La moitié de City Hunter
Chapitre 5 : La moitié d'une équipe de deux
5119 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 19/10/2022 06:34
*** 25 Juin 1983 - 11h05 ***
Le lendemain, Saeko sortit d'une longue, très longue douche chaude et s'enroula dans son peignoir avant d'aller s'assoir confortablement sur son canapé avec un verre de vin blanc bien frais. Il était à peine midi mais qu'importe, elle avait besoin de boire un verre. Besoin de boire un verre et de décompresser.
Ca faisait plus de quarante huit heures qu'elle attendait ça, sentir bon dans son peignoir, ressentir la chaleur apaisante de l'alcool dans sa gorge, apprécier le calme et le silence dans ses oreilles.
Plus de quarante huit heures qu'elle n'était pas rentrée, qu'elle n'avait pas mangé correctement, qu'elle n'avait pas dormi ou très peu, s'octroyant quelques instants de repos involontaire, assommée d'épuisement malgré la tension et l'abus de café.
Plus de quarante huit heures passées devant cette foutue Banque Nationale Japonaise, à attendre, à observer Makimura négocier, à le voir s'épuiser et enrager, muselant sa frustration de ne pas avoir réussi à mener son plan jusqu'au bout à cause de l'incompétence d'un supérieur hiérarchique complétement idiot. En plus, il avait fallu que ce braquage ait lieu le lendemain de la mort d'une de leur collègue. Makimura en avait été profondément affecté puisqu'elle avait infiltré un réseau de trafic humain et de prostitution sur une affaire à lui. Rongé par la frustration et la culpabilité, il avait fini par se mettre inconsidérément en danger, lui et Ryo ...
Elle soupira et allongea les jambes sur la table basse.
Plus de quarante huit heures d'attente et pourtant les trente dernières minutes lui avaient paru interminables. Ses yeux, son souffle et son cœur étaient restés suspendus à ce bâtiment qu'elle avait fini par détester tellement elle en connaissait tous les détails insignifiants. Chaque mouvement de feuilles des deux palmiers qui ornaient l'entrée, chaque frémissement de rideau, chaque soupir de pigeon, chaque grain de poussière soulevé par la brise automnale l'avaient fait sursauter et serrer les dents.
Ces affreuses trente dernières minutes resteraient gravées dans sa mémoire.
Ne pas bouger.
Ne pas bouger.
Makimura avait insisté :
- "Trente minutes. Laissez-nous trente minutes avant d'intervenir. C'est bien clair ?"
Attendre. Impuissante, inactive, craignant tout le temps le pire, reléguée derrière les lignes, ne pouvant absolument rien contrôler, ne sachant absolument rien de ce qui était en train de lui arriver...
Rien. Ne rien faire, ne rien dire, ne rien voir, ne rien savoir ... C'était angoissant tout ce rien.
Mais ça avait été plus fort qu'elle, elle avait fini par se redresser de derrière la voiture qui lui servait de planque. Elle allait presque s'élancer quand une poigne ferme et autoritaire l'avait brusquement tirée en arrière, tellement brusquement, qu'elle s'était retrouvée brutalement assise au sol. Elle s'était retournée, surprise, fâchée et avait découvert le Sergent Endo Shiki secouant la tête :
- "Il a dit trente minutes."
- "C'est moi qui devrais être ..."
- "Il reste douze minutes."
- "Je suis ..."
- "Je sais qui vous êtes pour lui. Faites lui confiance. Comme quand vous êtes sur le terrain avec lui."
Saeko avait baissé la tête et serré les poings :
- "On est une équipe. Chacun est la moitié de notre équipe. J'ai l'impression de l'avoir abandonné."
- "Pas du tout. Vous le soutenez ici, en faisant respecter ses ordres. Vous assurez ses arrières."
Saeko était restée muette, serrant toujours les poings et les dents. Le Sergent avait repris :
- "C'est rageant, n'est-ce pas ?"
- "Je ne me suis jamais sentie aussi inutile." Avait avoué Saeko.
- "Pourtant, vous ne l'êtes pas. Tout dépend de ce qui se passe, vous ne le serez peut-être pas. Vous êtes sortie de l'école depuis quand ?"
Saeko s'était vivement redressée et avait lancé, agressive :
- "Vous pensez que je ne suis pas compétente, c'est ça ?"
Shiki avait souri comme il avait pu avec son pansement qui lui barrait la joue :
- "Mordez pas ... Je pense que vous manquez encore un peu d'expérience pour gérer émotionnellement ce genre de situation. C'est tout. Mais ça viendra." Il posa une main sur son bras et ajouta calmement : "Attendre. Il ne nous reste qu'à attendre."
Attendre. Ça avait été pire que tout. Enfin, c’était ce qu'elle croyait. Elle avait senti son cœur cesser de battre, sa vue s'était brouillée quand un coup de feu s'était fait entendre, résonnant dans le silence assourdissant.
L'angoisse avait failli la faire bondir vers la Banque. Il lui fallait des réponses et tout de suite : Qui ? Qui avait tiré ? Et surtout sur qui ? Sur un braqueur ? Un otage ? Sur eux ? Sur lui ?
Il y avait eu un autre tir, vraisemblablement de la même arme, si son oreille ne la trompait pas, puis à nouveau le silence. Un effroyable silence pendant lequel elle avait serré les dents, se répétant : ne pas bouger, ne pas bouger ... ne pas ...
Brusquement, elle avait à nouveau senti la main de Shiki son bras. En se retournant, elle avait vu ce qu'il regardait : le Commissaire Sozen entouré d'une dizaine de militaires armés jusqu'aux dents.
Shiki s'était vivement élancé pour leur barrer le passage, les mains levées :
- "Stop ! Il a dit trente minutes."
- "Et je me contrefous de ce qu'il a dit." Avait répliqué Sozen d'un ton condescendant.
- "Il est chargé de cette affaire."
- "Plus maintenant."
- "Pardon ?"
- "Le délai imparti par Monsieur le Préfet Nogami a déjà expiré depuis longtemps."
- "Comment ça ?" Avait demandé Shiki.
- "Oui. Il en a assez fait."
- "Alors, je reprends le commandement. Je suis sa coéquipière." Avait dit calmement Saeko en se levant elle aussi.
Sozen avait bruyamment éclaté de rire :
- "Toi ? Inspecteur-Talons-Aiguilles ? Toi, tu vas prendre le commandement ?" Il s'était tapé la cuisse et avait cherché des regards entendus et complices.
Saeko n'avait pas osé vérifier combien d’hommes partageaient l'hilarité du Commissaire, elle n'avait pas envie de savoir qui se riait d'elle et qui ne voyait en elle qu'un Inspecteur-Talons-Aiguilles. Cette constatation l'avait déjà trop souvent blessée. Ce n'était pas le moment de perdre le contrôle de ses émotions à cause d'une moquerie blessante et humiliante, bassement misogyne et manquant cruellement d'originalité.
- "Je suis la plus à même de faire appliquer ses ordres. Je sais comment il fonctionne et ce qu'il ..."
Sozen l'interrompit fermement :
- "Je reprends le commandement de cette unité. Et j'ordonne l'assaut. Cette comédie a assez duré. Je vais leur montrer de quel bois la Police de Tokyo se chauffe."
- "Vous ne ferez rien du tout." S'était exclamée Saeko d'un ton autoritaire qui avait fait douter les hommes qui accompagnaient Sozen : trois d'entre eux avaient échangé des regards soudain hésitants.
Le Commissaire avait simplement éclaté de rire en la dévisageant :
- "Comme si vous pouviez m'empêcher de faire quoique ce soit, vous !"
- "Je vais me gêner !" Avait répliqué Saeko en pointant son arme sur le Commissaire. "Vous allez rester bien tranquille et laisser Makimura régler ce qu'il a à régler."
Sozen l'avait dévisagée, mesurée avant de sourire, ironique, méprisant :
- "On t'a pas sonnée, Lieutenant-Talons-Aiguilles. Va te planquer à l'abri pour remettre ton rouge à lèvres et ajuster tes bas."
Saeko serra les dents, tentant de toutes ses forces de ne pas céder à la provocation et à la tentation de lui coller une gifle mémorable.
Ne pas céder.
Ne pas céder.
Elle serra encore plus les poings, sentant les bords de la crosse de son arme s'enfoncer dans ses paumes.
Ne pas céder.
Elle avait cependant eu le souffle coupé quand Sozen avait ajouté :
- "Et c'est pas parce que tu t'appelles Nogami, que tu as tous les droits, ici !"
Ça y est, il avait dépassé les bornes.
Elle avait fait un pas en avant, prête à lui coller son Smith et Wesson dans son sale pif mais avant même qu'elle ait pu esquisser un mouvement, Shiki avait décoché un violent direct du droit dans la figure du Commissaire qui s'était lourdement écroulé par terre. Les militaires avaient immédiatement pointé leurs armes sur lui et Saeko. Ils avaient à peine terminé leurs gestes que, derrière eux, les hommes de Shiki avaient mis les militaires en joue. Saeko avait pointé son arme sur celui qui se trouvait en face d'elle. Tout s'était immobilisé.
Après quelques secondes de silence tendu à l'extrême où chacun avait jaugé les forces de l'autre, Saeko avait prononcé d'une voix calme :
- "Doucement, doucement ! On se calme ! On est dans le même camp. On ne va pas s'entretuer quand même ! "
- "C'est pas l'envie qui m'en manque ..." Avait soufflé Shiki, en braquant son regard sur le corps avachi au sol.
Saeko avait soupiré avant de prononcer d'un ton neutre et professionnel :
- "Sergent Shiki, avec tout le respect que je vous dois, taisez-vous. Vous êtes suspendu de vos fonctions jusqu'à nouvel ordre pour agression sur un supérieur hiérarchique."
Sans un mot, le regard indéchiffrable, Shiki l'avait dévisagée pendant quelques secondes avant de déposer lentement son arme au sol, juste devant ses talons aiguilles. Puis, tout en se redressant, il avait tendu les mains vers le ciel, acceptant la reddition.
- "Merci Sergent." Avait simplement répondu Saeko avec un hochement de tête avant de s'adresser aux militaires d'un ton ferme, en regardant chaque homme tour à tour : "Son geste était une erreur et il en subira les conséquences. Maintenant, soyons efficaces et pragmatiques. Nous réglerons cette affaire plus tard. A l'intérieur, il y a trois des nôtres et des civils qui ont besoin de nous. C'est ça, notre priorité."
Elle avait perçu une onde d'hésitation parcourir la quinzaine d'hommes armés jusqu'aux dents qui l'entouraient : deux ou trois échanges de regards, une arme qui avait un peu vacillé, des épaules qui s'étaient imperceptiblement détendues, mais rien de plus.
"C'est pas gagné." Avait-elle songé, tout en sentant ses mains devenir moites et froides. "Mais, c'est pas le moment de flancher, ma grande, ou d'avoir la pétoche, hein. Montre ce que tu vaux. Montre-leur, à ces mâles dominants testostéronés que tu n'es pas une Lieutenant-Talons-Aiguilles, comme ils disent tous. Montre-leur."
Elle avait répété :
- "Libérer les otages est notre mission numéro un, Messieurs. Alors baissez vos armes." Elle s'était brièvement retournée pour s'adresser aux quatre collègues de Shiki : "Baissez vos armes."
Puis, sans quitter les hommes de Sozen des yeux, elle avait lentement désenclenché le chien de son revolver avant de lever les mains, laissant pendre son arme au bout de son pouce, prouvant ainsi qu'elle avait réellement abandonné les hostilités. Dans son dos, elle avait entendu les quatre hommes en noir poser leurs fusils d'assaut. Soulagée, Saeko avait alors répété aux militaires menés par Sozen :
- "Baissez vos armes. Votre supérieur est blessé et ne peut plus assurer le commandement de cette opération. C'est donc à moi, Inspecteur Saeko Nogami, que revient cette charge et j'ai dit : baissez vos armes !"
Lentement, un à un, les canons des fusils et mitraillettes avaient finalement pointé vers le sol. Saeko avait enfin repris son souffle, réalisant qu'elle était restée en apnée pendant toute la durée de l'opération.
Et puis soudain, le regard d'un homme en face d'elle avait changé. Elle avait entendu des voix derrière elle, plus loin. Elle s'était retournée.
Ils étaient là.
Ils étaient tous sortis. Oui, tous. Elle avait compté plusieurs fois. Elle avait même aperçu Ryo qui avait profité de l'émoi collectif pour se faufiler discrètement entre les véhicules et disparaître. Certains otages semblaient un peu mal en point et déjà des ambulanciers s'étaient élancés à leur rencontre. Mais ils étaient TOUS là.
Les militaires se détournèrent d'elle et de Shiki et allèrent au devant des otages, pour sécuriser définitivement la zone. Elle aurait bien voulu, elle aussi, bondir et foncer vers eux, vers lui surtout, mais ses jambes, devenues étrangement faibles et défaillantes, avaient soudainement refusé de la porter plus longuement et elle se serait écroulée si Shiki ne l'avait pas soutenue.
Elle se souvenait parfaitement du regard qu'elle avait échangé avec le Sergent Endo Shiki à ce moment-là, alors qu'il la retenait par le bras, la gardant contre lui. Qu'y avait-elle lu dans ce regard ? De la douceur, un peu d'inquiétude ... de l'admiration ? Et, peut-être ce petit voile qui troublait si souvent les pupilles des hommes quand ils la désiraient ?
Elle s'était sentie flattée et presque honorée qu'un homme comme lui la dévisage ainsi. Elle devait bien reconnaître qu'il avait été impressionnant face à Sozen, quand il l'avait foudroyé de ses yeux sombres comme la nuit, la mâchoire serrée de rage saillant dans son visage, dont les traits, comme taillés au couteau, lui donnait une sorte d'autorité naturelle.
Mais, là, à cet instant, elle s'était curieusement sentie mal à l'aise. Elle était impatiente d'en retrouver un autre, tout simplement. Elle lui avait bredouillé un maigre merci, tout en détournant les yeux avant qu'il ne soit emmené par deux policiers.
Reprenant peu à peu ses esprits, elle avait rangé son arme dans son holster à l'intérieur de sa cuisse puis lissé mécaniquement sa jupe. Elle avait respiré profondément, soufflé longuement sur sa mèche et jeté un regard derrière elle pour s'assurer une dernière fois que tout allait bien.
Elle avait répondu en souriant à un salut de la main de Makimura puis avait accompli son devoir en menant le reste des opérations : les braqueurs avaient été neutralisés à l'intérieur mais il fallait les appréhender pour de bon, les menotter, organiser les soins qui devaient leur être prodigués car deux d'entre eux s'étaient trouvés avec quelques doigts en moins. Elle avait aussi désigné des agents pour prendre les dépositions des témoins et des otages, relever les identités des blessés ... Et faire évacuer le corps inerte du Commissaire qui gisait toujours sans connaissance. En passant à côté de lui, elle avait dû lutter pour ne pas ajouter un petit coup de pied spécial Lieutenant-Talons-Aiguilles, se disant qu'elle se garderait ça pour quand il serait réveillé.
- "Ce n'en sera que plus jouissif pour mes orteils, pauvre con." Avait-elle murmuré à l'homme inconscient.
Et, alors qu’elle était confortablement installée sur son canapé, elle imagina diverses façons de flanquer la dérouillée du siècle à cet imbécile de Sozen. Elle fut brusquement tirée de ses pensées par un coup de sonnette bref et intempestif qui résonna dans son appartement, lui faisant renverser une partie de son verre sur son peignoir et faisant tambouriner son cœur dans sa poitrine.
Elle frotta la tâche humide sur le blanc immaculé du tissu en éponge moletonné d'une main, reposa son verre sur la table de l'autre et pesta pour elle-même :
- "Quoi encore ! On peut pas être tranquille deux minutes ?"
*** 31 Mai 1995 - 13h23 ***
Quelques heures plus tard, Saeko sortit d'une longue, très longue douche très chaude et s'enroula dans son peignoir avant d'aller s'assoir confortablement sur son canapé avec un verre de vin blanc très frais.
Elle avait encore mille choses à faire mais elles attendraient un peu. La paperasse attendrait un peu. La presse attendrait un peu. Les dignitaires attendraient un peu. Même Monsieur le Ministre attendrait un peu. Elle n'avait pas eu de repos depuis des heures et des heures voire même des jours alors, si elle avait envie de s'accorder un petit verre après une douche chaude avant de retourner affronter tout ça ...
Elle allait se prendre le temps ...
Elle avala une gorgée, savourant le goût fin et délicat, aux notes finement boisées et légèrement fumées du Bourgogne français qu'elle aimait tant. Elle rejeta la tête en arrière, jouant avec ses cheveux humides, repensant à ces terribles heures qui avaient précédé.
Saeko avait suivi des yeux la silhouette sombre de Ryo qui s'éloignait jusqu'à ce qu'elle n'y parvienne plus. Elle avait bien entendu un peu de mouvements et d'agitation en contrebas puis plus rien.
Rien. Le calme plat, le silence absolu.
- "Attendre. Il ne me reste plus qu'à attendre." Avait-elle murmuré pour elle-même.
Elle ne savait pas combien de temps elle était restée immobile dans le noir, même les hommes derrière elle semblaient retenir leur souffle. Elle avait sursauté quand elle avait entendu la portière de sa voiture claquer brusquement. Puis Kaori s'était approchée doucement, se frottant les yeux. Elle l'avait entendue murmurer d'une petite voix grêle, chargée de sanglots contenus :
- "Il est parti tout seul, c'est ça ?"
Saeko s'était retournée et avait gravement hoché la tête :
- "Navrée. Je n'ai pas pu l'en empêcher. Tu le connais ? Quand il a un truc dans le crâne ..."
Kaori était restée silencieuse et avait baissé la tête :
- "Il m'a ..."
- "Il a versé un sédatif dans ta tasse de café. Je n'ai rien vu venir."
La jeune femme avait serré les poings et détourné les yeux. Saeko savait bien qu'elle pleurait mais, avant qu'elle n'ait eu le temps de s'approcher d'elle pour la prendre dans ses bras, Kaori s'était tournée vers elle, les yeux brillants de rage, en s'écriant :
- "Il n'avait pas le droit de me laisser derrière lui ! Pas le droit ! Pas le droit ! Pas le droit !" Elle avait ponctué ses mots de coups de pieds rageurs. "J'en ai marre qu'il pense que je suis nulle ou pas assez forte ou pas assez efficace ou pas assez intelligente ou pas assez ..."
- "Stop Kaori !" L'avait interrompue Saeko en posant les mains sur les épaules de la jeune femme. "Stop. Il ne pense pas ça de toi."
Comme Kaori avait à nouveau baissé les yeux, certainement pour dissimuler ses larmes de colère et de déception, Saeko avait soulevé son menton, l'incitant à la regarder :
- "Il ne pense pas ça de toi. OK ? Il tient à toi, il en fait trop pour te protéger, il joue son macho fini, il veut tenir la promesse qu'il a faite à son meilleur ami et partenaire, il reste un homme d'honneur, voilà ce qu'il pense."
- "Mais, Saeko ..."
- "Tu sais que j'ai raison, Kaori ..." Elle s'était tournée vers le capot de sa voiture, là où était posé le Magnum 357 de Ryo dans son holster : "Il te confie ça jusqu'à son retour ..."
Kaori s’était avancée et avait saisi l'arme de Ryo. Le revolver était si lourd qu'elle avait eu besoin de ses deux mains rien que pour le soulever … alors qu’il paraissait toujours si léger au bout du bras de Ryo. Il lui avait paru si froid et si menaçant ainsi, abandonné de son propriétaire qu'elle avait préféré le reposer en murmurant :
- "Jusqu'à ton retour ...Tu vas voir quand tu vas revenir, Môsieur Ryo Saeba ... Je te promets que je te ..."
- "Il reviendra."
- "Ah, oui, j'y compte bien, tiens ! Sinon, j'irai le chercher en enfer par la peau des fesses et je ..." S'était à nouveau emportée Kaori, des larmes aux coins des yeux.
Elle avait été interrompue par Saeko qui s'était penchée furtivement vers la jeune femme pour déposer un baiser sur sa joue. Kaori en était restée pétrifiée. Saeko avait murmuré :
- "Il m'a dit de te dire ça aussi. Je crois que ça veut dire ce que ça veut dire, non ?"
Comme Kaori était restée silencieuse, Saeko avait ajouté d'une voix encourageante :
- "Ne sois peut-être pas trop dure avec lui ..."
Kaori avait simplement hoché la tête, puis s'était appuyée sur le capot de la voiture en même temps que Saeko, et toutes les deux avaient gardé le regard perdu droit devant elles, vers l'entrepôt en contrebas, guettant le moindre bruit, le moindre petit indice qui leur indiquerait que tout allait bien.
- "Tu as du café ? Sans truc bizarre dedans ..." Avait chuchoté Kaori au bout de quelques instants. "J'ai besoin d'un coup de boost."
- "Regarde dans ma portière. J'ai une deuxième thermos."
Kaori avait ingurgité goulument de quoi lui éclaircir définitivement l'esprit puis, les deux femmes étaient restées silencieuses jusqu'à ce qu'un militaire vienne tendre à Saeko le même téléphone portable :
- "Commissaire Nogami ? Le préfet Nogami sur votre ligne sécurisée."
- "Merci."
Elle ne s'était pas éloignée cette fois, elle avait juste confirmé bonne réception de l'information et avait promptement raccroché avant de composer un autre numéro. La conversation avait été brève, Umibozu ayant l'habitude d'aller à l'essentiel et de ne pas se perdre en palabres inutiles. Saeko l'avait même imaginé faire signe à Miki de se préparer avant même d'avoir raccroché.
Quelques secondes plus tard, elle avait coupé la communication sachant que ses deux amis étaient en train de faire route vers la Bourse de Tokyo ... Fidèle aux convictions du Syndicat de l'Ombre, le fils Fujimaro ciblait les mêmes ennemis. Les victimes humaines seraient moins nombreuses que s'il avait visé un quartier animé comme le Kabuki-Cho, mais les dégâts matériels et symboliques seraient considérables ... sans compter la déflagration ... en fonction de la portée des explosifs ... et si ... et si Miki ... et si Miki ... Non, non, non, elle ne devait pas y penser. Surtout pas.
Il ne lui restait plus qu'à ordonner à ses hommes de se tenir prêts : dès que la bombe serait désamorcée, un assaut serait envisagé si le Préfet arrivait à convaincre le Ministre que l'otage ne risquait rien. Son père avait été parfaitement clair sur le sujet.
En résumé, elle n'avait plus les rennes. Elle avait fait sa part, elle avait accompli sa mission. Ryo était parti assumer la sienne, Miki et Falcon allaient accomplir la leur, son père donnait les instructions et coordonnait les équipes ...
- "Je ne me suis jamais sentie aussi inutile." Avait-elle murmuré à son amie.
- "Pareil." Avait répondu Kaori dans son dos.
Toujours appuyée sur le capot sa Porsche toute neuve, Saeko lui avait répondu :
- "Pourtant, tu ne l'es pas, inutile. Premièrement, te savoir en sécurité lui donne sa force, je suppose. Et deuxièmement, tout dépend de ce qui se passe là-bas, tu ne le seras peut-être pas. Et dès que la bombe est désamorcée, on donnera l'assaut. Enfin, ... quand les pontes d'en haut donneront leur feu vert ... comme s'ils y connaissaient quelque chose du terrain ..."
Elles étaient restées ainsi, appuyées sur le capot de la voiture, Saeko les bras croisés, Kaori les mains dans les poches de son jean, regardant toutes les deux vers l'entrepôt, nerveuses, inquiètes, le souffle suspendu. Elles avaient sursauté brusquement quand le téléphone satellite avait sonné derrière elles.
Saeko avait décroché rapidement :
- "Papa ..."
- "Bombe hors service." Avait-il simplement prononcé.
La Commissaire avait posé la main sur son cœur en soupirant de soulagement, les hommes stationnés en arrière, avaient commencé à se préparer jusqu'à ce que Saeko lève la main pour les intercepter. Elle avait alors secoué négativement la tête. Elle venait d'entendre son père prononcer d'une voix très contrariée :
- "Ça fait chier. Cette espèce de gros ..." Il avait toussé et avait repris d'un ton plus maîtrisé : "Ce cher Monsieur le Ministre refuse de vous autoriser à donner l'assaut, Commissaire Nogami."
Elle n'avait rien trouvé à lui répondre et avait simplement raccroché. Un des hommes en noir, celui qui avait dit porter le nom de Numéro Quatre, s'était approché d'elle pour lui demander :
- "Et le : On ne négocie pas avec les terroristes ? Alors quand il faut y aller, le Ministre hésite et quand il faut prendre son temps, il rentre dans le lard ?"
- "Je ..."
- "Ca, c'est valable quand des vies d'anonymes sont en jeu, hein ? Mais quand il s'agit de la famille d'un de nos chefs, les règles changent, n'est-ce pas ?"
Saeko avait soupiré avant de se déposer le téléphone sur le capot de sa voiture, juste à côté de l'arme de Ryo.
- "J'aimerais tellement pouvoir vous dire que vous avez tort." Avait-elle répondu à l'homme cagoulé. "J'ai besoin de réfléchir ..."
- "C'est tout réfléchi ..." Avait alors répliqué Kaori d'un ton sec, les yeux toujours tournés vers le bâtiment désaffecté en contrebas.
- "Je te demande pardon ?" Avait demandé Saeko, en la regardant, abasourdie, fixer le holster de Ryo autour de ses hanches. "Tu fais quoi là ?"
- "J'y vais."
- "Non, Kaori, c'est trop risqué."
- "Comme si les risques nous avaient déjà empêchés d'agir ... " Avait continué Kaori tout en vérifiant son arme à elle, dissimulée autour de sa cheville ... L'ancien Colt Lawman de Hideyuki.
Le cœur de Saeko s'était imperceptiblement serré. Décidément, le fantôme de son partenaire et dernier amour avait rarement été aussi présent que cette nuit-là, rendant son souvenir presque palpable …
Kaori avait continué, décidée, sûre d'elle, déterminée comme jamais :
- "Ryo et moi, on est une équipe. Chacun est la moitié de notre équipe. J'ai l'impression de l'avoir abandonné."
Saeko avait tenté de l'interrompre, en vain, car Kaori avait poursuivi :
- "Je sais ce que tu vas me dire et je m'en fous. Je suis la moitié de City Hunter, tout comme lui, et je ne laisse pas tomber mon partenaire, point. Hideyuki non plus ne l'aurait pas laissé tomber. C'était mon frère et si l'autre débile lui en veut, et bien, je vais lui expliquer ma façon de penser." Avait-elle dit en répartissant les cartouches de 38 dans différentes poches de son pantalon, dans son soutien-gorge et dans ses chaussettes. "Je comprends que tu aies les mains liées, Saeko et je ne t'en veux pas. Mais moi, je n'ai pas à obéir à ton Ministre à la c... Enfin bref, à ton Ministre. Il protège sa famille, moi je protège la mienne et elle a autant de valeur que la sienne. Cet homme qui est parti risquer sa vie là en-bas n'est pas seulement mon partenaire, il est ma famille."
Saeko avait à nouveau tenté de l'interrompre mais Kaori était inarrêtable, le regard déterminé, elle s'était redressée, droite comme la justice, les épaules un peu renversées en arrière ... Pas de larmes qui auraient pu humidifier ses yeux, pas de tremblement, pas d'hésitation, pas de doute. Elle maîtrisait ses émotions. Il avait même semblé à Saeko que la petite soeur de son ancien partenaire avait grandi brusquement, gagnant quelques centimètres :
- "Je sais qu'il veut régler ça tout seul mais je ne suis pas d'accord. La bombe est désamorcée, maintenant, le seul enjeu est la vie d'un otage ... Sérieux Saeko, on a connu pire, hein ..."
Saeko avait pris Kaori par le bras pour la retenir alors que celle-ci allait s'élancer. La jeune femme avait alors planté son regard dans le sien en prononçant :
- "Je suis la moitié de City Hunter, je suis sa partenaire, je suis une Makimura et une Makimura ne laisse pas tomber sa famille."
- "Je sais. Attends juste quelques secondes, je reviens." Avait murmuré Saeko, la gorge serrée avant de se précipiter pour aller ouvrir son coffre.
Trois secondes plus tard, elle avait ajusté un gilet pare-balle sur Kaori.
- "Il est taillé pour moi, il est peut-être un peu grand pour toi mais c'est mieux que rien."
- "Merci, Saeko."
Saeko avait souri tout en attrapant la jeune femme par les épaules :
- "N'oublie pas que le terrain est miné."
- "Ne t'en fais pas. Falcon m'a formée à la pose de pièges et d'explosifs. Je saurai les éviter."
- "Sois prudente quand même."
Kaori avait hoché gravement la tête avant de s'élancer. Saeko avait regardé sa frêle silhouette disparaître dans la nuit avant de saisir à nouveau le téléphone, nerveuse et impatiente. C'était alors qu'elle avait entendu une voix étrangement familière derrière elle :
- "Ne vous fatiguez pas à joindre Monsieur le Préfet, Madame la Commissaire Nogami. Le Ministre ne risquera pas la vie de son connard de gendre, j'en mettrai ma main au feu."
Elle n'avait pu retenir un hoquet de surprise quand l'agent Numéro Quatre avait affirmé tout haut ce qu'elle pressentait secrètement au fond d'elle-même. Non, le Ministre n’allait pas ordonner l'assaut, oui, il préférait sauver les miches du Commissaire Okano Sozen, au risque de mettre la vie de City Hunter en péril, car, oui, il y avait même des chances que ça l'arrange ... un fauteur de troubles en moins, c'était toujours bon à prendre pour redorer un blason ou une réputation ...
- "Elle a bien dit qu'elle s'appelait Makimura, c'est ça ?" Avait demandé Numéro Quatre.
Soudain, un bref coup de sonnette résonna dans son appartement, la tirant brusquement de ses pensées. Elle se leva, presque ankylosée, glissa machinalement son arme dans la poche droite de son peignoir qu'elle referma soigneusement, ajustant la ceinture autour de sa taille et alla ouvrir la porte en songeant :
- "Pffff ... On ne peut pas me laisser tranquille deux minutes ?"