Entretien avec un Chasseur
- "Alors c'est vraiment à Saeko et Hideyuki qu'on doit tout ce nettoyage ?" Me demande Mon Gentil Petit Binoclard.
Je le dévisage, sans comprendre de quoi il peut bien me parler :
- "Ce ... nettoyage ?"
- "Oui, toute cette affaire avec le Diable Noir, son procès, les témoignages, les démissions des Ministres, les changements dans l'administration, tous ces soi-disant départs à la retraite anticipée, ce genre de trucs ? C'est vraiment Saeko et Hideyuki qui ont initié tout ça ? Mazette ..."
- "Ah .. Heuuu ... En partie, oui. Et aussi grâce à Kaori ..."
- "Kaori ?"
- "Oui. Kaori a eu aussi son rôle à jouer ..."
- "Alors, elle est vivante !!! Vous avez réussi à la réveiller ? Genre Prince Charmant - Belle-Au-Bois-Dormant ?" Ajoute-t-il avec un air goguenard avant de poursuivre : "Ou est-elle restée une âme errante ? Ne me dites pas qu'elle est morte et qu'elle est devenue un fantôme ???"
Il se penche vers moi, impatient et je tente de rester impassible. J'ai sacrément envie d'éclater de rire et beaucoup de difficultés à garder mon sérieux. Je commence à vraiment prendre plaisir à lui raconter cette aventure et ça me surprend. D'habitude, je n'aime pas m'épancher sur ma vie et encore moins sur mes exploits mais ce type me touche par sa sincérité et partager ce moment particulier de mon existence avec quelqu'un est plaisant ... distrayant ... Fort distrayant même.
Le temps suspend son vol alors que je reste muet et il se reprend, se redresse, toussote, remonte ses lunettes dans un geste qui me fait curieusement penser à Hideyuki avant de s'excuser :
- "Pardon, Monsieur Saeba, c'est juste que ... Hum hum hum ... Enfin, voilà ... Mais je vous laisse poursuivre."
***
- "Je crois que j'ai compris, Hide ..." Avait murmuré Saeko avant de se tourner vers moi pour m'expliquer : "En fait, pour notre enquête, nous avons fait croire qu'Hide était en train de devenir un ripou. C'était facile. Lancer de fausses rumeurs, faire semblant qu'il avait égaré des preuves, payer des complices dans la rue qui affirmaient qu'il prélevait sa part sur des saisies de drogue, ce genre de choses. Histoire d'appâter les gars en face, quoi ... Leur faire croire qu'ils pouvaient lui faire confiance. Moi, en tant que fille du Préfet, je n'aurais pas été crédible. Enfin moins ..."
Elle soupira :
- "Et maintenant, je suis mise à pied pour corruption. C'est d'une ironie quand j'y pense."
Je m'étais tourné vers le fantôme qui avait lentement hoché la tête avant de regarder Saeko, pour lui dire, oubliant qu'elle ne pouvait l'entendre :
- "Tu as certainement raison.... C'est pour ça qu'elle m'aurait suivi ? Kaori aurait été prise à notre piège ? Elle aurait cru cette mise en scène ?"
Elle avait continué sans l'entendre, en me fixant :
- "Je crois que Kaori a entendu ces bobards et c'est pour ça qu'elle l'a suivi ce soir-là ... pour s'en assurer ... Ça ne m'étonnerait pas d'elle. Sa spontanéité et son honnêteté font parfois penser ceux qui ne la connaissent pas qu'elle est naïve mais il ne faut pas s'y fier. Elle est courageuse et elle a du cran, cette fille. Et ensuite, que s'est-il passé ?" Avait-elle demandé en se tournant vers l'angle du canapé, comme si elle avait perçu la présence de son partenaire s'approcher d'elle.
Il avait ensuite repris son récit et j'avais transmis à Saeko : Kaori avait été repérée, Hideyuki et elle avaient réussi à s'enfuir jusqu'à ce qu'un homme de l'organisation les retrouve et leur tire dessus juste en bas de chez eux.
Hideyuki avait protégé sa petite sœur de son corps, en vain, Kaori avait été touchée à l'abdomen ... La suite ...
- "Le trou noir ... Je me souviens avoir ordonné à Kaori de se mettre à l'abri et de ne parler qu'à Saeko. Je lui ai remis l'enregistrement de la conversation. Elle ne devait faire confiance qu'à Saeko et ne le remettre qu'à Saeko, QUE Saeko ... Puis je me suis réveillé ici et Saeko ne pouvait ni me voir, ni m'entendre et je ne pouvais pas la toucher alors que je la voyais sombrer…" avait-il ajouté tristement.
Je n'avais pas eu le cœur de transmettre ses dernières phrases.
J'avais entendu Saeko prendre une grande inspiration avant d'enchaîner avec la suite de l'histoire :
- "L'alerte a été donnée par des voisins et a été relayée par toutes les radios. J'étais en train de rentrer chez moi et ... J'ai tout de suite fait demi-tour et j'ai foncé, pied au plancher. Je suis arrivée juste après mes collègues. Kaori et Hideyuki étaient tous les deux à terre ... Kaori était blessée. Hideyuki était déjà… Je n'ai même pas pu lui dire ... "
Elle avait tourné la tête, se mordant la lèvre inférieure pour l'empêcher de trembler et avait laissé ses mots en suspens. Je lui avais laissé quelques instants de répit, le temps pour elle de prendre une grande inspiration puis elle m'avait fait face à nouveau avant de reprendre :
- "Quand l'ambulance de Kaori est partie, j'ai faussé compagnie à tout le monde et j'ai détourné le convoi. Les ambulanciers ont eu la trouille de leur vie quand je les ai menacés mais ils m'ont laissé leur véhicule. Personne ne sait où je l'ai emmenée. Parce que je me suis doutée d'un truc. Hideyuki venait d'être assassiné, sa sœur grièvement blessée, elle devait savoir quelque chose. Et je ne faisais confiance à personne. Personne. Elle est trop importante, vous comprenez ? Non seulement, elle a été témoin de l'assassinat d'un flic mais, en plus, elle est ... elle était la sœur de mon coéquipier. Je devais veiller sur elle. Je lui avais promis que s'il lui arrivait quelque chose... Bref… Je l'ai mise en sécurité."
- "Où est-elle ?" Avais-je demandé.
Elle m'avait sondé :
- "Je ne vous fais pas encore assez confiance pour vous révéler cette information."
- "Et je suppose bien sûr qu'elle ne vous a pas donné l'enregistrement ?"
- "Quel enregistrement ?"
- "Hideyuki vient de me raconter qu'il a enregistré sa conversation avec le Diable Noir. Il l'a confié à sa sœur avant de ..." Je l'avais regardée dans les yeux avant de prononcer doucement : "avant de mourir."
- "Quoi ! Mais ... Mais ... Mais ... Non, non, non. C'était quoi ? Une microcassette ?" M'avait-elle demandé en se levant brusquement.
- "Ca tenait dans un étui en cuir. Ca ressemble à un portefeuille." Avait précisé le fantôme.
- "Ça ressemble à un portefeuille." Avais-je transmis.
- "Non ... rien de ça dans les affaires personnelles d'Hideyuki." Avait-elle murmuré en fouillant dans ses dossiers. "Je connais le rapport légiste par cœur de toute façon et dans ses poches, il y avait un paquet de cigarette, un briquet et les clefs de son appartement ... Et dans les affaires de Kaori ... Non plus. Et puis, je l'aurais remarqué quand ..."
Elle avait suspendu ses paroles, se pinçant les lèvres, tout en me regardant du coin de l'œil, avant de se corriger :
- "Je l'aurais remarqué. Point."
Elle avait rangé ses dossiers nerveusement. Je l'avais laissée reprendre un peu ses esprits avant de lui demander :
- "Et que s'est-il passé ensuite ?"
Je l'avais vue serrer les poings avant de se tourner vers le coin du canapé occupé par le fantôme, la voix chargée de colère et d'impuissance :
- "J'ai été mise à pied le lendemain. Presque accusée d'avoir été complice de ton ... Accusée d'avoir tué mon coéquipier, de t'avoir tué, toi ... l'homme que j' ..."
Elle m'avait ensuite brusquement tourné le dos et ça avait été d'une voix étouffée qu'elle avait murmuré :
- "Je vais prendre une douche. J'ai besoin de reprendre mon calme."
Si je n'avais pas été assis, j'en serais tombé à la renverse. Quelle idée ! C'était bien le moment, tiens ! Je m'étais tourné vers Hideyuki mais il avait remonté ses lunettes tranquillement avant d'enfoncer ses mains dans son trench-coat froissé.
Si j'avais pu écouter mon instinct, j'aurais filé en douce pour me glisser sous l'eau avec cette déesse de l'amour incarnée mais le fantôme vint se planter devant moi et avait dardé son regard dans le mien, me mettant au défi de me lever du canapé :
- "Faut qu'on cause, "l'Ami" ..."
J'avais répondu sèchement, levant les yeux vers lui, pas impressionné pour deux sous :
- "Depuis quand on est potes, nous deux ?"
- "Depuis que tu sais ce que j'ai dans la tête et que je sais ce que tu as dans la tienne."
- "Hum ... Et ?"
- "Et ? Je sais que tu n'es pas un enfant de cœur, ni un homme parfait. Tu as tes faiblesses, comme tout le monde, et pas des moindres ... Mais tu as une qualité indéniable."
Rassuré, je m'étais adossé contre le dossier du canapé, passant les mains derrière la nuque, dans un geste ostensiblement nonchalant et décontracté :
- "Ah oui, ça .... Je sais que mes talents sont très reconnus dans ce domaine et je dois avouer qu'aucune femme ne m'a jamais fait de reproches sur la qualité et le soin que j'apporte aux préli..."
Il était passé à travers moi rapidement et, prenant les commandes de mes doigts, il m'avait fait me coller une pichenette sur le front :
- "Aïeuuu !!! Mais arrête de faire ça, l'ectoplasme bigleux !"
Il resta un peu plus longtemps que lors de notre première communion et j'avais senti qu'il cherchait à lire en moi. Comprenant que je n'avais rien à perdre et rien à craindre de lui, j'avais laissé tomber toutes mes barrières mentales et je ne lui avais absolument rien caché. Il avait alors fait de même.
Quand il s'était détaché de moi, rompant brusquement notre lien, il avait laissé derrière lui une sensation de vide étrange, une sorte de tristesse, de chagrin ténu mais réel, une forme de regret ... J'aurais bien aimé le connaître avant. J'aurais bien aimé être son ami.
Il m'avait toisé derrière ses verres arrondis, avait remonté ses lunettes :
- "Tu es intègre."
- "In... Quoi ?"
- "Intègre. Et je sais que je peux te faire confiance. Tu veilleras sur Kaori comme sur la prunelle de tes yeux et aussi sur elle ..."
Je m'étais soudain senti étrange : à la fois très petit et très fier qu'un homme comme lui, ou plutôt le fantôme de l'homme qu'il avait été, me confie les deux êtres qui comptaient le plus pour lui.
Il m’avait confié d'un ton presque monotone :
- "Dis à Saeko qu'elle donne la bague à Kaori. Je n'ai jamais osé lui avouer qu'elle n'est pas vraiment ma sœur."
- "Quoi ? Non, mais c'est quoi encore cette histoire ? Pas ta soeur ? Comment ça, c'est pas ta soeur ?"
Il s’était assis à côté de moi et je n'avais pu m'empêcher de noter :
- "Mais comment il peut s'asseoir, lui ? Il est mort ou il est pas mort ? Il a une telle volonté qu'il arrive à toucher des objets ?"
- "Mon père était policier. Un soir, il poursuivait un malfrat et ils ont eu un accident. Avant de mourir, le type lui fait promettre de veiller sur le bébé qui se trouvait à l'arrière de la voiture. Ce bébé, c'était Kaori. C'est tout ce que je sais. Notre père est décédé douze ans plus tard et depuis, je n'ai jamais trouvé le courage de lui avouer que nous ne sommes pas du même sang. Elle est ma précieuse petite sœur et c'est ça, ma seule vérité. Je m'étais cependant promis de tout lui dire le jour de son vingtième anniversaire mais je n'ai pas eu l'occasion."
J'avais soupiré tout en allumant enfin une cigarette :
- "Je vois ... Bien, il faudra quand même que tu songes à tirer définitivement ta révérence, "l'Ami"."
- "Je sais ..."
Nous étions restés l'un près de l'autre en silence. J'avais terminé tranquillement ma cigarette alors qu'il se tenait debout devant moi, les yeux tournés vers la fenêtre ouverte. Je me souviens m'être dit que je me retrouvais vraiment dans de beaux draps à cet instant.
Soudain, une délicate odeur de jasmin était venue me tirer de ma rêverie et Saeko était apparue, resplendissante dans un tailleur violet qui faisait ressortir la couleur particulière de ses prunelles.
- "Ryo ? Est-ce que Hideyuki est encore là ?"
- "Oui."
- "Est-il possible qu'il reste encore un peu ? Que vous ne le ... chassiez ... pas tout de suite ?"
- "C'est tout à fait envisageable."
Elle avait baissé les yeux :
- "Hideyuki, je suis désolée de m'être laissée aller comme ça ... J'aurais dû continuer à me battre, à ... J'aurais dû faire plus que ..."
Je l'avais vue détourner les yeux, visiblement gênée, mal à l'aise et Hide, comme elle aimait l'appeler, m'avait dit :
- "Dis lui que ce n'est rien. Je ne lui en veux pas. Ce n'est pas sa faute mais la mienne. C'est moi qui n'ai pas été assez prudent."
J'avais transmis fidèlement le message. Saeko m'avait dévisagé, les yeux pleins de larmes avant de murmurer :
- "J'aurais tellement aimé avoir le temps de lui dire ..."
Et soudain, ça avait été le trou noir.
Et maintenant que je me retrouvais dans le lit de Saeko, nu comme un vers et sentant encore son parfum sur ma peau. Alors que je repensais à tout ça, je comprenais peu à peu que ma possession n'avait été que la suite logique de ce qu'il s'était passé dans ce salon.
- "J'aurais dû m'en douter." Ne pus-je m'empêcher de songer.
Oui, j'avais bien senti que ces deux-là avaient encore des choses à s'avouer ... Et que dire du trouble qui avait envahi le beau regard de Saeko quand elle avait été convaincue que l'homme de sa vie errait dans son appartement depuis un peu plus de quatre mois maintenant ?
- "Ouais, franchement, j'aurais dû le voir venir ..." Pensai-je, allongé maintenant dans le lit de l'inspectrice la plus sexy de la terre, sentant le jasmin, le corps courbaturé mais sans le moindre souvenir pour satisfaire ma lubricité.
Hideyuki m'avait utilisé pour passer un dernier moment en compagnie de la femme qu'il aimait.
- "De la seule et unique femme qu'il ait jamais aimée." Me corrigeai-je dans ma tête, en me souvenant des émotions et des bribes de souvenirs que j'avais partagés avec lui la veille alors qu'il m'avait traversé deux fois pour me jauger.
Toujours allongé sur le dos, je passai les deux mains derrière ma nuque, sentant mon indignation fondre comme neige au soleil.
- "T'es un salopard, Hideyuki, mais comment t'en vouloir, hein ? Pffff, veinard, t'as des souvenirs, toi au moins ..." Lui dis-je dans mes pensées, comme s'il pouvait encore m'entendre, de là où il était.
Ce fut Saeko qui me sortit à nouveau de ma réflexion quand j'entendis le froissement du drap alors qu’elle se retournait vers moi. Je lui fis face et appuyais ma tête sur ma main. Elle n'osait pas me regarder, peut-être un peu mal à l'aise à cause de cette situation peu commune.
- "C'est gênant n'est-ce pas ?" Fis-je en riant pour détendre un peu l'atmosphère.
Elle releva la tête vers moi et je pus voir ses yeux rougis mais rieurs malgré tout. Elle était touchante. Je fus en un sens flatté qu'elle se sente suffisamment en confiance avec moi pour me montrer cette fragilité. Je me retins de lui remettre la mèche de cheveux qui lui barrait le front derrière l'oreille. C'était peut-être paradoxal vu les circonstances mais je trouvais ce geste un peu trop intime. Trop délicat peut-être. Trop tendre.
Elle soupira :
- "Plutôt oui. Je n'aurais jamais cru vivre ce genre de chose. Hier encore je ne croyais pas aux fantômes ni à toutes ces idioties ... Quoique ..."
Elle se mit sur le dos, fuyant une nouvelle fois mon regard :
- "Je dois dire que j'avais bien eu l'impression de sentir Hideyuki près de moi. Mais je me disais que je me laissais envahir par le chagrin et que je ne parvenais pas à surmonter son absence. En plus, j'avais remarqué que quelques objets se déplaçaient tous seuls, si tu vois ce que je veux dire et j'en avais conclu que j'étais simplement en train de devenir folle ... Ou que j'abusais du whisky ... Donc non, je ne croyais pas aux fantômes. Je croyais plus en mes faiblesses qui n'en étaient pas, qu'aux fantômes ... Et hier..."
Ses yeux se perdirent dans le vague et je murmurai :
- "Il a dû te traverser quelques fois toi aussi, si j'en juge par la quantité de plaids sur ton canapé." Ajoutai-je en me rappelant de ce détail qui m'avait interpellé à mon arrivée.
Elle me regarda enfin et me demanda, intriguée :
- "Les plaids ? Quel rapport entre le fantôme d'Hideyuki et mes plaids ?"
- "Quand un fantôme passe à travers toi, il laisse une sensation de froid, un frisson ... Tu as eu l'impression de sentir des courants d'air, non ?"
- "Si ... Alors ... Ce n'était pas l'isolation de l'appartement qui est à revoir ? Bon, tu vas dire ... en plein mois d'août, j'aurais dû trouver ça étrange ... Preuve que j'avais vraiment la tête à l'envers ..."
Elle hésita un instant avant de me demander :
- "Pourquoi ? Pourquoi est-ce que, avec toi, il peut arriver à faire ça ? Te parler ? Pourquoi est-ce qu'il peut te traverser et partager tes pensées ? Et que moi, je ne ressens que ce … froid… ?"
Je soupirai en me mettant moi aussi sur le dos, toutes ces questions je me les étais posées déjà maintes et maintes fois. Pourquoi moi ? Mais je n'avais pas envie de me replonger dans mon passé et ces années de cauchemars. Je lui répondis en plaisantant, mentant à moitié :
- "Je ne sais pas trop. Ça doit être lié à ma personnalité si particulière ..."
Au bout d'un moment de silence, comprenant qu'elle n'obtiendrait pas plus de ma part, elle se tourna vers moi et me sourit quand je fis de même :
- "Cette nuit, je crois que j'ai fait l'amour avec un esprit, non ? C'est complètement dingue !" Dit-elle en éclatant de rire.
J'aimais ce son. Il était clair, vide de regrets, sans ambiguïté. Je ris à mon tour. J'étais rassuré, la femme que j'avais en face de moi ce matin n'était plus la même que celle que j'avais rencontré la veille. Elle était sereine, libérée, forte. A croire qu'elle aussi avait besoin de cette nuit pour trouver la paix. Son deuil n'était pas terminé, c'était certain, c'est toujours tellement compliqué de "faire son deuil" mais ça allait peut-être l'aider.
Je lui rendis son sourire en précisant, un peu vexé qu'elle m'évince aussi facilement :
- "Techniquement, c'est quand même avec moi que tu as couché ..."
Elle s'arrêta de rire immédiatement et ses pommettes prirent une jolie teinte rosée, ses yeux ne se départirent cependant pas d'un léger éclat moqueur :
- "C'était ton corps et c'était plutôt agréable. Je dois avouer que tu es franchement sexy et plus musclé qu'Hideyuki mais ce n'était pas toi, non. Non. Ça, j'en suis certaine. J'ai reconnu ses gestes, ses mots, sa douceur. Non, sans aucun doute, ce n'était pas toi. Je sais encore reconnaître mon homme. Et il y a certaines choses que tu ne pouvais pas savoir ..." Répondit-elle, dans un murmure, légèrement rougissante, rêveuse, heureuse.
Elle se reprit bien vite et ajouta, en me regardant dans les yeux, mutine et volontairement espiègle :
- "Cela dit, son esprit dans ton corps, c'était un mélange plutôt … excitant."
Je restai un moment coi, la bouche ouverte sans savoir que répondre.
Puis soudain, une évidence frappa mon esprit : nous étions nus, côte à côte, dans un lit. Et ma nature profonde reprit le dessus. Mes mains s'avancèrent, comme ayant une volonté propre, pour profiter un peu de la situation et tâter sa poitrine. Il faut dire qu'elle était nue, totalement nue et que le spectacle devait être fabuleux ! Si seulement j'arrivais à soulever un peu le drap, juste un peu ...
Puis les mots franchirent ma bouche sans que je parvienne à me contrôler, avec une voix qui sonna perverse même à mon oreille :
- "N'empêche, toi tu te souviens de la moindre parcelle de mon corps nu … Moi pas… Il faut rétablir l'équilibre tu ne crois pas ??? "
Et avant même que je n'aie attrapé le satin qui nous recouvrait, je me retrouvai d'un coup plaqué contre le mur, la tête en bas, le reste de mon corps totalement exposé, sans avoir rien vu de ce que j'espérais. Je laissai échapper tout en glissant au sol, les pieds en l'air :
- "C'est vraiment pô juste" Alors que Saeko se postait devant moi, les poings sur les hanches, revêtue d'une robe de chambre en soie.
Abasourdi, je n'avais pu m'empêcher de lui demander :
- "Mais heuuuu ! Comment t'as fait pour t'habiller aussi viiiiite ?"
- "Les choses sont très bien comme elles sont, Ryo, et je doute vraiment qu'elles évoluent dans le sens que tu espères. Maintenant, lève-toi et habille- toi, on a du pain sur la planche."
****
- "Vous ne pouvez pas vous en empêcher, hein ?Vous n'arrivez pas à être sérieux plus de trois minutes ??" Soupire mon interlocuteur d'un ton résigné.
- "C'est que… elle était nue… allongée à côté de moi et que je n'avais absolument aucun souvenir de cette nuit-là. Rien. Nada. Niet… C'est frustrant quand même !!"
- "J'imagine." Souffle-t-il.
Je lève un peu la tête pour lorgner sur sa feuille. Parce qu'il a beau dire, il avait bien griffonné pendant que je racontais tout ça.
- "Vous pouvez causer avec votre air condescendant là, mais à ce que je vois sur votre feuille, vous aussi vous auriez bien voulu savoir… Faites pas semblant." Fais-je, boudeur, assis en tailleur sur la chaise, les bras croisés.
Il se penche vers moi et me chuchote :
- "Elle est si belle que ça ?"
Je m'avance aussi vers lui par-dessus la table qui nous sépare et lui répond :
- "Z'avez pas idée ...."
- "Bon d'accord, c'est vrai, j'aurais bien aimé savoir…" Concède-t-il.
Il me dévisage puis se cale à nouveau contre le dossier de sa chaise et me demande :
- "Bref, du coup, vous avez fait quoi après ? Elle vous a amené auprès de Kaori ? Elle savait où elle était non ?"
Je ne suis pas dupe de son changement de sujet intempestif, mais son envie de connaître la suite finit par avoir raison de ma bouderie. Je me rassois convenablement et reprends le cours de mon histoire.
***
Après avoir avalé rapidement un café, nous montâmes dans la voiture de ma nouvelle coéquipière : une Porsche Rouge éclatant, immaculée et polishée à l'extérieur :
- "Punaise, c'est ta caisse, ça ?"
- "Oui, pourquoi ?" Elle me lança un clin d'œil en ajoutant : "J'aime les belles carrosseries et les moteurs puissants. Ça t'étonne ?"
Elle avisa ma Mini et me demanda :
- "C'est la tienne ?"
- "Heu ..."
- "M'en doutais ..."
- "Hé ! Faut pas se fier à la taille, hein ... Enfin si, tiens ... Elle est petite car j'ai rien à prouver par ailleurs ..."
- "Oh, je ne parle pas de la taille de ta bagnole, l'Étalon ... Je te parle de l'entretien. Faudrait peut-être la nettoyer, non ? Y'a pas que la carrosserie qui doit briller ..." Ajouta-t-elle en lorgnant par la vitre conducteur. "On prend la mienne."
Elle se dirigea vers sa voiture et prit place derrière le volant. Je m'assis côté passager et constatai que sa voiture était parfaitement immaculée à l'intérieur. Je me tournai vers ma conductrice et je dus me faire violence pour retenir ma main qui avait eu une envie folle d'aller se promener sur sa cuisse révélée par la jupe fendue de son tailleur. Je ne pus pas profiter plus longuement du spectacle car elle me mit un bandeau sur les yeux avant même de démarrer.
- "Je prends juste un maximum de précautions. Ce n'est pas une question de confiance, Ryo. C'est juste que si on te pose la question, tu n'auras pas besoin de mentir."
J'en avais bien sûr profité pour lancer une remarque un peu grivoise mais j'avais récolté un talon aiguille planté en plein milieu de mon pied et ça m'avait fait hurler à la mort. Faut dire que, c'est très sexy ces chaussures mais ça fait un mal de chien, quand elles sont utilisées comme ça.
J'avais alors décidé de me tenir à carreau : entre Saeko et ses chaussures, Hideyuki et ses croche-pieds, Mick et ses ailes monumentales et mon âme errante qui m'avait balancé tout ce qu'elle avait sous la main, je commençais à fatiguer un peu ...
Elle roulait à vive allure, faisant souvent monter le moteur puissant de sa Porsche dans les tours. Soudain, elle donna un coup de klaxon rageur tout en freinant brutalement et je sentis la voiture se déporter sur la droite. Je m'agrippai à la poignée au-dessus de la portière pendant qu'elle m'avouait d'une voix ténue :
- "Maintenant que je sais que Kaori a tout entendu, elle est mon dernier espoir. Ce qu'elle sait pourrait sauver ma carrière, laver Hideyuki de tout soupçon, rétablir son honneur et elle pourrait condamner des gens très haut placés. Sur son simple témoignage et avec l'enregistrement ... Il faut retrouver l'enregistrement. C'est pour ça qu'ils voulaient la tuer, Ryo. Je me demande même si elle n'est pas encore une cible aujourd'hui ..."
- "Tu as bien fait de la mettre à l'abri. Tu as écouté ton instinct ..."
Un brusque coup de volant me projeta à nouveau contre la vitre côté passager et je préférai me taire pour le reste du trajet, m'accrochant à la poignée de la voiture comme une grand-mère anxieuse et nous terminâmes le trajet en silence, elle, ruminant de sombres pensées et moi, nerveux en tentant d'imaginer qui j'allais retrouver là où nous allions.
Au bout d'une demi-heure, Saeko rompit le silence :
- "Tu peux retirer ton bandeau."
Je m'exécutai immédiatement, clignant des yeux pour me réhabituer à la lumière et je regardai autour de moi. Nous nous étions assez éloignés de la ville pour nous retrouver dans une plaine quasi désertique. Un panneau "défense d'entrée, zone protégée" avertissait le promeneur et des barbelés entouraient un espace qui semblait vaste et qui me rappelait de lointains souvenirs.
Une zone militarisée. Saeko avait emmené Kaori dans un hôpital militaire. Je me tournai vers ma compagne et croisai son regard.
Elle détourna rapidement les yeux mais j'avais pu y voir toute sa rage et sa détermination à faire éclater la vérité. La femme battante et volontaire que Reika m'avait décrite était de retour :
- "J'ai demandé une faveur à mon père, ce soir-là. J'ai utilisé un canal sécurisé depuis la radio de l'ambulance pour le joindre et c'était la seule chose à faire à ce moment-là." M'expliqua-t-elle en réponse à mon sourcil interrogateur.
Je hochai la tête.
- "Et on peut leur faire confiance ?"
- "Mon père est assez avare à donner sa confiance. Très peu de gens peuvent s'en vanter. Alors s'il me dit que ceux-là sont cleans, je le crois." Répondit-elle, sûre d'elle et sans s'offusquer de ma méfiance. La professionnelle qu'elle était me comprenait.
Elle arriva à un portail sécurisé, sortit son bras par la vitre baissée et présenta une pièce d'identité à la caméra, composa un code à six chiffres sur un cadran puis y apposa son pouce.
- "Waouw ... reconnaissance digitale. Ils plaisantent pas ici, les zigotos." Murmurai-je dans la voiture pendant qu'elle relevait la vitre. "Et le fait que tu sois mise à pied ne les dérange pas ?"
Elle ne daigna pas me regarder pour me répondre :
- "Quand je dis qu'on peut leur faire confiance ... C'est qu'on peut leur faire confiance. Tout ce que tu dois savoir c'est que je n'ai pas besoin d'être flic pour entrer ici. Point."
Le portail s'ouvrit après quelques instants et elle propulsa sa Porsche à l'intérieur de l'enceinte. Les grilles se refermèrent derrière nous. Et une goutte de sueur froide glissa dans ma nuque alors que je sentais les yeux invisibles des caméras, disséminées çà et là, nous suivre du regard, et les gardes sur les miradors, leur fusils braqués sur nous. Oui, ce camp me ramenait un peu trop loin en arrière et je me sentais étrangement nerveux.
- "Un truc qui va pas ?" demanda Saeko sans m'adresser un regard.
- "Disons que je souffre de militaro-phobie ..." dis-je sur un ton plus ou moins ironique.
- "Bah tiens ... Un problème avec l'autorité peut-être ?"
- "Oh ... Si peu ..." Soufflai-je.
Comment lui avouer que c'était bien pire et bien plus compliqué que ça ?
Je me redressai dans le siège et m'agrippai à nouveau à la poignée au-dessus de ma portière quand Saeko fit déraper la voiture devant l'entrée du pavillon médical.
Elle sortit du véhicule et je m'empressai de la rattraper alors qu'elle avançait sans se soucier de savoir si je la suivais. A chaque fois que nous franchissions une porte, elle présentait sa carte d'identité, elle tapait un mot de passe et apposait son empreinte digitale. A tous les regards interrogateurs, elle répondait :
- "Il est avec moi."
Elle me mena à travers des corridors sans fin et salua les quelques infirmiers et autres personnels qu'elle croisait. Elle semblait connue par ici. Ce n'était clairement pas la première fois qu'elle venait.
Elle s'immobilisa derrière une porte fermée et m'adressa un regard triste. Nous étions arrivés et je compris que Kaori était derrière cette porte. J'adressai un signe de tête à Saeko pour lui donner du courage, tachant de m'en donner à moi aussi. J'allai enfin voir mon âme errante, en couleur cette fois, et cette perspective me rendait particulièrement impatient.
Quand Saeko reporta son attention vers la porte et approcha sa main de la poignée, je déglutis et passai nerveusement les doigts dans mes cheveux pour les remettre savamment en bataille.
Je suspendis mon geste :
- "Idiot. Imbécile. Crétin !" Songeai-je. "Kaori est dans le coma, elle ne peut rien voir de toute manière. Et elle t'a même déjà vu alors que tu sortais de la douche ! "
Je me giflai mentalement puis finis par suivre Saeko, le cœur battant, et j'entrai dans la pièce plongée dans la pénombre, sans aucune fenêtre.
Quand mes yeux se posèrent sur la jeune femme endormie, intubée, reliée à toutes sortes de fils et dont la vie était symbolisée par les bips qui émanaient du scope, je ne pus me retenir de murmurer :
- "Eh merde… Je suis foutu…"