Savoir affronter ses peurs
Le paysage de la jungle bascula pour faire place à un autre environnement. Il lui fallut quelques instants pour s’acclimater à ce changement soudain. Il cligna des paupières plusieurs fois aussi bien pour rétablir sa vision que pour se remettre les idées en place.
A vrai dire, il ne distinguait pas grand-chose. Un épais brouillard recouvrait le lieu, l’empêchant de discerner quoi que ce soit. Il faisait froid et il frissonna sous la différence de température. Le lieu était d’un gris sale, un peu comme s’il se trouvait en plein milieu d’un nuage chargé de pluie.
Il lui fallut quelques secondes pour se remettre de ses émotions précédentes. Etrangement, il y arriva sans mal. La colère avait disparu pour laisser place au calme le plus plat. Il leva la tête vers le ciel, serein.
Ce n’est pas normal… Ce n’est pas réel…
Il avait le sentiment d’avoir réussi jusqu’à maintenant à accomplir…ce qu’il devait accomplir. Quoi que ce soit. Mais le temps pressait. Il fallait faire vite.
Il baissa la tête et découvrit qu’il n’y avait plus aucune trace de sang sur lui et que sa blessure par balle s’était refermée. Et il constata qu’il avait retrouvé ses habits de ville : t-shirt, pantalon, imper… En revanche, il nota l’absence de son revolver sous son manteau ce qui n’aida pas à arranger son anxiété. Et merde… il ne savait même pas où il avait pu atterrir. Qu’en avait-il fait ?
Peu à peu, le brouillard s’éclaircit et il put apercevoir… une gare. Oui s’était bien ça, il se trouvait dans une gare. Plus précisément la gare de Shinjuku. Il la reconnut aussitôt bien qu’elle soit vide de tout passager ou de toute âme vivante. Ce qui n’arrivait jamais.
Le tableau des messages se dressait devant lui, affichant fièrement sa surface lisse et verte. Il vit un seul message d’inscrit : un XYZ tracé à la craie. Une femme apparut juste devant. Elle tournait le dos au tableau et se tenait face à Ryô, une craie entre les doigts. C’était donc elle qui avait inscrit le message. Elle avait besoin de City Hunter. Elle était plutôt jolie : de beaux cheveux noirs, une silhouette fine, de longues jambes galbées… Mais il n’eut pas le cœur à lui sauter dessus : quelque chose clochait. Peut-être dans la brume qui englobait le paysage ou bien dans l’air…
Il s’avança vers la jeune femme et ouvrit la bouche pour lui parler lorsqu’il entendit une détonation. Une balle siffla près de son oreille. Il se stoppa net et la scène se déroula au ralenti.
Il vit la trajectoire de la balle qui passait inexorablement par la jeune femme. Cette dernière ne bougeait pas d’un pouce et se contentait de le fixer. Il voulut lui crier de se baisser ou de se jeter sur le côté mais aucun son ne sortit de sa gorge. Il porta la main sous sa veste à la recherche de son arme dans un geste réflexe inutile. Merde.
Les yeux écarquillés, il vit la balle traverser la poitrine de l’inconnue. Aussitôt, une tache rouge se forma sur son T-shirt. La jeune femme ouvrit la bouche d’effroi et ses yeux s’agrandirent de stupeur.
Ryô réussit enfin à bouger et se rua vers sa cliente qui tombait à terre. Il la rattrapa avant qu’elle ne touche le sol. Les yeux écarquillés, elle le fixait, la terreur imprimée sur ses traits. Elle ouvrit la bouche et un mince filet de sang s’échappa par la commissure de ses lèvres.
Ryô l’allongea par terre et tenta de comprimer la plaie. Il faudrait l’emmener à l’hôpital ou bien appeler les urgences mais il n’y avait rien ni personne pour l’aider. Il remarqua qu’elle bougeait difficilement les lèvres et qu’un souffle ténu s’en échappait. Il approcha son oreille afin d’entendre ce qu’elle disait.
« Vous deviez… me protéger… pourquoi…ne l’avez-vous pas… fait… »
Ryô sursauta alors que la voix de la jeune femme prenait un peu plus d’assurance. « Vous deviez me protéger. » Elle répéta cette même phrase encore et encore jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus rien dire du tout.
Avec affolement, Ryô contempla ce corps sans vie. Jamais ça ne lui était arrivé auparavant. Toutes ses clientes restaient en vie quoiqu’il advienne. Mais elle était morte par sa faute, parce qu’il n’avait pas pu la protéger alors qu’il aurait dû. Elle avait fait confiance à City Hunter mais City Hunter avait failli à sa mission. Elle lui en avait voulu. Il se sentait horriblement coupable.
Il constata qu’il tremblait. De peur, de froid, de colère. Il tourna brusquement la tête derrière lui afin de débusquer le tireur. Son regard ne rencontra rien de vivant. Fébrile, il regard partout autour de lui, scrutant les moindres recoins avec ses yeux de chasseur. Il n’avait ressenti aucune aura meurtrière même lors du coup de feu et il ne discernait aucune présence aux alentours. Celui qui avait fait ça était fort. Très fort.
Il reporta son attention sur la cliente toujours aussi inerte et qui semblait si réelle… Un millier d’émotions se bousculaient en lui. Il devait les contenir… Pour quoi faire ? Ses yeux s’écarquillèrent en même temps qu’il cherchait à comprendre. Il se rejoua ces derniers instants, cherchant une faille, quelque chose qui prouve que rien n’était réel. Il était seul alors que la gare devrait être rempli de monde, le brouillard n’avait rien de naturel et… Le brouillard. Il fronça les sourcils. Ça lui rappelait quelque chose. Mais quoi, bon sang ?! Que devait-il comprendre ? De quoi devait-il se souvenir ?
La panique bouillonnait toujours au creux de son ventre. Il y avait un tueur qui était peut-être encore dans les parages. Il avait tiré sans hésiter sur la cliente qu’il n’avait pas su protéger. C’était bien ça le problème. Il aurait dû réagir, faire quelque chose. Au lieu de ça, il n’avait pas pu bouger d’un pouce alors qu’il aurait dû. Ses pieds étaient restés au sol pendant une seconde. Une seconde fatale. Comme dans un rêve – ou un cauchemar.
La révélation se fit.
Ce n’était pas sa faute. Il n’était en rien la cause de ce meurtre. On l’avait empêché de bouger parce que cette femme devait obligatoirement mourir. Pourquoi ? Par qui ? Comment c’était possible ?
Il examina l’espace où il se trouvait lorsque le tireur avait fait feu. Il n’y avait rien d’anormal. Rien qui explique cette force qui l’avait maintenu cloué au sol. Il réfléchit à toutes ces choses inhabituelles, comptant sur son esprit de déduction pour trouver une réponse. Mais il dû bien admettre qu’il n’y en avait pas. Rien n’allait ici, rien n’était à sa place. Même lui avait le sentiment de ne rien avoir à faire là.
« Vous deviez me protéger… pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? »
Réfléchir l’avait rendu plus serein. Même la dernière phrase de sa cliente ne l’atteignait plus vraiment. Il murmura pour lui mais aussi pour cette âme qu’il n’avait pas pu protéger :
« Je ne le pouvais pas… Je le voulais mais je ne pouvais pas. Vous deviez mourir. Je ne sais pas pourquoi. Pardon… »
Il se força à regarder ces yeux vides qui le fixaient, cette chevelure noire qui s’étalait sur le sol froid et impersonnel, cette peau devenue pâle. Avait-elle une famille ? Quelqu’un sur qui compter ? Quelqu’un qui comptait sur elle aussi ? Que lui était-il arrivé pour qu’elle veuille faire appel à City Hunter ?
Il lui ferma les paupières et s’accroupit. De toute façon, ça n’avait plus d’importance maintenant. Il allait devoir prévenir la police, ou Saeko précisément, afin qu’elle ramène le corps à ses proches. Mais avant ça, elle devrait les avertir de cette mauvaise nouvelle. Mais dans l’immédiat, il y avait plus urgent. Qu’allait-il faire ? Trouver des infos pour traquer le coupable et puis…
Il baissa une dernière fois la tête vers la jeune femme mais celle-ci avait disparu. Ses yeux s’agrandirent de stupeur. Où était-elle passée ? Est-ce qu’elle n’était que le fruit de son imagination ? Pourtant, le coup de feu… le sang… son murmure…Il se frotta le front, déconcerté.
Rien de tout ceci n’est réel…
Il se remit debout et il s’aperçut seulement à cet instant que la gare avait disparu pour ne laisser place qu’au noir le plus complet.
Il regarda prudemment autour de lui afin de déterminer l’endroit où il pouvait bien se situer. Mais il n’y avait que l’obscurité pour lui tenir compagnie. Pas une lumière, pas un souffle d’air, pas un bruit, rien… Impossible de savoir s’il se trouvait toujours à la gare ou s’il avait encore changé d’endroit. « Il y a quelqu’un ? » demanda-t-il. Seul le silence lui répondit. Evidemment.
Il allait faire un premier pas lorsqu’il sentit deux mains l’agripper à la gorge. Il avait beau ouvrir les yeux, son agresseur restait invisible comme s’il faisait partie de l’obscurité. Pourtant, il savait qu’il devait se trouver là, juste en face de lui, à la position que prenaient les mains autour de sa gorge. Il serait aveugle que ce serait la même chose.
Il frappa à des endroits stratégiques afin de le faire lâcher prise, à la gorge, à la tête, à l’entre-jambe, mais son adversaire tenait bon. Il sentit les mains se resserrer autour de sa gorge lui bloquant peu à peu la respiration. Il n’avait toujours pas son arme sur lui, il allait devoir trouver un autre moyen.
Les doigts entourant sa gorge étaient dotés d’une force incroyable. Il les sentait, aussi froids que la mort, s’enfoncer dans sa peau, appuyant sans pitié sur sa trachée. Il frappa encore, et n’obtenant encore aucun résultat, il voulut déséquilibrer son ennemi. Il pivota sur un pied et pesa de tout son poids dans sa direction. Il eut le sentiment de se frotter contre de la pierre. C’était quoi ce truc ? Il enroula sa jambe autour de la sienne pour le mettre à terre. Impossible de le faire bouger.
Son adversaire n’avait même pas eu une seule réaction. Celui-ci n’émettait pas un bruit malgré les coups qu’il recevait, il se contentait juste de resserrer sa prise. Il n’entendait même pas sa respiration. Est-ce qu’il était seulement humain ?
Comment allait-il s’en sortir ? La terreur le gagna des pieds à la tête. Il ne pensait pas que ça se terminerait comme ça. Pas face à un ennemi qu’il était incapable d’apercevoir, dans un lieu qui n’avait rien de normal avec cette angoisse au fond de son ventre. Cela l’étonna lui-même. Par une époque, il aurait été soulagé de mourir. Qu’est-ce qui avait changé ? Ou plutôt, qui l’avait changé ? Il tenta de se souvenir d’un nom… des morceaux lui parvinrent mais rien de complet. Il n’arrivait plus à se rappeler.
Il porta ses mains à sa gorge et tenta de tirer sur l’étau qui se resserrait, bien qu’il sache cela inutile. Peu à peu, il constata que ses pieds se décollaient du sol et bientôt, il se retrouva suspendu en l’air, les jambes fouettant le vide. Il tenta de donner des coups de pieds, toujours sans succès.
Il suffoquait et respirer devenait laborieux. Son cerveau tournait à plein régime. Peut-être que…
Mais très vite, l’air arrêta de circuler dans ses poumons. Il sentit ses membres fourmiller puis peu à peu se relâcher. Il allait mourir. Etouffé par un ennemi invisible et inhumain.
Ses jambes arrêtèrent de remuer, ses bras retombèrent le long de son corps et il se sentit dériver. Son cerveau lui hurla encore une fois : « Non ! Pas maintenant ! ». Aussitôt, une multitude d’images lui traversa l’esprit en l’espace d’une seconde. C’était beaucoup trop rapide pour qu’il puisse toutes les percevoir correctement, mais il en retint quelques bribes.
Des explosions, des balles qui sifflent, des champs de bataille, des corps, des personnes parties trop vite, la mort, la douleur, la haine, la ville. Sa ville. Des femmes toutes plus belles les unes que les autres, qui ne restaient jamais longtemps. L’alcool pour tromper la solitude. Les dizaines de cigarettes pour tenter de ranimer une flamme éteinte depuis longtemps, des lettres « XYZ » pour ceux qui en ont besoin, un nom « City Hunter ».
Des rencontres. Une rencontre.
Un souffle d’air.
Un cœur qui bat. Le sien.
Un feu rallumé.
Une peur immense.
Un anniversaire.
Un « je te le promets ».
Un cri.
Une massue.
La joie.
L’amitié.
L’amour.
Un sourire.
Un rire.
Kaori…