L'homme choisit, l'esclave obéit

Chapitre 6 : Chapitre 5

Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/11/2016 22:48

USA, Trente huit ans et onze mois plus tôt

Andrew frottait ses yeux d'un geste las. Il ne se sentait pas à son aise dans ce bureau de notaire : la pièce était minuscule, écrasée sous des décorations qu'il jugeait futiles. L'homme de loi était à l'image de son bureau : d'une petite taille, un visage en lame de couteau, des habits taillés sur mesure. Mais même si Ryan ne se trouvait pas dans cette pièce par plaisir, il se devait au moins de faire bonne figure. Il devait bien ça à la mémoire d'Agenore.

Alceo était mort il y a peu de temps, d'un infarctus foudroyant. Il était en train de décharger un camion de lait quand son cœur le lâcha subitement. Il laissa tomber les bouteilles qu'il portait, les laissant se briser sur le trottoir. Il suivit le mouvement à son tour et arrêta de vivre avant d'avoir touché le sol. Le médecin assura qu'il n'avait pas eu le temps de souffrir. Ryan avait fait le nécessaire pour l'enterrement auquel une bonne partie de la population de Little Italy avait assisté.

Andrew se retrouvait donc seul pour gérer l'épicerie. Il avait préféré fermer la boutique quelques jours pour prendre du recul. Et voilà que par ce beau matin de mars, Maître Abercromie, notaire de son état et en charge des affaires de feu Alceo, le convoquait. Abercromie  s'était montré aimable, en présentant ses condoléances au jeune homme. Ryan avait été surpris d'être seul dans le bureau du notaire. Il savait qu'Agenore n'avait plus de famille proche mais pensait voir au moins quelques parents éloignés de son protecteur. L'homme de loi lui expliqua que Alceo avait fait modifier son testament et que le jeune homme en était le seul et unique bénéficiaire. Le notaire sortit le papier de l'enveloppe cachetée et se mit à lire :

_Moi, Alceo Agenore, sain de corps et d'esprit, j'écris en ce premier juillet 1920 en présence de Maître Abercromie, mon notaire. Ceci est mon testament. Je lègue l'intégralité de mes biens, c'est à dire l'épicerie et l'ensemble de mes affaires personnelles à mon employé et meilleur ami, Andrew Ryan. Je lui souhaite de réussir dans la vie et de réaliser ses rêves.  

Andrew eut besoin d'un long moment pour redescendre sur terre. Alceo lui donnait l'épicerie ? A lui, le petit immigré russe qui n'était en Amérique que depuis moins de deux ans ? Il savait que l'italien l'appréciait mais à ce point là...

Abercromie parut s'amuser de la surprise de Ryan et lui proposa un verre de whisky et un cigare. Sans vraiment y penser, Andrew accepta. L'alcool et le tabac firent du bien au jeune homme. Il avait à nouveau les idées claires. 

_Vous voulez dire, demanda Ryan, que Agenore's et tout ce qui appartenait à Alceo est maintenant à moi ?

_Légalement, répondit le notaire. Vous avez bien vingt et un ans ?

_Depuis le mois dernier, corrigea Ryan.

Abercromie battit l'air en un signe d'évidence :

_Alors tout est parfaitement en règle. Vous êtes majeur et propriétaire d'Agenore's. Ce que vous en ferez ne dépend plus que de vous.

Andrew récupéra l'acte de propriété et quitta le bureau de l'homme de loi. Il en était encore sonné, sans parvenir à vraiment réaliser. Il possédait sa propre épicerie ! Pour un employé modeste, cela aurait été un rêve mais cela posait de nombreux problèmes à Ryan. Tout d'abord, à l'époque, lui et Agenore avaient bien du mal à abattre tout le travail que leur donnait le magasin. Maintenant qu'il était seul, la tâche devenait infaisable. Il pouvait engager un employé...mais où trouver quelqu'un de vraiment efficace, qui puisse mettre du coeur à l'ouvrage ?  Quelqu'un comme lui en somme.

Ryan décida de marcher un peu pour se décider. Il choisit de se promener à Central Park. C'était peut-être son lieu favori à New York. Il adorait ces arbres, cette pelouse ...c'était un des rares endroits où il se sentait en paix avec lui-même. Le parc avait beau être pratiquement laissé à l'abandon, il en dégageait encore une impression de grandeur qui plaisait beaucoup au jeune homme. On parlait beaucoup d'une éventuelle rénovation du parc mais John F Hylan, l'actuel maire de New York, se refusait à toute action.

Il ne fut pas long à passer les hautes grilles du parc. Il avança jusqu'à trouver son banc favori, non loin d'un des lacs du parc. Il s'y installa et s'étira, laissant le soleil le réchauffer. Fermant les yeux, Andrew se força à penser. Il disposait alors qu'il était à peine majeur, d'un magasin à lui seul. Mais sans vraiment savoir pourquoi, cette idée lui déplaisait. Peut être parce qu'il n'avait pas gagné ce magasin par son travail mais par héritage. L'épicerie avait été le fruit du labeur d'Alceo et méritait de n'appartenir qu'à lui, quand bien même fut-il mort. 

Andrew décida de s'allonger pour profiter du soleil. Alors qu'il s'exécutait, il sentit une gène dans sa poche. Il y plongea la main pour en sortir son quarter fétiche. Il l'emportait toujours avec lui. Pas comme un grigri mais bien comme symbole. Le symbole de sa réussite. Sa fierté en somme.

 Andrew le fit tourner entre ses doigts. Il était devant un dilemme : il pouvait se contenter de ce qu'il avait, c'est à dire le magasin et continuer à vivre ainsi. Ou il pouvait céder son magasin au plus offrant et utiliser l'argent pour se lancer dans les affaires. Andrew suivait de très près les cours de la bourse et plus il les suivait, plus il était persuadé qu'il y avait beaucoup d'argent à se faire pour quelqu'un qui pensait  et courait plus vite que les autres. Et Andrew trouvait que cette définition lui correspondait parfaitement. Mais il y avait toujours le risque qu'il fasse des mauvais placements et se retrouve ruiné. 

Andrew avait beau retourner le problème dans tous les sens, c'était du quitte ou double. Il regarda fixement le quarter comme si Washington pouvait lui donner un conseil. Après de longes minutes d'intense réflexion, il prit une décision. Peut-être stupide, peut-être hasardeuse, peut-être les deux à la fois : il décida de jouer son avenir à pile ou face.

Il choisit un côté de la pièce pour chaque choix et la jeta en l'air. Andrew eut l'impression de tout vivre au ralenti : la pièce scintillait dans le ciel, passant du visage de Washington au chiffre 25 et inversement. Andrew ouvrit la main pour récupérer son bien et découvrir quelle serait sa destinée.

Mais avant qu'il puisse reprendre sa pièce, une main crasseuse sembla sortir de nulle part et s'en empara. Ryan incrédule, vit un vieillard en haillons refermer le poing et fuir à toutes jambes. La surprise passée, Andrew vola à sa poursuite. C'était bien plus qu'un quarter qu'on lui dérobait, c'était sa vie. 

Le vieil homme connaissait peut-être bien le parc mais était bien moins rapide que le jeune homme qui fut sur ses talons en un instant. L'homme dut ralentir en gravissant une bute de terre et Ryan profita de l'occasion. Il s'élança et le plaqua aux jambes. Les deux hommes roulèrent dans la terre. Andrew ne perdit pas de vue son objectif en cherchant à ouvrir de force la main de son adversaire. Le vieillard fit son possible pour se défendre mais Andrew était tout simplement trop fort pour lui.

Réussissant enfin à lui arracher la pièce, Ryan se hâta de la mettre en sécurité dans sa poche de veston. Il se releva et s'épousseta dans un effort vain de nettoyer ses habits : il faudrait les porter au pressing. Le voleur restait roulé en boule comme s'il craignait qu'Andrew ne le roue de coups.

Ce n'était pas l'envie qui en manquait à Andrew mais il se contenta de s'adresser au vieillard d'une voix pleine de reproches :

_Pourquoi avoir essayé de me voler ?

_Comprenez moi m'sieur, expliqua l'autre dans un patois éraillé. J'voulais pas vous causer du tort. J'avais faim, m'sieur, sur les Ecritures !

_Tu avais faim ? répéta Ryan comme un écho. Et c'est parce que tu avais faim que tu t'accordes le droit de me voler ?

_Pas vous, pas vous ! C'est juste que...j'vous ai vu jouer avec ce quarter et j'me suis dit que ça vous manquerait pas trop. C'est que vingt-cinq cents.

Ryan sentit son coeur le glacer

_Tu est prêt à me voler pour un quarter...pour cent dollars, tu m'aurais tué ?

Le vieil homme se perdit en négations

_Ho non, ça jamais ! J'ai déjà volé un peu et juste parce que j'avais pas d'autre moyen de faire. 

_Tu avais un autre moyen de faire. Travailler !

_Travailler ? cracha l'autre en riant à moitié. Mais regardez moi quoi ! J'suis plus rien, je dors dans les rues. Comment je pourrais bosser ?

_Tu cherches des excuses. Tu refuses de travailler, voilà la vérité. Tu préfères voler et vivoter. Tu n'es qu'un parasite.

_Écoutez m'sieur, j'suis sûr qu'on peut s'arranger. Vous avez récupéré vot' pièce, je m'en vais et on en reste là. D'accord ?

Andrew secoua négativement la tête.

_Ho non...voilà ce qu'on va faire.

Ryan lui jeta une liasse de billets aux pieds

_Voilà trois cents dollars. Je te conseille de les faire fructifier. Je repasse les chercher dans une semaine : si d'ici là avec cette somme tu n'as rien fait pour changer ta vie et en gagner assez pour me rembourser, je me chargerai de toi.

Andrew tourna les talons et s'en alla, ne jetant même pas un regard au vieillard. Il lui donnait une chance de sortir de son cocon de parasite pour devenir un homme, allait-il la saisir ? Ryan se pris même pas la peine de retenter l'expérience du pile-ou-face. Il avait été idiot de confier sa destinée au hasard. L'évènement lui avait servi de leçon : si on ne faisait pas ses propres choix, la vie les prenait pour vous. 

Et Ryan voulait être seul décideur de sa vie.  

¤¤¤

Comme il l'avait dit, Ryan revint une semaine jour pour jour revoir le vieil homme. Ne le trouvant pas dans le parc, il se renseigna quelque peu après des autres sans-abris qui lui indiquèrent que Sam, l'homme qu'il cherchait devait être quelque part près du grand réservoir, à l'écart du reste des miséreux. Ryan s'y dirigea donc.

Il trouva Sam en un instant, guidé par l'odeur caractéristique de l'alcool. Il le découvrit avachi au milieu d'une pile de bouteilles vides. Il dormait profondément. Ryan l'éveilla sans ménagement

_Hein ? Quoi ? bredouilla Sam, passablement éméché.

Andrew le regardait d'un œil noir :

_Je t'avais donné une semaine. Qu'as tu fais de l'argent ?

Sam le regarda d'un air idiot et éclata de rire

_Ha, les trois cents dollars ? He ben, j'ai tout dépensé mon bon m'sieur. Tout en un excellent whisky tu peux me croire...bon sang, de toute ma vie j'avais jamais pris une cuite pareille...

Ryan sentit son sang se figer. Il avait fait confiance à cet homme et voyait qu'il avait fait une erreur.

_Tu as tout dépensé ? demanda Andrew même s'il connaissait déjà la réponse

_Jusqu'au dernier cent ! s'esclaffa Sam.

_Je vois...dit simplement Ryan. Je vais quand même te laisser un petit quelque chose, en souvenir ?

_Encore des dollars ? espéra Sam.

_Pas vraiment...répondit Ryan tout en saisissant une bouteille vide et en la cassant sur une pierre à proximité. Pas vraiment...

¤¤¤

Dès l'après-midi, Ryan fut un des premiers à lire la nouvelle, relatée dans les faits divers : un sans-abri qui vivait dans Central Parc, connu sous le nom de Sam avait été défiguré, semble t-il par une arme improvisée. On n'avait pas vu de coupable mais la police soupçonnait un autre clochard.

Ryan accusa le coup avec un haussement d'épaules. Il n'avait rien ressenti de particulier quand il l'avait blessé. Il voulait juste lui donner une leçon définitive.

Andrew plia le journal et le rangea dans ses poches. Il avait prit sa décision...il irait voir maître Abercromie pour lui annoncer qu'il vendait Agenore's au plus offrant.

Andrew Ryan se lançait dans les affaires. Et les parasites à l'instar de Sam qui oseraient lui barrer la route seraient éliminés.  

_A tout jamais, susurra Ryan en allumant une cigarette. A tout jamais.    


 

   

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