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Chapitre 5 : Fenêtre vers les souvenirs

1884 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 01/08/2020 17:30

Fenêtre vers les souvenirs

 

De nos journées d’été, il ne me reste comme preuves que les polaroids que nous avons pris ensemble. Ces petits rectangles de papier sont étrangement réconfortants. Ils ont capturé l’ambiance d’un coucher de soleil au sommet du sanctuaire d’Avelgrad, immortalisés nos sourires francs et chaleureux lors d’un pique-nique sous les magnolias du grand parc de Bégold, mais aussi des essayages de tenues et de nouvelles coiffures hasardeuses, et une stupide bataille de farine pendant que nous cuisinions… J’en ai même un aux côtés d’Uriadh, mon vieux compagnon. Mais mon préféré est celui qu’un passant a pris de nous sur l’une des avenues marchandes. Abby me porte sur ses épaules, et nous faisons toutes les deux mines de chercher quelque chose, formant une visière avec nos mains. L’homme qui s’était improvisé photographe avait bien ri en tirant notre portrait, mais ce qui est vraiment amusant, c’est l’expression condescendante d’une vieille femme, qui est passée derrière nous sur l’un des clichés. Elle nous jugeait de haut en bas, visiblement outrée. J’espère qu’en vieillissant je ne m’offusquerai pas pour des choses aussi futiles que des jeux d’adolescents un peu stupides. Mais elle n’a rien changé à notre bonne humeur, au contraire. On a fini par la rattraper, comme elle était partie dans la même direction que nous. Abby et moi avons pris notre meilleur jeu d’actrices, pour imiter son expression de dégoût accompagnée d’une voix vieillissante.

« Les jeunes de nos jours, ils n’ont aucun amour propre, aucune dignité, c’est affligeant !

-   Je ne vous le fais pas dire très chère, je suis sans voix, quel outrage, j’en suis encore toute retournée ! » 

La vieille nous avait adressé un regard mauvais, les sourcils froncés, mais elle n’avait rien osé dire au milieu de la foule. Abby et moi étions reparties d’un pas rapide et assuré pour prendre un jus de fruits pressé tout frais au coin de la rue. J’admets que c’était puéril, mais la mine déconfite de cette « lady » me fait encore sourire. Le rire moqueur de ma meilleure amie encore plus. Ses moqueries incessantes, c’est sûrement ce qui me manquera le plus. Elle me manque déjà. Ce détachement, cette légèreté, qui donnent l’impression que quoiqu’elle dise, ses paroles ne cachent aucune haine, parce qu’elle s’en fiche, parce qu’elle n’accorde pas vraiment d’importance aux gens qu’elle s’amuse à dénigrer. Ou peut-être que je me rassure en pensant ça d’elle, parce que c’est la seule chez qui un tel comportement m’amuse au lieu de me rebuter. Allez savoir. Je suis sûre qu’on se ment tous un peu à nous-mêmes de temps en temps, même sans le faire consciemment.

 

Certaines personnes trouvent que la photographie est vide de sens, parce que les souvenirs sont dans nos esprits, dans nos cœurs, et qu’ils perdent de la valeur si on les réduit à un moment capturé sur du papier. Les polaroids sont si fragiles comparés à la mémoire des Hommes. D’autres pensent au contraire que ces images sont éternelles, à condition que l’on en prenne soin, à la différence de la vie humaine. Moi je considère ces petits objets comme des fenêtres vers le passé, vers mes souvenirs, qu’ils m’aident à raviver à chaque fois que je les regarde. Abby, elle, ne se questionne pas sur de tels sujets. Elle trouve ridicule de débattre de la fonction, de l’utilité ou de la symbolique des objets. « Si un objet existe, c’est que quelqu’un l’a créé, parce qu’il a cru bon de le faire. Chacun est ensuite libre de s’en servir ou non, et personne ne devrait émettre de jugement là-dessus. » Je souris, étouffant un rire. C’est vrai qu’Abby n’a jamais apprécié la philosophie, même de comptoir. Pour elle, les choses sont telles qu’elles sont, et passer ses journées à tout remettre en question, à trouver un sens à l’existence, ne serait qu’une immense perte de temps. A dire vrai, je ne suis pas particulièrement de son avis. Je trouve que les philosophes ont quelque chose d’admirable. Ils vouent leurs jours à la connaissance, à la compréhension du monde. Mais je veux bien admettre que la façon qu’Abby a d’appréhender les choses, très simplement et avec une certaine passivité, doit rendre la vie plus simple. Son esprit pourrait ressembler à un immense lac aux pieds d’une montagne, qui reflète, scintillant, les rayons du soleil. Seuls les poissons émergeant à sa surface et les oiseaux qui y chassent et s’y baignent pourraient agiter ces eaux. En ce qui concerne mon esprit, je n’ai pas d’image qui me vient dans l’immédiat. A quoi pourrait-il ressembler ? 

Ceci étant, il y a un point sur lequel je ne saurais dire si je partage l’opinion de mon amie ou non. Elle pense que le destin n’existe pas, que la vie n’est sûrement qu’un enchaînement d’événements hasardeux, et qu’il faut saisir les chances qui s’offrent à nous. Peu de personnes pensent comme elle, car la plupart des gens sont plutôt fatalistes. C’est pour cette raison qu’ils prient j’imagine, dans l’espoir que les dieux changent leur avenir, qu’eux ne connaissent pas encore. J’aimerais croire que l’on a toujours le choix, mais la lettre de la Triade m’a une fois de plus prouvée le contraire. 

Quand j’y pense, Abby peut donner l’impression de se laisser porter, comme une simple passagère. Mais je trouve qu’elle a une certaine forme de courage. Pendant que d’autres accusent des êtres nébuleux de leur causer du tort, et déversent leur colère sur des statues et des illusions lorsqu’ils font face à l’adversité, Abby accepte et surmonte les difficultés avec résignation. « Levius fit patientia quicquid corrigere est nefas », voilà assurément la philosophie d’Abby. 

 

Mais Abby est déjà partie à l’aventure. C’est d’ailleurs la dernière chose qu’elle m’ait dite, que nous partions toutes les deux à l’aventure, à la découverte de lieux inédits et de nouvelles rencontres. 

Comme elle n’a jamais été douée pour décrire, et qu’elle n’a pas la patience nécessaire pour dessiner des paysages, je lui ai demandé de m’envoyer des photographies de sa nouvelle maison, et de sa nouvelle ville. Cela fait moins d’une semaine qu’elle est montée dans le train pour Veredia, alors je vais devoir attendre encore quelques jours avant de recevoir sa première lettre. Quant à moi, le départ est prévu dans une semaine. J’ai encore du mal à réaliser ce qui se prépare. J’ai commencé à faire mes valises, en la compagnie d’Helena. J’ai mis les quelques pantalons et shorts dont j’ai fait l’acquisition au fond de mes bagages, avant de les couvrir de robes et de sous-vêtements.   


L’un des grands avantages à avoir été choisie comme aspirant Guardian, c’est que mes grands-parents sont bien plus conciliants qu’ils ne l’étaient avant, du moins pour l’instant. Ils sont tellement fiers, c’en est presque ridicule. Comme si une simple lettre avait soudainement fait de moi, à leurs yeux, une adulte en qui on peut avoir confiance. Je n’ai pourtant jamais rien fait de déraisonnable, mais il faut croire qu’ils avaient besoin d’un papier attestant de ma fiabilité. Vaste plaisanterie. Mais au moins, j’ai pu consacrer tout mon temps libre à Abby, sans avoir personne sur le dos.

 En ce qui concerne mon oncle, c’est tout l’inverse. Son regard est encore plus mauvais que d’ordinaire. Je m’en méfie comme de la peste, car j’ai peur de savoir jusqu’où sa colère peut le mener. Heureusement, il n’a manifestement pas envie de me voir non plus, et s’absente de plus en plus depuis que j’ai eu mon Brevet. Quel soulagement, j’ai horreur d’avoir à respirer le même air que cet homme-là. 

 

Maintenant que j’y pense, je n’ai jamais pris l’un des trains qui relient les grandes cités du pays. Je vais enfin voir à quoi ils ressemblent dans quelques jours. En vérité, rares sont les gens qui prennent les trains avant d’avoir le Brevet. C’est triste à dire, je trouve, mais la population est assez casanière. Les voitures et les billets de train se vendent à des prix exorbitants, ce qui fait que même à Bégold, pas plus d’un dixième des foyers possèdent une automobile. Les bus et les vélos sont les moyens de transports privilégiés. En plus, personne ne fait le trajet d’une ville à une autre par les routes. Ces dernières sont peu fréquentées, mal entretenues, et dangereuses. Les grandes distances les rendent difficile à surveiller, alors tout le monde les évite, bien que certaines voies commerciales soient encore empruntées. On nous répète assez souvent que les arpenter est très risqué, à cause des attaques de désastres ou d’ombres plus puissantes, en plus de rôdeurs mal intentionnés. Les campagnes ne sont pas faites pour les citadins ; les familles qui cultivent la terre et vivent hors des villes toute l’année ont un mode de vie différent du nôtre, et savent se défendre en cas de besoin. Cette rupture entre les cités et l’extérieur m’a toujours paru très artificielle. J’ai parfois l’impression que nous sommes emprisonnés, et d’ailleurs, je croise des patrouilles tous les jours. Personne ne semble y prêter attention, mais il m’est arrivée de trouver la présence des militaires oppressante, surtout lorsque j’étais enfant. Derrière la beauté du grand théâtre, de la verrière du jardin botanique, derrière l’agitation da la récente place économique et des quartiers commerçants, quelque chose gronde, un miasme s’insinue partout, sournois et silencieux. Ce malaise qui m’envahit parfois, les barreaux de cette prison, quelque chose ne tourne pas rond. Il y a forcément quelque chose que je n’arrive pas à voir, que je ne peux que pressentir. Est-ce que madame Silber ressentait la même chose que moi ? Veredia serait-elle différente de Bégold ? Je dois garder les paroles d’Abby à l’esprit. Tout cela est une aventure, et je dois m’ouvrir aux murmures qui m’entourent. Mon aventure à moi sera peut-être de trouver les réponses à mes nombreuses questions.




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