La remarque de trop
La soirée fut joyeuse. Le ton festif ne quitta personne. Nassim crut bien que tous les enfants de l'immeuble étaient passés sur les genoux de Frédéric au cours du repas. Il fut décidé que la salle serait rangée le lendemain pour laisser la liberté à tous de partir quand ils le souhaiteraient. Le capitaine quitta la table en même temps que le dernier enfant.
Nassim aurait voulu le suivre mais il fut retenu par plusieurs voisins qui voulaient lui poser une série de questions sur Frédéric. Il ne parvint à se libérer qu'une heure plus tard. Lorsqu'il entra chez lui, Nassim entendit la douche. Cela aurait pu paraître étrange dans n'importe quelle autre relation mais Nassim décida d'aller le voir.
Frédéric était affalé dans la douche, l'eau coulait sur lui sans qu'il ne fasse le moindre geste. Il leva les yeux vers l'arrivant. Son regard était vide. Il avait pourtant parfaitement donné le change plus tôt dans la journée. Nassim l'appela mais il semblait ailleurs.
- Frédéric !
- C'est l'heure de changer Julie.
Il essaya brusquement de se relever mais dérapa et s'écrasa au fond de la douche. Nassim éteignit l'eau et lui apporta une grande serviette. Dans un même geste il l'enroula et le souleva pour le poser sur une chaise qu'ils avaient installé pour lui près du lavabo et qui n'avait pas bougé. Là il sécha Frédéric de la tête aux pieds. Ce dernier était toujours dans un état second à marmonner à propos de cette « Julie » dont Nassim n'avait entendu parler que de Lucie.
Le capitaine ne semblait pas disposé ni à bouger, ni à l'aider. Nassim le prit donc à bras le corps et le traîna jusque dans la chambre. Il l'installa dans son lit et par habitude resta avec lui jusqu'à ce qu'il s'endorme. Nassim ne pouvait pas dire que cela ne lui avait pas manqué.
Le lieutenant était presque soulagé de voir que son capitaine avait toujours sa part d'ombre. Bien sûr Nassim était ravi de ce changement chez Frédéric mais l'avait trouvé un peu drastique. IL avait craint que le capitaine n'ait voulu tout laisser derrière lui. Mais Lucie le hantait toujours.
Dès le lundi Frédéric prit un nouveau rythme. Il commençait assez tôt au SRPJ et repartait tôt. Il avait repris les affaires de meurtres mais passait ses après-midis à la résidence avec les enfants. Il avait toujours eu cette nécessité d'être proche des jeunes mais depuis son retour la proximité avec les enfants étaient devenue un besoin viscéral.
Caïn calquait son rythme de vie sur les enfants. Il lui arrivait toujours de sursauter en invoquant une heure quelconque qui impliquait Julie. Nassim était impressionné de voir comme la fille de Lucie était devenue le centre de la vie de Frédéric.
Même s'il vivait toujours chez Nassim, le capitaine avait repris à aller chez lui et chez Lucie. Il y avait entrepris un travail de nettoyage intensif ce qui, dans sa condition, s'avérait compliqué mais surtout très preneur de temps. Le lieutenant aurait bien proposé son aide mais Frédéric tenait à faire cela seul.
Le capitaine était revenu depuis moins d'un mois et la vie semblait déjà avoir repris son cours normal. Il ne manquait plus que Lucie. Un après-midi le sergent assigné à la réception vint les voir dans le bureau de Frédéric.
- Capitaine Caïn, quelqu'un demande à vous voir à l'accueil.
Nassim le regarda plein d'espoir alors que Frédéric s'avançait dans le sillage du sergent. Borel le suivit de près mais ne vit pas la figure féminine tant attendue à l'entrée. Le capitaine, lui, reconnaissait quelqu'un, qui ne mit pas longtemps à le repérer aussi.
C'était un géant qui s'approcha de Frédéric pour le soulever de son fauteuil et l'enserrer dans son étreinte d'ours. Le capitaine s'accrochait en essayant de lui rendre son affection comme il pouvait. Nassim aurait été près à agir malgré la taille si l'amitié des deux hommes n'avait pas été si flagrante.
- Fred qu'est-ce que je suis content de te voir.
- Je suis parti depuis à peine trois semaines. Je t'ai rendu accro à ce point Sam ?
- En as-tu jamais douté ? C'est ton jeu de jambes qui m'a séduit en premier.
Bien que surpris le lieutenant accepta instinctivement cet homme qui pouvait plaisanter ouvertement avec Caïn. Il lui suffit de voir ce Sam reposer le capitaine pour comprendre que d'une manière ou d'une autre il avait appris à déplacer les paraplégiques. Soit il travaillait dans le milieu médical, soit il connaissait aussi bien Frédéric que leurs interactions le suggéraient.
- Comment as-tu su où je travaillais ?
- Tu n'es pas le seul à savoir enquêter. Et puis tu parles dans ton sommeil …
Nassim fit quelques pas en avant. Le capitaine s'écarta pour les laisser face à face. Il ne manqua pas le regard appréciateur de son ami avant de les présenter.
- Nassim je te présente Samuel …
- Sam ou Samy.
- … il était mon voisin à Bordeaux jusqu'à peu …
- et son ami.
- Sam voici Nassim Borel, mon lieutenant et …
- Je sais. Tu m'en as déjà beaucoup parlé. C'est un véritable plaisir Nassim.
Sam serra la main du lieutenant un peu plus longtemps que nécessaire ce qui suffit à le mettre mal à l'aise. Nassim n'avait besoin d'aucune explication il lisait tout ce qu'il voulait savoir dans l'attitude et les expressions du capitaine mais aussi dans le regard de braise que lui adressait Samuel.
- Sam, si tu continues de le reluquer comme ça tu vas me rendre jaloux.
- Si seulement, répondit celui-ci avant de reprendre sur un ton plus sérieux. Fred il faut qu'on parle.