Le Noël de la mort qui tue
Chapitre 1 : Le Noël de la mort qui tue
2867 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 20/12/2024 10:58
— KAORI !!
Le cri de Ryo traverse les cloisons et se propage dans les étages. Ça y est, les réjouissances commencent enfin ! C’est que la journée est déjà bien entamée. Mais, pour une fois, cela m’a arrangée qu’il se lève à pas d’heure. Un sourire ravi étire mes lèvres. Le cri provient de la salle de tir. Il a découvert que j’ai remplacé ses silhouettes cibles par des Pères Noël en carton. Je m’amuse déjà. L’entendre râler est tellement drôle ! Et il n’a pas terminé. Il faut encore qu’il trouve tout ce que je lui ai laissé ici et là.
L’âme de Noël.
L’esprit des lutins.
Il a horreur de ça… et moi, j’adore ! La moue sceptique qu’il affiche chaque fois qu’il entend parler de cette fête m’horripile et me donne envie de le chahuter. Alors je n'ai pas pu m’en empêcher. J'ai tout donné cette nuit, pendant que mon partenaire cuvait dans sa chambre, après être rentré tard comme à son habitude. J’ai attendu un peu après son retour du bar, où il avait encore dû s’acoquiner avec des bunnies trop sulfureuses. J’ai attendu, au cas où il ne s’endormirait pas tout de suite, trop occupé à feuilleter ses foutus magazines et à faire je ne sais quoi avec. J’ai rongé mon frein mais cela en a valu la peine : j’ai fini par avoir le champ libre pour me mettre à l'œuvre. Il a maintenant un tas de petites surprises à se mettre sous la dent.
— KAORIII !!!
Ah, ça, ça doit être son armurerie. Il a trouvé la kyrielle de lutins en tissu qui soutiennent maintenant ses revolvers et autres pétoires. Ça veut dire qu'il est remonté du sous-sol. Il est temps pour moi de me réfugier dans mes quartiers et de profiter de ses cris d’indignation qui ne manqueront pas de se répercuter dans l'immeuble. Quand monsieur mokkori s’offusque, en général, il se fait entendre. Et il ne sait pas encore que…
— RAAAAH !
Je pouffe toute seule à mon étage. Je crois qu'il a enfin vu le sapin dans le salon. Celui-ci m’a donné un mal de chien. Réussir à le lui cacher en attendant la veille de Noël pour l’installer et le décorer, j’ai vraiment eu de la chance ! Et du talent de persuasion aussi bien sûr, qui en douterait ? Heureusement que j’ai réussi à convaincre Miki et Umi d’occuper Ryo aux moments cruciaux, qu’ils ont accepté de faire livrer le sapin chez eux, au Cat’s Eyes, et qu’ils ont réussi à me l’amener en pleine nuit. Ils ont à cœur de charrier Ryo autant que moi, ce qui m'a grandement facilité la tâche.
J’entends son pas lourd qui remonte vers nos bureaux. Il va être gâté.
— Mais… NOOOON !
Le petit train qui fait le tour de l’espace de travail ainsi que…
— Putain, c’est pas VRAIII !!
… ainsi que la boîte à musique de Noël qui s’active quand on ouvre les tiroirs des dossiers. J'en ai les larmes aux yeux. Je n’ose pas imaginer sa réaction quand il découvrira la décoration des vitres de sa salle de musculation ou la fausse neige dans la salle de bain et les toilettes attenantes.
— KAORI MAKIMURAAA !
Ça y est. Je n’en peux plus. Je rigole à en avoir mal au ventre. Moi qui voulais travailler mes abdos, je vais en faire les frais demain, c’est sûr ! En attendant, je m’amuse comme une folle. Et des surprises, il en a pour toute la journée, j’y ai veillé.
Ryo n’a jamais été fan de Noël. Pour lui, c’est une fête qui n’a pas lieu d’être dans l’archipel. Chaque année, il ne peut s’empêcher de faire des remarques désagréables : “C'est occidental, et c’est commercial, et c'est ridicule, et gnagnagna…” Pourtant, elle existe au Japon depuis l'époque Edo, même si elle ne s’est popularisée qu’à partir de l’ère Meiji. Pour les Japonais, cette célébration n’a pas vraiment de connotation religieuse, elle est plutôt centrée sur la famille et les amis. Des journaux avant-gardistes destinés aux jeunes la présentent carrément comme un jour romantique, au grand dam de mon partenaire.
Ryo n’aime pas le romantisme… alors une fête qui s’y rapporte, autant ne pas en parler. En ce qui me concerne, je suis loin d’y être insensible et cette année, je ne veux pas m’asseoir dessus. Quand je vois tous ces couples ou ces amis qui passent le seiya – le Réveillon de Noël – ensemble, réservant leur famille pour le Nouvel An, je ne peux m’empêcher de penser que ce jour est fait pour nous. Non pas que nous soyons un couple, Ryo et moi – bien que cette seule idée anime mon cœur de palpitations anormales – mais nous sommes clairement des amis.
Un homme. Une femme. Vivant ensemble. Luttant ensemble. Mangeant ensemble. Partageant les mêmes peines et les mêmes joies. Des amis ? Vraiment ? On aurait plutôt la définition d’un… Peu importe. Dans un cas comme dans l’autre, Noël nous correspond parfaitement et il devra bien l’accepter un jour ! Pourquoi pas aujourd'hui ?
À entendre ses jérémiades, Ryo n’a pas l’air aussi convaincu que moi. Il peste. Il grogne. Il bougonne. Et pendant qu’il passe d’une pièce à l’autre pour mesurer l’étendue des dégâts, je me précipite dans ses quartiers et j’en rajoute une couche : des boules de Noël sur son lit, des guirlandes autour des fenêtres, des gros flocons en plastique sur le sol, des clochettes dans son placard. Mais rien dans ses tiroirs, j’ai bien trop peur de ce que je pourrais y trouver !
Je me sens comme une gamine qui joue à cache-cache, parvenant étonnamment à l’éviter dans les méandres de notre immeuble. Ryo semble être devenu prévisible. L’effet de mes taquineries ? Ai-je découvert une des seules choses qui puissent le déboussoler ? Intérieurement, je me gausse des imprécations qui accompagnent mes échappées, celles qu’il lance d’une voix tonitruante lorsqu’il pense m’avoir rattrapée et qu’il me découvre insaisissable, mais ayant eu le temps de “décorer stupidement” un peu plus encore notre antre.
Ce jeu du chat et de la souris a duré une bonne partie de l’après-midi. Dès qu’il rangeait l’une de mes frasques, j’en ajoutais une autre quelque part. Je crois que, pour la première fois, j’ai réellement réussi à le prendre de court. Je l’imagine voir des Pères Noël, des lutins, des rennes, des bonhommes de neige, des traîneaux et des étoiles partout. Je l’imagine pris au dépourvu, appelant de ses vœux une bonne bande de Yakuza plutôt que de faire face à cette déferlante de “mignonneries inutiles”. Je l’imagine tenter de fuir – Ryo, fuir ? Vraiment ? – l’ambiance infantile qu’il dédaigne tant. Dans les rues, il peut facilement passer son chemin. Dans nos appartements, je ne lui ai laissé aucune chance.
Je finis par me laisser rattraper près de la porte d’entrée de l’immeuble. Il est tout rouge, le souffle court, le regard exorbité. Mais bien qu’échevelé et en sueur, il sourit… et je n’aime pas du tout ce sourire.
Soudain, la sonnette du bâtiment retentit. Un Jingle Bells électronique et kitsch à souhait poussé à fond se répand dans les couloirs et les escaliers. Je sursaute comme une demeurée, réprimant de justesse un cri de stupeur qui lui ferait trop plaisir. Car je comprends, à son éclat de rire sardonique, qu’il n’a jamais été le dindon de la farce. Il s’est joué de moi depuis le début. Comment ai-je pu être aussi ingénue ? Ce n’est pas moi qui ai joué avec lui. C’est lui qui s’est joué de moi. Ses exclamations, son incapacité à me rattraper, son sommeil trop profond cette nuit malgré mes allées et venues dans l’immeuble… du flan tout ça !
Il se rapproche, son élégance naturelle et son flegme habituel retrouvés.
— Là, ça va aller, me dit-il en me tapotant les épaules. Tu espérais vraiment me rendre chèvre sur ce coup-là, Sugar Boy ? Tu vas l’avoir ton seiya entre amis. Un Noël de la mort qui tue ! Promis, Rouquine !
La sonnerie résonne de nouveau et Ryo pointe la porte du doigt.
— Tu comptes faire attendre nos invités encore longtemps ? s’amuse-t-il.
Je vais ouvrir, penaude et intriguée à la fois. Je sais qui je vais découvrir. Eux aussi étaient dans le coup. Pire ! Ils avaient joué sur les deux tableaux !
— Bonjour, Kaori ! s’exclame Miki.
— Salut, La P’tite, fait plus sobrement Umi.
Le regard aveugle et recouvert des éternelles lunettes miroir du colosse se pose sur moi avant de se porter vers Ryo.
— Tu ne l'as pas ratée, lui fait-il remarquer.
Est-ce une pointe d'amusement que je perçois dans cette montagne de muscles chauve ? Ryo rayonne et un agacement furtif m’étreint.
— Échec et mât ! déclare-t-il fièrement.
Miki le félicite et Umi marmonne son assentiment. Je les fais entrer. Ils ont les bras chargés de notre repas de ce soir : du poulet frit de chez KFC et un kurisumasu kēki, un sponge cake recouvert de crème… et surmonté d’un petit Père Noël, à la vue duquel Ryo gémit tout bas… douce revanche. Merci Miki !
— C’est quoi cette manie de la bouffe américaine ? marmonne Ryo. Mick n’est pas là, pas la peine de tomber dans le fast-food.
— Ça fait longtemps que c’est devenu le repas traditionnel de Noël au Japon, lui rappelle Miki. Ça va te faire du bien de changer.
Il soupire mais personne n’y prête attention.
— Quel est le programme, Kaori ? me demande mon amie alors que nous rejoignons le salon.
Je comprends qu’elle veut me donner l’occasion de reprendre les rênes. Je m’en empare avidement. Il y a un truc que j’ai toujours voulu faire si pareille soirée devait s’organiser un jour. C’est le moment.
— Un dîner entre amis visiblement, fais-je en avisant leurs bras chargés, mais…
— Je crains le pire, murmura mon coéquipier, blasé d’avance.
— … devant une série TV. La préférée de Ryo ! conclus-je.
Ce dernier lève les yeux au ciel avec un soupir surjoué. Bien sûr, il a deviné.
— C’est pas vraiment ce que j’avais en tête quand je t’ai annoncé un Noël de la mort qui tue, se plaint-il. Je t’en prie, Sugar Boy, pas les boîtes de conserve !
— Oh que si ! rétorqué-je. C’est l’une des meilleures séries animées du moment.
— Laquelle ? s’enquiert Umi.
— Les loufoques du zodiaque, Éléphant de mer, répond Ryo, complètement tiré par les cheveux ! Mais je suppose que ça ne te fera ni chaud, ni froid, hein, tête de poulpe ?
Je ricane du trait d’humour de Ryo.
— Hey ! Ne parle pas comme ça de Saint Seiya ! m’indigné-je faussement. Rien que le nom va parfaitement avec le Réveillon !
Nous installons les victuailles sur la table basse du salon et nous nous agenouillons autour, tournés vers l'écran de la télévision que j’allume et règle pour lancer le programme.
— Où en étais-je déjà ? me demandé-je à haute voix.
— La déesse mokkori s’est pris une flèche dans la poitrine, répond laconiquement Ryo.
Ainsi, malgré son désintérêt apparent, il est parfaitement au courant ? C’est bien du Ryo tout craché ça !
— Saori, rectifié-je. Presque le même prénom que moi, tu pourrais le retenir quand même !
— Si tu le dis, réplique-t-il avec un sourire grivois. En tout cas, moi, c’est pas avec une flèche que je l’aurais transp…
La massue est partie toute seule. Voilà, il n’a que ce qu'il mérite. Je ne veux pas qu’il pervertisse mon programme avec ses remarques à la con. Je lance l’épisode et la soirée commence. Dans notre bouche, le poulet frit et épicé croustille bruyamment, le gras imprègne nos langues d’une onctuosité bienvenue. En dessert, le sponge cake s’avère moelleux et sucré, la crème lui confère une délicatesse contrastant agréablement avec le plat précédent. Qu’il est bon de partager des instants si simples entre amis ! Pas de fusillade, pas de coup, pas de course-poursuite, pas d’effusion de sang… Pour quelques heures, depuis le réveil de Ryo, j'échappe à ma vie de nettoyeuse. Je ne suis plus la moitié de City Hunter. Je ne réponds pas à un XYZ. Je suis Kaori Makimura, jeune femme en compagnie de son colocataire, Ryo, et de ses amis tenanciers d’un bar, Umi et Miki. C’est ça la magie de Noël.
La magie de ce Noël en particulier.
Mon premier vrai Noël avec mes amis.
Un Noël de la mort qui tue… Ryo n’a pas menti.
Mon attention se reporte sur l'épisode des Chevaliers du Zodiaque. Ils ont une façon tellement différente de se battre que la nôtre ! Sans arme, avec leur propre pouvoir, celui de leur univers intérieur. Pourtant, j’aime croire que nous partageons le même altruisme, eux et nous. Ce n’est qu’une fiction, mais nous sommes voués à la même mission en réalité : défendre.
À l'écran, un petit garçon roux passe ses mains devant les armures des personnages principaux. Il les scanne pour en révéler toutes les faiblesses et les fragilités qui en font des protections prêtes à rendre l'âme.
— Pfff, ce gamin utilise bien mal son pouvoir, raille Ryo. À sa place, je l’utiliserai pour voir à travers les vêt…
Une nouvelle massue. Plus lourde. Plus vengeresse. Plus… instructive.
— Tu parles de l’efprit de Noël ! déplore mon partenaire étalé au sol.
— Tu l’as cherché, note Umi, pragmatique.
— Il a un problème, Tatsumi ? se moque Ryo.
Umi se redresse brusquement, prêt à en découdre pour avoir été assimilé au ridicule majordome de Saori.
Miki soupire mais un sourire en coin éclaire son visage. Ryo se lève également et empoigne son ami, trop heureux d’être convié à une joute virile. Miki et moi nous affalons l’une contre l’autre. Pendant que les mâles roulent des mécaniques, nous avons plus de place. Nous n’allons pas nous plaindre. Sans tenir compte du barouf dans notre dos, nous continuons de profiter de ce moment agréable.
Merci Ryo, pensé-je. Je ne t’aurais jamais cru capable de t’asseoir sur tes principes pour moi. Je n’aurais jamais pensé que tu puisses jouer la comédie pour mieux organiser ce seiya, aussi occidental te semble-t-il. Tu chahutes avec Umi dans le vain espoir de me faire croire que tu n’en as rien à faire, que tu te fous royalement du bien que cela me fait. Mais je ne suis pas dupe. Après tout, ton apparent détachement est mon quotidien.
Transportée par la normalité de cette soirée, je me laisse aller à mes rêveries. Je m’autorise à m’imaginer, non plus entre amis devant ma série préférée, mais en couple avec Ryo. Une enfant entre nous. Notre enfant. Une petite Jade. Oui. Jade Makimura-Saeba.
Le rouge me monte soudainement aux joues à ces pensées, ce qui ne passe pas inaperçu auprès des mecs. On dirait qu'ils ont un sixième sens dédié à la détection de l’embarras. Les voilà qui cessent leur lutte puérile et insistent pour connaître l’origine de mon empourprement. Hors de question que je dévoile quoi que ce soit. Je garderai pour moi ce que vois comme le parfait tableau d'un avenir parfait.
La joie que j’éprouve à cette idée se mêle alors à l’amusement qui me prend face à la perplexité de Ryo et Umi. Miki me fixe d’un air songeur et complice. Je me détends et profite, rêveuse et mystérieuse.
Décidément, c’est vraiment un Noël de la mort qui tue.