Angel Gun

Chapitre 1 : Angel Gun

Chapitre final

7509 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 08/02/2024 09:58

29 mars, Depāto Isetan, Shinjuku, Tokyo.


Deux jours. Plus que deux jours avant la date fatidique. Ryô frémissait déjà à l’idée de… Non, il ne préférait même pas y penser. Comment réagirait-elle si jamais il… Le nettoyeur secoua la tête pour reprendre ses esprits. Décidément, il devait se forcer à ne pas imaginer le pire ! Mais, quand même… s'il ne trouvait pas ? Il se massa le crâne comme s'il avait déjà reçu le coup de marteau tant redouté. Ça ne devait pas en arriver là. Surtout pas !


Il arriva face à son objectif, son ultime chance. Oh qu’elle n'aurait pas aimé le savoir en cet endroit sans elle ! Elle était bien trop… jalouse. D’autant plus qu'il avait souvent considéré ce lieu comme un terrain de chasse idéal… Isetan, le depāto. La superficie allouée par ce centre commercial aux enseignes d’habillement, notamment pour les femmes, était son dernier espoir. Bien que souvent vêtue de façon assez masculine, elle était férue de mode féminine. Kaori.


Il fut parcouru d'un nouveau frisson. Connaissant sa propension à charmer le beau sexe, elle lui avait strictement interdit de visiter ce type de boutique sans elle. Était-ce de sa faute s'il avait le goût des jolies femmes ? Et de sa faute si elles ne comprenaient pas ses intentions ? Ça, même Doc n'avait jamais pu le lui expliquer. En lorgnant sur leurs attraits, il ne faisait pourtant que rendre hommage à leur beauté ! Et rendre hommage, ça, il ne pouvait pas y résister, bien trop respectueux des jolies formes et de leurs promesses suggérées… et suggestives. Les femmes qui se disaient offusquées par ses ardeurs ne réalisaient pas que c'était lui la victime, quand elles le traitaient de pervers !


Perdu dans ses pensées, dont la mauvaise foi n’échappait qu’à lui, il franchit la grande porte du depāto. La réalité le rattrapa quand il fut submergé par le bain de foule qui envahissait Isetan. Il se dirigea d’emblée vers son objectif principal : pas moins de quatre étages réservés à la mode féminine. S'il ne trouvait pas… c’est qu'il était maudit ! Il se perdit volontairement dans l’abondance de possibilités que lui offrait le grand magasin. Ayant déjà mis le nez dans le dressing de Kaori, il savait à peu près (en réalité, il avait parfaitement mémorisé le moindre de ses vêtements les plus féminins, professionnalisme oblige…) ce qu'il pouvait lui acheter sans que cela fasse doublon dans la garde-robe de sa partenaire.


Au détour d’une allée de l'étage 4F, Ryô fut attiré par un attroupement important. Il y avait visiblement une animation, et pas des moindres au vu du nombre de personnes présentes. Une scène avait été installée et une femme magnifique en occupait le centre. Régale, voire impérieuse, la femme avait une longue chevelure violette et était parée d’un très élégant tailleur d’une blancheur immaculée. Hypnotisé, Ryô sentit ses yeux s’agrandir et sa bouche s’ouvrir.


— Regarde, maman ! Le monsieur, il bave ! 


Le nettoyeur tourna sa tête béatifiée vers l’origine de cette phrase pour découvrir un petit garçon qui le dévisageait en le montrant du doigt. Sa mère le considéra avec dégoût et fit détourner le regard de son fils.


— Ce n’est pas poli de montrer du doigt des handicapés, dit-elle alors qu’ils s’éloignaient de Ryô. 


À n’en pas juger, elle devait croire qu’il ne l’avait pas entendu. Pffff, qu'importe le point de vue des femmes sur le retour, pensa-t-il. 


Il reporta son attention sur la jolie dame… qui n’était plus seule sous la lumière des projecteurs. Il n’eut que le temps de courir s’abriter derrière le premier pilier venu avant que la nouvelle venue ne balaye la salle du regard. Il tenta de calmer les battements erratiques de son cœur. Kaori… mais que faisait-elle ici ? Sur scène qui plus est ! L’avait-elle vu ? Un instant, il l’imagina juste derrière elle, sa massue prête à frapper. Il l’imagina si fort qu'il fut persuadé de la sentir dans son dos. Il sursauta en jappant et se retourna… pour faire face au pilier.


— Maman, le monsieur handicapé, il est rigolo, il a peur d'un poteau !


Cette fois, Ryô n’y tint plus et se tourna vers le malotru, prenant soin d’afficher un air menaçant. L’enfant, le même que précédemment, se réfugia derrière les jambes de sa mère, qui força un sourire, visiblement gênée du qualificatif que son fils avait utilisé. Elle s’éloigna rapidement, bredouillant des mots d’excuses et tirant son garçon derrière elle. Bah… elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même, songea-t-il. C’est elle qui l'avait employé la première ! Le nettoyeur reprit une attitude sérieuse et se racla la gorge. Sans tenir compte des propos du garçon, qui se faisait apparemment tancer, il espionna Kaori… et la magnifique créature qu'elle accompagnait.


Cette dernière était plus jeune que Kaori, bien plus jeune, mais avait toute l'attitude d’une femme affirmée et habituée à commander. En coulisse, Ryô repéra un grand homme chauve à l'air nerveux. Le chaperon de l'inconnue peut-être ? Autour de la scène, on avait préparé un grand bassin d’eau et plusieurs rampes de type skatepark. Étrange configuration… de quel genre d’animation s’agissait-il ? Et surtout, qu’avait à y voir sa partenaire ? Un détail interpela Ryô. Kaori semblait aux aguets. Se put-il qu’elle ait été engagée comme garde de corps ? Oui, Ryô reconnaissait cette attitude, ce regard perçant. Il s’agissait probablement de cela. Mais, dans ce cas, pourquoi ne pas lui en avoir fait part ? Pourquoi ne pas l’avoir intégré à cette mission ? Avait-il manqué l’information, accaparé qu'il était par ses prospections ?


Si les yeux de Kaori croisaient au moins son ombre, Ryô savait qu'il serait démasqué. Raison de plus pour rester le plus discret possible. Il aurait pu s’en aller et continuer ses recherches d’emplettes, mais, maintenant que sa partenaire était près de lui, occupée par un contrat qui l’avait laissé sur le carreau, il ne pouvait se résoudre à s’en éloigner tout de suite. La lumière de l'étage se tamisa, ce qui accentua les contrastes de luminosité avec les projecteurs braqués sur la jeune inconnue, maintenant seule sur la scène, et le niveau sonore de la foule s’amenuisa progressivement jusqu'au silence. Mais où donc était passée Kaori ? s'inquiéta Ryô. Si sa partenaire était réellement à l’affût, il aimait autant savoir où elle se trouvait pour lui échapper… 


— Mesdames et messieurs ! clama alors une voix dans des hauts-parleurs invisibles. Bienvenue à Isetan Shinjuku, l'endroit que notre estimée invitée, ici présente, a choisi pour vous dévoiler son dernier projet ! Je vous demande d’applaudir Madame Kido Saori !


Les vivats explosèrent dans la salle. Ryô avait bien sûr entendu parler de la famille Kido, un clan influent dans le Japon tout entier, mais aussi à l’international. L’ex-doyen de la famille, Mitsumasa Kido, était décédé quelques années auparavant, laissant une jeune héritière à la tête de son entreprise, la Fondation Graad. Ce serait donc elle ?


— Bonjour à vous tous et merci d'être là si nombreux, commença Saori d'une voix douce mais assurée. Vous le savez, ma famille a toujours eu à cœur de faire évoluer la technologie pour le bien-être humain, mais aussi dans le respect de notre planète. Nous tentons de développer des énergies de plus en plus propres et des techniques permettant d’assister notre espèce sans contrevenir à son libre arbitre. Ce que je vais vous montrer ce soir, est le fruit d’années de recherches acharnées par le professeur Asamori Hakase. Mesdames et messieurs, je vais vous demander de l'acclamer s'il vous plaît. Professeur, si vous voulez bien me rejoindre ?


Sous d’autres applaudissements , un homme, qui ne fut pas sans rappeler Doc à Ryô, monta sur scène.


— Je vous remercie, dit simplement le professeur. Une démonstration est bien mieux qu’un long discours, alors je vous laisse observer.


Les lumières se rallumèrent et Ryô repéra en un instant Kaori. Immédiatement, il se mit dans son angle mort, sans pour autant perdre la scène de vue. Et il en fut estomaqué. Trois jeunes garçons était maintenant en plein sous les projecteurs. L’un d’eux flottait sur une sorte de poisson mécanique blanc et bleu, dans le bassin rempli d’eau pour l’occasion. Un deuxième était en mouvement, se déplaçant sur une sorte de side-car blanc et jaune, en lévitation au-dessus du skatepark. Le dernier était suspendu dans les airs, au-dessus de la foule bouche bée, accroché à un avion-oiseau blanc et rouge. À la vision de ce dernier, un vertige envahit Ryô. Visiblement, son aventure avec Shôko n’avait pas eu raison de sa phobie de l’avion, déplora-t-il. 


Les trois adolescents, qui devaient avoir à peine quatorze ans, se laissèrent un instant observer par leur public avant de converger vers la scène, où leurs appareils se démantelèrent pour s’assembler sur leurs propriétaires, les revêtant ainsi d’une sorte de combinaison métallique. Malgré toutes ses années à se familiariser avec les armes, et ce depuis le plus jeune âge dans la jungle auprès de son père adoptif, Ryô n’en avait jamais vues de semblables. Mais il ne pouvait taire son instinct et même s’il ne savait pas à l’avance comment la Fondation Graad allait présenter ces appareils, il s’agissait clairement d'armes… du moins, de machines pouvant servir d’armes. Il comprit alors l’intérêt que Saori portait à Kaori. La théorie du nettoyeur, selon laquelle sa partenaire avait été embauchée comme garde du corps, se confirmait. Il en aurait mis la main à couper. Le choix de l’héritière Kido avait été judicieux. Ryô et Kaori étaient les meilleurs de Tokyo. Il décida d'attendre d’en savoir un peu plus avant de prendre le large.


— Ce que vous voyez, mesdames, messieurs, reprit le professeur, c'est ce que j’appelle des armures cybernétiques. Ce sont des prototypes d’appareillage expérimentaux qui serviront à développer des prothèses ou des exosquelettes, dont l’objectif sera de suppléer des membres ou des capacités mobiles perdues. Aucune intelligence artificielle, donc aucun risque de dominance de la technologie sur l’humain. Tout est contrôlé par l’esprit du possesseur.


Saori laissa la foule profiter du spectacle avant de préciser.


— Daichi, Shô et Ushio sont trois garçons volontaires pour tester ces armures. J'aime les considérer comme des… chevaliers d’acier, sourit-elle.


À l’énoncé du mot “chevalier”, Ryô crut voir une étrange lueur passer dans le regard de la jeune femme. Il l’interpréta comme une simple admiration féminine pour la figure chevaleresque. Il aurait voulu rester pour en apprendre davantage, mais son radar de survie sonna l’alarme dans sa tête : Kaori faisait une ronde dans le public. Tout doucement, la boule au ventre, il se laissa glisser le long du pilier et se mit à ramper en direction de la sortie. Il rejoignit la limite de l’attroupement, se rinçant l’œil au passage lorsque cela en valait le coup.


— Oh ! Le monsieur handicapé, maman ! Regarde ! Il joue au ver de terre !


La voix du petit garçon , toujours le même, maudit soit-il, lui vrilla les oreilles. Même si, dans son dos, l’enchaînement bruyant de questions/réponses avait commencé, il était persuadé que Kaori avait tout entendu. Sans un regard en arrière, priant pour ne pas s’attirer les foudres de la folle à la massue, il se mit à quatre pattes et se précipita vers l'escalator qui le mènerait à l'étage inférieur.


Dans un état second, blessé malgré lui d’avoir été écarté de la mission acceptée par sa partenaire, il traversa le depāto sans plus se rappeler de la raison de sa venue à Isetan. Pourquoi donc Kaori lui avait-elle caché son contrat. Craignait-elle à ce point qu'il ne succombe à la beauté de Saori ? D’un côté, elle n’aurait pas eu tort… car cette riche héritière était vraiment l’une des plus jolies femmes qu’il ait vue… bien qu’un peu nunuche, s'il en croyait son sixième sens.


Ryô rentra à leur appartement pour y attendre sa partenaire. Elle aurait sûrement une explication à son retour. Une bonne explication.



30 mars, Saeba Building et Cat’s Eye Cafe, Shinjuku, Tokyo.


Kaori n'était pas rentrée. Ce fut le premier constat du lendemain matin. Toute la nuit, Ryô avait guetté son retour, arpentant régulièrement en vain les passages secrets de son immeuble, allant même jusqu'à entrer sans frapper dans la chambre de sa partenaire, dans l’espoir de la découvrir revenue… Ou nue tout court, se permit-il de penser dans une tentative ratée de normalité. Mais non, cela ne lui fit aucun effet, il était trop inquiet. Son instinct lui hurlait que quelque chose clochait. Il fit le tour du quartier pour interroger tous ses indics, mais fit chou blanc : personne n’avait le moindre renseignement sur sa partenaire. Dans un recours désespéré, il finit par se rendre au seul endroit où il pourrait encore glaner des informations sûres : le café Cat’s Eye, tenu par ses amis, Umibôzu et Miki.


À l’approche du café, Ryô s’arrêta net, son sixième sens embrasant son esprit tel un feu de Bengale. Il se passait quelque chose et il y avait là plusieurs auras inconnues, en plus de celles d’Umi et Miki. Il ouvrit la porte à la volée, la main dans sa veste, prêt à dégainer. Dès qu'il mit un pied à l’intérieur, il fut accueilli par une ambiance sombre à découper au couteau. Il capta le regard de Miki, adossée à un mur, bras croisés et un pied appuyé à la paroi. Umi, qui avait lâché torchons et serviettes et adopté une attitude de sentinelle, ne daigna même pas tourner la tête vers lui, mais Ryô devina être le centre de l’attention de l'aveugle. Le nettoyeur se redressa, relâchant son bras maintenant que la possibilité d’un danger semblait écartée, et déploya son aura, captant la moindre information implicite.


Cinq personnes occupaient le comptoir, dont trois mineurs. Ces derniers se retournèrent d’un seul bloc mais il n’eut pas besoin de les dévisager pour les identifier. Il les avait déjà reconnus : il s’agissait des trois adolescents qu'il avait vus la veille, à la démonstration d’Isetan. Les surnommés “chevaliers d’acier”. À leurs côtés se tenaient le grand type chauve, qu'il avait vu en retrait de Saori Kido, et le professeur Asamori. 


La situation puait l’embrouille à plein nez. Miki, très amie avec la partenaire de Ryô, le fixa intensément. Il comprit qu’il devait s’asseoir avec les “clients” et s’avança. Son intuition lui fut confirmée par un grognement approbateur du taciturne Umibôzu.


— Ces gens, fit la tenancière du Cat’s Eye en les désignant du menton, je pense qu'ils pourraient t’intéresser. Ils recherchent une personne… et leur objectif pourrait bien rejoindre le tien.


Ryô, nullement étonné que Miki ait deviné la nature de sa visite, lorgna les inconnus. Il ne donnait pas dans les vieux chauves et les petits jeunes habituellement, mais, là, il intuita que cela servirait ses propres intérêts. Ce n’était pas le moment de faire la fine bouche… et cela n’augurait rien de bon.


— Ils recherchent justement la personne qui était avec Kaori hier… précisa son amie.


Cette révélation, bien qu'attendue, lui fit l’effet d’une douche froide. Glacée même. Ryô se dirigea sans attendre vers Crâne d’Oeuf, Quatre-Yeux et les Trois Petits Cochons… les surnoms qu’il avait respectivement attribués au chauve, au professeur et au trio d’adolescents.


— Je suis votre homme ! déclara-t-il sans préambule en plaquant bruyamment une main sur le comptoir entre les deux adultes.


À une vitesse ahurissante, les trois gamins se levèrent et vinrent entourer leurs… chaperons ? mentors ? moniteurs ? Qu'importe. Le nettoyeur ne leur accorda pas vraiment d’attention. 


— Vous êtes le partenaire de Kaori Makimura ? s’enquit Crâne d'Oeuf.


Ryô hocha la tête.


— Je suis Tatsumi Tokumaru, majordome au service de la famille Kido. Mademoiselle Saori a été kidnappée, et nous avons toutes les raisons de penser que votre collègue est avec elle.


Le monde se mit à tourner pour le nettoyeur. Qui avait osé enlever sa Kaori ? Et… attendez… Saori ? La jeune et magnifique femme d’hier ? Finalement, cette affaire qui commençait avec deux hommes - et trois hommelettes - attisait sa détermination. Et si c'était la fortune des Kido qui régalait… ma foi…


— Je me fais un devoir de les retrouver, jura Ryô.


L’un des trois adolescents prit la parole. Celui à l'avion-oiseau si le nettoyeur ne se méprenait pas. Le simple fait de repenser au véhicule volant le fit grimacer.


— En réalité, nous savons déjà où elles sont, M. Saeba. Et nous nous apprêtons à intervenir cette nuit, mes amis et moi, avoua-t-il en désignant les deux autres jeunes.


— Laissez faire les professionnels… et les adultes, railla Ryô en éventant de la main l’intervention du garçon, sans même le regarder.


— Vous devriez les écouter tous les trois, M. Saeba, le corrigea le professeur Asamori. Ils sont notre force d’intervention.


Stupéfait, Ryô les balaya du regard tous les trois, incrédule. Maintenant que c'était dit… il lui sembla percevoir un truc dans l’attitude des ados. Un truc qu'il n’avait pas perçu depuis ses années dans la jungle, quand il avait lui-même leur âge, dans la troupe de guérilleros de Shin Kaibara. Ces trois-là savaient se battre… et ils étaient doués. Alors, pourquoi avoir engagé Kaori ? Par souci de discrétion ? Par féminisme ? Pour avoir un appui local ? Le nettoyeur changea d’attitude.


— Les ravisseurs sont retranchés dans un immeuble du quartier de Kabukicho. Et vous connaissez parfaitement le nom de leur organisation de trafic de drogues et d’armes, reprit le jeune garçon.


Un éclair noir fusa dans le cerveau de Ryô.


— L’Union Teope ! présuma-t-il.


— Exact, confirma un deuxième adolescent, celui au robot poisson a priori. Ils sont persuadés que la Fondation Graad veut utiliser la technologie de nos… armures… pour développer des super-soldats. Ils anticipent déjà que les cartels adverses réussiront à s’emparer des brevets et n’achèteront plus leur drogue phare…


— L’Angel Dust… fulmina Ryô amer. Un dérivé de la phencyclidine, ou PCP, qu'ils ont modifié pour désinhiber totalement les individus qui le prennent. Cette consommation fait tomber toutes les barrières qui font de nous des êtres civilisés : empathie, douleur, raison,... Tout disparaît et il ne reste que des machines, des animaux aux seules capacités reptiliennes : tuer ou être tué. Une vraie saloperie !


— Vous l’avez déjà consommée, comprit le troisième adolescent, celui au skate jaune.


— Il y a très longtemps, et contre mon gré, confirma Ryô, sombrement.


Et plus jamais il n’en reprendrait ! Le bien-être que cette drogue procurait par simple ablation de toute éthique était… dangereusement addictif. Il avait eu beaucoup de chance de s’en être sorti.


Les trois adolescents laissèrent le professeur Asamori poursuivre.


— M. Saeba. Nous allons avoir besoin de votre expérience pour comprendre de quoi sont réellement capables les victimes de l’Angel Dust. Mais surtout, toute l’aide que vous saurez nous apporter sera la bienvenue. Shô, Ushio et Daichi, fit-il en désignant les jeunes garçons, sont puissants. Mais, on ne parle pas ici d’un seul individu sous PCP… A priori, ils le seraient… tous.


Ryô le fixa, incrédule.


— Tous ? Ça fait combien, exactement ?


— Une cinquantaine… peut-être plus.


Le nettoyeur en resta interdit. Il avait gagné le combat ce soir-là, mais à quel prix ! Alors en affronter cinquante ! Ou même plus ! Il déglutit alors qu’une pensée plus effrayante encore l’assaillait : Kaori… au milieu de ces malades ! Kaori. Sa Kaori ! Sa partenaire… sa… Les coudes sur la table, il se prit la tête entre les mains pour cacher à ses interlocuteurs l’horreur qui devait se lire sur son visage.


— Nos chevaliers d’acier pourront en abattre la plupart, intervint Tatsumi, ignorant les états d’âme de Ryô. Ils sont surentraînés. Mais pour l'extraction des otages… nous aurons besoin de vos aptitudes et de votre discrétion.


Le silence pesant revint dans le Cat’s Eye.


— Ryô, commença Miki, le tirant de ses pensées.


— Comptez sur moi, affirma ce dernier d’un ton catégorique sans laisser à ses amis le temps d’éventuellement le décourager.


Quelle chance avait Kaori d'être encore en vie ? Une cinquantaine d'hommes sous Angel Dust… Une cinquantaine… ou davantage… Les statistiques étaient pour le moins contre eux. Kaori… jamais il ne la leur laisserait… JAMAIS ! Il tapa du poing sur la table. Il se leva, s’apprêtant à mener cette mission comme il l’entendait… et seul.


— Ryô, tenta Umibôzu.


Ce dernier était sorti de derrière son comptoir et semblait prêt à lui couper la route.


— NON ! explosa le nettoyeur. Vous ne réussirez pas à me dissuader ! Même si c’est du suicide, j’irai chercher Kaori !


Miki sourit, attendrie, chose rare envers Ryô. Umi se rapprocha de son ami et lui murmura à l’oreille : 


— Miki et moi, on vient, t’as pas le choix. Quant à ceux-là… Ils pourraient être utiles aussi.


Ryô le regarda gravement. Il savait ce qu’il allait devoir affronter et, au fond de lui, il savait également qu’il ne pourrait pas y arriver seul… même si, sous le coup de la colère, il s’en était senti capable… un court instant. Mais l’intonation d’Umibôzu le ramena sur Terre et Ryô sut que son vieil ami avait raison. Il savait qu'il pouvait compter sur Miki et lui. Il reporta ensuite son attention vers les inconnus qui avaient envahi le Cat’s Eye. Il avait pu prendre la mesure de leurs aptitudes. Et plus on était de fous…


— Quel est votre plan ? demanda le nettoyeur, se rasseyant et commençant à nettoyer et à vérifier son Colt Python.



30 mars, Kabukicho, Shinjuku, Tokyo.


Ils se trouvaient dans un coin reculé du quartier des plaisirs et des yakuzas, un coin glauque que même Ryô ne connaissait pas, malgré ses incartades fréquentes dans les environs. Le brouhaha de la rue, très animée la nuit aux abords des Night Clubs et Love Hotels, lui parvenait assourdi.


Dans cette impasse sordide, face à un immeuble tout en hauteur à l'aspect négligé, ils n'étaient que sept : Ryô, bien sûr, Shô, Ushio et Daichi, Umibôzu et Miki, ainsi que Tatsumi, étrangement vêtu d’une tenue de kendo. Qu'espérait-il exactement dans cet accoutrement ? Les trois adolescents étaient parés de ce qu'ils appelaient leurs armures d’acier et, de près, le nettoyeur dut admettre qu'ils en jetaient… même s'il s’imaginait mal dans une telle boîte de conserve, aussi cybernétique fût-elle. À leurs pieds, une énorme boîte cubique attendait. Ryô et ses amis se demandaient ce qu’elle cachait, mais les membres de la Fondation Graad ne leur avaient encore rien dit à ce sujet. Dans le véhicule derrière eux, le nettoyeur et les tenanciers du Cat’s Eye avaient entreposé toute une panoplie d'armes : des revolvers, des fusils, des explosifs et même un lance-roquettes.


Le plan était simple… tellement simple que ça en paraissait impossible. Les chevaliers d’acier seraient l’escouade d’assaut, pendant que Ryô et ses alliés formeraient le groupe d’extraction. En gros, ils allaient foncer dans le tas. Ils étaient attendus de toute façon. La petite armée de l’Union Teope provoquait en duel la Fondation Graad pour savoir laquelle de la technologie cybernétique ou chimique serait la meilleure. Ryô pouvait percevoir les auras, amplifiées par le PCP, des dealers du cartel. Ils étaient partout dans l’immeuble. Mais sa perception ne s’appliquait pas à Kaori et Saori. L’exploration forcée était donc de mise. Et pour lui ouvrir la voie, il comptait sur ses alliés. 


Kaori. Était-elle seulement encore en vie ? À cause de son passif plus que conflictuel avec l’Union Teope, Ryô pouvait clairement craindre pour la vie de sa partenaire. La seule idée de sa partenaire à la merci de ces criminels de premier ordre faisait flamber le foyer de colère que le nettoyeur réussissait si souvent à maîtriser. Jamais il ne laisserait des malfrats la lui enlever. Même si pour cela, il devait affronter le chaos lui-même ! 


Ce qui suivit ne le démentit pas. Le coup de semonce fut donné par les dealers en personne quand une nuée d’hommes galvanisés sortit des fenêtres et des portes du rez-de-chaussée, en explosant les quelques vitres encore en place. Dans leurs yeux exorbités et injectés de sang, Ryô reconnut les effets de l’Angel Dust. Il sut que les réflexes de ces fous seraient exacerbés et que la seule façon de les arrêter serait de les occire. Il brandit son Colt d’une main, vérifiant une énième fois de l'autre ses réserves de munitions. Sûr de lui, il fit feu et vida son chargeur, enchaînant les cibles avec précision sans même regarder. À ses côtés, Umibôzu et Miki faisaient de même.


Lorsque la première ligne d'agresseurs fut décimée, et pendant que les tireurs rechargeaient leurs armes de poing, les trois chevaliers d’acier foncèrent. Ils étaient extraordinairement rapides, remarqua Ryô. Étaient-ils vraiment humains ? En tout cas, ils étaient dotés de capacités bien au-delà des siennes… ce qui n'était pas peu dire. Et ils n'avaient que quatorze ans ! Tatsumi, de son côté, agitait son shinai… ridiculement, vainement… tout en beuglant des ordres, des conseils et des encouragements dont les jeunes n’avaient pas besoin. 


Jusque-là, tout semblait plutôt bien se dérouler. Mais, petit à petit, les choses se dégradèrent. Les adolescents n'étaient que trois, tout comme Ryô et ses deux comparses… pas la peine de compter Crâne d'Oeuf dans le lot. Mais le flot des mercenaires de l’Union Teope semblait n’en plus finir et les chevaliers d’acier furent vite débordés. Toujours en tir serré et nourri, Ryô, Miki et Umi maintenaient leur barrage de feu. La crosse de leurs armes chauffait entre leurs mains expertes. Shô, Ushio et Daichi revenaient petit à petit en arrière, eux-mêmes repoussés par la férocité de leurs assaillants qui, l’écume sanguinolente aux lèvres, ne se laissaient pas attendrir par le jeune âge de ceux qu'ils submergeaient. La situation empira réellement lorsque les troupes suivantes des dealers furent armées non plus de matraques ou de lames en tout genre, mais d’armes à feu en bonne et due forme. Ryo et ses camarades durent s’abriter derrière la voiture.


— Couvrez-moi ! rugit Umibôzu en ouvrant l’une des portières et en s’emparant du lance-roquettes.


Sous les tirs de barrage de Ryô et Miki, le colosse arma son bazooka et fit feu. L’explosion dispersa les assaillants et laissa aux trois chevaliers d’acier le temps de battre en retraite.


— Ils sont beaucoup plus nombreux et résistants que prévu ! cria Daichi. Nous n’arrivons même pas à franchir l’une des portes de l'immeuble !


Déjà la fumée de la déflagration se dissipait et l’on voyait des corps mutilés se redresser, ignorant la douleur et n'obéissant qu'à leur instinct de tueur. La frénésie les guidant, ils se mirent à tirer… une pluie de balles de tous calibres. Un grognement sourd apprit à Ryô qu’Umibôzu était touché. Un cri bref l'informa que Miki était également blessée. Un projectile lui érafla la joue, sa trajectoire chaude et piquante lui dessinant une plaie sur la pommette. 


Ryô avisa alors la grosse boîte cubique, que Tatsumi se faisait un devoir de garder… en restant fortuitement à l’arrière.


— Et ça ? s’enquit-il. Je suppose que c'est votre va-tout ?


Les trois adolescents se regardèrent puis semblèrent demander confirmation au majordome des Kido.


— Le professeur Asamori nous l'a remise à votre attention, M. Saeba, déclara Tatsumi.


Il allait l'ouvrir quand Shô l’arrêta.


— Ce n'est pas encore le moment ! prévint-il.


Mais à ce moment-là, comme pour le contredire, une acclamation coupa son explication et une multitude de tirs les força à se baisser de nouveau. Umi s’écroula lourdement, touché au ventre et à l'épaule malgré la barrière de métal. Ryô n’eut même pas l’occasion d’aller vérifier s'il était encore conscient. En tout cas, il ne bougeait plus et une auréole pourpre s'étalait sur sa veste.


— La situation est critique ! hurla Ushio pour couvrir le vacarme. Ça peut valoir le coup ! D'après nos données, c’est le plus à même de l’utiliser !


— Mais de quoi parle-t-il ? demanda Miki entre deux salves de son arme, qu’elle rechargea alors.


Elle tentait de conserver son calme, de rester professionnelle malgré son inquiétude pour son compagnon à terre et la douleur qui lui vrillait le bras. De toute façon, pragmatiquement, elle ne pouvait rien faire pour le moment. Puis un ricochet la frappa et la vitre la plus proche explosa. Elle fut projetée en arrière en hurlant. Son crâne percuta violemment le sol et elle perdit connaissance.


Délaissant un instant ses adversaires, Ryô rampa jusqu'à ses amis. Sortant de sa poche une seringue d'éponges injectables, il stoppa le saignement abdominal d’Umibôzu. C'était le plus urgent. Pour le reste, il ne pouvait compter que sur la résistance du colosse et de sa compagne. Il les rapprocha des pneus de leur voiture bouclier et reprit ton tir de barrage, non sans avoir emprunté l'arme de d’Umi, un Smith & Wesson. Un projectile frôla le haut de son crâne et il dut se baisser… avant de vider ses chargeurs. Chacune de ses balles atteignait sa cible, voire plusieurs cibles. Mais quand les barillets n’en comptèrent plus une seule, il s'adossa à la carlingue pour les recharger.


— Il faut trouver une solution ! cria-t-il à ses comparses. Et vite, ou nous sommes faits comme des rats ! Vous auriez pas un truc dans vos attirails, là ?


Les trois chevaliers d’acier étaient restés devant la voiture et tentaient de stopper le plus de balles possibles. Mais là encore, leur nombre était bien insuffisant. Ils finirent par rejoindre Ryô et Tatsumi derrière la voiture, qui ne roulerait plus jamais. Le majordome prit alors l’initiative de tirer sur une poignée, jusque-là cachée, de l’étrange boîte cubique et ses quatre pans basculèrent, révélant son contenu. Une sorte de gros revolver.


— Un canon ? s'étonna Ryô.


— Non ! le corrigea Shô. Une armure d’acier. Asamori s’est dit que vous seriez capable de la porter.


— Moi ! Dans cette boîte de conserve ! s’exclama le nettoyeur. Vous voulez rire ! Je ne peux pas porter ce tas de ferraille ! Je ne suis pas Ultraman !


— Je vous l’avais dit, nota Daichi. Il n'est pas prêt.


Tatsumi s’adressa à Ryô.


— M. Saeba, Madame Kido est dans cet immeuble, et Madame Makimura également. Ne désirez-vous pas les sortir de là ? Leur éviter une mort certaine ?


Le nettoyeur tiqua. Bien sûr qu'il voulait sauver Kaori. Mais quel était le lien avec cet accoutrement ridicule de X-Or !


— Cette armure vous protégera et augmentera vos capacités innées et acquises. Je sais qu’elles sont nombreuses. Vous devez la ceindre, je vous en prie !


— Tatsumi, il ne pourra pas la porter ! prévint de nouveau Shô. Il ne résistera jamais à l’armure. Il n’est pas entraîné comme nous ! Pas comme un chevalier d’...


— Tais-toi ! l’interrompit Ushio.


— Un chevalier de quoi ? cria Ryô tout en tirant de nouveau à tout va.


Putain, la situation était vraiment à chier ! La mission était un fiasco total !


— Qu’importe ! intervint Tatsumi. Le docteur Asamori a tout prévu. Il y a une solution.


Et il tira de sa poche un petit flacon que le nettoyeur reconnut immédiatement.


— Non ! Jamais ! Jamais, vous m’entendez ! réagit Ryô, véhément.


Mais, Kaori… là bas, peut-être déjà morte. Peut-être à l’agonie. Peut-être… Que subissait-elle en ce moment ? S'il la perdait…


— Vous savez que ça vous boostera suffisamment ! Vous le savez mieux que quiconque ! insista le majordome.


Non, non, non, non, NON ! Il ne pouvait pas. Il ne devait pas ! Il savait ce que cela lui avait fait. Ce qu’il avait vécu. Ce qu’il devrait revivre si jamais il en reprenait. Il ne le voulait pas. Il y avait bien une solution qu’il n’avait pas encore entrevue, putain ! Il examina ses alliés. Umi était à l’article de la mort et Miki n’était pas dans un meilleur état. Bordel ! Même pour eux, il ne se sentait pas capable d’y retoucher. Mais si ce n’était pas pour eux… Si c’était pour… Kaori.


Il serra la crosse de ses armes si fort qu'il les aurait éclatées si elles n’avaient pas été aussi solides et éprouvées.


— SURTOUT POUR ELLE ! rugit finalement Ryô avec l’énergie du désespoir.


Et il saisit le flacon d’Angel Dust pour l’avaler d’un trait. L’effet fut immédiat. Un torrent de feu se déversa dans sa gorge et dans son sang… jusque dans son cerveau.


— Où ? Comment faire ? demanda-t-il d’une voix rauque.


Les trois chevaliers d'acier et Tatsumi lui montrèrent un bouton sur le côté de l'énorme revolver. Celui-ci se désassembla et les différentes parties de la nouvelle armure d’acier recouvrirent le corps de Ryô Saeba. Alors, invincible, il s’élança, Colt Python et Smith & Wesson brandis, vers les lignes ennemies.


Pour Kaori.


Kaori.


Kaori.


Kaori.


Kaori.


Ce qu’il se passa ensuite, il ne s’en rappela guère… et ne chercha jamais à s’en souvenir.

Il se réveilla allongé sur le dos, la tête posée sur les doux genoux d’une femme. Il sentait des mains délicates sur les côtés de sa tête. Ses tempes tambourinaient et sa vision était floue. Son odorat lui apporta la fragrance rassurante de la gent féminine qu'il affectionnait tant.


— Kaori ? marmonna-t-il d’une voix si faible qu'il ne se reconnut qu’à peine.


Son corps était si lourd, courbatu et endolori ; son esprit embrumé, confus et abruti.


— Chut, lui intima une voix qu’il ne connaissait pas. Il faut laisser les effets de la drogue s’estomper.


De fait, il sentait l’Angel Dust quitter petit à petit son organisme. Il avait de plus en plus conscience de son corps et ses idées s’éclaircissaient progressivement. C'était impossible ! Comment ? Ce n'était pas ce qu'on ressentait quand la poussière d’ange se résorbait. Là, c'était comme si les affres de cette drogue s’étiolaient par… magie. Ou bien était-ce une intervention divine ?


— Kaori ? répéta-t-il, inquiet.


— Elle va bien. Vous nous avez sauvées toutes les deux, M. Saeba.


Elle ? Donc il n'était pas sur les genoux de sa belle ! Cela termina de réveiller Ryô qui se redressa vivement. Ce fut forcément à ce moment-là que sa partenaire le découvrit, à moitié avachi contre Saori, dont les mains glissaient sur ses joues tandis qu’il se relevait. 


Kaori était venue le retrouver, inquiète pour lui après l’avoir vu dans cet état. La multitude de coups de feu et de cris, qui avaient précédé l’irruption de Ryô dans sa cellule, l’avaient alertée. Elle avait eu de la peine à le reconnaître, attifé comme il était d’une armure d’acier et, surtout, animé d’une folie furieuse qu’elle ne lui avait jamais connue. Lui, clairement, ne l’avait pas identifiée, se précipitant pour aller défoncer toutes les autres cellules. Dans la pagaille qui avait accompagné leur sauvetage, à Saori et elle, elle n’avait plus revu Ryô et avait été séparée de l’héritière Kido. Puis, cela avait été le silence. Pesant. Omniprésent. Comme si le monde lui-même se reposait d’une frénésie soudaine et involontaire. Kaori était partie à la recherche de Ryô et de Saori. Elle avait fini par les rejoindre, lui se relevant précipitamment des genoux de la jeune héritière et ses mains à elle lui effleurant les joues dans le même mouvement. Et elle s’était méprise, ses sentiments prenant le pas sur son jugement. 


Ce fut la jalousie coléreuse de Kaori, conséquence du malentendu, que Ryô perçut et qui submergea son sixième sens.


— Non ! commença-t-il en battant des mains devant lui, ce n’est pas ce que tu cr…


— RyyôôÔÔ !


La jeune femme se rua sur le coureur de jupons et lui assena un énorme coup de massue. Saori se recula juste à temps et pouffa, amusée par l’attitude de celle qu’elle avait engagée comme garde du corps locale. Pourquoi elle d’ailleurs ? Kaori ne le savait pas. On aurait dit que la femme d’affaire avait vu chez la partenaire de Ryô une sorte de… protectrice. Ce contrat qui avait été signé avait-il eu pour objectif de la tester en vue d’un avenir plus grand ? Mais que pouvait-on bien espérer aux côtés d’une femme telle que Saori ? Des questions qui resteraient sans réponse, Kaori n’ayant aucunement l’intention de lâcher son association avec Ryô. 


— À peine ta mission effectuée, tu en profites pour te faire dorloter par la première venue ! Et par Madame Kido qui plus est ! le morigéna Kaori en revenant au moment présent.


— Ve me fuis réfeillé fur fes venoux ! bredouilla-t-il, la tête dans le sol, un doigt levé pour indiquer son objection.


Dans un soupir d’exaspération, Kaori l’aida à se relever.

 

Le nettoyeur sourit bêtement, victorieux et un peu crâneur. Cette fois, son sixième sens n’eut pas le temps de le prévenir. Un deuxième coup de massue l'aplatit comme une crêpe.


— Mais… bourquoi… se plaignit-il lamentablement.


— Ça t’apprendra à recourir à l’Angel Dust, rétorqua sa partenaire.


Et pourtant, elle se sentait bête, coupable même d’être la raison pour laquelle il avait dû avoir recours à des moyens aussi extrêmes. Ils avaient toujours été avares de leurs sentiments l’un envers l’autre, mais elle compensa son manque d’expressivité en soutenant sa démarche, au début vacillante. Kaori le lâcha lorsqu’il reprit peu à peu sa contenance, au fur et à mesure de leur avancée. Elle se tint néanmoins juste à côté de Ryô, entrant parfois subrepticement en contact pour lui rappeler, inutilement, qu’elle serait là pour lui s’il en avait besoin.


Ils ressortirent de l’immeuble sans grande difficulté. Dehors, les ambulances de la Fondation Graad étaient déjà à l’œuvre. Les chevaliers d’acier se chargeaient des corps des dealers. Parvenu à leur voiture bouclier, maintenant dans un sale état, Ryô prit conscience de la lourdeur de son attirail. Il s’en débarrassa et les différents morceaux d'armures tombèrent lourdement sur le sol. Qu'il se sentait plus léger ainsi ! Beaucoup plus en accord avec sa nature.


Son partenaire ne nécessitant plus qu’on s’inquiète pour lui, Kaori se précipita vers Umibôzu et Miki. Ryô en profita pour parler avec Saori. Il avait une idée derrière la tête et autant essayer de tirer profit de la situation. Lorsqu'il eût terminé son entretien, ce fut pour découvrir que sa partenaire le surveillait, guettant le moindre de ses débordements pervers, tenant le manche d’un marteau dans une main et se tapotant l’autre main avec la masse. Il déglutit péniblement et s’écarta prudemment de l’héritière Kido.


Il rejoignit Kaori, fier de lui, attendant le lendemain avec impatience. Il était grandement temps de rentrer chez eux.



31 mars, Saeba Building, Shinjuku, Tokyo.


Le réveil fut difficile. L’inquiétude pour les tenanciers du Cat’s Eye et les réminiscences de la terrible nuit passée n'étaient pas favorables au sommeil. Aussi le café fut-il le bienvenu. C'est donc un Ryô et une Kaori à moitié en train de comater qui furent dérangés par la sonnerie de la porte d’entrée de l’immeuble. Ryô envoya courageusement sa partenaire. Il payait encore ses exactions et se sentait bien incapable de se lever. Pourtant, il bondit hors du canapé quand la jeune femme revint chargée d’une grosse boîte cubique, mise en sac à dos, et d’un petit colis entre ses mains.


— Qu’est-ce que tu fais avec cette boîte de conserve sur toi ? accusa-t-il.


Kaori ne répondit pas immédiatement et déposa l’encombrant contenant.


— Je crois que la Fondation Graad considère que cela t’appartient, annonça-t-elle en contemplant, dubitative, le petit ballot entre ses doigts. Celui-ci est pour moi… et il vient de toi…


Ryô se rassit sur le canapé, soudainement d'un sérieux et d’une gravité palpables. Saori avait tenu parole. Kaori s’assit à côté de lui, posant l’empaquetage sur ses genoux, hésitante.


— Ouvre-le, lui intima doucement le nettoyeur.


Elle se décida et défit les liens qui refermaient le colis. Il contenait une boîte sobre mais élégante. Elle attendit un petit moment, laissant ses paumes parcourir le laquage brillant du coffret. Enfin, elle se décida. L’écrin s’ouvrit sans un bruit. Pas le moindre craquement, crissement ou grincement. À l’intérieur, un Glock Slimline trônait. Sa crosse était finement ciselée, un ange serrant un marteau contre son cœur sur une face, et l’inscription “Angel Gun” sur l’autre.


— Joyeux anniversaire, Sugar Boy, murmura-t-il.


— Ryô… 


L’émotion ne lui permit pas d’aller plus loin.


— Tu m’as accusé de ne pas te faire confiance quand tu as appris que j’avais trafiqué l’arme de ton frère, lui expliqua-t-il. C'était faux. Je te fais confiance plus qu’à quiconque. Mais je ne veux pas que tu tues.


— Et celui-ci ? Est-il trafiqué ? s’inquiéta-t-elle.


— Non. Les derniers événements m’ont appris que tu devais pouvoir te défendre… même en mon absence. Surtout en mon absence.


Kaori regarda Ryô qui se perdit dans la profondeur de ses yeux.


— C’est un cadeau… magnifique, Ryô.


— C’est vrai ? Il te plaît ?


— Oui.


— Alors, s'il te plaît, ne tue jamais avec.


Kaori se tourna vers son partenaire.


— On va se jurer une chose, le prévint-elle.


— Tout ce que tu veux, lui accorda-t-il. C'est ton anniversaire après tout.


— Tant que tu ne reprendras pas d’Angel Dust, même pour me sauver moi, je ne tuerai personne avec l’Angel Gun, même pour te sauver toi.


Le regard qu’ils échangèrent alors valut plus que n’importe quelle promesse orale.




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