faut. Aux grands maux les grands remèdes comme dit Madame Kabuto. A moi le canapé ! Enfin, sauf si elle m'en empêche encore. 


Et voilà, j'avais raison, elle pleure maintenant ! Qu’est-ce qui cloche cette fois ?! Elle a faim, elle a soif ? À moins que… Elle n'a pas fait dans sa couche quand même !? 


TOUT MAIS PAS ÇA !


Tout mais pas ce… truc !


Beuuurk ! 


Faire un biberon ou deux, ok, mais je peux pas m'occuper de… ça. Plutôt mourir ! Sur l’horloge de la cuisine, il est à peine trois heures. Les secours n’arrivent que dans une heure ! Mais qu’est-ce que je vais faire ? Je renifle autour d'elle pour vérifier si c’est la catastrophe ou pas. 


Pourvu que non, pourvu que non, pourvu que non ! 

Je veux pas, je veux pas, je veux pas ! 


En plus, je saurais même pas comment m’y prendre. Maman m’a montré mais j'ai oublié... parce que j’veux paaas ! 


J'approche avec précaution le nez au plus près du danger…

 

Ouuuuf ! 


J'ai échappé au pire ! Pas d’odeur suspecte. Je respire.


Ne reste qu’une possibilité :

— T'as faim, c'est ça ? Bouge pas, je vais te faire à manger.

 

Je file dans la cuisine et attrape ce que papa a préparé : le biberon stérizilé, stériri…zé, stéré… la bouteille propre quoi, la boîte de poudre qui fait “pop” quand on l'ouvre et l’eau à faire chauffer. J'énumère les différentes étapes que j'ai mémorisées à force de les répéter : sept doses de poudre, la bonne quantité d'eau, bien secouer, ne surtout pas me tromper et vérifier soigneusement la température du lait. Je teste une fois, deux fois… Ouais, c'est pas parce que cette petite chose est inutile que j'ai envie qu’elle se brûle. Allez, encore une goutte sur mon poignet, pour être sûr, avant de passer le biberon à travers les barreaux en direction des petites mains impatientes, mais tellement maladroites qu’il leur échappe et roule au sol. 


— Niiaaaaaah !!!


Elle doit être sacrément fâchée parce qu’elle hurle à m’en vriller les oreilles. J'essaie de l'aider en le glissant vers elle, mais ça ne marche pas. Je sais pas ce qu'elle fabrique mais elle n'arrive pas à l’attraper ! 


— T'es franchement pas douée, toi ! 


Je râle, mais il y a urgence : ce fichu lait goutte sur le tapis du parc pendant qu'elle se tortille pour essayer de le récupérer en criant de plus en plus fort. Alors, quand faut y aller, faut y aller ! Hop ! Tel un samouraï, je me lance dans la bataille ; j'enjambe la barrière et me voilà avec elle. Pitié, pourvu que personne ne me voie là-dedans ! Mais c’est la seule solution vu qu'elle est aussi dégourdie qu'un gros mochi tout mou !

— Attends, je vais te filer un coup de main. 


Tout est une question de timing, comme dit papa, alors j'attrape le biberon et le lui colle dans la bouche. Et là, miracle ! Le silence revient enfin. Je respire. C'est tellement bon quand ça s'arrête ! Elle, elle me regarde. Les sourcils sont froncés, les poings serrés, elle tète fort. Eh beh, elle fait pas semblant. 

— Tu avais vraiment soif dis donc !


Cette constatation me fait un drôle d'effet. Il y a deux secondes encore, j'aurais pu m'enfuir pour m'éloigner le plus possible de ses pleurs mais là, avoir pu l’aider me procure un truc, me rend fier. C'est étrange, c'est agréable.


Par contre, on est tout serrés et je suis très mal installé, presque en déséquilibre. J’aimerais sortir mais elle boit sans tenir la bouteille, les bras le long du corps. 

— Allez, prends-le ! 


Elle reste immobile. C’est clair qu’elle n’a pas l’intention de tenir son satané bib ! Qu’elle est pénible ! Je vais devoir l’aider jusqu’au bout on dirait. Je le maintiens donc fermement et, lentement, sans faire d'à-coups, je viens m'asseoir en tailleur, à côté d’elle. C'est avec une grande satisfaction que je remarque que la tétine n'a pas bougé d'un pouce, même si c’est bien la seule. 

— Regarde comment tu t'es mise ! Tu vas te faire mal si tu restes collée contre les barreaux. Attends, on va essayer de t'installer plus confortablement. 


Je glisse mon bras libre sous son dos pour la ramener contre moi et la caler au mieux sur mes genoux. Dans ma main, la bouteille se vide plus calmement, les bruits de succion se font moins intenses. Elle continue de m’observer fixement. J’ai de nouveau l’impression qu’elle veut me dire quelque chose et je prononce à voix haute comme si elle l’avait fait :

— Ça va mieux, hein ? Moi aussi… Quand tu brailles, tu le fais pas à moitié, dis ! 


Bien sûr, elle ne me répond pas et se contente de téter sans me lâcher des yeux. Elle a l'air d'être bien comme ça. Elle a grandi depuis le soir où papa me l'a collée dans les bras, pourtant elle me semble beaucoup moins lourde. 


Elle pose sa petite main sur la mienne. C’est chaud, léger, tout doux. Elle fait des yeux tout ronds pendant qu'elle boit, ça lui fait une drôle de tête. J’ai presque envie de rigoler. Je crois que je ne suis plus fâché, j’ai même plutôt envie de lui sourire. Ça me rappelle cette histoire qui m’avait fait rire :

— Tu sais que quand la petite sœur de Jiro est née, il a demandé à ses parents s’ils pouvaient la rapporter là où ils l'avaient trouvée ? Il lui avait même préparé sa valise. Une autre fois, il a carrément proposé de la jeter à la poubelle ! Ne me regarde pas comme ça, j’vais pas le faire, j’ai plus cinq ans. Ils s’entendent bien maintenant, avec Inari. Elle a grandi et elle est rigolote… Et tu sais quoi ?


Je me penche pour chuchoter : 

— Peut-être même que j’ai envie que tu restes.


Elle marque une pause, ce qui fait glouglouter le lait pendant qu’elle me fixe. Je rêve où elle comprend ce que je raconte ? Je poursuis : 

— Par contre, si les copains viennent me chercher, est-ce que tu veux bien finir ta sieste pour que j'aille jouer en bas avec eux ? T'es d'accord, bébé ? Tu dors encore un peu après ?


Elle attrape mon doigt. Je prends ça pour un oui. Ça va, finalement elle est sympa. Ouille ! sa poigne est solide, elle a une force incroyable pour un si petit machin. 


Elle termine son biberon dans un énorme bruit de succion. Je la redresse. Papa a bien précisé qu’elle devait roter maintenant. Ça ne tarde pas et c’est énoooorme ! J’éclate de rire.

— Comment t’arrives à faire ça, toi ? T’es toute p’tite ! Faudra que tu m'apprennes pour que je batte Jiro, il se vante toujours de faire les plus gros ! 


Elle rigole et secoue les pieds, avant de lâcher un gros bâillement. J'en profite pour lui rappeler sa promesse, tout en essayant de remettre sa chaussette, en vain :

— Bon, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Tu dois dormir pour que j'aille jouer, tu te souviens?


Elle a l’air d’avoir oublié. Ou alors elle s’en fiche. Parce que l’asticot qui s’agite sur mes genoux n’est pas prêt de piquer un roupillon. Heu, comment on fait pour endormir un bébé ? 

— Maman saurait si elle était là. Je sais que t’aimes bien quand elle te berce et  qu’elle chante. Le truc, c’est que je connais pas de berceuse et puis je vais pas te porter, t’es super lourde !

— Nyaaaahhh !


J’essaie de nouveau de lui remettre sa chaussette mais les orteils se rebellent, le petit pied s'échappe, le bout de tissu rouge s'envole de l'autre côté du parc. Elle se marre. 

— Mais laisse-toi faire ! 


Ce n'est pas une bonne idée parce que je n'arrive qu'à l'exciter encore plus. Et là, je peux dire adieu à la sieste. Mon regard tombe alors sur le livre abandonné sur le canapé. Mais oui, c'est ça la solution ! 

— Je chante pas mais par contre, je peux te raconter une histoire. Tu vas voir, c’est génial ! Je reviens.


Je la pose sur le tapis et sors du parc. Pendant qu’elle s’attaque de nouveau à Nono, je récupère mon bouquin et le plaid de maman. A mon retour, je la trouve en train de boxer ma pauvre peluche à grands renforts de coups de pattes et de grognements. Comme un petit tigre. Finalement, elle est bien plus amusante qu’un chaton. 

— Ah ah ! Je suis sûr qu’aucun garçon ne viendra t’embêter toi !


Hop, je retourne avec elle, m’emmitoufle dans la couverture et reprends le fauve sur mes genoux. J’ouvre le livre sur une double page. “PAF” ! Elle tape dessus.

— Alors lui, c’est un samouraï. C’est un guerrier. Il se bat pour défendre son chef, qui s’appelle le shogun. Regarde, c’est lui, là. Tu as vu comme son armure est classe avec les dragons dessus et le casque à cornes ? Son masque, c’est pour faire peur à ses ennemis. T’en penses quoi ? Il te fait peur ?


“PAF” La petite main s’abat encore, pile sur la tête du samouraï cette fois. 

— Nyyyaaaa !


Je rigole.

— Bien sûr que t’as pas peur ! T'assomerais n’importe qui, toi !


Je tourne la page. On arrive à la partie que je préfère. Je lis : 

— “Les samouraïs suivaient un code moral, basé sur sept grands principes, nommé le Bushido”. Alors, attends que je me rappelle…


Ses yeux me regardent intensément pendant que je cherche dans ma mémoire pour réciter ces mots qui me font rêver : 

— La droiture… la compassion… le respect, la sincérité, la loyauté, l’honneur et… le courage ! Voilà c’est ça ! Je les ai tous! J’adore ce code, on dirait celui des policiers. Tu sais que Papa est policier ? Je suis sûr qu’il aurait été un grand samouraï ! Il raconte pas souvent des trucs sur son travail mais quand je l’entends parler avec Maman, je sais qu’il fait des choses super importantes : il arrête des yakusas, il sauve des gens, il aide ceux qui en ont besoin.


Elle ne m’a pas quitté des yeux, comme si elle s’intéressait à ce que je lui raconte. En tout cas, elle a arrêté de gesticuler dans tous les sens. Je n’en reviens pas, mais puisque ça marche, je continue :  

— Je crois que ça inquiète Maman mais moi, je suis trop fier qu’il soit policier ! Jiro est jaloux parce que son père à lui, il est salaryman. Papa ne le sait pas encore, mais quand je serai grand, je veux être policier comme lui. Je serai le samouraï de Tokyo ! Je protégerai tous ceux qui auront des problèmes, je suivrai la voie du Bushido et je deviendrai le plus valeureux des flics ! 


Elle rit et pose de nouveau sa petite main sur la mienne. Je souris. Mais comme je veux pas lui raconter toute ma vie et qu’elle ne peut pas me raconter la sienne, je reviens au livre et tourne la page : 

— Ici, c’est la vie des meilleurs samouraïs du Japon. Celui-ci, c’est le plus connu, il s’appelle Oda Nobunaga. Il a fait des choses terribles, mais en fait c’était un grand guerrier. Là, ça dit qu’il a “unifié le Japon et qu'il était amateur de théâtre”. 


Elle regarde attentivement mes doigts qui glissent sur le texte et sur l’image de Nobunaga dans sa tenue de scène. Je tourne encore la page. L’un après l’autre, je lui présente l’histoire de ces légendes : leur puissance, leur intelligence, leur sagesse, leur cruauté, leurs batailles… leurs tragédies : 

— Celui-là, c’est Sakamoto Ryoma. C’est un des derniers samouraïs du shogunat et c’était un ronin, ça veut dire qu'il n'obéissait à aucun maître.


Je me lance dans l’histoire de Ryoma et de ses faits d’armes ; c'est mon passage préféré alors je le connais presque par cœur. Au fur et à mesure que j’avance dans la lecture, le petit corps pèse de plus en plus lourd. Je crois que ma voix la berce. Sa tête bouge quand je respire et ses cheveux chatouillent dans mon cou. Je sais qu’elle ne dort pas parce que ses doigts potelés caressent la photo en noir et blanc. Avec le livre, la chaleur du plaid et celle du bébé, je me sens bien. J’étends le bras pour la recouvrir elle aussi de l’odeur de Maman. Après tout, Papa l’a dit, c’est aussi sa maman maintenant… Je crois que je peux partager un peu. Je continue de raconter en baissant la voix : 

— La fin de l’histoire est terrible. Il a été assassiné, tu sais ? Il est même mort le jour de son anniversaire. C’est dur hein ? Personne n’a envie de mourir le jour d'un anniversaire. C'est trop triste, ça devrait jamais arriver. T’en penses quoi ? 


Bien sûr qu’elle n’en pense rien, mais j’aime bien lui parler. Elle a accroché mon doigt et sa tête dodeline doucement. Il est vraiment mignon ce petit machin quand même. Sa joue rose disparaît sous la couverture bleue et, au travers des cheveux roux, je devine les paupières qui se ferment de temps en temps. Calée contre moi, bien au chaud, elle doit se sentir en sécurité. Elle a l'air si minuscule, si fragile. Elle donne envie de la protéger. 


Cette sensation dans le ventre… Je repense au regard du samouraï. Avec elle dans les bras, je me sens fort, important. Et là, je comprends.


Cette mission que j'attendais. Ma mission de samouraï. C'est elle.


Elle, par contre, elle lutte pour rester éveillée. Il ne manque pas grand-chose pourtant, parce qu'elle tombe de sommeil. Quel caractère ! Peut-être que si je lui caressais la joue comme Maman le fait ? J'ose à peine bouger mais je tente… Je referme le livre sans faire de bruit, j’avance la main et doucement, tout doucement, la pose sur sa j…



— Bonjour Hideyuki ! 


Je sursaute et la petite ouvre brusquement les yeux. Je n’ai même pas entendu la porte s’ouvrir. Madame Kabuto est là, encore vêtue de son manteau, les mains sur les hanches. 

— Je vois que tu as bien pris soin de ta sœur ! Vous êtes mignons comme ça !


Je sens mes joues rougir et je la repose sur son tapis. Elle râle. 

— Ah, c’était bien les genoux du grand frère, hein ? dit Madame Kabuto en souriant. Tout s’est bien passé, mon grand ? J’ai fait aussi vite que j’ai pu. 


Je hausse les épaules : 

— Ouais, ça va… 


Elle m’aide à m’extraire en inspectant le parc du regard : 

— Tu lui as même donné son biberon ? Elle a de la chance d’avoir un frère comme toi, Hideyuki. Il ne me reste qu’à vérifier sa couche si je comprends bien.


Elle retire ses vêtements pleins de neige avant de prendre le bébé dans ses bras comme si elle ne pesait rien du tout.

— Madame Kabuto ! Essayez de lui remettre ça, moi j'ai pas réussi !


Elle récupère la chaussette rouge que je lui tends et se dirige vers la salle de bain. La petite me regarde par-dessus son épaule. Je lui tire la langue et je l’entends rire. 

— C’était compliqué de circuler aujourd'hui, il paraît même que ça va empirer cette nuit, poursuit Madame Kabuto depuis la table à langer. Heureusement que je ne travaille pas demain. Et puis, ta maman rentre aussi… Tu dois être content. Tu pourras sortir pour profiter de cette belle neige.


Oui, c’est vrai. Maman rentre demain. Je suis content parce qu’elle me manque. C’est long quand elle n’est pas là. Mais, en même temps, j’ai peur. Est-ce qu’elle ira vraiment mieux cette fois ? Est-ce qu'il faudra qu'elle reparte ? Je sens les larmes me monter aux yeux alors je chasse tout ça de ma tête. C’est ce que papa me dit de faire quand je me fais trop de souci pour elle. Tout à coup, je me sens très seul. 

— Et voilà, la couche est propre !


Je sursaute de nouveau. Une fois encore, je n’ai pas entendu Madame Kabuto arriver. 

— Tout va bien ? me demande-t-elle.


Il y a de l'inquiétude dans son regard. Mince, elle a compris que j’étais triste. Pour ne pas avoir à lui expliquer, je plaisante : 

— Vous êtes furtive comme un ninja ! Attention ! Yaaaaa !


Et je mime une attaque au katana, ce qui la fait rire : 

— Avec un samouraï tel que toi, personne ne craint rien ici ! 


Ça a marché ! Elle a oublié ses questions et vient déposer délicatement le bébé dans le parc. On y était bien dedans tout à l'heure, avec la couverture, le livre et Nono. C’était notre petit coin à nous


— Oh, regarde, Hideyuki, elle dort déjà.


Je m'approche sans faire de bruit et souris. Chaussettes rouges aux pieds, la main agrippée à l'oreille de Nono, elle dort profondément, les jambes et les bras en étoile de mer, la bouche grande ouverte. 


Madame Kabuto me chuchote par-dessus le parc où nous sommes accoudés : 

— J’ai encore une ou deux choses à faire à la maison et je reviendrai plus tard pour voir si tout va bien, d’accord ?


Je hoche la tête.

— N'hésite pas à venir sonner si tu as besoin de quoi que ce soit.

— Oui, Madame Kabuto. Merci beaucoup.


Elle prend ses affaires et se dirige vers la porte. Je la rattrape alors qu’elle remet ses chaussures : 

— Madame Kabuto, s'il vous-plaît. Vous… Vous direz à personne que j’étais dans le parc, hein ?


Elle rit de bon coeur en me tapotant le crâne, comme quand j’étais petit et qu’elle me gardait : 

— Tu peux compter sur moi, Takeshi n'en saura rien. Ce sera notre petit secret ! 


Elle s’en va. Je sens le froid du palier et je frissonne. Je referme la porte quand j’entends : 

— Hey, Makimura, attends !


Jiro, Takeshi et Inari arrivent de l’étage du dessous :

— Salut les copains.

— Tu veux pas venir jouer avec nous dehors ? 

— Non, pas possible. Désolé, les gars.

— C’est à cause du bébé ? demande Jiro. Tu peux pas la laisser toute seule ? On jouera juste en bas des escaliers, tu ne seras pas loin.


Je jette un regard en direction du parc où dort celle que je me suis promis de protéger, tel un samouraï. Alors, sans aucune hésitation, je lui réponds fièrement :

— Non, c’est sympa mais j'ai pris un engagement.


Takeshi me regarde d’un drôle d’air. Il se demande sûrement où j’ai pêché ce genre de phrase, mais il ne dit rien et je referme la porte après leur avoir promis de les retrouver demain. 


Quand le silence revient, je me glisse de nouveau dans le parc avec mon livre et m’emmitoufle dans le plaid, prêt à veiller sur le sommeil de ma précieuse mission, dont je viens caresser la joue rose.

— C’est vrai, c'est papa qui l'a dit, je suis responsable de toi. Après tout, tu es ma petite sœur… Kaori.


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