La lettre

Chapitre 1 : Avec ou...

4519 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 04/09/2024 11:10

“Cher Ryo,


Je t'écris cette lettre car je m'en vais aujourd'hui. Je ne quitte pas seulement notre quartier, notre appartement, notre partenariat, notre vie ensemble comme il y a cinq ans, je quitte Tokyo, je quitte le Japon, je quitte mon ancienne vie. Je te quitte toi. Je vais à New York. Mettre un océan et des  milliers de kilomètres entre nous m'est devenu une nécessité. 


Il y a cinq ans, je suis partie parce que c'était, à ce moment-là, la seule solution que je parvenais à envisager. J'étais tellement en colère contre toi. Tu avais été tellement odieux quand j'étais revenue à la maison après mon contrat avec Eriko …”


Repenser à cette période de ma vie me faisait mal mais j'avais besoin d'écrire ces lignes. 


A ce moment, j'avais accepté ce job de mannequin que mon amie styliste Eriko me proposait depuis si longtemps et j'avais pensé au départ que ça serait juste pour remplir notre frigo qui restait lamentablement vide, comme nos poches d'ailleurs et le tableau des messages. Le pire, c'était que cette situation ne semblait même pas inquiéter Ryo. 


A ma grande surprise, ce job, qui m'avait semblé superficiel et dénué d'intérêt, m'avait plu et j'étais revenue après une semaine de shooting en bord de mer pleine de confiance en moi et heureuse de ce que j'avais accompli.


Je me rappellerais toujours de son regard méprisant quand Ryo avait lorgné les planches de clichés que j'avais rapportées à la maison, fière et impatiente de lui montrer à quoi je ressemblais vraiment en maillot de bain et en lingerie. Il avait grommelé quelque chose en se grattant le crâne et il avait tourné le dos en ajoutant :

— C'était franchement pas la peine de partir aussi loin et aussi longtemps pour faire ce genre de trucs. C'est de mauvais goût en plus, mettre de si belles choses sur un mec. Si au moins on voyait quelque chose d'intéressant ... Quel gâchis ! 

— Quoi ? Je n'en avais pas cru mes oreilles.


En se servant un café, il m'avait interrompue, toujours le dos tourné :

— Mais si tu veux continuer à perdre ton temps pour ce genre de nullités insipides et sans intérêt… va !


En d'autres circonstances, je l'aurais assommé, purement et simplement. Mais là, j'avais été soufflée. Coupée dans mon élan. D'un coup, tout s'était effondré autour de moi. J'avais eu si mal. 


Des nullités. J'avais fait des nullités sans intérêt. J'avais adoré faire des nullités sans intérêt. J'étais donc une nullité sans intérêt. Voilà ce que j'avais pensé. 


Alors que j'avais été si fière de moi, fière d'avoir dépassé ma timidité maladive, surprise de m'être trouvée plutôt jolie, comblée de ne plus être considérée comme un garçon manqué, impatiente de lui prouver que je pouvais être autre chose que : travelo - fesses plates - petite poitrine... Et moi qui espérais provoquer en lui une sorte de déclic avec ces photos... Naïve ! 


Et il venait de me piétiner. Car en plus de me trouver moche, il me trouvait nulle et sans intérêt. Ça avait été pire que tout. Ses mots avaient allumé une colère qui m'avait complètement dépassée. Et c'était cette colère qui m'avait permis de m'émanciper de lui. D'un coup. Brusquement. J'en avais eu ras-le-bol de lui, de notre vie si compliquée, de ses réticences, de ses éternelles hésitations, de son manque de confiance en moi et en mes capacités à faire des choix que j'étais capable d'assumer. 


Oh, Ryo, comme je t'ai détesté à cet instant. Oui, je t'ai haï. Comme jamais je n'ai pu te haïr auparavant. ! J'ai eu envie de te frapper, oui, mais pas comme d'habitude. J'ai eu envie de te cogner à mains nues, de t'écorcher avec mes ongles, de te faire mal, de te marquer dans ta chair, de te griffer le cœur et de te faire souffrir autant que je souffrais moi. 


Mais je ne l'ai pas fait. Je n'ai même pas réagi. Pourquoi ? Parce que j'étais persuadée que c'était peine perdue. Alors j'ai fui. Je pensais qu'en partant, tu réaliserais combien j'avais mal, mais je crois que je me trompais, non ? Avais-je tort, Ryo ou avais-tu compris ?”


J'avais tourné les talons, reprenant mon sac de voyage que je venais pourtant de poser à mes pieds, la gorge serrée de rage, les jambes en coton, le cœur battant dans mes oreilles. Je n'avais pas vraiment fait attention aux affaires que j'avais récupérées : la photographie de Hideyuki et moi ainsi que la bague qu'il m'avait laissée étaient les seules choses qui comptaient véritablement pour moi. Et elles étaient déjà dans mon sac.


C'était à ce moment-là que j’avais réalisé qu'en sept ans de partenariat et de colocation, Ryo ne m'avait absolument rien offert, ni pour Noël, ni pour mon anniversaire, ni simplement pour me faire plaisir. Je n'avais rien à emporter qui aurait été un souvenir de lui, de nous. Pas un présent, pas une seule carte, pas un seul bibelot d'une fête foraine, rien. Il ne m'avait absolument rien laissé. 


Sale con ! C'étaient là mes seules et uniques pensées. 

Sale con ! Je l'ai répété des centaines et des centaines de fois.

Sale con ! J'avais perdu mon temps à attendre un sale con !


J'étais sortie de ma chambre avec grand fracas et j'avais fait claquer la porte derrière moi. Elle en avait tremblé sur ses gonds. J'avais alors entendu le son de la télévision derrière la porte de sa chambre. J'avais hurlé pour être sûre de couvrir le bruit de son odieux film :

— Je m'en vais, Ryo. Je vais aller faire des nullités insipides et sans intérêt ! Et c'est définitif ! Adieu !


Et puis j'étais arrivée en bas des escaliers et il n'était toujours pas sorti de sa chambre. 


Après avoir claqué la porte de l'appartement, il n'était toujours pas là alors que j'étais restée debout, immobile sur le palier pendant quelques instants, retenant mon souffle.


J'avais ensuite descendu les marches, le cœur tendu vers la porte de l'appartement, espérant l'entendre tourner sur ses gonds... mais seul le silence m'avait répondu. 


Les quatre étages avaient suivi et rien ne s'était passé. J'avais hésité avant d'ouvrir la porte de l'immeuble. Peut-être avais-je entendu un bruit finalement ? 


Et puis, j'avais dû me rendre à l'évidence. Il n'allait pas me retenir. Il ne viendrait pas me chercher, il n'allait pas courir pour m'attraper par le bras et me demander de rester avec lui. Non. Ça, c'était dans mes rêves... Rien, il n'avait jamais rien fait, il ne faisait rien et il n'allait rien faire. En plus d'être moche et nulle, je n'étais rien. Même plus sa partenaire. 


J'étais alors sortie, marchant rageusement sous nos fenêtres. Arrivée au coin de la rue, j'avais cédé à la tentation de me retourner... Mais je n'avais même pas aperçu sa silhouette une dernière fois. J'avais tellement de mal à réaliser que je n'avais même pas réussi à pleurer. 


Je faisais mes valises et il ne bougeait pas un orteil. Pitoyable. 

Sept ans de vie partagée et pas une once de réaction. Lamentable. 


Comment avais-je pu être assez naïve pour penser une seule seconde que Monsieur Ryo Saeba, le Grand Étalon de Shinjuku, Sauveur de ces Dames et Invincible City Hunter, le Grand Numéro—Un allait dénier tenter de me rattraper ? Comment ? Ma colère contre lui s'était muée en rage contre moi-même et ma naïveté ridicule, mes espoirs bafoués, mes rêves idiots d'adolescente romantique... 


Quelle conne ! Non mais : Quelle conne ! J'avais perdu mon temps à attendre l'amour d'un homme qui n'avait absolument aucune considération pour moi. Mais quelle conne !


Pendant que je marchais vers l'appartement d'Eriko avec mon seul sac de voyage bourré à craquer, je m'étais peu à peu rendue compte qu'en vivant avec lui, je m'étais sentie dépérir à petit feu, infantilisée, couvée, emprisonnée par mes propres sentiments pour lui depuis ces sept années passées à ses côtés, à l'attendre. J'avais eu besoin de respirer et je m'étais brusquement envolée. Loin de lui.


Quand Eriko m'avait ouvert la porte de son appartement, elle m'avait regardée, les yeux écarquillés :

— Mais qu'est-ce que tu fous là, Kaori ?

— Je peux habiter avec toi ? Le temps de me trouver un appart à moi ?

— Ryo ? avait-elle simplement demandé, visiblement contrariée.

— Ce crétin ne mérite pas que je reste encore une minute de plus avec lui, avais-je répondu sèchement avant de m'effondrer en larmes dans ses bras.


J'avais pleuré pendant plus de deux jours. Deux jours durant lesquels Eriko n'était pas allée travailler. Elle était restée auprès de moi, me cajolant de petits plats du traiteur d'en bas le matin, de crèmes glacées au chocolat l'après-midi, de bière et de saké le soir et la nuit. Pendant tout ce temps, la télévision avait été branchée en permanence sur des films tellement romantiques que j'en avais eu finalement envie de vomir.


Puis, un matin, j'étais allée prendre un long bain chaud et j'étais ressortie de la salle de bain, enroulée d'une serviette et toute entourée de vapeur pour rejoindre Eriko qui sirotait son café en regardant le soleil se lever :

— Tu as du boulot pour moi ? avais-je demandé d'une voix ferme.


Elle s'était tournée vers moi, un sourcil levé :

— Quel genre ? Un job d'appoint ou définitif ?

— Définitif, avais-je répondu sans hésiter.


Je n'avais pensé qu'à ça pendant ces deux jours. En dehors de mes sentiments refoulés pour Ryo, bien entendu. Que faire de ma vie maintenant ?


“Car te quitter, Ryo, allait avoir une conséquence énorme pour moi : j'allais devoir changer de vie. Et ça, j'en étais parfaitement consciente. Et la nouvelle vie qui me tendait les bras était complètement à l'opposé de celle que je menais avec toi. Elles étaient même totalement incompatibles. Je l'avais expliqué maintes et maintes fois à Eriko quand elle tentait de me convaincre de travailler avec elle, définitivement. Ce qui était parfaitement impossible avant. 


J'avais essayé de faire comprendre à mon amie que je ne pouvais pas envisager de rester ainsi dans la lumière. Exposer mon visage. Me mettre en avant. Une carrière, une vraie carrière dans le mannequinat ne pouvait se conjuguer avec une vie dans la clandestinité et la violence comme celle qui était la nôtre à ce moment-là. : Comment justifier mes absences en cas de mission prioritaire ? Comment expliquer d'éventuelles blessures et ecchymoses, inévitables dans cette activité ? Et si, un jour, un ennemi faisait le lien entre moi-la mannequin et moi-la moitié de City Hunter ? Les risques étaient trop grands et je risquais de mettre en danger tous ceux qui s'approcheraient de moi.


Je savais dès le début que ces deux carrières étaient parfaitement incompatibles. Et, quand j'étais revenue à la maison après ce premier shooting, ce jour-là, j'avais été tellement sûre de mon choix. Si j'avais hésité pendant cette semaine passée sans toi, quand j'avais ouvert la porte de notre appartement j'avais été certaine d'une chose : je voulais rester City Hunter. City Hunter avec toi. Je voulais travailler avec toi, vivre avec toi, me battre à tes côtés. City Hunter et rien d'autre. C'était la seule voie possible. Je ne voulais pas en concevoir une autre.


Et puis tu as prononcé ces putains de mots débiles. Et tout a changé… Et je me suis rendue compte que j'envisageais de sacrifier quelque chose qui me faisait du bien pour... 

Toi ? 

Toi qui m'accueillais sans joie, encore à moitié endormi à deux heures de l'après-midi, toi et tes vêtements de la veille empestant le parfum pour femme bon marché et le col couvert de rouge à lèvres ? 

Toi qui n'en avais absolument rien à faire de moi ?”


— Tu es sûre de ton choix et de ce que cela implique ? m'avait demandé Eriko. Je pensais que tu ne renoncerais jamais à City Hunter. 


J'avais alors hésité. Au moment où j'avais entendu ses mots, j'avais eu l'impression détestable d'abandonner mon frère et de trahir son idéal. Mais, j'avais ensuite songé : Non, Hideyuki ne m'en voudrait pas une seule seconde pour ça. Il me comprenait. Lui.


Eri avait soupiré tristement en me versant une tasse de café :

— Finalement, cet idiot t'aura facilité la tâche. Tu as pu choisir ...


Je lui avais souri et nous avions trinqué avec nos tasses fumantes :

— Bienvenue dans la fosse aux lionnes, ma belle. Tu verras, City Hunter, c'était du gâteau à côté de ces harpies !


Et nous avions ri. Tout simplement. 

Et j'avais recommencé à vivre. Tout simplement.


“Puis, ma colère contre toi a fini par retomber. Finalement, Eriko avait raison sur deux points : les filles étaient de vraies harpies entre elles et tu m'avais bien facilité la tâche car je ne regrettais absolument pas mon choix. Je me suis même demandé parfois si je ne n'aurais pas dû te remercier d'avoir prononcé cette maudite phrase qui a tout fait basculer ...


Petit à petit, j'ai réussi à me prouver que je pouvais me débrouiller sans toi. Et alors que le temps passait, je me suis rendue compte que tu n'étais pas venu me chercher. Et là, ma colère s'est transformée en tristesse. Je t'attendais, je t'espérais, je te guettais ... mais rien. Tu n'es jamais venu me chercher.” 


Il ne s'était même jamais soucié de savoir où j'étais, si j'allais bien, si j'étais en sécurité. Rien, il n'avait rien fait ! Rien ! Il s'inquiétait plus quand une de ses précieuses bunnies manquait à l'appel ! 


Et je lui en avais voulu pour ça ! S'il savait combien je lui en avais voulu ...


J'allais rendre visite à Miki et Umi de nombreuses fois. Mais il n'était jamais là. Je sentais même un malaise palpable quand j'étais là-bas et mes visites se sont peu à peu espacées. Surtout que je ne voulais pas leur poser les questions dont les réponses m'auraient fait tant de mal :

M'avait-il remplacée ? 

Avait-il eu des clientes ?

Allait-il bien alors que j'étais partie ? 

Était-il heureux sans moi ? 

Pouvait-il enfin profiter de la vie et de son statut de célibataire pour s'adonner sans complexe et sans remord à ses vices ? 


Je n'avais jamais demandé de ses nouvelles à nos amis car j'avais peur de leur réponse. Et s'ils me répondaient : 

– Oui, oui, il va bien. Il se porte comme un charme ! 


Oh mon Dieu, envisager cette réponse me fendait le cœur et entretenait ma rancune. Je n'étais donc rien pour lui ? Alors, soit, mais il ne serait rien pour moi non plus ...


Et si leur réponse était : 

– Non.

Si, Mick, Miki ou Umi m'avaient répondu que non, non, il n'allait pas bien, qu’aurais-je dû faire ? 

Aurais-je dû tout abandonner ? Mon nouveau travail, mes nouveaux amis, mon nouvel appartement, ma divine liberté pour aller le consoler ou faire une nouvelle fois comme si de rien n'était ? 

Aurais-je dû faire ce dernier pas vers lui ? 

A nouveau accepter qu'il me fasse mal, soi-disant sans le vouloir ? 

Aurais-je dû à nouveau pardonner ? Lui pardonner ? Encore ? A cause de son passé, de ses difficultés à assumer des sentiments qui le dépassaient ? 

Et si je l’avais fait, m'aurait-il accueillie ou m’aurait-il rejetée pour ne pas dévoiler sa faiblesse, sa douleur ou son manque de moi ? 


Peut-être était-ce une erreur de ma part mais je n'ai jamais posé la question. 

Je n'ai jamais demandé comment il allait. 

Je n'ai pas pris de ses nouvelles. Non pas par indifférence mais par lâcheté. Je n'avais pas eu le courage d'entendre la réponse. 


“Mais je devais assumer.

J'avais fui. 

Je t'avais fui. 

Je devais regarder devant moi. Je devais t'oublier et passer à autre chose. Parce que vivre avec toi m'était devenu impossible, au risque de dépérir.


Sauf que ... 

Sauf que tu n'as quitté ni mon cœur ni mes pensées, même si moi, je t'avais quitté. A chaque fois que j'allais sur la tombe d'Hideyuki, je guettais des indices de tes passages. A chaque fois que je passais dans les environs de Shinjuku, mes pas me portaient jusqu'au tableau des messages. J'ai même failli écrire un XYZ un jour, juste histoire de voir si tu viendrais. 


Je te guettais à chacune de mes sorties nocturnes, cherchant ta présence, tes yeux dans la pénombre des boîtes de nuit où mes amies et mes collègues me traînaient. Mais je ne t'ai jamais trouvé. Je ne découvrais que du vide, que ton absence. 


J'ai tenu tout ce temps grâce à ma colère contre toi d'abord, puis par peur de revenir et de découvrir que tu m'avais remplacée, puis par fierté ... Après tout, toi non plus, tu n'étais pas revenu vers moi. Et pourtant, ce n'est pas faute d'être visible. Tu savais parfaitement où me trouver. Tu m'avais donc rayée de ta vie et je devais faire le deuil de notre partenariat, de ces sept années passées à tes côtés, de ma vie avec toi. J'ai dû construire autre chose, une nouvelle existence et petit à petit, j'y suis parvenue... enfin, presque…”


Et finalement, ma nouvelle activité professionnelle avait pris toute la place. J'avais travaillé avec d'autres qu'Eriko, j'avais pris un agent, Minato.


Peu à peu, les blessures s'étaient refermées et j'étais allée de l'avant. Ce qui ne m'avait pas évité les pincements au cœur quand je repensais à lui et à nos moments de complicité, car, je devais bien le reconnaître, il y en avait eu aussi, de beaux moments qui resteraient à jamais gravés dans ma mémoire ... 


Je respirais, je volais de mes propres ailes, j'étais maître de ma vie, je prenais mes décisions, je gérais ma carrière. J'avais tenté de remplir le vide. Et, en un sens, j'y étais parvenue.


Et puis un jour, quelque chose avait changé en moi.


****


La porte du Cat's s'ouvre brutalement et Mick me bouscule. Et soudain, une douleur sourde irradie depuis ma mâchoire jusque dans mon crâne. Je souris alors que le sang gicle de ma bouche et s'écrase au sol. Je n'ai même pas senti le coup venir tellement il a bien dissimulé sa colère :

— Ryo! Get out of my eyes, asshole! hurle-t-il.


Je relève la tête, me frottant la lèvre, et je l'observe qui se tient la main, ouvrant et refermant méthodiquement son poing.

— Putain, le con, songé-je. J'espère qu'il ne s'est pas flingué la main, un tendon ou un truc... Ça n'en valait pas la peine.


Il me toise de toute sa hauteur et me balance son dédain à la figure :

— T'es vraiment qu'un connard !

— Je sais.

— Tu sais ? C'est tout ce que t'as à répondre ? Elle est partie ! Partie ! Et elle reviendra pas ! C'est ça que tu voulais ? Lui briser le cœur ? Va la chercher !

— Non. C'est bien comme ça.

— Connerie.

— Non. C'est bien comme ça. Répété-je sur le même ton.


C'est vrai. 


C'était vraiment ce que j'avais ressenti quand tu étais revenue de ton shooting. Je t'avais aperçue au coin de la rue, portant ton sac de voyage sur l'épaule. Ta démarche avait changé, un peu plus chaloupée, les épaules légèrement en arrière, ton port de tête plus fier, ton sourire plus doux. Tu ressemblais alors à n'importe quelle jeune femme de vingt—huit ans. 


Belle. 

Loin, très loin de la vie que je pouvais te proposer, loin de moi, tu avais été heureuse, ça crevait les yeux, et, même si cette constatation m'avait vrillé les entrailles, je n'avais pu que l'admettre. Quand tu avais déposé ces photos de toi sur la table du salon, la preuve de ce que j'avais pressenti m'avait littéralement pété à la gueule. Tu n'étais plus cette gamine apeurée que j'avais rencontrée quelques années auparavant. Tu étais devenue une jeune femme, une belle jeune femme. 


Lumineuse. 

Ta démarche et ton sourire éclatant m'avaient envoyé violemment toute mon impuissance à faire ton bonheur en pleine face. Je m'en étais alors voulu de m'être saoulé la veille et de ne pas m'être changé. J'empestais le parfum bon marché, capiteux, sucré, écœurant et ma chemise portait encore les stigmates de ma concupiscente soirée de débauche. Pitoyable. J'étais pitoyable.


Sûre de toi.  

Rien à voir avec la jeune fille tétanisée par la vue de mon arme quand nous avions vengé Hideyuki. Je t'avais égoïstement attirée dans mon monde et je me devais de te renvoyer dans le tien. Aujourd'hui.


Heureuse. 

Tu avais été heureuse loin de moi. Sans moi. Et je t'en ai voulu, Sugar, si tu savais comme je t'en ai voulu à cet instant. 


Transformée.

Tu avais été heureuse loin de moi. Sans moi. J'avais alors pris une résolution douloureuse, une décision atroce et pénible mais inéluctable : il devait en être toujours ainsi désormais. 


Pendant quelques secondes, je n'avais pas regretté mes mots :

— C'était franchement pas la peine de partir aussi loin et aussi longtemps pour faire ce genre de trucs...  Mais si tu veux continuer à perdre ton temps pour ce genre de nullités insipides et sans intérêt… va ! 


Quand j'y repense, c'était lourd de sens. J'avais essayé de te dire que tu m'avais manquée et comme d'habitude, je m'étais planté. Je t'en voulais de m'avoir laissé seul pendant toute une semaine, sans même me passer un coup de téléphone, sans me donner de nouvelles, rien. 


Une semaine où tu avais été sans moi, une semaine où tu avais été heureuse sans moi, tu t'étais épanouie sans moi. J'aurais dû te dire les choses autrement mais c'était sorti comme ça. 


Et pendant que tu avais empaqueté tes affaires, je m'étais rendu compte que ces phrases blessantes étaient finalement bénéfiques. Elles te permettraient de me détester et de partir loin de moi, pour de bon. Tu allais pouvoir t'émanciper de moi sans passer par la case crise de larmes et négociations auxquelles j'aurais bien évidemment cédé et les choses n'auraient jamais changé pour toi. 


Car je n'ai rien à t'offrir. Vraiment rien. Rien de ce dont tu avais besoin. Rien qui puisse te rendre aussi heureuse que sur ces clichés. C'étaient eux que j'avais regardés, enfermé dans ma chambre, pétrifié, pendant que tu quittais l'immeuble et notre rue. Je savais qu'aller à la fenêtre pour te voir une dernière fois signifiait prendre le risque de m'élancer à ta poursuite. Et non, je n'ai pas cédé à cette envie de courir derrière toi. 


Cette fois, ma décision était prise : tu devais être heureuse. Heureuse loin de moi. Ça serait douloureux au début et puis, ça finirait par passer. Comme tout. 


La voix dure et sèche de Mick me tire brutalement de mes pensées : 

— Fucking bullshit. Elle t'aime et tu la fais souffrir.  


Je me redresse, agressif :

— Ne me donne pas de leçons, l'Amerloque. Tu fais pas mieux, toi, avec Kazue.

— Mêle pas Kazue à ça ! me répond-il en me pointant de son index ganté, le regard haineux.

— Pourquoi ? Tu crois que tes sorties avec moi au Kabuki-Cho ne la font pas souffrir ?

— Elle sait bien que je ne franchirai pas la ligne, lance-t-il, sûr de lui.


Je lui tourne alors le dos en murmurant :

— Mouais. Pour l'instant. Mais ça viendra. Tôt ou tard, les types comme toi et moi finissent par les faire souffrir. Au moins, je ne lui laisse pas croire que je suis capable de la rendre heureuse, moi.

— Asshole ! conclut-il avant de tourner les talons et il s'en va.


Un an après cette conversation, la porte du Cat's s'ouvre brutalement juste avant mon arrivée et Mick me bouscule en m'ignorant ostensiblement. Il tient comme ça, depuis tout ce temps, sans m'adresser ni un mot ni un regard. Je le comprends. Je ne lui en veux même pas. Après notre dernière conversation, je suis devenu transparent pour lui. Et aujourd'hui ne fait pas exception. Il ne supporte plus de rester en ma présence et me le fait savoir une fois de plus. 


Je me laisse tomber sur le tabouret en face d'Umi qui me regarde sans me voir. Il est le seul à me parler depuis ton départ. Peut-être parce qu'il est le seul à me comprendre. Après tout, lui aussi avait hésité avant de changer de vie. Et pourtant, Miki est totalement apte à se défendre. 


Elle a connu les champs de bataille et sait manier une arme. Pas comme toi. 

Elle a déjà donné la mort et sait comment y échapper. Pas comme toi.


Je lève les yeux vers elle mais, comme toujours, Miki ne daigne pas répondre à mon habituelle question :

— Comment elle va ?


Après un moment de silence, Umibozu pose mon café devant moi :

— Bien. Elle négocie un nouveau contrat, un truc pas mal à ce que j'ai cru comprendre. Son nouvel appartement lui plait. Juste un souci de voisinage : petit trafic sans importance. J'ai fait jouer mes connaissances. Tout va bien, le problème est réglé. 


Je hoche simplement la tête et bois tranquillement une gorgée de café.

— Tu devrais aller la voir, Ryo, ça serait quand même beaucoup plus simple, non ? me lance Kazumi, dédaigneuse.


Je ne réponds pas. Non, ça ne serait pas plus simple mais je n'ai pas envie de l'expliquer une fois de plus.




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