Entretien avec un Chasseur
Chapitre 15 : This is the End
5174 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 30/05/2023 10:22
Binoclard me regarde, tétanisé, les yeux ébahis, la bouche ouverte. Au bout de quelques secondes, il se penche vers moi et me demande :
- "Alors ... ça a marché ?"
- "Plus ou moins ..."
- "Comment ça, plus ou moins ? Vous avez tué votre père ?"
Je soupire et reformule, certains mots sont encore trop difficiles à prononcer :
- "J'ai réussi à tuer le Diable, oui."
Binoclard veut m'interrompre mais je lève la main :
- "J'ai dit que je parlerai de tout mais je crois que ... A mon avis, ce n'est pas nécessaire. Toutes mes excuses mais je ne parlerai pas de ça."
Il soutient mon regard et hoche la tête :
- "Je comprends, Monsieur Saeba. Certaines choses ne peuvent pas être racontées."
- "Bien. J'ai donc rempli ma mission, j'ai été l'arme de l'Archange Michel et j'ai vaincu le Diable. Kaori a fini par se réveiller. Tout le monde s'en est sorti ... Enfin ... Tout le monde ... Mick avait perdu beaucoup de poussière d'ange quand il avait été attaqué et il m'en avait trop donné. Ça m'a protégé face à mon Père mais ça l'a aussi beaucoup affaibli."
- "Oh ..."
Je soupire :
- "La mort du Diable a provoqué une explosion gigantesque. D'un coup, une énergie impossible à mesurer pour nous humains, s'est déversée brutalement dans l'Autre Monde, menaçant l'Équilibre. Et c'est en faisant tout pour maintenir cet Équilibre que Mick a perdu beaucoup de force vitale. Trop… Il a puisé dans ses dernières ressources ... Sa poussière d'Ange m'a protégé et il a pu me tirer du Monde des Esprits au bon moment mais lui ... lui est ..."
Je sens ma gorge se serrer. C'est la première fois que j'en parle depuis bientôt plus de trois ans.
Mon interlocuteur me regarde, les yeux écarquillés, le crayon suspendu entre ses doigts :
- "Oh ! Il est ... ?"
Je hoche la tête, encore affecté par ce souvenir, ces images improbables : Mick l'Archange qui pose un genou terre, le souffle court, le regard vide, épuisé, les ailes complètement brûlées dont on ne voyait plus que l'étrange squelette rougeoyant de braises.
Je me souviens de Kazue qui se précipite pour le retenir alors qu'il s'effondre, inconscient.
Je me souviens de ses ailes qui se consumaient et se desagrègeaient lentement en cendres grises et flottantes dans l'air, plus légères que des plumes…
Je me souviens de son dos, offert à mon regard, sa veste brûlée, et le squelette de ses ailes qui s'écroule au ralenti, comme un château de cartes, laissant deux plaies béantes entre ses omoplates…
Il s'en était fallu de peu.
Je prends une grande inspiration et réponds, choisissant de ne pas détailler les images qui reviennent hanter mes pensées :
- "En tant qu'Ange, oui. Il est mort. Il a perdu définitivement ses ailes et tous les pouvoirs qui allaient avec. En gros, il est devenu humain. Kazue et le Professeur ont vraiment eu peur à plusieurs reprises mais il a tenu bon. Et ..."
Ma voix s'éraille. C'est curieux. Je ne pensais pas que ce souvenir m'affectait autant.
- "Et ? il va bien aujourd'hui ?" Me demanda Gentil Petit Binoclard, sincèrement inquiet.
- "Oui. Ça fait un moment maintenant qu'il est en pleine forme et cet idiot n'a rien trouvé de mieux que de se faire tatouer des ailes sur le dos.... Ça met en valeur les cicatrices qu'il dit... pour ne pas oublier Qui il est, quelle était sa Vraie Nature, rendre hommage à ses Origines ... Voyez un peu le genre, non ? Pfff.... " Je conclue ma tirade en joignant mes deux pouces et en bougeant mes autres doigts pour mimer des ailes, technique enfantine mais efficace, arrachant un rire franc à GPB.
Il se bidonne quelques secondes avant de s'arrêter et de me demander, souriant encore :
- "Et ... Il a ... comment dire ? Il a concrétisé avec Kazue ?"
Je ne peux m'empêcher de rire. Il a un don, ce type. J'acquiesce :
- "Oui, il a concrétisé. Et ça ne lui a pas pris beaucoup de temps si vous voulez tout savoir ... A peine sur pieds, et hop, Monsieur Angel était d'attaque."
Mon acolyte frappe dans ses mains, d'un air éminemment satisfait puis saisit à nouveau son crayon pendant que j'ajoute dans un souffle :
- "Mais je m'en veux quand même. Si je ne l'avais pas impliqué dans cette histoire, il serait peut-être encore le Prince des Cieux ..."
- "Il était déjà impliqué puisqu'il enquêtait sur les vols de poussière d'ange." Réplique-t-il sans lever le nez.
- "Je sais mais ..."
- "Et il était volontaire pour cette opération." M'interrompt-il alors que j'étends mes jambes devant moi et que mon regard se perd vers mes chaussures.
- "Oui mais si ... si ... En fait, je n'arrête pas de me dire que si j'avais accepté mon sort la première fois que je l'ai rencontré, alors que j'étais entre la vie et la mort dans ce dispensaire sud-américain, s'il ne m'avait pas renvoyé, si nous ne nous étions pas associés, si nous n'étions pas devenus amis ... alors il serait ..."
Je suspends mes paroles, ne parvenant pas à prononcer le reste de mes pensées. Je lève alors les yeux vers mon interlocuteur et quelle n'est pas ma surprise quand je le découvre en train de sourire d'un air satisfait. Piqué, je ne peux m'empêcher de l'interpeller de manière un peu agressive :
- "Je peux savoir ce qu'il vous fait de nouveau rire, vous ?"
- "C'est pas vous qui avez dit au début de cette histoire que les Chasseurs de Nuit ne croyaient ni au hasard ni aux coïncidences ..."
- "Comment ça ?"
Il sourit de plus belle !
- "Je ne comprends même pas que vous n'y ayez jamais pensé ... Vos deux amis du rez-de-chaussée ... Vos commanditaires ... Le fil rouge du destin, tout ça ..."
Je soupire :
- "Bien sûr que j'y ai pensé. Mais je n'aime pas ce que ça implique ..."
Là, c'est lui qui devient songeur et nous partageons un moment de silence alors qu'il nous ressert deux nouveaux verres de saké :
- "Et Kaori alors ?"
Je soupire à nouveau :
- "Ah ... Kaori ..."
- "Vous l'avez revue ?"
Je hoche la tête. Il bat à nouveau des mains, avale son verre d'un trait et le repose d'un air satisfait :
- "Bien, bien, bien ... Racontez-moi ça !"
***
Comme vous le savez, l'affaire impliquant le Diable Noir avait fait les gros titres pendant des mois. Après s'être réveillée, Kaori avait lutté pour sa rééducation et elle avait finalement pu participer au procès du Diable Noir, qui se tenait à huis clos à partir du mois d'octobre. Saeko et Reïka m'avaient donné régulièrement des nouvelles : Kaori était fatiguée mais elle tenait bon et surtout, elle était très bien protégée, Saeko était intransigeante sur la question et s'inquiétait beaucoup pour sa protégée et ne tolérait aucune visite, même pas la mienne, arguant que je pourrais être suivi.
J'avais alors attendu la fin du procès, vers la fin janvier pour demander à mon amie inspectrice si je pouvais voir Kaori mais elle avait de nouveau fermement refusé :
- "Kaori va devoir changer de vie maintenant que toute cette histoire est finie. Elle pourrait être encore en danger car elle a témoigné contre la plus grande organisation criminelle qu'ait connu le pays ces dernières années. Et je ne suis pas certaine que tous ses membres soient mis hors d'état de nuire. Je ne veux pas prendre de risque en l'exposant inutilement. J'ai promis à Hideyuki de tout faire pour veiller sur elle et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour tenir ma promesse. Kaori est prioritaire pour bénéficier du programme de protection des témoins. Elle vivra en sécurité."
Je n'avais alors rien trouvé à redire à son projet et j'avais fini par me faire une raison : je ne reverrai pas mon âme errante. C'était peut-être mieux ainsi, après tout et j'avais presque renoncé à connaître la véritable couleur de ses yeux ... Je n'avais jamais osé poser la question à Saeko ou à sa sœur Reïka. Question de fierté masculine ... Ou de "connerie virile mal placée", comme dirait mon pote anciennement ailé ...
Le temps passa et deux mois après ma conversation avec Saeko, le vingt-six mars précisément -je me rappellerai toujours de cette date, je pense- ma vie a définitivement changé.
Ce matin-là, je venais de tourner au coin de la rue, les bras chargés de sacs pleins de victuailles pour la semaine ... Enfin, il s'agissait plutôt de plats tous prêts à réchauffer que de quoi cuisiner pour de vrai, quand je crus reconnaître sa silhouette devant l'immeuble aux briques rouges d'où je n'avais finalement pas déménagé.
Et oui, un logement gratis dans une ville comme Tokyo, qui plus est avec double garage et salle de tir dans la cave, je n'allais pas cracher dessus, il fallait rester pragmatique ... Et aussi, j'avais toujours gardé un petit espoir ... Infime, certes mais espoir quand même ... De la voir là, devant la porte ou d'entendre un jour ses pas dans l'escalier ou sa voix à l'interphone que j'avais installé.
Au loin, je m'arrêtai sur le trottoir, retenant mon souffle puis clignai plusieurs fois des yeux. La silhouette ne disparut pas, contrairement à toutes les autres fois où j'avais cru l'apercevoir. Elle continuait même à faire les cents pas sur le perron, attendant visiblement quelqu'un avec impatience.
- "Elle m'attend. Bon sang ! Elle m'attend, moi ?" Songeai-je avant de me répondre : "Bah oui, grand nigaud, ça ne peut être que toi qu'elle attend. T'es le seul à vivre dans l'immeuble."
Inconsciemment, je me mis à accélérer le pas, faisant cliqueter le pot de beurre de cacahuètes avec la bouteille de whisky dans mon sac de courses, les yeux fixés sur elle.
Plus je me rapprochais, plus je percevais les détails de son corps et plus ils correspondaient à mes souvenirs : la forme de ses hanches ceintes dans son jeans, ses longues jambes, ses cheveux courts et indisciplinés, des cheveux roux ...
Elle se tourna enfin vers moi et elle se figea soudain. Elle m'avait donc reconnu elle aussi, ce qui transforma mon espoir en certitude.
C'était Elle.
Elle était là.
Juste là.
Arrivé près d'elle je restai pétrifié en bas des marches, inclinant la tête en arrière pour la regarder, très certainement la bouche ouverte mais ne trouvant rien à dire.
- "Bonjour Ryo." Me dit-elle tout simplement en souriant.
C'est drôle, même si je n'avais jamais entendu sa voix, sa vraie voix, celle qui venait de ses cordes vocales, de ses poumons, de son air expiré, je la reconnus tout de suite : douce, légère, un peu grave et teintée d'hésitations suspendues.
Je ne trouvai rien de plus banal à lui répondre que :
- "Bonjour, Kaori."
Elle descendit les marches en me souriant toujours et attrapa un de mes sacs pour lorgner tout de suite à l'intérieur. Elle fronça les sourcils :
- "Mouais ... Nourriture de mec seul, quoi ! Ça ne fait pas frémir tout ça ... Franchement, tu pourrais faire des efforts." Elle me sourit en mettant une main sur sa hanche : "Je me charge des courses la prochaine fois !"
Nos regards se croisèrent et je retins mon souffle pendant une fraction de seconde. Ses yeux étaient couleur noisette. Brun clair, ses pupilles étaient irisées de brun plus sombre et comme sertis d'une petite ligne verte.
Ils étaient couleur noisette…
Enfin.
Je connaissais enfin la couleur de ses yeux.
Mais ce n'était pas le plus important.
Le plus important, c'était l'étincelle d'amusement que je vis danser dans son regard : une pointe d'espièglerie mêlée à beaucoup de joie mais aussi à de grandes interrogations. Je répondis à sa question implicite en riant :
- "Bien sûr ! Si tu veux te charger des courses, pas de soucis. Pour les corvées, pas de problème, Petite Fée du Logis ! Je te laisserai faire !"
- "OK. Je me charge des emplettes et de la cuisine. Toi, ça sera ménage."
- "Non, mais héééé ! J'ai peut-être mon mot à dire, non ?"
Elle me sourit, les yeux pétillants de joie :
- "Non. Pas ton mot à dire, Monsieur le Chasseur, c'est chez moi ici. Ouvre la porte, plutôt. J'ai oublié mes clefs." Me répondit-elle avec un clin d'œil.
Je lui rendis son sourire. J'avais l'impression, vraiment pas désagréable, de l'avoir quittée la veille. Ou peut-être même ce matin, juste après mon café.
Je la suivis dans la cage d'escalier, n'en croyant toujours pas mes yeux, le cœur léger, le sourire aux lèvres, porté par une joie étrange que je ne connaissais pas.
Elle ouvrit nerveusement la porte avec le trousseau que je lui avais donné et je sentis son émotion quand elle entra dans l'appartement. Elle la dissimula cependant en s'exclamant :
- "Waouw ... C'est clair que c'est pas toi, la fée du logis en tous cas !"
J'étais un peu gêné du désordre qui régnait dans le salon et la cuisine mais je ne laissai rien paraître, répliquant sur le même ton qu'elle :
- "Hey ... J'ai réparé le câble du téléphone, remis le parquet en place, passé la serpillière, nettoyé les vitres ..."
- "Et changé le lustre." Me coupa-t-elle, en désignant le plafond.
- "Ouais ... Je préfère celui-là ... plus moderne, plus léger et ... moins dangereux !"
Elle éclata de rire et fit le tour de la pièce et puis, soudain, elle se figea en regardant les escaliers. Je lui avouai alors :
- "J'ai remis de l'ordre dans ta chambre. Tu peux y aller."
Elle monta à l'étage, nerveuse. Elle passa devant la chambre d'Hideyuki et me regarda, interrogative et je lui répondis :
- "Je suis désolé. Il fallait bien que je me pose quelque part et je n'ai pas voulu ... Enfin voilà quoi, ta chambre, c'est ta chambre ... Mais J'ai emballé ses affaires soigneusement, promis."
Elle leva la main pour m'interrompre, dans un geste que je commençais à connaître :
- "Ce n'est pas grave. C'est bien comme ça. Tu as bien fait."
Elle entra alors dans sa chambre, en fit le tour puis s'assit lentement sur son lit.
- "Pas mal, pour un Chasseur ... Tu t'en es bien sorti en femme de ménage, ici ..."
Elle regarda alors la table de nuit et vit ce que j'y avais soigneusement posé : l'écrin rouge contenant la bague que son frère lui avait laissée ainsi que le cadre photo que j'avais pris soin de remplacer.
Elle tendit la main vers la petite boîte et je vis ses yeux s'emplir de larmes. Je vins m'assoir à ses côtés et lui posai enfin la question qui me brûlait les lèvres :
- "Comment as-tu convaincu Saeko de te laisser quitter le programme de protection de témoins ?"
Elle se tourna vers moi. Elle me sourit tout en essuyant ses larmes et sa réponse balaya toutes mes craintes et mes hésitations éventuelles :
- "Ca, c'est mon petit secret ... Ce n'est pas parce que nous sommes partenaires, que tu as le droit de tout savoir !"
- "Partenaires ?"
Elle éclata de rire devant mon air faussement dégoûté car nous savions tous les deux que je n'avais aucune envie de refuser cette offre et j'ajoutai avec un clin d'œil :
- "Depuis quand on est partenaires ?"
***
- "Partenaires ! Mais alors ... c'est Kaori ! C'est elle la partenaire dont vous m'avez parlé quand nous nous sommes rencontrés au parc ?"
- "Exact. C'est elle."
Petit Binoclard se penche vers moi et me murmure
- "Alors ... J'ai une petite question, si vous me permettez ..."
- "Allez-y ..."
- "Enfin ... J'en ai même plusieurs questions ..."
- "Allez-y ..."
- "Elle était dans le monde des esprits, tout comme vous quand vous avez rencontré Mick, c'est ça ?"
- "Oui." Balbutie-je, ne sachant pas du tout où il veut en venir.
Je m'attendais plutôt à une question concernant la nature exacte de ma relation avec ma partenaire et je le laisse poursuivre :
- "Et vous, vous en êtes revenus avec... comment vous avez dit ça ... Attendez que je retrouve ... J'ai noté ce passage, je l'avais trouvé très drôle ..." Il fouille dans ses papiers, reprend le premier de la pile et trouve apparemment ce qu'il cherchait : "Ah voilà ! vous êtes revenu de votre voyage dans le monde des esprits avec des : "petites séquelles"."
- "Heuu ... Oui."
- "Est-ce que Kaori a aussi des pouvoirs étranges comme les vôtres ?"
Je souris et avoue :
- "Des pouvoirs étranges ? En quelque sorte, oui. Si pour vous savoir lire dans le cœur des gens, parler directement à leurs âmes tout en étant capable de soulever plus de soixante fois son poids et avoir la force de transpercer des murs avec son seul petit poing, c'est des pouvoirs étranges, alors oui ..."
- "Lire dans le cœur des gens ... la force de transpercer des murs ..." Murmure mon petit Binoclard tout en me regardant sans vraiment me voir, soudain perdu dans ses pensées.
Il s'éclaircit la gorge, hésite puis me lance :
- "Vous êtes ensemble, vous et votre "associée", si je comprends bien ..."
Tiens, je m'en doutais bien qu'elle allait venir cette question ... Je m'exclame :
- "Hé, dis donc, ça vous regarde pas, ça !"
- "Mais ! Vous m'avez dit que vous l'avez embrassée !"
- "Oui, on s'est embrassés mais ..."
- "Mais quoi ?"
- "C'était un moment particulier, voyez ..."
- "Non, je vois pas ..."
- "Enfin, si vous voyez."
- "Non."
- "Mais si ... J'allais peut-être mourir et je crois que c'est instinctif, non ?"
- "En quoi c'est instinctif d'embrasser quelqu'un quand on a peur de mourir ?"
- "Préservation de l'espèce, bien sûr !"
- "Je vous demande pardooooon ?"
- "Bah oui, quand un homme a peur de mourir, il se rapproche d'une femme pour ... enfin, vous voyez non ..."
J'entends alors un gros boum quand son front heurte violemment la table. Il reste un moment comme ça, désespéré, le front sur la table alors que je l'entends maugréer :
- "Nan mais c'est pas vrai ... C'est n'importe quoi, ce qu'il faut pas entendre, je vous juuuuure ... Préservation de l'espèce ..."
- "Mais quoi ???" Demandé-je, ne comprenant pas du tout sa réaction. "C'est bon, c'était juste un petit baiser pour se dire au revoir, voilà, c'est tout."
Il se redresse et pour la première fois, je vois des éclairs de colère dans ses yeux :
- "Quoi ? Non mais on n'embrasse pas une femme pour dire ensuite "Voilà, c'est tout !" Ca se fait pas !"
- "Bah si, moi je le fais !" Répliqué-je en croisant les bras.
Puis, il me dévisage, les yeux écarquillés :
- "Oh Mon Dieu, j'ose même pas imaginer ce qu'elle vous a mis sur le crâne quand vous lui avez répondu ça ...."
Je reste muet, gêné. C'est bien la première fois que ça m'arrive, ça, d'être gêné de parler d'une de mes relations avec une femme.
- "Pfffff ... Je veux pas en parler."
Gentil Binoclard me dévisage, silencieux, ouvre la bouche puis la referme et finalement abdique devant la puissance de mon regard et de mes bras croisés sur ma poitrine.
Soudain, il sursaute quand on toque à la porte d'entrée de son appartement qui s'ouvre dans la foulée :
- "Bonjour, c'est moi ! Je suis là !" S'écrie mon associée avec sa délicatesse habituelle, faisant rebondir le léger panneau de bois contre le mur.
Binoclard se retourne vers elle, la bouche grande ouverte.
- "Ah bah, il était temps !" M'exclamè-je, dissimulant mon soulagement de la voir arriver en affichant une forte contrariété, bras croisés, sourcils froncés, voix forte, ton sec ...
- "Oh, c'est bon, toi !" Me lance-t-elle, faussement en colère. "Comme si t'étais jamais en retard ! Nan-mais j'rêve ! Si tu pensais plus souvent à la révision de la bagnole, ce genre de conneries n'arriverait pas pile quand je raccompagne ma sœur à l'aéroport !"
Je suis sur le point de répliquer à cette attaque en règle mais le regard du type qui passe de moi à elle, puis de elle à moi, à plusieurs reprises a finalement raison de ma contrariété et j'éclate de rire :
- "Non, non, vous ne rêvez pas, c'est bien elle ! Je vous présente ma douce et délicate partenaire !" Je me penche pour lui chuchoter en toute discrétion : "Et non, vous pourrez essayer autant que vous voulez, je ne vous révèlerai pas sa véritable identité. Donc, pour vous, elle s'appelle Kaori, rien d'autre, pigé ? Elle est toujours sous le programme de protection des témoins. MON programme de protection, si vous voyez ce que je veux dire ..."
Elle se tourne vers le Binoclard et s'incline :
- "Navrée d'être entrée chez vous de cette manière, Monsieur. J'espère que ce crétin a rempli correctement sa mission sans mon aide ? Je suis vraiment désolée de vous avoir laissé seul avec cet incapable, j'avais une ... une urgence familiale ..."
Le type hoche la tête, les yeux toujours écarquillés tout en la dévisageant.
Binoclard est le dernier client en date de notre duo de Chasseurs de Nuit. Son affaire est tombée juste après qu'une nouvelle arrivante ait bien failli détruire notre équilibre entre ma partenaire et moi : sa sœur biologique. Ouais, une sacrée tuile pour le coup puisque la frangine en question avait tenu à emmener ma partenaire avec elle, aux Etats-Unis, pour "vivre en famille", me reléguant au tiroir colocataire et associé professionnel.
Alors, ne sachant quoi dire ni quoi faire pour convaincre ma partenaire de rester avec moi, admettons même que j'en aie eu le droit, j'avais préféré laisser les deux jeunes femmes ensemble, laissant le Destin décider.
Et Ma Partenaire aussi.
J'avais quand même craint, pendant quelque temps, qu'elle ne choisisse de partir avec sa sœur, loin de moi, aux Etats-Unis.
Face à toutes ces questions trop compliquées pour moi, j'avais donc accepté de traiter la demande de Binoclard. C'était une affaire assez simple et je m'étais dit qu'elle aurait le mérite de m'occuper l'esprit. Mais, finalement, ma partenaire avait mis fin à mon attente, juste avant que j'aille au domicile de Binocle pour régler son problème, en disant simplement :
- "J'accompagne ma sœur à l'aéroport et je te rejoins à l'adresse du client."
J'avoue sans détour que j'ai été sacrément soulagé mais ... Elle m'a simplement déposé dans ce quartier résidentiel à l'autre bout de la ville, démarrant en trombe au volant de ma Mini adorée ... Tout simplement parce que sa pauvre Fiat Panda verte était en panne et refusait de démarrer. Et en plus, c'était apparemment ma faute ...
J'avais donc été contraint de l'attendre alors que la mission était finie bien avant que les deux frangines ne soient arrivées à l'aéroport, je parie. Papoter avec Mon Gentil Petit Binoclard m'avait permis de passer le temps, en attendant que Mademoiselle daigne se pointer ... en retard, comme d'habitude, quoiqu'elle en dise.
Je soupire sachant que je ne gagnerai pas en jouant à : non c'est toi, non c'est toi et je ne pus me retenir de rire en voyant le regard éberlué de Binoclard qui lui balbutia, visiblement impressionné :
- "Non, non, ne vous inquiétez pas Mademoiselle, je .. Tout s'est très bien passé. Nous étions en train de ... discuter ..." Il se tourne vers moi, les yeux toujours comme des soucoupes derrière ses lunettes rondes. "Une urgence familiale ? Une sœur ?"
Je ris discrètement :
- "Ca, ça sera pour une autre fois, si ça ne vous dérange pas ?"
Je me lève, faisant râcler ma chaise sur le sol et il fait de même et nous nous regardons, un peu mal à l'aise. Devant notre immobilité, ma partenaire toussote et montre la porte :
- "Heuu ... Sur le chemin du retour, j'ai fait un crochet pour vérifier le tableau des messages, on a rendez-vous pour un nouvel XYZ dans trente minutes à l'autre bout de la ville ..."
Je hoche la tête et récupère l'enveloppe qui contient mon paiement de mission :
- "Pas de problème. On avait fini de toute façon."
Le type se reconnecte soudain à la réalité et bafouille :
- "Oh, je ne veux pas vous retenir plus longtemps ! Vous avez à faire."
- "Bon, plus de bêtises ?" Demandé-je, amusé par la gêne de mon Binoclard qui garde la tête baissée.
Le bonhomme, en panne d'inspiration, a eu l'idée judicieuse d'invoquer un démon pour l'aider face à son angoisse de la page blanche ... Ça a bien marché au début et puis, les choses ont dérapé et il a fait appel à moi ... Son inspiration s'est envolée quand j'ai zigouillé avec délectation son démon, le laissant à nouveau avec son angoisse et sa page toujours blanche.
Devant l'air désespéré de ce type, j'ai accepté de lui raconter une histoire quand il m'a dit :
- "Avec votre job, vous devez avoir des trucs de dingues à raconter, non ?" Il s'est incliné devant moi, me mettant un peu mal à l'aise mais je n'avais pas pu lui refuser cette faveur.
Alors, je lui ai raconté mon histoire, tout simplement.
Je pointe mon index vers son nez en riant :
- "Promis, vous n'invoquerez plus de démon ?"
Il s'incline légèrement devant moi avant de rire :
- "Non, non ! Aucun risque ! Et avec tout ce que j'ai là, j'ai de quoi faire, je vous assure ! Quoique ... c'est quand même assez dingue, cette histoire, non ? Je suis pas certain de réussir à en faire quelque chose de crédible ..."
Sur le coup, je me sens presque vexé qu'il envisage de ne rien faire de mon récit et puis, je me dis que, après tout, je la lui ai offerte, mon histoire. A lui d'en faire ce qu'il en veut.
Je hausse les épaules
- "Bah, faites-en un truc plus normal ... je sais pas, moi ... enlevez les fantômes et les démons et tout le tintouin ... faites des "vrais méchants" ! Ça ne devrait pas être compliqué ! Yakuzas, tueurs à gages, trafiquants, terroristes, y'a pas besoin de chercher très loin pour en trouver !"
Le type me regarde, songeur et puis, ses yeux s'agrandissent comme des soucoupes derrière ses grandes lunettes et il s'exclame soudain :
- "Ohhh !!! Vous avez raison ! Une histoire beaucoup ancrée dans le réel, pour ça, je sais parfaitement quels décors je vais utiliser ... Tokyo, Shinjuku, la gare, le tableau, le parc, le Kabuki-cho ... Tout en gardant un côté très déjanté : votre incapacité à résister à la gent féminine face à la jalousie colérique et irrépressible de votre partenaire ... ça a une portée comique très forte ..."
Je sens le regard brûlant de la partenaire en question dans mon dos et je sais déjà que j'aurai à me justifier en arrivant à la maison ... Que dis-je ? A peine dans les escaliers de cet immeuble, j'aurais intérêt à bien trouver mes mots pour expliquer pourquoi j'ai raconté tant de choses à ce type.
Je rentre instinctivement la tête entre mes épaules pendant que le type se penche vers moi pour ajouter discrètement :
- "Je mettrai aussi de temps en temps des moments forts, presque romantiques entre vous deux ... sans trop en dire ... Car je n'oublie pas ce que vous m'avez dit au début, Monsieur Saeba ... Un héros qui rentre sagement à la maison pour retrouver bobonne, ça ne fait pas frémir ... ou plutôt devrais-je dire : ça ne tient pas les lecteurs en haleine ..."
Il se redresse et ajoute d'une voix plus forte :
- "Vos personnalités hors normes et la salle de tir -j'adore cette salle de tir-, la policière sexy et sa sœur qui vous mènent par le bout du nez, votre forte capacité de déduction et vos qualités incroyables au combat, et aussi, le cran de votre partenaire ... Oh, et j'ai même déjà le titre de cette histoire ..."
- "Ah oui ?"
- "Ouiiiii! City Hunter !"
Je ris, soulagé : je m'attendais à un truc beaucoup plus "à l'eau de rose" quand il a parlé de ma relation avec ma partenaire et de mes faiblesses face aux femmes.
Devant mon silence, il se sent obligé d'ajouter :
- "Et promis, je n'essayerai pas de trouver les véritables identités de vos amis et j'inventerai les noms de famille."
- "Merci, Vieux. Par contre, vous pouvez utiliser le mien, pas de problème. Et si ça peut nous faire un peu de pub en même temps ! Après tout ... Ryo Saeba signifie Chasseur de Nuit ... C'est un pseudo ... Bien trouvé, hein ? " Dis-je avec un clin d'œil.
Le G.P.B. me regarde, abasourdi et j'ajoute en plaisantant :
- "Oh ... Faites pas cette tête, allez ! Vous pensiez que j'étais assez fou pour vous donner ma véritable identité ? Tsss, tsss, tsss, vous me décevez !"
J'éclate de rire en prenant ma partenaire par le bras alors qu'elle me demande déjà de quelle pub je veux bien parler, pour la diriger gentiment vers la porte de l'appartement du Binoclard, direction : la sortie, en lançant :
- "Bonne fin de journée !"
- "Ce fut un honneur et un plaisir, Monsieur Ryo Saeba, ou quel que soit votre nom, je vous remercie." Entends-je dans mon dos.
Je me retourne et lui lance avec un sourire :
- "Plaisir et honneur partagé, Monsieur Tsukasa Hojo ! Je guetterai donc votre prochaine publication ... City Hunter ! C'est ça ? Ahhh, je sens que ça va me plaire ! Surtout, n'oubliez pas les Miss Mokkori !"
Je sens une douleur familière à l'arrière de mon crâne et crie en m'élançant dans la cage d'escaliers :
- "Aïeuuuuu ! Ca fait mal, ça ! Bourreau ! Rabat- joie !"
- "Oh, tu as intérêt à m'expliquer tout ça ! Et pas d'entourloupe, je te préviens !"