La lettre

Chapitre 6 : Revivre, avec et sans toi

Chapitre final

4590 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 14/11/2024 10:28

J'avais enfin pu souffler. J'avais accompli tout ce qui m'avait fait tellement peur, j'avais passé toutes les étapes et je n'avais pas flanché, je n'avais pas fait demi-tour, j'avais rempli toutes les formalités, j'avais mis mes affaires dans un container qui me rejoindrait dans un mois, j'avais mis mon appartement en vente laissant une agence gérer l'éventuelle transaction. Je venais de franchir la douane, j'avais ma carte d'embarquement et mes bagages avaient été enregistrés, je n'avais plus eu la possibilité de reculer. C'était à cet instant que je m'étais installée à cette table de plastique blanc avec la simple idée de parler une dernière fois à Ryo. Une dernière fois, avant le grand départ. 


“Notre nuit est maintenant un souvenir et il y a trois jours, j'ai signé le contrat qu'on me proposait depuis un moment déjà à New York : une campagne de pub internationale de trois mois pour une grande entreprise de cosmétiques. Le salaire est conséquent et je pourrais mettre pas mal d'argent de côté. J'ai bientôt trente-quatre ans et les propositions ne vont bientôt plus pleuvoir. L'heure de ma retraite de mannequin va sonner bien vite !


J'ai demandé à ma sœur Sayuri d'emménager avec moi. Ça nous permettra de nous rapprocher et de rattraper un peu le temps perdu. Si cela est encore possible. J'en profiterai aussi pour revoir Mick. Je me demande comment il va depuis que Kazue l'a quitté et qu'il est retourné chez lui il y a bientôt trois ans maintenant.


Je te demande simplement de bien prendre soin d'Hideyuki et de sa tombe pour moi. Je sais que Saeko et toi n'y manquez pas mais ajoute un bouquet pour moi tous les ans, s'il-te-plait. Il me manque mais je sais que je n'ai pas besoin d'une stèle froide pour penser à lui et le sentir près de moi. 


J'ai enfin un but, un espoir. Je ne survis plus, Ryo, je vais vivre. Je vais revivre.”


Trois semaines après le départ de Ryo, j'avais senti mon corps changer. Ça pouvait paraître dingue, j'avais eu du mal à le reconnaître au début mais, mes seins étaient déjà devenus étrangement sensibles ... Et puis, je n'avais pas pu ignorer le dernier symptôme : quatre jours de retard sur mon cycle habituel. 


Nerveuse, j'étais allée chercher un test de grossesse à la pharmacie. J'en avais acheté un de chaque marque disponible, ne sachant lequel était le plus fiable. 


J'avais fini assise à même le sol de ma salle de bain, entourée d'une dizaine de bandelettes urinaires qui annonçaient toutes le même résultat : deux traits, une croix, une coloration rouge, qu'importe, la signification était toujours la même. Positif. Je m'étais sentie osciller dangereusement entre une étrange euphorie et le désespoir le plus sombre.


Merde.

Positif.

Merde.


Sur le coup, je n'avais pas osé demander à Ryo de mettre un préservatif. Non, je n'avais pas voulu. Car ça aurait tout gâché. J'avais tellement désiré le sentir en moi, pour de vrai, jusqu'au bout. Ça avait été un geste totalement irresponsable, j'étais bien forcée de le reconnaître alors que je pleurais comme une idiote, assise sur le sol, adossée contre ma baignoire tout en regardant un bout de plastique rose qui sentait légèrement l'urine.


Merde.

Positif.

Merde.


Il avait suffi d'une fois ! Une seule fois ! En quatre ans, la seule et unique fois où je faisais l'amour sans protection ... Paf ! Quelle avait été la probabilité ? Des cycles de vingt-huit jours, grosso modo douze ou treize ovulations par an. On compte en général quatre jours à risque autour de l'ovulation, soit une cinquantaine de jours par an ! 


J'avais fait l'amour avec Ryo une seule fois. Une seule et unique fois où je ne m'étais pas protégée depuis que j'ai perdu ma virginité il y a quatre ans maintenant. Une seule fois et c'était tombé sur un des cinquante jours à risques par an ! Par an !


Sérieusement ? Sérieusement ? Sérieusement !!! 


Mon esprit s'était alors perdu à faire un rapide calcul : ça faisait combien, si, depuis quatre ans, je n'avais jamais failli à la prudence ? Quatre fois trois centre soixante-cinq... Quatre fois cinq, vingt, je retiens deux, quatre fois six... Bon, total, mille quatre cent soixante. Mille quatre cent soixante jours...


J'avais senti les battements de mon cœur s'espacer peu à peu, j'avais pu prendre une grande inspiration, j'avais posé mon dernier test sur le sol, comptant machinalement sur mes doigts.


Maintenant, produit en croix : cinquante fois cent, cinq mille. Cinq mille divisé par mille quatre cent soixante. J'avais imaginé poser ma division mais je n'avais cependant pas réussi à trouver le résultat. Qu'importe. J'étais reconnectée à la réalité. Je parvenais enfin à réfléchir. 


J'avais à nouveau observé la bandelette urinaire entourée de plastique rose layette qui traînait encore au sol devant moi et je n'avais pas pu retenir un rire nerveux et aigu qui était venu égratigner mes oreilles.


Merde.


Soudain, mon ricanement s'était enrayé dans ma gorge serrée. J'allais devoir le dire à Ryo. Comment lui dire ? 


L'appeler ? Lui laisser un message : “Coucou, Ryo, surpriiiise ! T'es papa ?”

Écrire un XYZ ? Il ferait demi-tour en me voyant, c'était certain.

Faire le pied de grue au Cat's jusqu'à ce qu'il arrive ? Il me repèrerait avant d'entrer et ne franchirait pas la porte. 

Passer directement chez nous ? Non, non, je n'aurais jamais la force d'aller dans l'appartement que nous partagions. Non, ça, jamais. 


Merde, merde, merde, merde !!!!


De toute façon, même si j'arrivais à lui dire, comment réagirait-il ? Là, par contre, je n'avais aucun doute. Il tournerait les talons en me disant qu'il ne pourrait jamais assumer une paternité, pas avec ses activités passées, présentes et futures, qu'il ne pourrait pas assurer la protection de deux personnes en plus de lui : notre enfant et moi. 


Impossible. Si une vie à deux était inenvisageable, que dire d'une vie de famille ? Il devrait nécessairement y renoncer et ce choix serait sans doute le plus difficile qu'il aurait à faire de toute sa vie même s'il s'agissait du seul choix rationnel. Il ne pouvait pas. Un enfant ? Ryo ? City Hunter ? L'Étalon de Shinjuku, papa ? Non, non, non. Il serait forcé de renoncer. Trop de failles possibles, trop de points faibles, trop de risques, trop de paramètres incertains.


J'avais à nouveau ri nerveusement en imaginant la question que les camarades de classe de cet enfant pourraient lui poser : “Il fait quoi ton papa ?” “Je sais pas trop mais il adore vider des chargeurs dans la cave de notre immeuble”... Et, beaucoup moins drôle, si un de ses ennemis venait à le découvrir et s'en prenait à lui ? Non, Ryo serait capable de prendre tous les risques pour nous protéger, pour le protéger... Non... Il se mettrait inconsidérément en danger, sans hésiter, voire même pire... Non...


Alors, sachant qu'il ne pouvait assumer cette paternité, avais-je seulement le droit de lui en parler ? Pour quoi faire ? Lui faire miroiter une vie qu'il ne pourrait jamais avoir, un statut qui aurait peut-être comblé le vide de sa solitude, qui aurait transformé l'orphelin qu'il était en un homme appartenant enfin à une famille, pour lui le retirer ensuite ? 


Et ce fut une évidence : Non. Non, je n'avais pas le droit de lui faire ça. Non. Ce qu'on ignore ne nous fait pas mal. Cruelle constatation, certes mais tellement vraie.


J'étais donc forcée d'assumer cette grossesse et tout ce qui allait avec. Je m'étais soudain sentie perdue, abandonnée, horriblement seule et je m'étais levée pour me diriger vers le téléphone. J'avais décroché le combiné et quand mes doigts s'étaient positionnés au-dessus des touches, je n'avais pas su qui appeler.


Miki ? 

Telle que je la connaissais, elle ne pourrait pas cacher une telle information à Ryo. Et si je ne lui révélais pas la véritable identité du père ? Pfff, elle le devinerait immédiatement. Je n'avais jamais réussi à lui mentir. Non. Pas Miki.


Kazue ? 

Elle était tenue par le secret médical, après tout. Elle, elle ne dirait rien. Mais nous ne nous étions pas reparlées depuis plus d'un et demi. Après sa rupture avec Mick, elle s'était peu à peu réfugiée dans son travail, ne s'intéressant plus à mes petits soucis superficiels, s'éloignant doucement de moi. Comme je la comprenais maintenant. Je m'imaginais mal l'appeler et lui dire : “Bonjour Kazue ! Ça fait un bail, dis-moi ! Quoi de neuf ? Oh, moi ? Tu ne connais pas la dernière ? J'ai couché avec Ryo, j'ai fait n'importe quoi, du coup, je suis enceinte, je suis complètement paumée, j'ai besoin d'aide;” J'avais secoué la tête. Non. Pas Kazue.


Eriko ? 

Comment lui dire ? Comment lui avouer que j'avais cédé à la tentation de faire l'amour avec Ryo alors qu'elle m'avait épaulée pendant toute la douloureuse période qui avait suivi notre première séparation ? Elle avait essuyé mes larmes, elle m'avait consolée, elle avait pris soin de moi, elle m'avait soutenue alors que je voulais me débrouiller seule, que je voulais me sevrer de lui, elle m'avait écoutée le traiter de tous les noms d'oiseaux. Et là, je lui annoncerais qu'elle avait fait tout ça pour rien ? Non... Non, je ne pouvais pas lui faire ça. Non. Pas Eri.


Et pas la peine de compter sur mes collègues. 


Plus mon esprit tournait en boucle, plus je m'étais sentie seule. 


Mon regard s'était alors porté sur le miroir de l'entrée et j'avais failli ne pas me reconnaître. Les yeux rouges, cernés, les traits tirés, la bouche et le nez congestionnés d'avoir trop pleuré. Je devais me reprendre. J'avais reposé le combiné à côté du téléphone, laissant les tonalités sonner dans le vide et je m'étais dirigée vers mon autre moi. 


Sans réfléchir, j'avais alors soulevé mon pull et je n'étais mise de profil, tentant d'imaginer le renflement qui allait bientôt transformer mon corps. Le transformer ? Non, c'était pire que ça : le métamorphoser, le contrefaire, le bouleverser, le marquer pour toujours, ce corps qui était mon instrument de travail, mon gagne-pain, le garant de mon indépendance.


Ma carrière était finie. Tous les mannequins savaient ça. Passés les trente ans, les stigmates d'une grossesse étaient, dans la majorité des cas, impossibles à effacer, malgré tous les efforts possibles et imaginables. Je ne retrouverais jamais mon corps. 


Merde. Merde. Merde. Merde. Merde !!! 


Fallait-il... Fallait-il... Fallait-il que je renonce à porter cet enfant ? 

Fallait-il que je mette fin à cette grossesse pour sauver ma carrière, ma vie, ma liberté, mon autonomie, mon confort ?


Merde !!!


Et une constatation simple m'avait explosé en pleine figure, tellement fort que je l'avais prononcé à haute et intelligible voix, tout en me sondant dans le miroir : 

— NON, pas merde. Pas merde.


C'était la fin de ma carrière, effectivement et je n'en avais absolument rien à foutre ! Mais absolument rien ! De toute façon, d'ici deux ou trois ans, je serais forcée de raccrocher. Il n'y aurait plus de contrat mirobolant pour les mannequins de trente-quatre ans et plus. Alors, un peu plus tôt ou un peu plus tard, qu'est-ce que ça changerait ?


Soudain, en me regardant dans le miroir, je m'étais indisposée moi-même. Qu'étais-je devenue ? Un être superficiel et faible au point de céder devant la difficulté ? 


Je n'avais jamais été comme ça et ce n'était pas aujourd'hui que j'allais le devenir. Je voulais rester maître de ma vie ? Eh bien, c'était le moment de le prouver ! Il était peut-être tout simplement temps pour moi de changer. Encore. 


La première fois, j'avais perdu mon père et une gamine insouciante avait dû devenir une sage petite sœur. Hideyuki avait assez de chagrin et de soucis, je n'avais pas voulu être une charge.


Ensuite, mon frère m'avait été arraché et j'avais trouvé Ryo. Ryo et sa vie étrange, pleine de danger, de joies et de peines. J'avais trouvé un sens à mon existence pendant les années où j'avais vécu à ses côtés et la jeune fille que j'avais été s'était transformée en une jeune nettoyeuse, partenaire du Numéro Un du Japon, moitié de City Hunter puis...


Et puis, tout avait volé en éclats... et je m'étais laissée allée à suivre la voie la plus facile. Eriko avait été là, elle m'avait offert un job simple, sans prise de tête, ne nécessitant pas de compétence particulière et super bien payé. Une nouvelle vie m'avait tendu les bras, superficielle certes mais auréolée de plaisirs, de bien-être et de luxe. Je m'y étais jetée à corps perdu. J'avais abandonné derrière moi la jeune femme naïve ou prude que j'avais été pour, peu à peu, muer en femme libre.


Aujourd'hui, j'allais devoir me construire encore une fois un nouvel avenir, loin de mes amis et de mon enfance, loin de City Hunter et de Ryo, loin des studios photos et des projecteurs. J'étais morte de trouille mais je me devais d'être honnête avec moi-même : je l'avais espérée, cette grossesse. Pendant une fraction de seconde, la femme éperdument amoureuse que je suis, avait espéré garder un peu de lui. Égoïstement. C'était chose faite maintenant et je n'allais ni faire machine arrière ni occulter cette occasion de changer de vie.


Machinalement, j'étais revenue dans le salon pour reposer le combiné sur son socle et stopper ainsi les exaspérants bips incessants. A peine l'avais-je lâché que la sonnerie retentit violemment, brisant le silence de mon cocon, me faisant sursauter. Une main s'était portée sur mon cœur, comme si ce geste allait réussir à le faire ralentir, l'autre avait saisi le combiné :

— Allô ? avais-je demandé d'une voix tendue, le combiné tremblant légèrement contre mon oreille.

— Ah, Enfiiiiin !!!


J'avais immédiatement reconnu la voix un tantinet suraiguë de mon manager. J'avais été déçue. J'aurais tellement aimé entendre la voix chaude et calme de Ryo. J'avais passé plusieurs fois ma main libre dans mes cheveux pour reprendre peu à peu mes esprits :

— Minato ? Qu'est... Qu'est-ce qu'il se passe ? Tu as l'air nerveux ?

— Nerveux ? Nerveux ? Tu plaisantes, j'espère ? Je suis à deux doigts de faire une crise cardiaque, oui !

— Minato, tu as toujours eu tendance à...

— A stresser et à en faire tout un plat ??? Ouiiii ! Oui, je sais ! Mais attends que je te dise pourquoi je t'appelle, ma belle !!!


J'avais soupiré. Je n'avais aucune envie de parler boulot à cet instant mais je n'avais cependant pas osé lui raccrocher au nez :

— Dis-moi ...

— J'ai un énorme contrat pour toi, ma chérie. Tu te rappelles notre négociation avec les Américains ?

— Oui ! avais-je répliqué, encore fâchée contre lui en repensant à ses exigences extravagantes. Et si tu n'avais pas été aussi gourmand, j'aurais pu avoir la chan...


Il m'avait coupée brusquement :

— Ils viennent d'accepter !!!!

— Quoi ?

— Je viens de raccrocher avec le responsable marketing. Je suis en train de recevoir un précontrat par fax. Tu entends ?


Un drôle de grincement était parvenu à mes oreilles puis il m'avait hurlé :

— Et ils acceptent toutes tes conditions ! Le salaire, l'appartement, le chauffeur ...

— Tout ?

— Oui, tout, tout, tout !!!


J'étais restée muette.

— Par contre, ma chérie, ils veulent une réponse immédiate. Ce soir au plus tard.

— Punaise, ils sont gonflés ! C'est silence radio pendant plus de quatre mois et là, paf, faut réagir quand ils claquent des doigts ?


Minato avait ri puis il était resté silencieux quelques secondes, avant de demander doucement :

— Alors ? N'oublie pas qu'un contrat comme ça, ça ne se pointe pas tous les jours !


J'avais pris une grande inspiration. La voix crâneuse de mon frère avait alors résonné au fond de mon esprit : j'étais encore une gamine de onze ou douze ans et nous nous étions avachis devant sa série policière préférée. Comme à chaque fois, au bout de quelques minutes seulement, il avait déjà identifié le coupable. Il s'était tourné vers moi en riant : 

— N'oublie pas, sœurette, le hasard et les coïncidences n'existent pas. Ce ne sont que des mots qui permettent d'expliquer ce qu'on n'arrive pas comprendre sur le coup. Ils habillent notre ignorance et nos incertitudes ! 


J'avais presque senti la présence de mon frère à côté de moi en repensant à ce souvenir d'enfance. J'avais alors posé ma main sur mon ventre. Une coïncidence ? Un hasard ? Un signe ? Qu'importe ! Ce contrat, c'était ma porte de sortie. Trois mois de shooting pour presque quatre ans de salaire, à l'autre bout du monde. Trois mois : juste le temps de dissimuler mon état. 


J'avais repris fermement le combiné en main et tout en me souriant dans le miroir, j'avais prononcé à l'attention de mon agent mais aussi d'Hideyuki :

— T'inquiète pas, je n'oublie pas.


Minato avait soupiré et je l'avais parfaitement visualisé, trépignant d'impatience, comme un gamin attendant une barbe à papa :

— Alors ?

— Alors, c'est oui. Tu peux accepter le contrat.

— Hiiiiiiiiiiiiiiiiiihaaaaaaaaaaaaa !!!!


Son cri m'avait donné des acouphènes mais j'avais souri. Il était toujours tellement enthousiaste !


Je m'étais tout de suite attelée à la tâche, et bien sûr, je n'avais pas omis d'aller dire au revoir à mon frère puis à mes amies. Contrairement à Hideyuki, je n'avais pas pu avouer à ces dernières les réelles motivations de mon départ, tout comme je leur avais dissimulé que mon voyage serait sans retour. 


J'avais eu envie de pleurer et de me jeter dans les bras de Miki mais j'avais réussi à me retenir. Je me demande par contre si Umibozu n'avait pas senti quelque chose mais il est resté muet. Saeko avait été très pressée par le travail, comme toujours, et notre Adieu avait été abrégé par un appel urgent. Reïka avait bondi de joie en me demandant de lui ramener un pot de beurre de cacahuètes, du vrai. Kazue m'avait souri gentiment en me souhaitant bonne chance et enfin, Eriko m'avait enlacée et félicitée avec l'enthousiasme qui est le sien.


Ensuite, j'avais eu un millier de choses à faire, ce qui avait été une bénédiction en quelque sorte : cela m'avait empêchée de réfléchir et d'être tentée de faire machine arrière.


****

La jeune femme aux cheveux courts est assise à la table de ce café d'aéroport depuis presque une heure maintenant. Son gobelet encore à moitié plein ne fume plus, son thé est froid depuis longtemps déjà. Mais apparemment, elle n'en a cure. Elle a la tête penchée sur ses mains et sa nuque est légèrement inclinée sur le côté. Depuis qu'elle s'est installée, elle écrit, rature de temps à autre, secoue parfois la tête, se redresse pour mordiller son crayon et se remet à écrire, sans relâche. 


Parfois, une larme glisse sur sa joue. Elle en a essuyé certaines et d'autres sont allées s'écraser sur le papier sur lequel elle écrit, dessinant de petites auréoles sombres. Ce papier, elle l'avait acheté quelques instants avant de s'asseoir ici, à la papeterie d'à côté. De temps à autres, elle jette un œil à sa montre mais ne semble pas pressée. Elle est certainement arrivée en avance et cherche à passer le temps avant l'heure de son embarquement. 


Puis la jeune femme se redresse soudain, passe une main dans ses cheveux courts et compte ses feuilles : six pages. Elle avait beaucoup écrit. Elle sourit tristement et soupire. Elle ne pensait pas avoir tant à lui dire. Elle qui voulait simplement lui laisser un mot avant son départ. Elle relit les dernières lignes, soupire en secouant la tête, les lèvres pincées. Elle sort définitivement du paquet cette dernière feuille de papier, la plie en quatre et la glisse dans son sac à dos :


Je m'en vais et j'emporte avec moi une partie de toi que tu ignores. J'emporte une partie de toi que je pourrai aimer, chérir et protéger comme je n'ai pas réussi à le faire avec toi parce que tu ne m'as tout simplement pas laissée faire. 


J'espère qu'il ou elle aura tes yeux et tes cheveux, ton sourire. 


Je te promets de lui donner tout ce que je n'ai pas pu te donner. Je pourrais lui prouver mon amour sans me cacher, le cajoler autant que je le voudrais, la gâter de sucreries et de petites joies, lui offrir de grands bonheurs, le protéger de toutes mes forces et l'aider à devenir quelqu'un de bien. Je te promets de bâtir des barrières infranchissables pour la tenir loin de la violence, des armes, de la mort. Je le préserverai de tout ce que tu as connu dans ton existence, qui t'a tant blessé et que je n'ai jamais pu soigner.


Une belle vie. Je te promets de lui offrir une belle vie. 


Est-ce que je fais le bon choix en partant si loin ?

Je crois que oui. Je tente de nous éloigner le plus possible de tous ces dangers qui nous guetteraient ici, au Japon.


Est-ce une façon de te blesser autant que tu m'as blessée, moi ?

Non, j'ai dépassé ça quand j'ai compris que tu avais souffert autant que moi de cet amour impossible. Je ne veux pas davantage te faire mal en nous éloignant de toi, ce n'est pas mon intention. 


Est-ce parce que je pense qu'il a peut-être quelque chose à sauver entre nous ? 

Est-ce que je souhaite que tu aies le courage, la volonté de changer à nouveau d'existence, de repartir une nouvelle fois de zéro pour te construire une nouvelle vie loin de la clandestinité, auprès de nous, là-bas ? 

Est-ce seulement possible ? 

Est-ce que tu m'aimerais suffisamment pour rendre cela possible ?

Je ne pense pas. 


Je ne vais pas te mentir, mon cœur sait parfaitement que je continuerai à sentir ta présence derrière mon épaule, que mes yeux chercheront souvent ta silhouette dans la foule, que je serai maintes fois persuadée de t'avoir aperçu aux coins des ruelles sombres. Bien sûr ! Bien sûr que mon cœur gardera toujours un infime espoir de te croiser dans ma rue, de te découvrir sur le pas de ma porte ... bien sûr ! Mon cœur espérera toujours. Mais ma raison lui souffle qu'il espère en vain.


Ces lignes sont-elles vraiment nécessaires ?

Peut-être pas. Je sais bien qu'elles ne changeront rien à nos vies mais après tout, tu es en droit de savoir ... 


Cette lettre est-elle juste un moyen de m'épancher et de me confesser ?

Certainement. Être honnête avec toi à cet instant est une nécessité. Je ne sais pas si partir est le bon choix ... tu seras bientôt père et je regrette de ne pas pouvoir te le dire, de ne pas partager cette joie avec toi, de ne pas vivre cette aventure à tes côtés ... 


Mon Dieu !!! Suis-je en train de commettre la plus grande erreur de toute ma vie ? Je doute tellement ! Maintenant que je suis au pied du mur, alors que mon avion décolle dans moins d'une heure, je ne sais plus ce que je dois faire ...


Tes mots reviennent me hanter, tu sais : Ma femme m'a quitté il y a quelques temps maintenant. Et elle a fait le bon choix. C'était vrai il y a cinq ans peut-être, mais aujourd'hui ... Le dirais-tu encore aujourd'hui ? 


Alors ? Le dirais-tu ? Est-ce que je fais le bon choix ?”


Elle termine rapidement son thé froid tout en faisant la grimace. Elle hésite, reprend une nouvelle feuille puis écrit encore soigneusement quelques mots en remplacement de ceux qu’elle emmène avec elle :


Je t'ai écrit tout ça pour te dire que, même si je t'ai quitté il y a cinq ans, même si je fuis loin de toi et de notre ancienne vie, même si je ne parvenais pas à revenir vers toi, même si sans toi, je n'ai fait que me perdre dans d'autres bras en te cherchant désespérément, malgré tout ça, je n'ai jamais cessé de t'aimer. Jamais.


Adieu, Kaori.


(Et pense à passer rendre une visite à Minato, ton salaire t'attend toujours dans son bureau, idiot !)”


Elle plie enfin les feuillets ensemble et les glisse dans une des enveloppes assorties au papier à lettre et qui se trouvaient dans le paquet. Elle griffonne une adresse sur l'enveloppe avant de la sceller. Elle se lève lentement, remet sa veste, prend son sac à dos et se dirige vers les boutiques qui longent les salles d'embarquement d'un pas nonchalant. Elle a encore du temps à tuer. 


Et puis, elle trouve enfin ce qu'elle cherchait. Elle fait demi-tour, et se dirige rapidement vers le kiosque le plus proche. Elle colle plusieurs timbres colorés sur son enveloppe, la soupèse et se dirige à nouveau vers la boîte aux lettres qui trône entre les salles d'embarquement 45B et 46B. A croire qu'elle n'est vraiment pas la seule à envoyer des missives à la dernière minute juste avant le décollage.


Elle approche son enveloppe de la fente métallique mais ne la lâche pas. Elle recule, fait demi-tour, revient, avance sa main mais recule de nouveau. Apparemment, il est difficile pour elle de choisir. Elle porte sa lettre sur son cœur, ses yeux se remplissent de larmes. Que faire ?


Quelques instants plus tard, la jeune femme aux cheveux courts embarque avec les premiers passagers. Curieusement, une fois débarrassée de son enveloppe blanche, elle a eu l'air pressée de partir. Elle disparaît, emportée par le flot des voyageurs. Elle pleure malgré son pas déterminé et son port de tête altier. Les larmes coulent sur ses joues sans qu'elle les essuie. On dirait qu'elle ne les sent même pas.


Derrière elle, dans la galerie commerciale qui longe les salles d'embarquement, une petite fille arborant de magnifiques couettes, interpelle sa mère :

— Hey maman, regarde ! Quelqu'un s'est trompé et a mis sa lettre à la poubelle !


Elle rit d'un rire cristallin. La femme qui se tient à ses côtés lui caresse tendrement la tête avant de lui répondre d'une voix douce :

— Et où faudrait-il la mettre, cette lettre ?

— Dans la boîte-aux-leeeeettres ! s'écrie joyeusement la petite en se dirigeant vers la boîte rouge en sautant à cloche-pied.


Sa maman la soulève pour qu'elle puisse, d'un geste assuré et alerte, lancer la lourde enveloppe blanche parsemée de plusieurs timbres multicolores dans la boîte postale. 

— Allez, une lettre en plus pour toi, facteur !!! s'exclame-t-elle en riant.



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