La lettre

Chapitre 4 : ...toi (1/2)

4689 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 18/10/2024 14:38

Trois ans plus tard, tu es toujours présente, Kaori, à la fois dans ma tête et à l'extérieur. T'oublier est impossible puisque tu es partout, inévitable telle une conscience coupable. Tu me poursuis inlassablement comme pour me narguer. Ton corps et ton sourire solaire, lumineux ont fini par s'afficher partout : dans les magazines, sur les abribus, sur les colonnes du métro, dans le centre commercial... 


Je te vois tous les jours, heureuse, rayonnante. Sans moi. 


Parfois, un cliché filtre dans un obscur tabloïd et te montre au bras d'un beau grand brun, à un vernissage prétentieux ou à l'occasion d'un défilé quelconque. J'en crève à chaque fois. Je sais que Miki te sermonne à ce sujet et je sais aussi que tu réfutes toutes ses objections en soutenant que tu es heureuse comme ça et que tu ne veux pas d'histoire sérieuse. Umi laisse traîner ses oreilles pour moi mais le constat est sans appel : tu es heureuse. Sans moi. 


Tu es heureuse. C'est l'essentiel. 

Libre et heureuse. Sans moi.


J'arrive de temps en temps à te chasser de ma mémoire quand une jolie cliente accepte de céder à mes avances. Il y en a quelques-unes, charmantes, appétissantes, excitantes. Elles ont l'avantage d'être réelles certes mais, quand je me détourne d'elles, je réalise à chaque fois qu'elles n'ont pas la saveur que tu pourrais avoir et que j'ai douloureusement goûtée quand j'ai découvert ces clichés, ceux de cette maudite expo et que je ne parviens pas à chasser de mes souvenirs.


Sans toi. 

Je dois apprendre et m'habituer à vivre sans toi. 

Sans toi. 


Mais c'est peine perdue. Tout me rappelle toi et même les filles des cabarets commencent à porter une lingerie identique à la tienne dans ta dernière campagne publicitaire... Ton harcèlement silencieux va jusque-là ! 


Parfois, dans mes petits repaires personnels, je peux céder à mes obsessions et mes préférences commencent à être connues parmi les filles : rousses, cheveux courts, poitrine haute et galbée mais rares sont celles qui arborent des fesses aussi voluptueuses et traîtresses que les tiennes... Ces filles parviennent à combler un peu le vide et me monnaient aimablement une délectable dose d'illusion éphémère.


Et puis, soudain, tu es revenue dans ma vie...


***


“Et puis, il y a trois semaines, tu es revenu dans ma vie…” 


Ce matin-là, quand j'avais ouvert la porte du bureau de Minato, mon manager, j'avais bien senti quelque chose, une aura puissante mais volontairement masquée, une légère odeur de poudre et de cigarette, une sorte de tension dans l'air... Mais je n'avais pas voulu y croire. J'avais déjà eu tellement de faux espoirs !


Mais Ryo était là, me tournant le dos, assis dans le fauteuil qui faisait face au bureau de Minato. Mon cœur avait cessé de battre pendant quelques secondes, mes jambes avaient tremblé et je n'ai jamais su si j'avais réussi à retenir mon cri de surprise. Il était là !


J'avais immédiatement remarqué qu'il m'avait reconnue à la façon dont il avait imperceptiblement incliné la tête en arrière, comme si ses oreilles avaient perçu ma respiration désordonnée. C'était lui !


Je m'étais avancée vers lui, retenant mon souffle, assourdie par les battements endiablés et incontrôlables de mon cœur, les jambes en coton, insensibles. J'avais l'impression d'être engluée dans le temps, que je n’allais jamais parvenir à sa hauteur. Il était là !


Mais aucun doute possible : cette silhouette, ces épaules, ces cheveux en bataille, ce port de tête légèrement nonchalant... C'était lui !


En arrivant à sa hauteur, mon cœur battait tellement fort dans ma poitrine et mes oreilles que je n'avais pas tout de suite compris ce que Minato était en train de me dire et je m'en fichais éperdument. Il était là !


De minuscules étoiles noires avaient longtemps dansé devant mes yeux et je crois que j'avais été obligée de prendre appui au bureau de mon manager, ne parvenant pas à reprendre mon souffle. C'était lui !


Soudain, nos yeux s'étaient retrouvés et pendant quelques précieuses et fugitives secondes, le monde s'était arrêté de tourner. Je n'avais plus vu que lui. Lui ! Il était là !


C'était lui ! Il était là !


Peu à peu, la voix excédée de Minato s'était faite moins lointaine et était parvenue à mes oreilles encore bourdonnantes : 

— ...je saiiiiis, Kaori, tu vas encore prétendre que tu es capable de te défendre seule mais, je t'assure : les lettres de ce barjot deviennent de plus en plus inquiétantes. Et, je viens d'en avoir la confirmation à l'instant, la police n'ouvrira pas d'enquête tant qu'il ne se sera pas passé quelque chose de concret. En gros, ce taré doit s'en prendre directement pour qu'ils daignent lever le petit doigt... Ohhh ! Non mais, dans quel monde vit-on ?


A cet instant, j'avais sursauté : Minato avait fait claquer une grosse enveloppe sur son bureau avant de se lever brusquement. J’avais lâché les yeux de Ryo à regret pour me tourner vers mon manager qui surpris, m'avait dévisagée, un brin condescendant, avec un léger sourire en coin : 

— Tu vois ? Tu es nerveuse toi aussi ! Il avait soupiré avant de poursuivre, d'un ton éminemment satisfait : Je te présente Ryo Saeba. Il sera chargé de ta sécurité. C'est cette charmante commissaire Nogami qui me l'a chaudement recommandé. Elle s'excuse de ne rien pouvoir faire de plus pour nous pour le moment... mais elle m'a assuré qu'il est le meilleur pour ce genre de situations. Elle m'a cependant mis en garde quant à sa réputation sulfureuse et son goût très prononcé pour les jolies femmes. Sache que j'ai ajouté une clause spécifique à son contrat qui lui interdit de poser la main sur toi... si ce n'est pour te protéger, bien évidemment.

— Ne vous inquiétez pas. Aucun risque, avait simplement répliqué Ryo.


Un coup de poignard dans le cœur. Voilà ce qu'il m'avait donné à cet instant. J'en avais eu le souffle coupé, mes revendications étouffées dans l'œuf par ma peine. Une nouvelle remarque acerbe allait sortir de ses lèvres, j'en étais persuadée. Il n’allait jamais m’accepter comme cliente, je n'étais certainement pas une Miss Mokkori digne de ses services ! Ne serais-je donc jamais assez jolie pour lui ? A peine nous nous étions retrouvés et déjà, j'avais eu envie de l'étriper.


Minato avait répliqué, piqué :

— Comment ça ? Dois-je comprendre que vous changez d'avis ? J'ai été parfaitement clair, Monsieur Saeba, je ne tolérerai pas que vous draguiez une seule de mes mannequins !


Ryo s'était à nouveau tourné vers moi et, les yeux rivés aux miens, avait prononcé d'un ton monotone :

— Ma réputation envers les femmes est très surfaite. Je ne suis pas un cœur à prendre.


Ma colère était alors brutalement retombée et nous nous étions dévisagés, lui demeurant parfaitement impassible et indéchiffrable, comme à son habitude. Nous étions restés certainement trop longtemps à nous regarder ainsi car Minato s'était senti obligé de toussoter avant de dire ce que je redoutais tant qu'il dise. 

— Oh, vous êtes marié ?


Il avait posé la question ! Pourquoi ? Mais pourquoi ? Si j'avais pu, j'aurais plaqué mes mains sur mes oreilles. Je n'avais eu envie ni de savoir s'il avait une relation régulière depuis mon départ, ni d'apprendre qu'il était heureux, ni de connaître son nom, ni de découvrir qu'il s'agissait d'une de mes amies... Reïka ? Kazumi ? Saeko ? Mais, oui ! Saeko ! A ce moment-là, j'étais persuadée qu'elle avait réussi à le conquérir et à l’attacher à elle. Elle était tellement belle, ils étaient si semblables... Était-ce pour ça qu'elle l'avait recommandé à Minato ? Pour me signifier qu'elle avait enfin gagné ? Qu'elle le tenait pour de bon ?


Ryo s'était alors levé, déployant nonchalamment toute sa puissance physique au nez d'un Minato court sur pattes et rondouillard avant de se diriger tranquillement vers la porte sans m'adresser un regard de plus : 

— Je vais commencer par inspecter le bâtiment.


Avant de refermer la porte derrière lui, il avait ajouté, faisant à nouveau bondir mon cœur indiscipliné dans ma poitrine : 

— Non, je ne suis pas marié. Ma femme m'a quitté il y quelques temps maintenant. Et elle a fait le bon choix. 


La porte s'est refermée lentement derrière lui et j'ai mis du temps à reprendre mes esprits. J'avais la désagréable impression que rien n'était à sa place, d'avoir littéralement la tête à l'envers. Mon ancienne vie venait de faire irruption dans la nouvelle, renversant tout sur son passage. Mes deux existences s'étaient entrechoquées tellement violemment qu'il m'avait semblé qu'elles allaient nécessairement voler toutes les deux en éclats. 


Mais, c'était lui ! Il était là ! Là ! Juste là ! Il venait de sortir du bureau de mon manager et il allait assurer ma sécurité. Il allait veiller sur moi ! 


Les derniers mots qu'il avait prononcés ne cessaient de tourner dans mon esprit faisant naître un insidieux espoir : avait-il parlé de moi quand il avait dit “ma femme” ? Oh mon Dieu, comme j'aurais aimé que ce soit le cas ! Parlait-il de moi, comme de SA femme ? J'étais complètement perdue.


Minato avait bien évidemment remarqué que quelque chose n'allait pas mais je n'avais répondu à aucune de ses questions. Comment lui dire ? Quoi lui avouer ? J'avais alors effrontément prétendu être dans la période critique de mon cycle hormonal, ce qui l'avait suffisamment mis mal à l'aise pour me laisser tranquille pour le reste de la journée et ne plus aborder le sujet.


“Je suis simplement devenue ta cliente. Je crois que je ne t'ai même pas dit un mot ce matin-là, dans le bureau de Minato. Ou alors rien d'important. J'avais retrouvé ta présence, ton regard, et même, à un moment, ton sourire. J'avais cru mourir quand tu m'avais souri alors que tu m'observais sur le plateau photo et que je posais en maillot de bain. Pas une fois tu n'as regardé les autres filles, pas une fois tu n'as eu une attitude équivoque... Tu ne regardais que moi et j'avais l'impression que si je te lâchais des yeux, tu allais à nouveau disparaître. Et tu n'as pas disparu...


Tes mots étaient restés emprisonnés dans mon esprit toute la journée : “ma femme”, “ma femme m'a quitté”, “elle a fait le bon choix”, “le bon choix”... Oh, Ryo, dis-moi que tu parlais de moi et pas d'une autre ! Quel choix ? Celui de te quitter ? De travailler ici ? De faire appel à toi ?


Malheureusement, tu as vite résolu l'affaire. Avant même la fin de l'après-midi, ce fan trop envahissant avait été mis hors d'état de me nuire. Je reconnais sans détour que j'aurais aimé qu'il te donne plus de fil à retordre ou que tu fasses un peu traîner cette affaire en longueur. J'aurais été prête à mettre un contrat sur ma propre tête pour faire durer encore un peu ce jeu du chat et de la souris.


Puis est arrivé le moment de payer ta mission. J'ai réussi à convaincre Minato de t'envoyer chercher ta paie chez moi. Il m'a regardé bizarrement mais il n'avait jamais rien su me refuser et cette fois-ci n'a pas fait exception. 


Et tu es venu. Le soir même. Tu n'as pas attendu le lendemain. Oserais-je penser que tu étais aussi impatient que moi ? Je me le demande encore. J'espère que oui. Oui, cette pensée me fait sourire, oui, j'aime croire que tu as couru vers moi, que tu voulais venir me voir, oui, toi aussi, tu voulais être enfin seul avec moi, oui, tu savais exactement ce qui allait se passer et oui, tu en avais autant envie que moi. 


J'aime penser ça. Alors ne démens pas, s'il-te-plait. Ne te moque pas de moi et de mon côté fleur bleue. Car cette fois, je l'assume. J'aime croire que cette nuit-là a été une douce parenthèse dans nos vies, une sorte d'arrêt sur image où plus rien ni personne d'autre n'a existé. 

Que toi et moi.”


Je nous avais servi deux verres de whisky. Ryo m'avait lancé un regard désapprobateur que j'avais ostensiblement ignoré, ne souhaitant pas débattre sur le sujet. J'avais la gorge serrée, la bouche sèche et les mains froides de nervosité quand nous avions discuté. Comment avions-nous pu échanger de telles banalités sur ma nouvelle situation, sur la décoration de mon appartement ainsi que sur les gens et les événements qui peuplaient mon quotidien auparavant ?


Au cours de ces années où j'avais travaillé comme mannequin, j'avais coupé mes cheveux encore plus courts et j'en avais accentué le roux. J'avais pris l'habitude de me maquiller et de faire attention à mes tenues. J'avais appris à minauder et à charmer pour obtenir ce que je désirais, à croiser les jambes lentement et rire doucement, à me pencher légèrement en avant pour révéler une partie de mon décolleté. Finalement, ce que faisaient Saeko et Reïka n'avait rien de bien compliqué.

 

Je m'étais souvent demandé si les choses se seraient passées autrement entre Ryo et moi si j'avais su faire ça dès notre première rencontre. Oui, je me suis plusieurs fois posée la question... Ça tient à si peu de choses...


Mais ce soir-là, je n'avais pas réussi à jouer comme ça. J'étais à nouveau la vraie Kaori. Alors, certes, je n'étais plus hésitante, rougissante ou maladroite comme avant, mais j'avais l'impression d'être redevenue moi. Je ne lui avais pas joué cette comédie. 


Soudain, ses yeux s'étaient posés sur la mallette qui contenait son salaire et j'y avais vu un éclat étrange. Puis il avait ouvert la bouche, curieusement hésitant :

— Tu sais, c'est pas nécessaire, tout ce fric. C'était vraiment pas une affaire compliquée et je dois aussi...


Je lui avais coupé la parole et mes mots, acerbes et aigres, étaient sortis de ma bouche trop vite pour que je parvienne à les retenir :

— Tes clientes ont toujours droit à une ristourne si elles paient une partie en nature ? 


Il avait eu l'air aussi heurté que moi par la dureté de ma voix et de mon ton. Jalouse, je n'avais pas pu m'empêcher de laisser transparaître ma jalousie. Indécrottable. Mais, malgré ça, cette fois-ci, c'était moi, sa cliente et le sous-entendu était clair. Je l'avais fait venir chez moi pour ça après tout. 


Retenant ma respiration, j'avais alors tendu une main légèrement tremblante vers lui. Invitation sans détour ni malentendus. Fini de jouer et de tourner autour du pot. J'avais pensé à ça toute la journée et je ne le laisserais pas s'échapper sans avoir tenté ma chance. Je n'avais rien à perdre de toute façon. ça ou rien... 


Sauter dans le vide sans parachute aurait moins fait battre mon cœur que de déplier mon bras vers lui à cet instant.


Il avait alors plongé ses yeux sombres dans les miens et nous nous étions mesurés ainsi pendant quelques secondes, debout au milieu de mon salon. Son masque impassible s'était fendillé peu à peu et son regard imperturbable s'était adouci, un battement de cil plus rapide que les autres, une mâchoire qui s'était légèrement détendue, une bouche un peu moins pincée, un presque rien qui avait tout changé et qui m'avait donné le courage de rester ainsi, ne dissimulant pas mes intentions.


Je ne sais combien de temps j'étais restée comme ça, la main tendue dans sa direction. Anxieuse, je l'avais observé pendant les quelques atroces secondes où il avait posé délicatement son verre sur la table basse avant de se relever vers moi. J'avais été persuadée qu'il allait tourner les talons et me laisser plantée là, au milieu de mon salon parfait, la main tendue vers lui, comme une ultime humiliation.


*****


Quand Saeko me transmet le dossier, je sens tout de suite un truc louche. J'ai reconnu immédiatement l'adresse du studio dans lequel se trouve le bureau de ton manager. Ce n'est pas parce qu'elle a ouvert son veston sur ses avantages féminins que je me suis laissé berner. 


Cependant, je joue mon rôle, essaie de lui pincer les fesses et de plonger mes doigts entre ses seins. J'aimerais bien y arriver un jour ou l'autre, ils sont quand même sacrément tentants, ses seins. Je lui fais promettre les trucs habituels et sa liste de dettes s'allonge encore. En gros, je fais comme si de rien n'était, comme si je n'avais pas noté son petit sourire pincé et ses mains moites qu'elle a frottées nerveusement sur son tailleur impeccable de commissaire nouvellement promue. Après tout, c'est peut-être ce qu'il me faut pour te chasser définitivement de ma cervelle incontrôlable : te revoir.


Et pourtant, quand je me retrouve assis dans ce fauteuil en cuir rouge, froid, inconfortable et prétentieux, je réalise quelle connerie j'ai faite. Je me suis jeté la tête la première dans le plus pernicieux piège qu'on pouvait me tendre : ce bureau est parsemé de photos de toi. Il y a bien d'autres filles dans les cadres en noir et blanc, mais je ne vois que toi. Et je ne peux pas refuser l'offre que ce crétin dodu est en train de me faire. 


J'ai retenu ma respiration quand tu as ouvert la porte. Tu étais là, derrière moi, palpable, accessible, réelle, vivante, proche... toute proche puisque tes pas t'ont menée jusqu'à moi. Je déguste à nouveau le plaisir de croiser ton vrai regard sans le filtre d'un papier glacé. Tu as changé. On dirait que tu as grandi. Tu es nerveuse mais tu n'hésites plus. Tu me souris et nos yeux qui s'accrochent me transpercent. 


Putain ! Mais quelle connerie ! Ah, j'en ai fait des conneries dans ma vie, et pas des moindres, mais là, je dois dire que c'est la plus grosse ! Comment ai-je pu penser pouvoir me sevrer de toi en te revoyant ? Non mais franchement, quelle connerie !


Comme j'ai envie de toi à cet instant ! Envie de tout envoyer balader, de flanquer ton manager qui ressemble comiquement à un tatou, dans le couloir et de te serrer contre moi, de te toucher, de t'embrasser, de te déshabiller, de te sentir, toi, ta peau, ton odeur. De te mordre, de te goûter, de te renverser, là, sur ce bureau... Tu n'imagines même pas les images qui ont traversé mon esprit quand tes yeux surpris ont croisé les miens. Surpris et... heureux ? Soulagés ? Ébahis ?... Non, heureux. Es-tu heureuse de me revoir, finalement ? 


J'ai envie d'effacer de mes souvenirs cet odieux regard que tu avais eu pour lui, lui, ce photographe ignoble, le belle-gueule-joli-sourire. Je te veux pour moi, enfin. Pour moi seul ! Je veux l'effacer de toi, te le faire oublier. Lui et les autres qui ont suivi, parce que tu es à moi !!! Tu dois être à moi ! Comme j'ai eu envie de te le crier. 


Mais, je me retiens, je conserve un visage impassible, maître de moi. Rester pro, pour pouvoir demeurer encore un peu près de toi et avoir un prétexte pour t'observer encore quelque temps. Je garde mon self-control, fidèle à moi-même. J'arrive tellement bien à me maîtriser que je lance une remarque perfide qui te blesse sans surprise. Tes yeux m'assassinent et je sais qu'en d'autres circonstances, tu m'aurais atomisé. Je rirais presque si je pouvais. Nos habitudes ont la vie dure, ma belle, nos habitudes ont la vie dure.


Au cours de cet après-midi de shooting, je te redécouvre. 


Tu as changé mais tu es restée la même. Tu as changé car tu as pris confiance, je te vois évoluer comme une reine en son domaine, tu maîtrises chacun de tes gestes, chacun de tes regards. Élégante, belle, sûre de toi, souriante. La liberté te va bien. 


Tu as changé mais tu es restée la même, Kaori, car j'ai reconnu certains de tes regards, j'ai retrouvé ton sourire et la façon dont tu veilles sur les autres. J'ai aimé t'observer alors que tu donnais des conseils à une toute jeune fille, de toute évidence, morte de trouille. Les autres mannequins la lorgnaient avec un peu de mépris et de condescendance mais pas toi. Non, pas toi. Je n'ai pas entendu tout ce que tu lui as murmuré à l'oreille mais je l'ai vue te sourire et se diriger ensuite vers le plateau d'un pas assuré. Du tout toi, ça...


Heureusement que cette affaire a été aussi dangereuse pour toi qu'une paire de ciseaux pour le crâne d'Umi car je n'ai vraiment pas brillé par ma concentration ou par mes performances même si j'ai vite mis la main sur l'importun qui finalement, n'avait rien d'un fan dérangé. Enfin, rien... Fan de toi, il l'est peut-être, mais dérangé pas du tout puisque que j'ai immédiatement identifié un des plus fidèles indics d'Umi. Et il m'a juré n'avoir écrit aucune lettre de menace.


J'en ai donc rapidement déduit que Tête de Poulpe et Wonderwoman en tailleur blanc se sont ligués contre moi pour m'attirer dans cette embuscade fourbe et déloyale. Je me demande qui a envoyé les lettres qui traînent sur le bureau de ton manager. Quand je suis allé chercher ma paie j'ai bien essayé de jeter un œil sur les enveloppes mais je n'ai rien vu. Saeko ? Certainement pas. Si on reconnaît son écriture, elle risque gros. Umi, pas possible non plus, il essuie la vaisselle mais ne tient plus un crayon. Alors ? Miki ? Kazumi ? Reïka ? Quelle bande d'enfoirés !!!


Mais mon esprit se fixe alors sur une autre nouvelle qui a eu l'effet d'une déferlante sur mes neurones : je dois aller récupérer mon salaire chez toi. Chez toi ! 


Ton manager m'a tendu un bout de papier avec ton adresse mais je ne l'ai même pas regardé. Je la connais depuis longtemps. Je passe là-bas une fois par semaine pour mon inspection de routine.


J'ai hésité longuement. J'ai fait demi-tour plusieurs fois avant d'arriver au pied de ton immeuble. Après tout, je peux me passer de cet argent. En plus, cette affaire n'était qu'un coup monté par une bande d'idiots. Mais, comment résister à ton invitation ? Car il s'agit bien d'une invitation, non ? Tu sais depuis toujours ce qu'implique le paiement de mes services et tu as expressément exigé que je vienne. Comment m'opposer à cette sollicitation ? 


Ou alors, c'est juste pour que nous puissions discuter en privé ? As-tu les mêmes envies que moi ? Suis-je en train de me faire des idées, moi qui ne pense que par la partie masculine de mon cerveau et de mon anatomie ? Je rumine ces pensées jusque sur ton palier et quand tu m'ouvres la porte de ton chez-toi, j'hésite encore.


Et ici, dans ton salon impeccable, j'essaie de rester poli, mesuré, ne sachant pas si je dois t'avouer que tu m'as manqué. Pour quoi faire ? Qu'est-ce que ça changerait ? A quoi bon faire étalage de mes états d'âme, moi qui ne fais plus partie de ta vie ? 


Je n'ai pas le droit. 

Je t'ai laissée partir. 

Je t'ai poussée à partir.

Je dois assumer mon choix. 

Ne pas te montrer pour que tu ne renonces pas à ce qui est si cher à ton coeur... pour moi.

Tu es heureuse, sans moi. 

Tu vis bien, sans moi. 

Ton appartement est confortable, tu l'as acquis et décoré, sans moi. 


Tu me tends un verre de whisky. Je souris. C'est mon préféré. Il y a des choses que tu n'as pas oubliées. Je tique quand je te vois t'en servir un mais je retiens mes objections. Ton regard m'assomme plus qu'une de tes anciennes massues que tu maniais avec la brutalité et la sauvagerie qui sont tiennes. 


Au cours de notre discussion, je ne sais pas trop où poser mon regard. Je cherche discrètement des indices de ta vie ici, dans ce décor que je ne connais pas. Mais rien ne dépasse. Je souris, un peu déçu, en pensant que tu n'as pas laissé traîner de pot de glace vide sur ta table basse... En dévores-tu encore ou fais-tu attention à ce que tu manges pour conserver ta silhouette ? 


Sur la table basse en verre brillant et immaculé, je remarque la mallette qui contient certainement mon salaire. Elle me crie que je n'ai rien à faire là. Je n'ai rien fait pour mériter l'argent qu'elle contient et encore moins d'être ici avec toi. J'essaie de te l'expliquer mais tu me coupes brusquement la parole et tes mots me percutent de plein fouet :

— Tes clientes ont toujours droit à une ristourne si elles paient une partie en nature ? 


Que te répondre, Kaori ? 


Te mentir et prétendre que non ? 

Non, je ne fais plus ce genre de petit arrangement... tu ne me croirais pas de toute manière et tu aurais bien raison.


T'avouer franchement que oui ? 

Oui, elles y ont toujours droit et je ne me suis pas privé de ces délectables plaisirs indécents. Oh que non ! Et pourquoi l'aurais-je fait d'ailleurs ? Tu ne t'es pas gênée non plus, à ma connaissance ! 


Et enfin, je distingue l'énormité des mots que tu viens de prononcer. Aujourd'hui, c'est toi, ma cliente. Et ta proposition est claire même si tu l'as dissimulée sous l'aigreur jalouse de ta voix. Mon cœur bondit dans ma poitrine et je sens mon verre trembler légèrement quand tu tends vers moi ta main et tes yeux... Tes yeux ! Ce regard... 


Pour la première fois de ma putain de vie, je ne sais ni quoi faire ni quoi dire. Je prends le temps de poser mon verre sur la table basse, juste à côté de la mallette, pour pouvoir réfléchir un peu, pour réfréner les images de toi qui reviennent me hanter. 


Ai-je le droit d'accepter ? Ca reviendrait à nier tout ce qui m'a tenu éloigné de toi depuis tout ce temps : ton bonheur, ta liberté, ta vie. Une vie normale, confortable, sûre, élégante... Sans moi.


Ai-je seulement la force de refuser ? Tu as tellement occupé mes rêves, mes souvenirs et mes fantasmes... J'ai l'impression que tu vas t'évaporer comme quand je m'éveille et que ma gueule de bois me vrille les tempes.


Mais quand je me redresse, tu es toujours là, immobile, le bras tendu devant toi, m'invitant à te suivre. Mon regard suit tes phalanges, poursuit le long de ton bras, détaille le fin coton blanc de ton chemisier qui couvre tes épaules. J'admire ton cou, ta mâchoire légèrement crispée, ta bouche, ton regard... Et je ne vois plus que tes yeux. Tes yeux qui m'attrapent, me happent, me saisissent, m'attirent, m'agrippent, me volent... 


Non, non, non, Kaori ! Ne me regarde pas comme ça, s'il-te-plait ! Je ne pourrais pas lutter ! 


Et sans que je ne m'en rende compte, mes doigts, traîtres, perfides et sournois, mes doigts, eux, ont décidé ce que je dois faire et ils sont partis pour rencontrer les tiens...



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