La Dame au Camée

Aujourd’hui, 22h00

Du village de Westfield, seule survivait une plaque de rue, un bourg perdu dans une grande agglomération. On en devinait encore les contours, délimités par de vieilles maisons anachroniques et prêtes à s’effondrer. Là où prospéraient jadis les fermes défilaient aujourd'hui les enseignes à néons crasseuses, là où fleurissaient les champs dormaient de sinistres parking d'automobiles. On entendait le vacarme de l'autoroute comme une tempête. Willow était triste de penser aux esprits condamnés à regarder éternellement la déchéance de leur village... faute à Spike. « Je n'aimerais pas habiter là » proféra Anya avec une moue. Tara examinait une carte de l'époque : « La plupart des habitations ne sont plus à leur place, mais il en reste quelques unes observa-t-elle. » Willow y avait déjà réfléchi : « Je crois que le plus simple serait de commencer par l'église... je veux dire, le chantier. »

Passer la clôture de sécurité sans l’aide de Spike se révéla un peu plus compliqué, mais rien qui puisse entamer la détermination des trois jeunes femmes. Une fois à l’intérieur, Willow contempla le ciel étoilé, la pleine lune éclairant les ruines... Elle se demandait où était Oz en ce moment, son loup-garou d’ex-petit-ami. « Bien ! Le ciel est dégagé, c’est la pleine lune… les conditions sont idéales ! se réjouit-elle.

— Le rituel fonctionnera mieux dans ces conditions ? interrogea Tara.

— C’est évident, non ? Tout ce qui est magique fonctionne mieux pendant la pleine lune, c’est une force mystique. professa Anya.

— Oh, non… intervint Willow. C’est juste que… un rituel en plein air, c’est toujours plus agréable par temps clair ! » Et tout le monde médita sur cet aphorisme. Enfin, la sorcière en cheffe du rituel décréta : « C’est parti pour une séance de spiritisme ! »

Xander fouillait dans le réfrigérateur. Que Spike risque de mourir cette nuit ne lui coupait pas franchement l’appétit. En fait, c’était plutôt le contraire ! « Tous ces produits frais ! se délecta Dawn. C’est Anya qui cuisine, d’habitude ? » Xander dévisagea l’adolescente comme si elle était folle : « Anya, cuisiner ? Tu veux dire, carboniser les provisions et l’appartement avec ?

— Ah, ah ! T’es un super-mec en fait ! Tu fais le ménage, la cuisine... » Le super-mec se pavana avec une branche de céleri : « C’est vrai... j’aime penser que je suis un bon maître de maison.

— Carrément ! Alors quand est-ce que tu demandes Anya en mariage ? » Le fiancé ricana, c’était l’occasion ! Il allait répondre quand : ‘Toc, toc, toc’ On toqua à la porte. Après un échange de regard suspicieux avec Dawn, il se pencha vers le judas. Un homme en soutane le regardait curieusement derrière la porte.

Le rituel avait fonctionné. C’était un spectacle étonnant que cette assemblée de villageois en loques, charcutés des pieds à la tête, fixant sur elles leurs yeux circonspects, au milieu d’un chantier. L’un d’entre eux lorgnait du côté de la pelleteuse qui semblait les parquer comme des moutons. Après un silence respectueux, Willow s’éclaircit la gorge : « Hum... bonsoir ! Veuillez nous pardonner de vous avoir ainsi tiré de votre dimension, mais nous avons besoin de votre aide pour une affaire importante, qui vous concerne tous et toutes. Je crois que nous pourrions vous libérer, et vous permettre de rejoindre votre place au paradis… ou en enfer, ajouta-t-elle à mi-voix. Je m’appelle Willow, voici Tara, et Anya, et nous aurions quelques questions à vous poser.

— Hum ? » un vieil homme échevelé se détacha du groupe, un index levé, ses entrailles pendant de son abdomen. « Oui ? l’encouragea Willow.

— Est-ce que vous auriez prévu un petit buffet ? » Les trois jeunes femmes échangèrent un regard paniqué. Non, elles n’avaient rien prévu de tel. D’ailleurs, Willow ignorait totalement que c’était de coutume, aucune de ses lectures ne l’ayant mentionné. Cependant, l’esprit d’une dame à qui il manquait un œil se manifesta à son tour : « Voyons Henry, cesse d’importuner les gens avec tes enfantillages ! Tu ne peux rien manger de toute manière ; ton estomac se balade en rase campagne ! » Puis, marchant péniblement vers elles : « Si ces demoiselles peuvent vraiment nous aider, nous avons mieux à faire que manger ! C’est un enfer ici, nous aimerions tous partir, n’est-ce pas ? Je vous en prie, jeunes filles, nous vous écoutons ! » Visiblement, hanter une ville sordide pendant plus de deux siècles n’avait pas entamé leurs bonnes manières.

« Je vous remercie. Voilà, nous… » Soudain, Anya se mit à hurler, pointant du doigt vers la foule : « Le prêtre ! Il est là !

— Quoi ? » Et tout le monde se retourna vers lui, qui se tenait effectivement dans la foule. Cependant, ni lui ni les autres esprits ne semblaient comprendre cette manifestation de terreur : « Le père Bastien ? Évidemment qu’il est là, c’est son église. Enfin, c’était.

— Bonjour, mes filles » fit l’intéressé avec un coucou. Sa voix était joviale. « Je ne comprends pas, poursuivit Anya, confuse. Ce n’est pas vous ? Vous n’êtes plus une Némésis ?

— Mais évidemment ! s’exclama Willow. Regardez, son cou ! » Car à la place du col blanc, il y avait deux trous ensanglantés. Des marques de morsure. « C’est l’esprit du prêtre. Adrastée s’est emparé de son corps, mais son âme est ici, dans son église, dans son village. C’est le véritable prêtre.

— C’est Spike qui vous a mordu, n’est-ce pas ? Interrogea Tara. Toutes ces blessures, ces mutilations... C’est Spike qui vous a fait ça ? » Le sillon d’une larme luisait sur son visage tant la révélation était horrible. C’était comme regarder des mutilés de guerre.

« Sauf moi ! clama soudain une main levée à l’arrière. C’est Marguerite, ma vache, qui m’a fait ça !

— Chut, Gaston ! le rabrouèrent prestement plusieurs autres.

— Alors vous connaissez Spike ?

— C’est pour ça que nous sommes là. Pour faire court, un démon de la vengeance possède le corps de… père Bastien, c’est ça ? Son but est de tuer Spike.

— Et vous voulez l’y aider ? » Un silence de mort tomba sur le chantier. L’assemblée de fantômes et le trio de médiums semblaient maintenant à l’orée d’une bataille. La première parole maladroite déchirerait le voile de la bienséance tiré entre eux. La diplomatie était de mise. C’est alors que l’esprit d’une femme vint s’interposer. Elle était belle et vierge de toute blessure : « Sorcières, Spike et sa compagne, la dame en noir, ont massacré notre village, nous ne souhaitons que leur souffrance à tous les deux. Si comme vous le prétendez, un démon les a pris en chasse, ce n’est que justice.

— Mais ce n’est pas ainsi que vous trouverez la paix ! répliqua Tara.

— Vous croyez ? Moi, je crois au contraire, que nous ne trouverons le repos que lorsque la bête sera morte.

— Les démons doivent brûler en enfer, professa le père Bastien. Ainsi parlent les saintes écritures. Et Spike est assurément un démon. »

Spike faisait le plein du réservoir à une station service pour tenir les prochaines heures. Lui et Buffy passeraient la nuit à leurrer la Némésis le plus loin possible des habitations. Un téléphone vibra dans la poche de Buffy, qui allait le décrocher quand son compagnon, les mains dans l'essence, l’incendia avant qu’elle le fasse : « Eh ! Tu veux nous mettre le feu et abréger le travail de la Némésis avec ta machine ? Va répondre plus loin ! » Et comme elle s’éloignait : « Satanée gamine ! Réfléchissent plus les gosses aujourd'hui ! » Mais son agacement retomba aussi vite que Buffy revenait en courant. « Willow... haleta-t-elle ...et les autres ! Le prêtre est passé chez Xander, ils les a forcé à tout avouer !

— En selle, Tueuse ! » Spike venait d’enfourcher sa moto et embrayait en trombe.

Les apprenties médiums arpentaient les rues désertes de Westfield à mine abattue. « Au moins, ils ont été polis, positiva Anya.

—Très polis, confirma Willow. Étonnamment polis, même.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Juste que… je me serais attendu à plus d’animosité de la part de paysans catholiques envers les sorcières que nous sommes.

— Peut-être que leur mentalité a évolué avec le temps, comme tout le monde ?

— Mouais… En général, les fantômes ne voient pas grand-chose du monde des vivants. Et autre chose m’intrigue. Pourquoi la Némésis s’est-elle fait appelée Westfield si le prêtre s’appelle père Bastien ?

— Probablement parce que la haine et la souffrance de tout le village ont alimenté le sortilège, répondit Anya. Le père Bastien, ou plutôt son corps, n’est qu’un intermédiaire.

— C’est ici. »

Le trio interrompit sa marche. Devant elles se dressait le manoir qui appartenait jadis à la baronne de Westfield. Selon la carte d’époque, il devait surplomber tout le village et épouser les contours du bois. Aujourd’hui, il était engoncé dans les immeubles, avec vue sur le béton. Une plaque dorée indiquait le nom du manoir et de son propriétaire actuel. Non seulement le manoir était encore debout, mais il était encore habité par une baronne de Westfield ! Peut-être une descendante directe. Avec un peu de chance, elle conserverait des documents d’époques ou saurait les renseigner. Restait à convaincre une noble dame de laisser trois indésirables pénétrer chez elle pour discuter sorcellerie au milieu de la nuit. C’est Tara qui franchit le pas la première et sonna à l’interphone vidéo-surveillé. Un grésillement lui répondit : « Qui est là ?

— Bonsoir madame la baronne. Veuillez m’excuser de vous importuner à cette heure tardive, mais c’est urgent. Je suis étudiante en archéologie, et nous allons bientôt entamer des fouilles sur le site de l’ancienne église de Westfield. Nous avons déjà retrouvé cet objet. » Et la sorcière tira le camée de sa poche, que Spike lui avait prêté pour les besoins du rituel, et le présenta à l’œil de la caméra : « Le reconnaissez-vous ? » Presque instantanément, un déclic signala qu’on avait déverrouillé le portail.

Willow était impressionnée par la ruse de son amoureuse, qui commentait : « C’était facile en fin de compte » toute guillerette.

Une patrouille de police avait devancé Buffy et Spike au chantier. Quelqu’un avait fracturé le portail et déclenché l’alarme. La Némésis était donc entrée, mais était-elle sortie ? Pistolets et lampes torches en mains, les quatre brigadiers pénétraient à leur tour dans le chantier, pendant que la Tueuse et son ami le contournaient pour prendre la Némésis en sandwich, l’empêcher de fuir. Ils franchirent la clôture sans difficulté, puis ratissèrent les lieux. Un triangle de sel surmonté de trois bougies encore tièdes encadrait les ruines de l’église, témoignant du passage de Willow. Aucune trace de lutte, les filles étaient parties sans rencontrer de résistance. En face, les lampes torches de la police se rapprochaient. La Némésis était apparemment déjà partie, alors il était temps de faire de même. Mais le choc les pulvérisa avec la force d’une météorite. Buffy avait percuté le sol sans rien comprendre, sinon la douleur, une douleur intense dans le visage. Quant à Spike, il avait le corps broyé, plaqué dans un cratère par le prêtre, qui lui empoignait déjà la gorge. Dans son autre main, tendue derrière lui, se matérialisa Rétribution, la même épée qu’il brandissait plus tôt au Magic Box. Il embrocha le vampire avec, le clouant au sol. Puis, nullement perturbé par le nuage de poussière, il approcha son visage de sa proie pour lui murmurer : « Puissiez-vous purifier votre âme dans les flammes de l’enfer. » C’était son message d’adieu. Buffy rouvrait seulement les yeux, du sang coulant de son oreille droite, quand on tira. Plusieurs détonations qui fracturèrent le silence nocturne. L’écho roulait encore que le prêtre se relevait, intrigué. Sa lampe et son arme encore fumante braquées sur sa cible, la brigadière ne distinguait pas les impacts dans la soutane noire, ni les gouttes de sang éclabousser le vampire agonisant à ses pieds — elle devait l’avoir manqué. Elle lui cria : « Les mains sur la tête, tout de suite ! » épaulée par ses trois collègues. Ce à quoi le prêtre répondit calmement : « Vous êtes de la garde de cette ville ? Vous assurez l’ordre et la justice ? Alors nous sommes dans le même camps, ma fille, car je suis au service de Dieu.

— Monsieur, vous venez d’agresser quelqu’un, et peu importe vos motivations je dois vous arrêter et lui venir en aide. C’est le juge qui décidera si votre acte était justifié ou non ; vous pourrez vous expliquer avec lui. Maintenant, ne bougez plus pendant que mes collègues vous passent les menottes, ou nous devrons employer la force.

— Sachez que cet homme, continua-t-il en désignant Spike, n’en est pas un. C’est un monstre, une créature sanguinaire, qui a tué davantage de gens qu’un paysan abat de poules en une vie. Il a massacré mon village tout entier.

— Je comprends, assura la brigadière, désormais totalement convaincu que le prêtre délirait. Nous allons vous aider. Nous allons le juger, et il paiera pour ses crimes. Aidez-nous en retour, en vous tenant tranquille. » Deux policiers lui passaient maintenant les mains dans le dos. Un dernier appelait des secours. « Je suis navré, vraiment » marmonna le prêtre, puis… Comme un coup de vent, il assomma un policier, puis envoya le second tomber sur sa collègue. Le quatrième ouvrit immédiatement le feu, sans ralentir la Némésis qui fut sur lui presque aussi vite qu’une balle. Le coup asséné au brigadier lui laisserait des séquelles toute sa vie. Les deux seuls encore conscients se relevaient péniblement de leur chute, mais le monstre revenait vers eux. Buffy avait profité de ce bref intermède pour se ressaisir. Dès la première occasion, elle avait foncé vers Spike, tant pour le soulager de la grande épée saillant de son abdomen que pour en user à son avantage. « Heureusement que c’est pas de l’argent » ironisa-t-elle en faisant mouliner la lame. Son ami était mal en point. « En attendant que la belle au bois dormant daigne se relever, je vais me faire le dragon, ajouta-t-elle.

— Si tu m’embrasses, je le tuerai moi-même » cracha Spike. Mais elle courait déjà au secours des policiers. Le vampire pouvait sentir le sang sécher lentement dans son dos. Son blouson était fichu, évidemment. Willow pourrait-elle le rafistoler ? C’est ce qui le tracassait quand la Tueuse le survola pour atterrir lestement sur ses fesses devant lui. « Tu te sens mieux ? haleta-t-elle.

— Tu es partie depuis trente secondes ! rétorqua l’autre.

— Et alors ? Une petite épée de rien du tout dans le bide et ça tient le pieu comme une grand-mère grippée ? Tu crois m’impressionner comme ça ? » le provoqua-t-elle avec une toise malicieuse.

Décidément, la Tueuse avait le don de revigorer les vampires ! Avec son aide, Spike se releva, plus déterminé que jamais. « Hé ! hurla t-il, plié en deux, à l’adresse du prêtre. C’est moi que tu veux, non ? Alors viens me chercher ! » L’intéressé se détourna alors de la patrouille pour ruer vers sa cible. Tous sautèrent par dessus la clôture et entamèrent une chasse dans les rues de Westfield.