Inconnue au bataillon
- Vous c'est Aimé Legrand, c'est ça ?
Alice était assise sur son lit. Elle avait regagné des couleurs et semblait aller beaucoup mieux depuis qu'elle avait repris à manger seule. Face à elle, Legrand paraissait étrangement petit. Il se voûtait et baissait les yeux. Une fois assis, c'est elle qui dominait toute la situation.
- Oui.
- Je me demandais quand vous viendriez me voir.
Elle lui parlait avec un sourire bien veillant sur les lèvres ce qui accentuait encore l'impression que le lieutenant était un grand enfant un peu perdu. La différence d'âge évidente entre eux rendait la scène d'autant plus étrange. Legrand était profondément perturbé par Alice Alberti et plus elle lui parlait plus il était perplexe.
- Pourquoi est-ce que je serais venu ?
- Lucie m'a parlé de vous.
- Qu'est-ce qu'elle a dit ?
- Être sur la défensive si rapidement n'est jamais bon signe. A fortiori dans un couple.
- De quel droit vous …
- Je ne vous juge pas, je constate. Ce que vous êtes apparemment incapable de faire, ni vous, ni Lucie.
Legrand ne savait pas comment agir. Il aurait tellement voulu s'énerver mais Alice avait une façon d'être qui rendait la colère ridicule. Pourtant il se sentait incapable de se défendre sans hausser la voix, sans s'indigner à grand renfort de gestes amples. Il voulait croire qu'elle ne le jugerait pas. Il avait presque envie de rester là et de tout lui dire, de tout lui raconter, de ce qui s'était passé, de ses sentiments. Tout. Mais il ne fit rien. Il rentra un peu plus sa tête dans ses épaules et attendit qu'Alice reprenne la parole.
- Lucie m'a proposé de rester un peu, ici, à Marseille.
- Elle veut me virer ?
- Pourquoi souhaiterait-elle cela ?
- En ce moment ça ne va pas très fort entre nous.
- Pourquoi est-ce que vous restez ensemble ?
C'eut été n'importe qui d'autre Legrand aurait bondi de sa chaise mais avec elle la question semblait authentique. Elle voulait savoir. Alors Legrand se posa et réfléchit à une réponse. Son regard était si pénétrant qu'il suffit à chasser les premières réponses toutes faites qui lui vinrent à l'esprit mais qui n'était que des mensonges à lui-même et aux autres. Elle voulait la vérité.
- Je ne sais pas.
- Alors je te propose d'échanger.
- Pardon ?
- Tu deviens capitaine à la place du capitaine à Paris. Nouvelle vie. Moi je prends ta place de lieutenant ici.
- C'est insensé, je ne peux pas faire ça.
- Pourquoi ?
- Lucie se retrouverait seul avec Caïn, dit Legrand trop vite pour vraiment réfléchir.
- Voilà donc le vrai problème. La jalousie. Tu ne te préoccupes pas de toi-même avant tout, ni même de Lucie mais de Caïn. La peur d'un potentiel autre n'a jamais sauvé aucun couple. Réfléchissez-y Legrand. Pour une fois choisissez pour vous et pas dans la crainte de Caïn.
Là encore elle le laissa sans voix et face à un mur. Alice semblait avoir une capacité naturelle à confronter les gens à eux-même. Elle ne le pressait pas et paraissait pouvoir attendre des heures entières qu'il ait fait son choix. C'est par ailleurs presque ce qui se passa puisque Legrand ne reprit la parole que plus d'une heure après.
- Vous êtes sûre que ça pourrait se faire ?
- Je me suis renseignée auprès de ma hiérarchie. Ils sont d'accord. Les papiers sont prêts il ne reste plus qu'à les signer.
- De toute façon je ne peux plus rester à Marseille.
C'est ainsi qu'en une après-midi tout changea. Legrand se sentit libéré dès qu'il eut signé les papiers. Alice lui proposa même qu'il récupère, provisoirement ou non, l'appartement qu'elle partageait avec sa mère. À la fin de la journée il avait réservé ses billets et contacté un service de déménageurs. Entre lui et Lucie les au-revoir n'avaient pas été tristes, plutôt soulagés. Il fit ses adieux à tous les autres, sauf à Caïn qui n'était toujours pas rentré.
Dès qu'il avait appris la nouvelle Borel était allé voir Alice. Il avait beaucoup de questions à lui poser mais c'est elle qui commença.
- Borel je voulais juste vous dire que je n'ai aucune intention de prendre votre place auprès du capitaine. Je me cantonnerais au poste sans souci.
- Ne dites pas de bêtises. Depuis le temps je me suis habitué à travailler comme ça avec le capitaine et puis je ne le supporterais sûrement pas tous les jours sur le terrain.
- Vraiment ?
- Absolument. D'ailleurs je me demandais, quand va-t-on prévenir le capitaine ?
- Pas tout de suite en tout cas, répondit une voix derrière eux.
Lucie venait d'entrer dans la pièce. Elle était tout sourire. La voir comme cela réjouit Borel et Alice. Elle n'avait pas vraiment la tête de quelqu'un qui venait de se séparer mais cela prouvait aussi que leur rupture avait été avant tout positive. Elle s'assit avec eux et ils commencèrent à parler du capitaine.
Chacun y allait de son anecdote. Celles d'Alice étaient toujours étranges car soient rapportées soient observées de loin. Mais ils rirent beaucoup, principalement au dépend de ce pauvre Caïn qui voyait détailler là toutes ses erreurs, ses vices, ses moments gênants …
Au dehors la nuit tomba bien trop vite pour qu'ils s'en rendent compte. À peine eurent-ils cligné des yeux que le ciel était noir et tous les réverbères étaient allumés. Ce ne fut même pas cela qui les fit se séparer mais plutôt le repas d'Alice qui fit gronder leurs estomacs. Elle devait encore passer la nuit à l'hôpital mais aurait le droit de sortie dès le lendemain. Lucie se retourna une dernière fois vers Alice.
- Bonne soirée. Et bienvenue à Marseille, lieutenant Alberti.