Tant de choses à vous dire...

Chapitre 1 : Tant de choses à vous dire...

Chapitre final

4698 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 31/07/2024 14:56

Je referme vivement derrière moi la porte du tripot, le Silky Club tenu par ces enfoirés de l'Union Teope, et l'air frais de cette nuit de mars me frappe le visage. Le vent joue avec mon manteau ouvert et plaque ma chemise humide de transpiration contre mon torse. Ça fait du bien. J'ai failli perdre mon sang froid, il s'en est fallu de peu. 


J'accélère le pas, faisant résonner mes semelles dans la ruelle sombre dans laquelle j'ai débarqué et où je peux laisser ma colère se déverser. Mon cœur pulse dans mes tempes. Ma respiration résonne entre les murs de béton des immeubles. Mon pied frappe une poubelle, provoquant un barouf de tous les diables, en écho à ma rage. Ça me soulage. Un peu. Taper dans un truc m'a toujours fait du bien dans ces moments-là. Je reprends ma route. 


Décidément, ces salauds ne reculent devant rien. Pour protéger leur business, ils avaient décidé de s'offrir les services de City Hunter pour éliminer la concurrence, rien que ça ! Putain, ils ne manquent pas d'air, ces enfoirés, dealers de drogue et revendeurs de mort, mafieux pourris et sans honneur. Me proposer, à moi, d'aider leur organisation criminelle ! Moi qui suis fils de policier, moi qui ai été policier, moi qui suis actuellement le dernier recours de ceux qui n'en ont plus, moi qui ne souhaite qu'une chose : offrir la justice à tous ? Ils veulent me faire adhérer à leur "cause" pour du fric ? Je ne suis pas un de ces politiques qui retourne sa veste et se vend au plus offrant, au plus riche ou au plus menaçant. Je n'ai pas peur de ces hommes-là. Je ne fléchirai pas devant eux. Jamais. 


J'ai tellement envie de les envoyer se faire cramer... 

 

Je reviendrai avec Ryo quand nous aurons un plan. Oui, on fera tout cramer. Ah, ça, ça sera un sacré feu de joie ! Pas de mise en garde, pas de plan, de procédure, de mandat, pas de juge à supplier, pas de ripou pour mettre des bâtons dans les roues. Rien de tout ça. Juste, la justice pure et dure.


Au moins, avec Ryo, je n'ai pas à me demander si je respecte les règles ou pas, si je risque ma carrière et celle de mes amis en froissant une hiérarchie corrompue jusqu'à la moelle. La loi, c'est lui et moi qui la fixons. Et là, j'ai décidé que l'Union Teope a dépassé les bornes en me demandant d'éliminer la concurrence dans la revente de drogue. D'après les indics de mon partenaire, cette nouvelle mafia thaïlandaise souhaite inonder le marché d'une nouvelle drogue, appelée la poussière d'ange. Ryo est en train de mener sa petite enquête sur le sujet, d'après ce que j'ai compris. 


L'Union Teope brûlera. Ces hommes paieront pour tout le mal qu'ils répandent autour d'eux, ici et en Thaïlande, pour les décès par overdose, pour les orphelins, pour ceux qui se retrouvent prisonniers d'une ridicule poudre blanche, d'une seringue, d'un diamant fondu qui part en fumée, d'une pilule rose ou bleue qui ressemble à un bonbon innocent, pour ceux qui meurent en ayant perdu les économies de toute une vie pour finir en marionnettes... Pour tous ceux-là.... Oh, oui, ces connards vont payer ! Ce que je n'ai pas pu faire hier en étant policier, je le ferai en tant que City Hunter. 


Mais pas ce soir... Ce soir, j'ai autre chose de prévu. En y repensant, ma colère retombe brusquement. Ce soir, c'est l'anniversaire de ma petite sœur, Kaori. Ce soir, Ryo, elle et moi fêterons sa majorité.


Je ralentis le pas alors que je me retrouve sur le boulevard du KabukiCho. Je shoote dans une canette de coca, par dépit cette fois et, malheureusement, je l'envoie valdinguer dans les pieds d'un passant qui me fait les gros yeux en me criant dessus. Je l'ignore ostensiblement. Pas le temps, pas l'énergie pour ce genre de broutilles, je le laisse m'insulter en rentrant la tête dans les épaules, les mains dans les poches. Il est ivre, il oubliera vite... Bah, voilà, qu'est-ce que je disais ? Une jolie fille a croisé sa route et hop, on n'en parle plus, il est de nouveau gai comme un pinson. Déjà il disparaît de ma vue, happé par le brouhaha et le flux des visiteurs du quartier. 


Ca toujours été très animé ici, mais, ce soir, en repensant à ce que je m'apprête à faire tout à l'heure, je me sens soudain très seul. Tellement seul. Il faut dire que j’appréhende cet anniversaire depuis des années. J'ai promis de révéler la vérité à Kaori sur son adoption mais je suis seul. Plus de famille, plus de parents qui auraient pu -dû- faire plus tôt ce que je m'apprête à faire. Je n'en ai pas envie, putain ! Dire à Kaori qu'elle n'est pas une Makimura par le sang, c'est si injuste, si cruel. J'ai toujours reculé l'échéance, pour respecter la volonté de mon père d'un côté, par peur de l’autre. Oh oui, j'ai peur, peur de découvrir la déception dans ses yeux, sa tristesse, d'entendre ses reproches, peur qu'elle ne veuille plus me voir, qu'elle ne me pardonne pas de lui avoir caché ce que je sais depuis des années. C'est ma sœur et je veux qu'elle le reste ! Ma sœur, ma petite sœur !


Elle l'a été à la minute où papa a passé la porte de notre petit appart avec elle, encore bébé, dans les bras presque vingt ans auparavant. Je me rappelle m'être demandé ce que c'était, ce drôle de paquet. Il m'a alors répondu, comme s'il avait lu dans mes pensées : 

— Hideyuki, désormais, cet enfant sera ta sœur.*


Il y a eu un moment de flottement pendant lequel j'ai entendu ma mère arriver derrière moi. Mon père l'a regardée par-dessus mon épaule et lui a annoncé :

— Elle s'appelle Kaori.


Je me rappellerai toujours que maman n'a pas hésité une seule seconde en la prenant contre elle :

— Makimura Kaori. Ça sonne bien.


Et voilà que, ce soir-là, une petite sœur avait fait irruption chez nous. Ma mère l'a aimée tout de suite et je me souviens que les mois qui ont suivi ont été une période de joie et d'allégresse. J'ai même cru que maman était guérie. Malheureusement, il n'en était rien, au bout de quelques mois, c'était la rechute. Elle s'est à nouveau retrouvée au lit. Je ne comprenais pas encore bien sa maladie à ce moment-là. Elle me disait qu'elle était juste fatiguée


Si mon père m'avait expliqué plus tard la nature de sa souffrance, la dépression, il ne m'a jamais parlé de sa cause. Ce n'est qu'après la mort de papa, en mettant à jour ses papiers, quand Kaori et moi avons déménagé pour un appartement plus petit et plus proche de l'école de police, en faisant le tri dans les tonnes de papiers qu'il avait laissé en plan, que j'ai compris. J'ai découvert que j'avais eu une grande sœur. Elle n'avait cependant pas vécu longtemps : trois semaines. Pas assez pour faire partie de la famille mais suffisamment pour marquer à jamais mes parents, laissant un vide que j'ignorais ne pas avoir réussi à combler. Avec mon recul de jeune adulte, je me suis dit que ce fantôme était sans doute responsable de la tristesse de ma maman. Et ça a fait tilt : Kaori. Elle avait été une tentative de guérison. Mon père pensait certainement qu'elle serait une sorte de remède, que la joie d'accueillir une nouvelle petite fille chez nous rendrait l'humeur, l'âme et le cœur de ma mère assez forts pour combattre sa maladie. Mais ça n'a pas suffi. Kaori et moi n'avons pas suffi. 


Peu à peu, malgré les rires et les cabrioles de mon adorable petite sœur, ma mère s'est éteinte. Un matin, elle ne s'est pas réveillée, pâle et froide, entre les draps blancs de son lit. Pour nous, les Makimura, cette mort a été synonyme de honte, sans que je comprenne pourquoi car mon père ne répondait pas vraiment à mes questions, noyant son chagrin dans le travail. Ma grand-mère, mon oncle et ma tante nous ont rejetés, certains voisins ne nous ont plus salués. Nous nous sommes retrouvés isolés, mon père, ma sœur et moi. Je pensais que c'était à cause de sa maladie, que nous avions fait quelque chose de mal, que c'était notre faute. Nous avons déménagé et caché nos souvenirs de ma mère. Ni vue, ni connue, elle a disparu de nos vies. 


De sa joie qui était certainement aussi grande que sa douleur de vivre, n'est restée que cette petite fille de cinq ans aux grands yeux graves qui me demandait où était sa maman qui ne lui faisait plus de bisou le soir et pourquoi son papa ne rentrait jamais du travail.

— Toi, tu ne me laisseras pas, hein ? balbutiait-elle avant de s'endormir. Tu resteras avec moi pour toujours, grand frère ?


Et chaque soir, dans le noir, je lui promettais dans un murmure, alors que ses paupières se fermaient sous le poids de la fatigue, de toujours veiller sur elle, de toujours être là pour elle, de toujours être son grand frère. 

— Toujours, petite sœur. Je resterai toujours avec toi. Je te le jure. 


J'ai tenu ma promesse. Quand nous nous sommes retrouvés seuls, elle et moi, à la mort de papa, je me suis occupé d'elle. J'étais presque majeur et j'ai obtenu sa garde. Nous sommes restés tous les deux, veillant l'un sur l'autre, comme avant.


Ce qui a changé ma vie ce jour-là, alors que je rangeais les cartons pour quitter l'appartement paternel, c'est ce que j'ai trouvé, à côté de l'acte de naissance de cette grande sœur disparue trop vite : le rapport du légiste sur la mort de ma mère. J'ai ainsi découvert que maman avait vraisemblablement combattu sa mélancolie de la pire des façons : la drogue. Elle se sentait probablement honteuse ou coupable, sans aucun doute impuissante. Je me suis imaginé qu'en voulant oublier, elle n'avait réussi qu'à sombrer encore plus, jusqu'à l'overdose. Ou bien était-ce l'inverse ? Avait-elle toujours été accro ? Avait-on pris sa dépendance pour de la tristesse ? Impossible de le savoir, je devrais continuer à vivre avec ces incertitudes.


Je me dis aujourd'hui qu'au moins, au moment de mourir, elle n'a pas souffert, qu'elle est partie sans douleur, dans un nuage d'opioïdes trop dosés. Je comprends pourquoi papa, en tant que policier, n'a pas pu nous parler de ça. Ça se passait devant lui et il n'avait rien pu faire.


Et on se demande pourquoi je déteste tant les trafiquants de drogue ? 


Jamais je ne pourrai les laisser faire sans me battre. Jamais je ne pourrai participer à ce commerce de rêves artificiels ou me sentir responsable de la chute et de la mort de milliers de personnes. Je refuse d'infliger cette douleur à d'autres familles. Un junky n'est pas seulement un consommateur, c'est aussi le fils ou la fille de quelqu'un, un père ou une mère, un frère ou une sœur, un être cher.


Je m'arrête. Perdu dans mes pensées, je viens d'arriver devant le parc de Shinjuku où j'ai garé ma voiture. Quelques amoureux se promènent encore, quelques touristes aussi. Je sors une clope de mon paquet à moitié écrasé. C'est ici que j'ai raconté une partie de cette histoire à Ryo il y a à peine quelques heures. J'en avais déjà parlé auparavant à Saeko, mon ancienne collègue, lui révélant à elle aussi les circonstances tragiques de l'adoption de Kaori. 


A l'époque, mon père surveillait de près un yakuza, un homme de main très zélé qui essayait de monter en grade. Une nuit d'orage, l'homme l'avait repéré et avait essayé de fuir en voiture ; mon père l'avait alors pris en chasse. Après une longue course poursuite, le véhicule du malfaiteur avait dérapé dans un virage et s'était renversé, rebondissant en plusieurs tonneaux. Mon père ignorait alors qu'un bébé se trouvait à bord, bien attaché dans sa nacelle qui l'avait sauvé. En s'approchant de la portière conducteur, il avait entendu ses pleurs, l'avait libéré et pris dans ses bras, constatant avec soulagement qu'il n'était pas blessé. 


Dans un dernier souffle, le yakuza avait remis à mon père une bague dans un écrin rouge, affirmant qu'il s'agissait d'un bijou que sa femme avait achetée pour leur enfant, une fille nommée Kaori, avant de mourir. Comme mon père s'était senti responsable de l'accident et que la petite n'avait plus d'autre famille en vie, il l'a prise pour veiller sur elle.


Quand j'ai raconté cette histoire à Ryo, il n'a rien dit. Il a certainement compris que j'avais juste besoin de décharger mon fardeau. Quant à Saeko, elle a détourné son beau regard de moi et a lancé, agressive : 

— Ça change tout qu'elle ne soit pas ta sœur par le sang.


J'ai été tellement surpris que je n'ai rien trouvé à répondre. Que Kaori ne soit pas ma sœur, ça ne changeait rien pour moi... Et surtout, je ne veux pas que ça change quoi que ce soit, c'est ça mon problème. Comment Saeko pouvait-elle ne pas comprendre ça ? Qu'allait-elle imaginer ?


J'ai baissé les yeux, confus, cherchant les mots pour ne pas la froisser. En ce moment, on ne s'entend plus aussi bien qu'auparavant. Elle m'en veut d'avoir démissionné de la police l'année dernière. Elle ne m'en a rien dit mais je le sais, je la connais par cœur. Elle qui a fait une force de sa féminité que les autres hommes considéraient comme une faiblesse, elle qui brille sur tous les plans, elle, déterminée et sans complexe, elle, la fille aînée du Préfet de police, elle ne comprend pas qu'on puisse aimer agir dans l'ombre, sans salaire et sans reconnaissance, sans équipe et sans loi.


Mais si à un moment, j'ai fui ma prison de procédures et de corruption, je ne voulais cependant pas m'éloigner d'elle. Travailler à ses côtés me manque... Ou plutôt c'est me trouver en sa présence qui me manque, former à nouveau notre duo, un duo pour qui un regard échangé suffisait à se comprendre. Je voudrais à nouveau sentir cette alchimie entre nous deux. Mais comment lui dire ça ? Surtout que Ryo est arrivé entre nous depuis. Amateur de jolies femmes, il est un dragueur invétéré et il n'avait pas manqué pas de la charmer dès que je les ai présentés. Force est de reconnaître qu'il est bien plus beau garçon que moi, plus attractif, plus drôle, plus courageux, plus fort, plus fascinant. Pas simple de se mettre en compétition avec un tel adversaire.


Pendant ce moment de silence confus, assis sur mon banc, je me suis dit qu'il fallait que je lui avoue. Je devais dire à Saeko ce que je ressens pour elle. Amener le sujet en disant que ne plus être collègues représentait peut-être un nouveau départ pour nous, ça aurait pu marcher... mais j'ai hésité, j'ai baissé la tête au lieu de soutenir son beau regard.


Elle s'est levée d'un bond, visiblement fâchée et a regagné sa Porsche rouge en faisant crisser ses talons vertigineux le long de l'allée du parc. Elle m'a lancé par dessus son épaule : 

— J'imagine que c'est dur pour toi mais il s'agit de sa famille. Tu dois dire la vérité à Kaori. 


Je n'ai pas eu le temps de la retenir que Saeko démarrait déjà sur les chapeaux de roues.


Je sors de ma poche l'écrin rouge sombre. Je connais par cœur la bague qui se trouve à l'intérieur, celle qui est destinée à Kaori : un anneau en or tout simple, serti d'un petit rubis, dernière relique de sa famille biologique et que mon père m'a confiée à sa mort :

— C'est sa véritable mère qui lui a offert ce bijou, Hideyuki. Donne-le lui quand ta sœur sera majeure. Elle a le droit de savoir. Jure-moi que tu lui diras.


Et bien sûr, j'ai promis. Du coup, c'est moi qui dois me charger du sale boulot... Ce soir...


Je regarde le ciel. La nuit commence à tomber. De lourds nuages noirs s'accumulent, ça sent la pluie. Il est temps que j'aille chercher Ryo pour nous rendre chez ma sœur. Je soupire en écrasant ma cigarette, range la boîte à bijoux dans ma poche et monte en voiture. Je démarre, plus ou moins prêt à affronter la vérité. 


La vérité, la vérité...


Pourquoi attacher autant d'importance à cette sacro-sainte vérité ? C'est vrai quoi ! Est-ce que Kaori en a réellement besoin si ça remet en question l'équilibre de son monde ? Veut-elle savoir ? Est-ce que moi, j'ai envie de connaître la vérité sur tout ? Vraiment tout ? A ce stade, je ne peux empêcher mon esprit de se poser sur l'autre sujet qui m'obsède ces derniers temps : Saeko et Ryo. Est-ce que je veux vraiment découvrir ce qu'il se passe réellement entre eux deux ? Non, pas vraiment... Ou bien si ? Les imaginer ensemble... Je secoue vigoureusement la tête. Finalement, non, je ne veux pas savoir, c'est trop pénible.


Je roule en direction de Shinjuku, le quartier où vit Ryo. Soudain, une question sournoise s'impose : est-ce que je vais trouver Saeko chez lui quand je sonnerai ? 


Mon cœur se serre à cette pensée amère et douloureuse. Putain de merde, ça fait mal la jalousie ! Saeko a-t-elle déjà cédé à ses avances ? A force de ne pas oser montrer mes intentions envers mon ancienne collègue, est-ce que je vais me faire lamentablement doubler, pris de vitesse par un ami à qui je confie ma vie les yeux fermés ? Si elle se laisse charmer, est-ce que j'aurai encore une chance après son passage entre les bras experts de Ryo ? Si j'y arrive, serais-je à la hauteur ? Ai-je seulement envie d'être un "après-Ryo" ? Ou pire encore, si je reste passif et faussement indifférent, devrai-je me contenter de regrets quand je regarderai Saeko ? Des regrets parce que j'aurai été trop lâche pour tenter quoique ce soit ? 


Il faut que je fasse quelque chose pour empêcher ça ! Je ne le supporterai pas. Je vais peut-être perdre ma petite sœur ce soir, je ne veux pas perdre aussi ma divine Saeko sans me battre. Si Saeko n'est pas chez Ryo quand j'arrive, ce soir, en rentrant de notre petite fête, je passerai chez elle. Elle me repoussera ou m'ouvrira sa porte, au moins, je serai fixé. Je lui avouerai ce que je ressens pour elle. Ou alors je l'embrasserai sans me perdre dans des discours maladroits ? Je souris. En retour, elle me collera une baffe ou elle me rendra mon baiser. Quitte ou double. Oui, je vais faire ça. Je n'ai rien à perdre face à un adversaire aussi redoutable que Ryo en matière de femmes de toutes manières.


Je passe devant l'immeuble de Ryo. Pas de place pour me garer, évidemment. Je continue ma route en jurant. Quand soudain...


Perdu dans ma colère, mes peurs et mes regrets, je n'ai rien remarqué. Je me maudis, j'aurais dû me douter... j'aurais dû faire plus attention. J'aurais dû écouter Ryo et me méfier un peu plus de ces types de l'Union Teope.


Le type surgit de nulle part et se jette sur ma voiture comme une bête sauvage. Il défonce le toit. Je n'ai pas le temps de réagir. Il m'attrape par la gorge et me tire en arrière. D'un coup, mon dos heurte un mur. Je glisse au sol. J'ai mal. J'ignore l'étendue de mes blessures mais je sais que j'ai mal. Terriblement mal. 


Je prends conscience que je me trouve de l'autre côté de la rue, affalé par terre. Je relève la tête alors qu'un éclair zèbre le ciel. Je regarde mon agresseur. Je mets quelques secondes à le reconnaître, tant il me paraît différent de d'habitude mais maintenant qu'il se met debout, je réalise que c'est un indic de Ryo. Pourquoi s'en prendre à moi ? Et cette force surhumaine... Déchirer un toit de voiture... me soulever et m'envoyer voler à plus de six ou sept mètres... 

— Poussière d'ange. PCP,* me dit-il dans un grognement alors qu'il s'avance, menaçant.


Voilà. J'ai ma réponse sans même avoir à poser la question. Je viens donc à peine de refuser de servir les intérêts de l'Union Teope que déjà, un de ses sous-fifres vient me faire payer. Ils ne perdent pas de temps.


Je peine à me relever. Mes jambes tremblent. J'ai mal au dos quand je respire. Je dégaine le revolver que Ryo m'a donné. Tout se passe vite, j'agis par réflexe, sans réfléchir. Je tire. Je touche le genou. Je le connais, je ne veux pas le tuer mais le type ne cille même pas. Je l'ai touché pourtant. Je presse à nouveau sur la détente, visant l'abdomen. Une gerbe de sang jaillit de son ventre mais il ne bouge pas d'un centimètre. Soudain, il fonce brusquement sur moi. Il est au-dessus de ma tête, menaçant de m'écraser, les yeux exorbités, les traits déformés par la haine, les muscles saillants. Je tire encore. Il s'écroule. Je viens de lui tirer deux balles dans la tête. Je n'ai pas eu le choix. On aurait dit qu'il ne ressentait rien, qu'il était invincible.


J'ai de plus en plus de mal à respirer. Je tousse et crache une gerbe de sang sombre qui se dilue dans une flaque de pluie. Il ne me reste qu'une seule chose à faire : chercher de l'aide mais il n'y a pas âme qui vive dehors avec cette affreuse averse. 


Ryo. 


Je dois trouver Ryo. Ces salauds risquent de s'en prendre à lui aussi. Ce type n'était peut-être pas seul. Il faut le prévenir. 


J'ai mal partout. J'ai un goût étrange dans la bouche, métallique, froid, amer. J'entends ma respiration siffler alors que ma poitrine et mon dos me font terriblement souffrir. C'est mauvais signe, je le sais. Je m'élance vers l'immeuble de mon partenaire alors que la pluie se déverse lourdement sur moi. Le sang envahit ma bouche et mes poumons. Je peine à respirer. Je sais que je ne tiendrai plus longtemps, je peux presque sentir la vie s'échapper lentement de moi. C'est inéluctable. 


Je dois prévenir Ryo. Mon partenaire risque d'être la prochaine cible de l'Union. Il faut que je tienne.


A tout nouveau pas supplémentaire, j'ai l'impression qu'on me déchire l'abdomen. Chaque respiration me brûle la trachée et fait vibrer mes poumons dans un râle sourd mais je continue. A bout de souffle, je chancelle sous la pluie qui tombe averse. J'arrive en vue de l'immeuble de Ryo. J'aperçois sa silhouette, protégée d'un immense parapluie. Il se tourne vers moi. Je flanche. Je sais que je peux enfin le faire, qu'il sera assez rapide pour me retenir. Et c'est ce qu'il fait. Il me rattrape, abandonnant son parapluie sur le trottoir et me tient contre lui alors que la pluie continue de s'abattre sur nous.

— Poussière d'ange. C'est le cartel de l'Union*, murmuré-je sachant très bien qu'il voudra avoir cette information.

— Tu as un message pour Kaori ?* me demande-t-il en retour, ignorant presque ce que je viens de lui dire.


Si je pouvais, je sourirais. Comme toujours, on est sur la même longueur d'onde, pas besoin de se parler. Kaori est effectivement ma priorité et c'est lui qui devra la protéger dorénavant. Je parviens à ouvrir la bouche mais les mots s'embrouillent dans ma bouche pâteuse : 

— La bague... Donne lui... Veille bien sur elle.*


Ryo me serre entre ses bras comme pour retenir le peu de vie qu'il me reste. Au moins, il me permet de mourir debout. Je lui suis infiniment reconnaissant pour ça. Je refuse d'agoniser à genoux à cause de ces salauds de l'Union Teope, ces enfoirés de trafiquants, ces putains de marchands de dope. Je sens mon dernier souffle s'échapper de mes poumons douloureux alors que Ryo prononce contre mon oreille :

— L'enfer sera peut-être un peu triste au début mais je vais vite te l'égayer, Makimura.*


Les prochains sur sa liste noire, c'est l'Union Teope. Ils payeront, pour ma mort et pour leur trafic immonde. 


Je commence à ne plus sentir la douleur. Les forces me manquent alors que j'aurais encore tant de choses à dire. Je m'apprête à rejoindre mes parents. J'imagine Maman me sourire, légère, heureuse enfin, et Papa me tendre la main, fier du travail que j'ai accompli, même s’il reste bien moindre que ce que j'avais prévu. C'est la fin. La mort arrive trop tôt, trop vite et au pire moment... 


Kaori, c'est ton anniversaire aujourd'hui. Tu as vingt ans ! Putain de merde, on devait fêter ça ce soir et je ne serai pas là ! Pire encore, tes prochains anniversaires seront gâchés par le souvenir de ma mort... J'en suis tellement désolé, ma très chère petite sœur. J'aurais tant voulu être avec toi, Kaori, pour te dire, après t'avoir révélé la vérité, que ça ne change rien pour moi, que tu as toujours été ma famille, mon soleil, ma meilleure amie, que tu l'es encore aujourd'hui et à jamais. Je regrette tant, petite sœur, pardonne-moi ! Je ne tiendrai pas ma promesse. Je ne pourrai plus veiller sur toi ! Comme je le regrette.


Et toi, Ryo, occupe-toi bien d'elle. Avec un ange gardien de ta trempe, je sais que rien ne pourra jamais lui arriver, que ces salauds ne toucheront pas un seul de ses cheveux. C'est dommage, je ne pourrai pas t'accompagner, camarade, quand tu feras tout cramer, quand tu me vengeras et que tu détruiras ce réseau de trafiquants. On aura droit à un beau feu de joie, j'ai confiance en toi pour ça, tout comme pour protéger Kaori. Mais fais aussi attention à toi, mon ami. Protège aussi Saeko, elle se mettra en danger à force de vouloir lutter contre le crime.


Saeko... j'avais encore quelque chose à t'avouer, ma belle... Il faut que je trouve la force... Je dois... te donner un message... pour toi... à Ryo... qu'il te dise... qu'il te dise que je t'... 


Tout s'obscurcit, le parapluie noir de Ryo sur le trottoir, balancé par quelques bourrasques d'orage, se fond dans le décor et disparait peu à peu dans les ombres dansantes de ma vue troublée. Mes souffrances s'effacent, un brouillard gris m'enveloppe, doux, léger, apaisant mais froid et implacable. J'essaie de parler mais plus rien n'obéit à ma volonté.


Ryo... veille sur elles...

Kaori... pardonne-moi...

Saeko... écoute...


J'avais encore tant de choses à vous dire.


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* dialogues repris du chapitre 4 de City Hunter, "La poussière d'Ange de la peur", tome 1, édition J'ai Lu, 1996.



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