L'homme choisit, l'esclave obéit
Rapture, de quelques heures à quelques minutes plus tôt
Andrew Ryan plaqua l'embout de son arme contre sa tempe. Le métal froid posé contre sa peau lui donnait l'impression de glacer son être tout entier. Son index ne tremblait pas et reposait calmement sur la gâchette. Tout était paisible.
Il arma le chien et entendit avec une extrême tranquillité, les mécanismes de l'arme se mettre en place. Il pouvait même sentir l'odeur de la graisse dont il s'était servi pour lustrer les balles.
Il inspira lentement. Calmement. Il ferma les yeux.
Puis il pressa la détente.
Le silence fut la seule chose qui emplit la pièce. Un silence de mort qui semblait pénétrer jusque dans son être. Dépité, Ryan rouvrit les yeux, écarta l'arme de sa tête et laissa tomber le revolver au sol. Une fois de plus, il n'était pas mort.
Une fois de plus.
Chaque jour, il prenait son arme de poing, glissait une balle dans le barillet et le faisait tourner. Ensuite, il pressait la gâchette, en visant sa tempe. Une roulette russe avec lui-même. A croire qu'il était nostalgique du pays.
Il n'était pas suicidaire à proprement parler. C'était plus une sorte de jeu macabre qu'il s'infligeait quotidiennement. Comme l'unique moyen de se réveiller de ce cauchemar qu'était devenu la Cité de l'Impossible. Mais il avait beau tenter l'expérience chaque jour, jamais il ne mourrait. Il aurait pourtant tant aimé. Que tout s'arrête, enfin ! Que ce sentiment de culpabilité qui le dévorait chaque seconde depuis qu'il était devenu dictateur s'en aille avec lui, que tout s'efface, qu'il ne reste plus rien.
Voilà ce qu'il voulait. Et voilà ce qu'il n'avait pas.
Il enfouit la tête dans ses mains et se mit à prier. Non pas à Dieu -depuis la mort de Jasmine, il était devenu encore plus athée qu'auparavant- mais à lui-même. Il se répéta le serment qu'il avait fait à Rapture, de se débarrasser d'Atlas et de ses sbires, ainsi que des Chrosômes. Bien qu'il sombrait un peu plus chaque jour, c'était cette promesse qui l'empêchait de perdre complètement pied. C'était cet engagement qui lui permettait de ne tenter de se suicider qu'une seule fois par jour.
Il étouffa un rire triste. Il y a encore un an, qui aurait cru que le légendaire Andrew Ryan tomberait aussi bas ? Un homme qui détenait le pouvoir, la richesse, un séducteur, un conquérant, le Dieu humain de Rapture ! Et le voilà plus bas que terre, misérable, suicidaire. Il y avait vraiment de quoi rire. On aurait dit une pièce de théâtre tragique. Le héros qui au début de l'aventure possédait tout et écrasé par la fatalité, finissait par tout perdre et mourir de la façon la plus pathétique possible. A croire que Shakespeare avait trouvé les mots justes quand il disait que le monde était une immense scène et que chacun y jouait un rôle.
Mais Andrew n'était pas homme à se laisser porter hors de scène avant d'être allé jusqu'au bout de son rôle. Il aurait mille fois le temps de mourir en paix une fois qu'il aurait personnellement arraché le coeur d'Atlas et placé sous cloche. Là, il pourrait enfin fermer les yeux et laisser les ténèbres l'emporter. Mais pas avant.
Il avait fait une promesse à Rapture, sa fille. Et il ne trahirait jamais sa parole.
Il avait par ailleurs commencé à la tenir. Il ne tenait pas encore Atlas lui-même, bien sûr mais en était plus proche que jamais. Le gaz de Suchong et le contrôle quasi total des Chrosômes lui permettaient de tenir Rapture toute entière à l'affût, comme une gigantesque mâchoire ouverte. Qu'Atlas fasse l'erreur de se montrer et il serait impitoyablement broyé.
Pour ses complices, la tâche était en partie accomplie, du moins en ce qui concernait Suchong. Ryan n'eut pas le temps de découvrir la félonie du chinois que ce dernier était déjà mort dans un tragique accident, impliquant un Protecteur. Andrew pestait de ne pas l'avoir tué lui-même mais savoir que le docteur avait horriblement souffert avant d'expirer lui mettait un peu de baume au coeur. C'était finalement à cause de Suchong que Ryan avait fini par accepter l'idée de la dictature. De penser qu'un pouvoir fort, voire totalitaire, valait toujours mieux qu'un indescriptible chaos. Ryan se demandait désormais si Suchong n'avait pas travaillé depuis le début pour Atlas, cherchant à pousser le camp d'Andrew dans l'extrémisme afin d'arriver à cette situation d'implosion. Peut-être. Peut-être pas. Ryan ne saurait jamais, le scientifique emportant son secret avec lui dans la mort.
Le cas de Tennenbaum était autre. Elle s'était faite de plus en plus discrète, jusqu'à disparaître totalement de la circulation. Enfin, "totalement". Disons plutôt qu'elle savait se faire oublier. Mais certains signes, comme la disparition inexpliquée de Petites Soeurs aiguillaient de plus en plus le maître de la cité vers une théorie simple : l'allemande se cacherait dans les souterrains de la ville, cherchant à capturer les fillettes afin de les libérer de la limace et leur rendre ainsi leur liberté. Si la situation n'avait pas été aussi critique, Ryan lui aurait donné tout son accord. Guérir les petites faisait partie de ses plans à long terme. Mais il en avait encore besoin pour le moment. C'étaient elles qui fabriquaient l'ADAM, en recyclant le sang des cadavres et la substance miracle était la carotte qui empêchait les Chrosômes de mourir de manque. Et les créatures étaient le fer de lance de son plan contre Atlas.
Il n'y avait d'ailleurs plus à proprement parler de population saine à Rapture. Peut-être quelques survivants se terraient-ils encore chez eux, barricadés et morts de peur. C'étaient les Chrosômes qui régnaient en maître désormais. Ryan n'avait eu la vie sauve que grâce au gaz et aux innombrables machines de sécurité qui assuraient sa protection.
Ryan étira ses muscles douloureux et bailla. Il était épuisé. Des semaines qu'il ne dormait plus, ou par à-coups, peuplés de cauchemars. Des jours qu'il ne s'était ni lavé, ni rasé. Quand il croisait son image dans une glace, il voyait celle d'un monstre. Ca n'était même pas le fait de voir un homme au visage hirsute, avec une barbe de trois jours, aux yeux rouges et ornés de cernes profondes et noires. Tout ceci n'était que physique et il lui était arrivé d'avoir encore plus mauvaise mine dans sa jeunesse, après des nuits de travail acharné. Non, le monstre qu'il voyait résidait dans ses yeux. Alors qu'il n'était encore qu'un petit garçon, son père lui avait un jour appris un proverbe, disant que les yeux étaient les fenêtres de l'âme. Il semblait que dans son cas, il possédait une âme vide.
Il ne voyait plus aucune couleur dans ses yeux. Ils s'emplissaient parfois de colère quand il pensait à Atlas et ce qu'il avait fait à Rapture ou de tristesse quand il resongeait à Jasmine mais globalement, c'était le néant qui avait élu domicile dans son regard. Tout lui semblait d'une écrasante futilité. La vie elle-même n'avait plus de sens.
Un brusque sursaut de fierté lui fit reprendre son arme et la coller contre la chair tendre du dessous de sa mâchoire. Il arma le chien et se prépara à presser six fois la détente. Au diable Atlas ! Au diable la Grande Chaîne ! Tout pouvait bien partir en fumée ! Il allait quitter ce monde de sa main et...
Un bruit d'alarme lui fit tourner la tête vers le moniteur de contrôle de Rapture. Les voyants étaient passés au rouge et un bruit strident d'alarme résonnait dans toute la pièce. Intrigué, Ryan abaissa son revolver et décida d'aller voir les écrans de contrôle. C'était très étrange en soi : Rapture regorgeait d'alarmes et de caméras de sécurité, prêtes à indiquer au maître de la ville le moindre problème. Et cette fois, le problème semblait venir du phare. Si on en croyait les voyants, quelqu'un était entré dans la tour. Pire, ce quelqu'un venait à l'instant d'utiliser la bathysphère principale qui conduisait à la cité. C'était illogique. Premièrement, comment quelqu'un aurait-il pu trouver Rapture ? Même le phare n'était pas indiqué sur les cartes. Ils étaient cachés dans une zone au trafic maritime réduit, entre l'Islande et le Groenland. De plus -Ryan consulta sa montre- il était près de deux heures du matin. A la surface, la nuit devait être la plus noire possible. Même si le phare était allumé, on ne devait rien y voir. Et même en ajoutant une à une ces improbabilités, Ryan avait pris soin de verrouiller soigneusement les bathysphères de Rapture. Personne à part lui-même ne pouvait les activer. Il avait bloqué le mécanisme des sphères par une serrure spéciale, qui ne s'activait que lorsque on présentait son code génétique. Son code génétique à lui.
Ryan était peut-être au bout du rouleau et pris de pulsions suicidaires mais il était sûr de n'avoir confié à personne la clé génétique qu'il gardait en permanence avec lui. C'était elle qui faisait de lui le seigneur et maître de la ville et il n'aurait confié ce pouvoir à personne d'autre. Il se mit à fomenter des hypothèses sur l'identité de la personne se trouvant dans la sphère : un nouveau rapturien ? Peu probable et si c'était le cas, il avait bien mal choisi son moment. Un envoyé des grandes puissances semblait bien plus plausible. Après tout, à la surface, USA et URSS devaient continuer leur affrontement puéril. Chacun des pays était une superpuissance. Ils avaient peut-être entendu parler de Rapture et de l'élite qui s'y trouvait. Capitalistes et communistes seraient ravis d'avoir de leur côté un tel atout. Oui, un agent gouvernemental américain ou soviétique semblait le plus vraisemblable.
La colère envahit Andrew. Les parasites ne pouvaient pas s'en empêcher, hein ? A la surface ou ici, ils venaient toujours pour essayer de prendre ce qu'il ne leur appartenait pas. A croire que tout ce que faisait Ryan attirait ces cancrelats comme le miel attirait des abeilles. Il se corrigea mentalement. Il n'avait pas le droit de comparer parasites et abeilles. Ces dernières étaient utiles à la société. Pas les parasites.
Toute pulsion suicidaire s'en alla. Il allait se charger de cet intrus. Il allait le faire accrocher au mur comme les autres et se délecter de la putréfaction de son corps. Il avait tout perdu pour sauver Rapture des parasites de l'intérieur. Il ne laisserait même pas ceux de l'extérieur s'aventurer dans la ville pour s'émerveiller des beautés de sa fille. Ils mourraient en un tournemain, en un soupir, en un clin d'oeil. Les Chrosômes les réduiraient en pièces.
Ryan rangea son arme et concentra toute son attention sur ce tout nouveau divertissement. C'était toujours drôle de voir des parasites mourir. De voir la petite lueur qu'il avaient dans les yeux s'éteindre lentement alors qu'ils expiraient, crachant leur sang à chaque seconde qui séparait leur misérable existence de la fin. Andrew alla jusqu'au moniteur couvert d'écrans qui retransmettaient ce que voyaient les caméras de sécurité. Il pressa les différents boutons et abaissa les diverses manettes pour qu'il obtienne les images des caméras de sécurité du niveau en question.
L'image n'était pas bonne. Le manque d'entretien et les Chrosômes avaient fait beaucoup de tort à la technologie de sécurité de Rapture. L'image était percluse de tressautements et un grain épais apparaissait ça et là, masquant par moment telle ou telle zone de la pièce. Ryan ne fut pas en mesure de voir précisément l'intrus. Il voyait la bathysphère, en partie éventrée mais il n'y avait personne à l'intérieur. Andrew se maudit de ne pas avoir fait posé plus de caméras dans cette zone. Il s'apprêtait à chercher le parasite avec l'aide d'autres caméras quand le contrôle radio de Rapture grésilla. Cette fonctionnalité du moniteur permettait à Andrew de contacter rapidement n'importe qui dans la cité et surtout, d'intercepter n'importe quelle émission d'ondes courtes. Et en écoutant la voix qui utilisait ces ondes, Ryan sentit une joie morbide le gagner : Atlas ! Il était en train d'écouter Atlas !
Ryan se força à garder la tête froide quelques instants pour être sûr qu'il ne se trompait pas. Mais non : cet accent irlandais, ce timbre des milieux populaires, c'était indubitablement celui de son ennemi. L'excitation de Ryan gagna en puissance. Enfin ! Enfin Atlas se dévoilait. Il allait sans doute faire une erreur, dire où il se terrait et Ryan serait à même de réagir en conséquence.
En écoutant la conversation d'Atlas et du parasite, Ryan découvrit plusieurs informations : premièrement, Atlas considérait l'intrus comme un allié dans sa guerre contre Andrew et noircissait le tableau, faisant de Ryan le pire despote que la Terre ait porté. Stricto sensu, Andrew ne pouvait pas lui en vouloir d'avoir donné cette définition : Rapture n'avait jamais connu qu'un seul tyran et à son grand désespoir, c'était lui-même.
Mais la deuxième information était des plus intéressantes : Atlas suppliait le parasite de l'aider à sauver sa famille, bloquée dans un sous-marin au Trésor de Neptune. Un franc sourire illumina le visage fatigué du maître de la ville. Ainsi, Atlas avait une famille ? Quelle tristesse...il semblait bien que sa femme et son fils -Moira et Patrick avait-il cru entendre dire- ne devienne des victimes collatérales de la guerre. C'était peut-être abject moralement de fomenter la mort d'une femme et d'un petit garçon. Mais Ryan ne se laissait plus entraver par aucune morale désormais. Atlas lui avait pris les siens ? Ryan renvoyait le coup. Ce n'était pas une vengeance. C'était de la justice.
L'intrus semblait continuer à progresser. Il s'était muni d'une arme, une simple clé anglaise et venait apparemment de s'injecter son premier plasmide. D'après les caméras, il allait bientôt entrer dans le Pavillon Médical -le royaume de Steinmann-.
Le plasticien n'était plus lui-même à cause de l'ADAM : il disait voir Vénus, la déesse de la beauté en personne et même lui parler. Les hallucinations seraient restées un moindre mal si Steinmann ne s'était pas mis en tête de rendre toute personne passant à sa portée belle, selon des standards tout particuliers. Il torturait ses victimes à mort, transformant leur visage en une horrible caricature cubiste. Mais Ryan laissait faire. Steinmann était le chien de garde du Pavillon Médical. Et le parasite ne passerait pas.
Pourtant, Ryan désirait voir l'intrus d'un peu plus près. Alors qu'il entrait dans le Pavillon, Ryan bloqua les issues et pressant un bouton, se fit apparaître sur un écran géant, juste en face de l'intrus.
La première réaction d'Andrew fut la surprise : il n'imaginait pas que l'homme soit aussi jeune. C'était un jeune homme, non, c'était même un jeune garçon. Brun, à peine vingt-ans. Il portait un pantalon en jean bleu et un épais pull de laine blanc. Ryan le toisa quelques instants, puis :
_Dites-moi : quelle association de scélérats vous envoie ? Serait-ce le loup du KGB ? Le chacal de la CIA ? Écoutez-moi bien : Rapture n'est pas une épave que l'on peut piller à l'envie et Andrew Ryan n'est pas un écervelé mondain qui se laissera molester par le gouvernement.
Puis, après avoir retrouvé son calme :
_Bien. Au revoir. Ou dasvidania, comme vous préférez.
Et de donner le signal aux Chrosômes pour qu'ils le tuent. Pourtant, les vitres tirent bon. Le jeune homme eut le temps de se glisser dans le Pavillon Médical et de refermer la lourde porte de fer juste avant que les créatures ne l'attaquent. Ryan laissa échapper un sifflement d'admiration. C'était bien joué de la part du petit. Mais il n'avait affronté que quelques Chrosômes. Il ne ferrait pas le poids face au docteur Steinmann.
Mais une demi-heure plus tard, Ryan dut déchanter : non seulement le jeune garçon était sorti en vie du Pavillon mais en plus, il laissait derrière lui le cadavre de Steinmann. Le docteur avait tenté de lutter mais le jeune homme avait retourné contre le plasticien ses propres bouteilles d'oxygène, avant d'y mettre le feu. Le chirurgien fou et administrateur avait disparu dans une gerbe de flammes. C'était vraiment remarquable.
Ryan avait pensé que les Chrosômes et la sécurité serait suffisants pour venir à bout de l'intrus mais le petit se montrait étonnamment inventif pour s'en sortir. Il combinait armes et plasmides pour vaincre ses ennemis et était même allé jusqu'à combattre un Protecteur. Le combat avait d'ailleurs était très surprenant. D'une part, c'était le garçon qui s'en était sorti et Ryan n'avait alors jamais vu un Protecteur perdre contre autre chose qu'une meute de Chrosômes armés jusqu'aux dents. Et de l'autre part, le petit s'était alors approché de la Petite Soeur sans défense...et l'avait épargnée. Pire, il l'avait guérie ! Elle était redevenue une petite fille de cinq ans, semblable à tant d'autres à la surface.
Cela échappait à toute logique : pourquoi avoir fait cela ? Dans tout Rapture, on chassait les Petites Soeurs pour leur ADAM et lui...il les soignait de leur malédiction. N'importe qui aurait tué l'enfant pour faire main basse sur la puissance de la substance miracle. Mais l'intrus avait décidé de sauver les petites. Indubitablement, il n'était pas comme les autres.
Le jeune homme continuait sa progression. Tant et si bien qu'il finit par entrer au Pêcheries Fontaines et de là, à la cache des contrebandiers qu'utilisait Fontaine dans le temps pour faire transiter ses marchandises. Après la chute du français, la zone était resté à l'abandon, les hommes d'Andrew se bornant à une simple surveillance pour que personne ne se serve plus de cette plaque tournante. Ryan s'adressa directement au jeune homme alors qu'il était à deux doigts d'entrer dans la cabine de contrôle de la cache et d'ouvrir la porte pour laisser entrer Atlas.
_Bien. Je crois que la plaisanterie a assez duré. Si vous appuyez sur ce bouton, vous saurez ce que c'est que d'être vraiment mon ennemi.
Mais le jeune homme ne sembla pas se soucier de ces menaces puisqu'il pressa le bouton d'ouverture de la porte quelques secondes plus tard. Immédiatement, les plombs sautèrent et la cache entière se retrouva plongée dans le noir. Ryan manqua de perdre l'image mais l'alimentation des caméras tint bon. Le maître de la ville sourit en voyant la silhouette d'un homme en chemise s'agiter près du sous-marin. Atlas.
_Il fait si sombre, dit-il à l'intrus qui n'avait pas quitté la cabine de contrôle. Si seulement votre ami pouvait lever les yeux et vous voir. Vous pourriez le prévenir. Si seulement vous pouviez faire quelque chose...
Ryan donna l'ordre et immédiatement, une meute de Chrosômes envahit les lieux. Il leur avait donné des instructions simples : tuer Atlas et retenir le jeune homme assez de temps pour qu'il assiste à la mise à mort de son allié. Et d'après ce que Ryan pouvait voir sur son écran, la première partie du plan semblait en bonne marche. D'une voix d'outre tombe, il continua à parler au jeune homme.
_...n'importe quoi. Au lieu de rester là, à le regarder mourir.
Andrew s'assit plus confortablement pour assister à l'exécution. Hélas, Ryan avait mésestimé Atlas. Au lieu de rester près du sous-marin, l'homme réussit à s'échapper en tuant quelques Chrosômes, laissant le soin au jeune homme de sauver sa famille. Une moue de dégoût déforma les traits de Ryan. S'il avait encore ne serait-ce qu'un brin de respect pour Atlas, il venait de s'envoler. Il laissait le sous-marin qui abritait sa femme et son fils unique à la charge d'un autre que lui-même ? Non décidément, Ryan n'aurait aucune scrupule à ordonner la destruction du véhicule.
Ce qu'il fit. Le sous-marin explosa en une gerbe de flammes, tuant les Chrosômes qui se trouvaient encore à proximité. Depuis les écrans de contrôle, Ryan tenta de localiser le jeune homme, de voir s'il avait survécu. Il semblait bien que le souffle de l'explosion l'ait épargné. Le gamin avait des réflexes étonnants. A croire que son corps avait été conçu pour utiliser des plasmides. Ca ne ressemblait en rien aux méthodes d'un agent du gouvernement.
_Vous vous introduisez comme un assassin avant de fuir comme un voleur, lui dit-il. Vous n'êtes pas un barbouze de la CIA. Qui-êtes vous ? Qu'êtes vous venu faire ici ?
Il laissa flotter un moment les deux questions avant de conclure :
_Il y a deux manières de résoudre un mystère. Soit le découvrir, soit le détruire.
Il coupa la communication, sans jamais cesser de suivre la progression du jeune homme. Le mystère allait croissant à chaque pas qu'il faisait dans Rapture. Il était capable d'utiliser les bathysphère et les Vita-Chambres alors que ce matériel était censé être verrouillé. Le jeune homme maniait armes et plasmides à la perfection et bien qu'il ne pouvait connaître Rapture, il y semblait tout à fait à son aise. Comme une sorte de milieu naturel.
Ryan reprit contact avec lui alors qu'il entrait dans Arcadia. A coup sûr, il venait droit vers son bureau. Après tout, une ligne quasi-directe reliait Arcadia à Héphaïstos. Le jeune homme fonçait vers Ryan et ce dernier pouvait parier que ses intentions étaient tout sauf amicales.
_Je suis venu ici bâtir l'impossible, dit Ryan au jeune homme alors qu'il progressait dans les jardins. Vous êtes venu voler ce que vous êtes incapable de construire, tel un barbare en admiration devant les portes de Rome. Même l'air que vous respirez, est débité de mon compte. Alors, respirez profondément. Pour vous souvenir plus tard de son goût.
Les paroles de Ryan étaient plus prosaïques qu'on aurait pu le croire. En effet, après avoir encore laissé quelques chances aux Chrôsomes mais opta pour une solution plus radicale. D'un simple bouton, il envoya dans Arcadia le défoliant qu'il avait commandé à Langford des années auparavant. Il vit les arbres se racornir et mourir. La grande et belle Arcadia ne contenait plus que des feuilles mortes. Mais Ryan venait de faire bien plus que des tuer des plantes. Tout l'oxygène de Rapture, provenait d'Arcadia. Sans les arbres, plus personne ne pourrait respirer.
Le jeune homme mourrait bientôt d'asphyxie. Comme Atlas. Comme les Chrosômes. Comme Ryan -s'il n'avait pas ses propres réserves d'air d'urgence dans Héphaïstos, bien sûr-.
Il n'avait qu'à attendre que le jeune homme trépasse. Ce qui ne devrait pas prendre tellement de temps : Arcadia était clos et l'intrus ne pourrait pas s'échapper.
Mais encore une fois, le jeune homme fit preuve d'un esprit d'initiative détonnant. Il alla chercher de l'aide auprès de Julie Langford. Ryan avait nommé cette dernière administratrice d'Arcadia et bien qu'elle ne soit pas parmi ses plus fervents supporters, elle avait fait un travail efficace en temps que première botaniste de Rapture. Cela dit, Ryan doutait d'avoir encore son soutien après l'utilisation du défoliant. Et honnêtement, il pouvait la comprendre. Ce qu'il ne pouvait pas supporter en revanche, c'est que la botaniste s'apprêtait à utiliser un de ses derniers produits, le Vecteur Lazare, censé ressusciter les arbres morts. Ce devait être le couronnement de sa carrière de scientifique et sa façon à elle de se racheter pour avoir noyé le Japon sous des produits chimiques. Or, le Vecteur était propriété de Ryan -de Ryan Industries en fait mais c'était du pareil au même-. Que Langford le fabrique était une chose. Mais qu'elle en fasse usage, c'était de la violation de contrat. Alors que la scientifique était proche de synthétiser le produit, Ryan s'adressa à elle par le biais des hauts-parleurs :
_Julie. Nous avions conclu un marché tous les deux, n'est-ce pas ? L'argent a changé de mains. Permettez-moi de vous lire ce qui y est stipulé dans notre accord. Andrew Ryan se réserve les droits EXCLUSIFS de création, d'exploitation et d'utilisation du Vecteur Lazare.
Langford semblait regarder partout autour d'elle, comme si elle pressentait déjà le danger. Mais il était trop tard. Ryan expédia le gaz toxique directement dans le laboratoire hermétiquement clos de la botaniste. Alors qu'elle le suppliait en perdant d'autant plus rapidement son souffle, Ryan continua :
_La propriété, c'est la civilisation. Sans elle, nous retournerions dans la fange.
Le gaz finit par masquer la pièce aux caméras. Ryan haussa les épaules. Langford avait été efficace mais comme les autres, elle était devenue un parasite. La peine de mort s'appliquait donc aussi à elle.
Sans Langford, le jeune homme ne pourrait jamais fabriquer le Vecteur Lazare. Il avait fallu à Julie, une des meilleures scientifiques au monde, des années et des années de travail acharné pour en approcher. A moins que l'intrus ne soit un botaniste expert -et sans vouloir tirer de jugements hâtifs, Ryan en doutait-, il ne pourrait synthétiser le produit. Il ne pourrait donc pas stopper la mort des arbres et finirait par trépasser lui-même.
Mais le jeune homme ne semblait pas vouloir se rendre aussi facilement. Il réussit à trouver des notes de Langford concernant le Vecteur et fut à même de le synthétiser après une longue recherche dans Arcadia des éléments qui composaient le produit. C'était incroyable de voir un jeune homme d'à peine vingt ans, ne disposant que de l'aide auditive d'un rebelle, se comporter ainsi. Il réussit à fabriquer le Vecteur. Et même l'armée de Chrosômes envoyée par Ryan fut mise en pièce par l'intrus. Ce jeune homme était tout simplement fascinant. Si Ryan avait cru en Dieu, il aurait pensé que l'adolescent bénéficiait de la faveur divine.
Ryan devait enquêter. Mais le jeune homme allait trop vite. Il traverserait la Forteresse Folâtre comme l'éclair et se tiendrait devant Ryan en personne avant que celui-ci ne quitte son fauteuil. Il fallait gagner du temps.
Avec un soupir las, Ryan contacta Cohen.
L'artiste avait pris sa position d'administrateur un peu trop au sérieux, à l'instar de Steinmann. L'égo de Cohen, déjà incommensurable avait tout simplement quintuplé sous les effets de l'ADAM. Il se voyait désormais comme le plus grand artiste du monde, n'étant sur Terre que pour être adulé des foules. Son amour de l'art était devenu aussi grand que son mépris pour la race humaine et il travaillait depuis quelques semaines à tuer et à plâtrer ses victimes. La Forteresse Folâtre regorgeait désormais de cadavres, mis dans des positions plus ou moins concasses, selon l'humeur de Cohen.
_Qui demande Sander Cohen, le plus grand artiste du monde ?
_Sander, c'est Andrew. J'ai besoin de votre aide.
_Andrew ! C'est toujours un plaisir de converser avec vous. J'espère que vous viendrez à mon vernissage. J'ai de nouvelles statues à vous faire découvrir !
Étrangement, l'ADAM n'avait pas altéré l'amitié que Cohen portait au maître de la ville. Il le voyait toujours comme un proche. Peut-être le seul être humain digne de lui adresser la parole en fait.
_Un jeune homme se dirige vers vos quartiers. Je veux que vous le reteniez un maximum de temps.
_Et pourquoi ferais-je cela ? demanda Cohen, dont la voix trahissait l'exaspération. Je suis en train de créer. De donner la vie. De devenir Dieu ! Je ne peux prendre en charge un quelconque blanc-bec.
_Peut-être pourrait-il vous aider à réaliser votre chef-d'œuvre ?
Les mots n'avaient pas étés choisis au hasard. Depuis des mois, Cohen se plaignait que son ultime chef-d'œuvre -un quadriptique si Ryan avait bien saisi- n'avançait pas à cause de l'incompétence de ses disciples, les quatre hommes ayant profondément déçu Sander.
_Mais oui ! s'exclama Cohen. Vous avez raison ! Il sera la touche humaine qu'il manque à mon œuvre plus que divine ! Merci Andrew, merci !
_Je vous en prie, répondit Ryan en coupant la communication.
Il se rembrunit et se mit à faire les cent pas pour l'aider à penser. Si le jeune homme était aussi fort que cela -et d'après ses précédentes prouesses, il l'était-, Cohen ne pourrait le retenir que quelques heures. Mais c'était assez pour Andrew. Les pièces du puzzle s'assemblaient lentement. Le jeune homme semblait vide de réelles intentions et pourtant, il savait toujours exactement où aller. Il pouvait utiliser toutes les machines cryptées par le code génétique de Ryan, des bathysphères aux Vita-Chambres...
Il n'arrivait pas à penser. Il sortit dans l'antichambre de son bureau et fit face à un grand tableau. Il utilisait ce dernier quand il voulait poser ses problèmes à plat. Ce qu'il fit, à l'aide de photographies. Il colla tout d'abord celle du jeune homme à côté de la sienne. Il fixa un bout de laine rouge entre les deux. Il était évident que pour que le jeune homme puisse se déplacer aussi librement dans Rapture, il possédait la clé génétique de Ryan. Or, cette dernière était toujours en possession du milliardaire. Il n'y avait pas de doubles de cette clé. Le seul moyen serait de tromper les machines par un code proche. Un frère ? Impossible. Lui et Ievguenia étaient les derniers membres de la famille Rydjii. Et sa grande sœur était morte, plus de quarante ans auparavant. Elle n'avait pas eu d'enfant.
Andrew laissa courir son regard sur le tableau avant de stopper sur une affiche d'un spectacle de Jasmine, qu'il avait accroché là au début de leur relation. Il n'avait pas pensé à la retirer après la mort de sa maîtresse. Penser à Jolene remit son visage d'ange blond en tête à Ryan et il sentit ses yeux s'embuer. Pourquoi l'avait-il tué ?
Ryan sentit comme un vide s'ouvrir dans sa poitrine en songeant à l'assassinat de sa maîtresse. Pas tant l'acte en lui-même mais pourquoi il l'avait commis. Elle était enceinte et avait vendu l'embryon à Tennenbaum.
Enceinte.
Enfant.
Les mots résonnèrent un temps fou dans l'esprit de Ryan. Le jeune homme serait-il son fils ? Dans ce cas, son code génétique serait assez proche pour tromper les machines. Mais c'était impossible. Si le dossier de Sullivan était exact, Jolene était tombée enceinte à l'automne 1955 et aurait accouché en 1956. L'intrus n'avait pas quatre ans. Personne ne pouvait grandir aussi vite. A moins que...
Ryan se précipita sur une liasse des dossiers secrets de Sullivan et en tira un rapport de Tennenbaum qui affirmait pouvoir faire arriver à maturité n'importe quel embryon en un temps record, juste en se servant des plasmides.
C'était donc ça.
_Les salauds...ne put s'empêcher de souffler Ryan entre ses dents.
Il compléta le tableau par des photos de Jasmine et de Tennenbaum, de Suchong et de Fontaine, les responsables de la conspiration. C'était fou de penser cela mais les plasmides rendaient cela possible. Fontaine aurait pu recouvrir à ce plan infect. Tout à fait dans les cordes du français. Et Atlas aurait repris la barre du projet, une fois Fontaine mort. Oui, tout se tenait.
Excepté une chose : comment diable manipulait-il son fils ? Il semblait le déplacer comme un pion. Toujours à lui dire quoi faire avec son horrible accent irlandais et son satané tic de langua...
Ryan arrêta le cheminement de sa pensée. Le tic de langue d'Atlas. Le "je vous prie" qui revenait dans sa bouche comme une ritournelle à chaque fois qu'il parlait à son fils. Est-ce que ce pourrait-être...
Mécaniquement, Ryan écouta un enregistrement de Suchong, sur le contrôle mental. D'après lui, on pouvait faire ce que l'on désirait à une personne conditionnée pour par les plasmides, par une simple phrase clé. Phrase clé qui était "je vous prie".
Ryan traça ces mots à l'encre rouge sur le tableau, tout en le complétant des derniers brins de laine.
Il recula ensuite, admirant le résultat.
Tout se tenait.
Le jeune homme était son fils naturel qu'il avait eu avec Jasmine. Il fut vendu en temps qu'embryon par sa maîtresse à Tennenbaum qui le fit grandir de façon accélérée et par Suchong qui le conditionna mentalement. Fontaine avait ensuite envoyé son fils hors de Rapture pour pouvoir l'utiliser plus tard contre Ryan. Et maintenant, son enfant était le jouet d'Atlas.
Ryan retourna dans son bureau d'un pas sans vie. C'était tellement horrible qu'il n'arrivait plus à penser. Il ne prit conscience que l'intrus -son fils- se trouvait non loin de son bureau que quand il le vit s'approcher de l'antichambre sur les écrans de sécurité. Ryan avait été tellement absorbé par son enquête que son fils avait eu le temps de survivre à Cohen, de peut-être le tuer, de franchir l'imposante sécurité d'Héphaïstos et de progresser jusqu'à lui. Bientôt, dans quelques minutes, il se tiendrait de visu devant lui. Mais Ryan voulait lui parler une dernière fois par moniteur avant de le voir de ses propres yeux :
_Même dans un tissu de mensonges, on trouve parfois la vérité. Il y a une saison pour toute chose. Maintenant que je vous vois, chair contre chair, sang contre sang, je sais que je ne peux lever la main sur vous. Mais sachez ceci : vous êtes ma plus grande déception.
Il marqua une pause, s'humecta les lèvres et reprit :
_Votre maître m'entend ? Atlas ! Vous pouvez me tuer mais vous n'aurez jamais ma ville ! Ma force ne réside pas dans l'acier et le feu. C'est ce que vous autres les parasites vous ne comprendrez jamais : un temps pour vivre, un temps pour mourir. Un temps pour bâtir, un temps pour détruire !
Et il activa le code d'autodestruction de Rapture. La ville entière se mit à trembler alors qu'Andrew comptait déjà les minutes qui séparaient la ville de sa fin. Il s'adressa encore une fois à son fils par le biais des ondes radio avant de lui ouvrir un passage jusque dans ses quartiers.
_Venez mon enfant. Nous devons parler d'une dernière chose.
Puis, il coupa le moniteur pour de bon. Il se tourna ensuite vers les baies vitrées, cherchant à regarder une dernière fois la ville avant de faire face à son enfant pour la première et dernière fois de sa vie.