Changer de point de vue
Devant une ruelle dans un quartier mal famé de Marseille, Nassim Borel attend. Autour de lui les agents de la PTS et les voitures bleu, blanc, rouge s’agitent sans qu’il ne bouge d’un centimètre. Cela fait une demi-heure qu’il poireaute au même endroit, trente minutes depuis qu’il a prévenu la commandante et le capitaine de leur nouvelle affaire. Finalement tout est comme d’habitude. C’est lui qui était au commissariat quand on les a appelé pour signaler la découverte d’un corps. C’est lui qui était le premier sur place. Le mort était mort et Élizabeth Stunia était en train d’examiner la scène de crime. Tout était comme d’habitude. Sauf que ça ne l’était pas.
Nassim ne parvient pas bien à définir ce qui le tracasse. Il y a partout des petits détails de rien du tout qui le font s’arrêter, regarder derrière lui. Déjà en entrant dans la ruelle, il avait eu l’impression de sentir quelque chose. Cette sensation ne s’est évidement pas atténuée en rentrant dans la boutique. Tout y a l’aspect d’un salon de thé mais l’arrière-boutique dissimule un atelier vaudou. Enfin peut-être que « vaudou » n’était pas le bon mot mais c’est comme ça que Borel qualifie cet endroit étrange où chaque espace est occupé par un grigri ou un bocal en verre au contenu varié. La lumière y est tamisée et de la fumée flotte dans la pièce.
Malgré l’incongruité de ce lieu c’est le propriétaire qui attire l’attention. Nassim en avait été particulièrement marqué. Dès qu’il était dans la pièce, il devait fournir un effort pour parvenir à regarder ailleurs que ce monsieur. Quand il avait parlé pour la première fois, le lieutenant avait eu des frissons. Pourtant personne d’autre que lui ne semble éprouver cette gêne singulière c’est pourquoi après avoir récolté un maximum d’informations mais sans avoir eu le courage d’affronter l’homme, Nassim était ressorti et attendait devant la ruelle.
La Saab jaune de Caïn arrive presque en même temps que la voiture transportant Lucie Delambre et Aimé Legrand. Le capitaine les ignora pour se diriger directement vers son lieutenant.
- Et bien alors Borel qu’est-ce qui vous arrive? Vous êtes tout pâle.
- Rien tout va bien. Je n’ai peut-être pas assez dormi.
- Il faut se reposer c’est important, lieutenant. Je veux que vous soyez en pleine forme, déclare Delambre.
- Tiens bonjour mon commandant, fait Caïn d’un ton mielleux.
- Bonjour capitaine, dit Legrand.
Caïn ne semble même pas entende la salutation et prend derechef la direction de la scène de crime, dans le sillage de Delambre. En les voyant ainsi s’éloigner Borel est tenté de les rappeler pour leur dire de se méfier mais ils auraient alors demandé « de quoi » et le lieutenant aurait été bien en peine de fournir une réponse convenable. S’il ne pouvait pas les mettre en garde au moins les suivrait-il à la trace, il leur emboîte le pas avant même que Legrand est pu se remettre de la transparence totale dont il a fait preuve.
Une fois à l’intérieur avec Caïn et Delambre, son malaise ne fait qu’augmenter. Il ne quitte pas l’homme des yeux qui lui-même détaille avec insistance la commandante et le capitaine. Cela ne lui donne qu’une seule envie : se dresser physiquement entre eux. Mais à peine pense-il cela qu’il se voit bras en croix au milieu de la pièce. Tout ça pour se faire rappeler à l’ordre par Delambre. Ridicule.
- Oh Borel vous m’écoutez ?
- Oui, non, excusez-moi capitaine j’avais la tête ailleurs, répond-il surpris.
- Vous nous le faites ce topo ?, demande plus gentiment Delambre.
Borel se reconcentre pour leur expliquer les débuts de l’enquête. Ce magasin double est bien connu quand le quartier. Officiellement le magasin ouvre à 7 heure et ferme à 18 heure mais dans les faits il y avait quelqu’un à la boutique presque constamment puisque le gérant a son appartement juste au dessus. Ce matin il n’est descendu à la boutique qu’aux environs de 7 heure. C’est à ce moment qu’il a trouvé le corps. La victime s’appelait Toussaint Malecco, il avait 26 ans.
- Et c’était mon neveu, conclut l’homme de la boutique.
- Vous êtes ?, interroge Caïn.
- Aimé Malecco. Cette boutique est à moi.
Quand ce Malecco serre la main du capitaine, Borel a un spasme dans tout le bras. Il essaye de le cacher mais Stunia lui adresse un regard questionnant qu’il évite. Delambre parait gênée, c’est plus sûrement dû au prénom de leur témoin qu’au même sentiment d’alerte qui traverse Borel. Caïn lui sourit avec ce mélange de malice et de détermination qui le caractérise si bien.
- Aimé ? Quelle coïncidence nous aussi nous avons un Aimé avec nous. Pas vrai Legrand ? Je suis sûr que vous allez vous entendre à merveille avec lui comme avec notre commandante.
Se détournant ensuite d’un coup de poignet, il s’approche de Stunia qui lui décrit exactement ce qu’elle a dit au lieutenant un peu plus tôt. Sur ce corps tout a l’apparence d’un rituel. Le meurtrier a coupé la gorge de la victime presque jusqu’aux vertèbres puis lui a tracé toute une série de symboles sur le corps avec son propre sang avant de lui remplir la bouche de sel.
- C’est un rite pour empêcher l’esprit de revenir. Celui qui a fait ça nous connaissait assez pour savoir que l’esprit de Toussaint aurait pu revenir pour me dévoiler l’identité de son meurtrier.
- Ça aurait été pratique ça. Comme ça je n’aurais pas eu besoin de vous soupçonner d’abord.
- Je suis suspect capitaine ?, demande faussement étonné Malecco.
- Tout le monde est suspect parce que les coupables se cachent parfois là où on ne les attend pas.
En disant cela il avait fixé Delambre et Legrand. Borel se sent presque mal pour eux. Sauf que si chez l’autre lieutenant ce regard marche à merveille et le voit se ratatiner, avec la commandante c’est l’inverse. Elle s’avance menaçante vers Caïn. Elle lui parle bas en sifflant de colère mais elle est un peu trop loin de lui pour le reste de la pièce ne puisse pas en profiter.
- Je vous préviens si vous avez l’intention d’accuser cet homme simplement parce qu’il s’appelle Aimé je ne vous laisserais pas faire.
- Ce n’est pas ma faute si un prénom vous déstabilise au point de ne plus reconnaître quelqu’un de louche quand vous l’avez en face. Monsieur Aimé j’aimerais qu’on apprenne à se connaître vous et moi. Est-ce qu’on peut aller discuter ailleurs ?
- Bien sûr mon salon de thé est fait pour ça.
- Je viens aussi, déclare précipitamment Delambre.
Cette fois-ci, Borel ne peut pas rester sans rien faire. Avant qu’ils ne disparaissent dans le salon de thé, il arrête ses supérieurs. Ceux-si se retournent, intrigués.
- Oui Borel ?, demande Caïn.
- Faites attention.
- Attention à quoi ? Vous n’allez pas vous y mettre vous aussi ?, s’énerve Delambre.
- Je ne sais pas mais il a quelque chose qui fait froid dans le dos.
-Ne vous inquiétez pas Borel. Je l’ai à l’œil cet Aimé.
En les regardant partir le lieutenant remarque que le salon de thé est équipé d’une caméra de surveillance soigneusement dissimulée. En arrivant déjà, il avait été jeter un œil dans la réserve. Maintenant qu’il sait ce qu’il cherche, il y retourne.
.o0O0o.
Depuis ce matin voir Borel anxieux a mis les nerfs de Caïn à vif. Il est vrai qu’en restant un bon flic, la qualité première de son lieutenant n’est pas le courage. Lui-même en a conscience, c’est pourquoi habituellement il y laisse libre cours en se montrant clairement craintif ou il fait tout pour éviter la situation. Jamais ô grand jamais il n’a essayé de le cacher en faisant croire que tout allait bien.
Le pompon étant bien sûr quand il était venu les voir pour leur dire de « faire attention ». Le capitaine a été pris d’une envie soudaine et presque irrésistible de lui allonger une tarte. « Faire attention », c’est quel genre d’avertissement ça ? Rien de concret ou de palpable, pas une précision sur la nature de la crainte, rien. Il a en plus réussi à braquer davantage Lucie qui allait à coup sûr prendre la défense de ce Aimé-là aussi.
Leur entrée dans le milieu calme et enveloppant du salon de thé ne fait rien pour apaiser l’humeur de Caïn. La pièce est bien trop tranquille pour les nerfs du capitaine. Il aurait voulu jeter à terre quelques tasses en porcelaine pour amener un peu de son désordre ici. Mais il y a Lucie et s’il commence à tirer des balles à blanc c’est elle qui réagira pas Aimé Malecco.
Cet homme a pourtant tout d’un sage mature. Il a une petite barbiche tressée aussi blanche que sa peau est noire. Ses cheveux partent dans tous les sens en mèches bouclées. Son pull est pleins de couleur, son pantalon uni et il va nu pied. Rien dans son allure n’aurait dû justifier la moindre méfiance. Son attitude volontaire et souriante corrobore ce sentiment et pourtant … Faites attention.
- Je peux vous servir un thé ?
- Seulement si vous le buvez avec nous, répond affable le capitaine.
Lucie lui jette un regard noir qu’il fait semblant de ne pas voir. Pour mieux le défendre, la commandante engage elle-même l’interrogatoire.
- Que pouvez-vous nous dire sur la victime monsieur Malecco.
- Toussaint était un jeune garçon passionné par notre métier. Il m’aidait depuis peu au magasin mais faisait beaucoup de progrès.
Malecco apporte trois tasses et les pose sur une table basse en invitant les policiers à s’y installer.
- Et qu’est-ce qu’il faisait chez vous ce matin ?, demande Caïn.
- C’est lui qui était de garde ce matin. J’avais beau lui dire que c’était plus pratique que ce soit moi il ne voulait rien entendre. Il aimait trop s’impliquer dans la boutique.
- Avait-il des ennemis ? Des gens qui auraient pu lui vouloir du mal ?
- Vous savez commandant, quand on exerce un métier comme le nôtre on ne se fait pas que des amis.
Il verse le contenu de sa théière fumante dans les tasses avec une grande concentration avant de déposer précautionneusement la théière au milieu. Malecco joint alors les mains pour murmurer quelques mots et leur fait signe de boire. Caïn s’exécute bien rapidement en prenant la tasse que Malecco s’était servi.
- Et vous ? Depuis combien de temps travaillez-vous là ? Vous n’avez jamais eu de problème ?
Malecco prend la tasse du capitaine, boit plusieurs gorgées avant de lui répondre.
- Ça fera 31 ans en août. J’ai commencé à l’âge de Toussaint. Et si vous voulez tout savoir j’ai moi-même eu quelques problèmes par le passé.
En disant cela il retrousse une de ses manches pour dévoiler une trace de brûlure et ensuite il soulève sa chemise pour exposer des cicatrices.
- Ça peut être de tout. Des gens qui nous en veulent d’avoir fait quelque chose ou des gens qui nous en veulent de n’avoir rien fait.
- Et pour ce matin ?
- Rien. Je suis arrivé tout était déjà comme c’est à présent et je vous ai appelé tout de suite.
- Bien merci de votre coopération. Si nous avons encore besoin de vous, nous nous rappellerons.
- Je suis à l’entière disposition de la justice commandant.
- Comme c’est gentil. Ce petit thé que nous avons partagé était excellent, c’était quoi ?, ironise le capitaine.
- C’est une mélange de ma création. Il permet de … changer de point de vue.