BioShock Beyond – Tome 3 : Un océan de rêves

Chapitre 2 : El Narval

3167 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 01/09/2021 14:32

Chapitre 2 : El Narval


« La ville moderne est une maladie. Elle pénètre dans votre sang comme un virus en acier inoxydable. Je m'en étais enfin libéré. Mais Elgar et Mimi étaient toujours accros. Ils sont allés à New York sans moi – et ils sont tombés sur des personnages étranges. Cet imposteur de Sander Cohen et d'autres de cet acabit. Des croyances très étranges. Quand Mimi et Victor sont revenus, ils étaient différents. »

Lee Wilson Seward


****


A Valence, nous fûmes accueillies par un ciel grisâtre et maussade. Rien à voir avec l’image de carte postale que l’on nous rabâchait souvent un peu partout. Fort heureusement, nous n’étions pas là pour des vacances. Au contraire, nous ne pouvions pas chômer.

Tenenbaum nous guida jusqu’au quartier Cabanyal, un lieu très prisé des pêcheurs. Nous traversâmes les rues plutôt calmes à cette heure de la journée avant que Tenenbaum ne bifurque vers un bar d’apparence miteuse, perdu au milieu de ces façades colorés. Le panneau en bois pourri accroché au-dessus de l’entrée indiquait le nom du bar, El Narval. A l’intérieur, l’ambiance était bien plus accueillante ; une atmosphère franche et bonne enfant, au milieu de ce lieu à l’apparence baroque. Plusieurs personnes étaient accoudées au bar, tandis qu’une dizaine d’autres étaient assises autour d’une longue table, au centre de la pièce. Si tout ce petit monde était réparti dans un espace étroit, tous regardaient néanmoins dans la même direction.

En bout de table, une femme habillée comme un vrai marin démontrait sa puissance. Assise sur le bord de sa chaise, elle s’inclina vers son adversaire, un homme aux muscles saillants et à la carrure d’athlète. La femme, déjà en sueur, posa son coude sur la table et présenta sa main au goliath, qui fit de même. Elle n’avait pas à rougir face à ce géant : elle n’était pas aussi musclée, certes, mais de son regard émanait quelque chose dont l’autre adversaire manquait cruellement, la détermination et le courroux. Une fois que leurs mains et leurs bras furent en place, le duel put commencer. Tous les badauds commencèrent à hurler pour soutenir leur candidat. Nous assistâmes à cette démonstration de loin, fascinées par l’ovation que suscitait ce spectacle. La tension dans ces bras entrelacés était palpable, bien qu’elle ne dura qu’un temps. Car déjà, le bras de l’homme commençait à montrer des signes de faiblesse, si bien qu’elle n’eut qu’à pousser un peu plus pour écraser sa main contre la table. Les fêtards levèrent leurs verres, aspergeant le sol d’un alcool dont l’odeur retournait l’estomac. Lorsque le barman le remarqua, il dispersa la foule avec véhémence avant de retourner derrière son bar.

Une fois les tapes sur les épaules et les poignées de main achevées, nous avançâmes prudemment vers celle pour qui nous avions fait tant de chemin.

« Mandy ? Mandy Raven ? appelai-je. Je suis… » Mais elle ne me laissa pas le temps de finir ma phrase.

« Je sais qui tu es », répliqua-t-elle froidement, sans même daigner m’accorder un regard, tandis qu’elle s’essuyait les mains avec un torchon. « Je me souviens de toi. Une amie d’Elaine, pas vrai ?

— Pas vraiment, non. Plus maintenant, en tout cas. »

Mandy leva les yeux vers moi et me détailla de la tête au pied. Son front était plissé, comme si elle réprimait sa colère.

« Et je devrais te croire sur parole ? » lâcha Mandy. 

Lentement, elle se leva, faisant râcler les pieds de la chaise contre le sol en bois, et s’avança vers nous. Lorsqu’elle se posta devant moi, les poings serrés, je me rendis alors compte que j’avais oublié à quel point elle était grande. Soit elle se méprenait sur mon compte, soit elle comptait ignorer la vérité.

« Qui me dit que ce n’est pas elle qui t’envoie ? »

Il était temps de désamorcer la situation. Assurément, Tenenbaum avait la parade toute trouvée. « Je suis la mère d’Elaine, annonça-t-elle avec humilité. Si vous devez vous en prendre à quelqu’un, c’est à moi. »

A ces mots, Mandy sembla se raviser. Une illumination traversa ses yeux, qui ne pouvaient s’empêcher d’analyser la vieille femme devant eux, tandis que ses poings s’ouvrirent à nouveau, laissant circuler le sang au cœur de ses mains.

« Alors cette traîtresse n’avait pas menti sur ce point, au moins, objecta Mandy.

— Je ne comprends pas, dis-je, tandis que mon cœur battait toujours beaucoup trop rapidement à mon goût.

— Elaine, clarifia Mandy, en se dirigeant vers la table. Elle nous a bien fait comprendre qu’elle abhorrait sa mère de toutes les façons qu’une fille peut détester sa mère. Elle nous a bien roulé dans la farine pour ce qui est de la machine. Mais pour ce qui est de sa mère, je suis prête à la croire sur parole. »

Elle prit la même chaise et s’assit à nouveau à la grande table. De la main, elle désigna les autres chaises qui se trouvaient à notre disposition. « Asseyez-vous », nous intima Mandy.

Sans discuter, nous nous exécutâmes. Bien que la tension latente eût disparu, un malaise étrange demeurait toujours au sein de notre groupe, car nous devions annoncer à Mandy nos volontés, tout en sachant qu’elle ne serait sans doute pas disposée à les entendre.

« Bon, j’imagine que vous n’avez pas fait tout ce chemin pour entendre parler de moi, alors je vais aller droit au but : je ne sais pas où se trouve Elaine. Mais je sais peut-être où se trouve son homme de main, Éric André.

— Éric ? répétai-je. Après ce que j’ai entendu sur ton compte, je pensais que ce salopard faisait aussi partie de ton petit club.

— Non, non, expliqua Mandy, en rabaissant la main vers moi, j’étais la seule personne à faire partie de ce… petit club, comme tu dis. » Mandy s’arrêta de parler pour boire la tequila que le barman venait de lui servir. « Éric, lui, n’est qu’un vulgaire mercenaire, attiré par le son doux et mélodieux de la monnaie sonnante et trébuchante. Et comme Elaine est l’une des mieux placées sur ce marché, il préfère rester avec les plus offrants, évidemment.

— Il a tout de même risqué sa vie et celle de ses hommes pour elle, lui fis-je remarquer en haussant les sourcils.

— L’argent achète tout, ma bonne dame, même la loyauté.

— Et il peut même servir à financer des expéditions clandestines », ajouta Eleanor pour déstabiliser Mandy en s’immisçant dans la conversation. 

Et l’effet recherché fut le bon. Mandy fusilla Eleanor du regard, puis se râcla la gorge, l’air gênée, avant de se caresser le haut du crâne.

« Je vois en tout cas que la fidélité des membres de notre Ordre se fait rare, de nos jours. Apparemment, la loyauté ne garantit plus que les secrets restent dissimulés bien longtemps. »

Mandy nous adressa à chacune un regard avant d’inspirer profondément et de se mettre à parler franchement.

« Oui, en effet, j’ai aidé à financer cette expédition. Ou devrais-je plutôt dire, notre expédition de la dernière chance. Cette machine inter-dimensionnelle est devenue notre priorité dès l’instant où Elaine nous en a parlé. 

— Notre ? l’interrogeai-je.

— Les derniers membres encore fidèles à notre cause originelle, celle pour laquelle l’Ordre existe depuis sa création. Retrouver les Disparus.

— Et quel est votre… Disparu à vous ? demanda Tenenbaum. »

Mandy, avachie sur sa chaise, se mit à déglutir, tandis que du bout de l’index, elle jouait avec le petit verre qui se trouvait sur la table. Avec peine, elle énonça son nom comme on appelle un condamné à mort.

« Carmen Sanchez, disparue le 9 août 1950. 1m75, peau halée, yeux bleus, cheveux noirs. Vue pour la dernière fois au port de Valence, en compagnie d’Antonio Rodriguez, de Carol Lynn et de deux autres personnes non-identifiées avant son départ pour l’Islande. » Mais elle ne put retenir un rire qui sonnait faux, tandis que ses yeux devenaient de plus en plus humides. « Je l’ai répété tellement de fois que je le connais par cœur. »

Cela expliquait sa présence en ces lieux : elle était hantée par cette disparition et ne pouvait se résoudre à quitter la ville qui avait posé ses yeux sur elle pour la dernière fois. 

« Et qu’était-elle pour vous ? la questionna Tenenbaum.

— Oh, elle fut beaucoup de choses pour moi : une amie, une compagnonne, une confidente. Malheureusement, j’ai aussi cru pendant un temps qu’elle pouvait être plus que ça. Mais lorsqu’elle est partie sans laisser de traces, j’ai réalisé que je n’étais à ces yeux qu’un simple amour de jeunesse. Pourtant, mon amour indéfectible m’a conduit à m’investir dans l’Ordre international des Pions. A mes risques et périls, je suis devenue le Pion noir, et j’ai parcouru le monde entier à sa recherche, en vain.

— Vous n’avez jamais pensé qu’elle ait pu vous quitter pour une autre raison ? demanda Tenenbaum.

— Bercez-vous d’illusion si ça vous plaît. Mais moi, je sais qu’il n’existe qu’une seule raison pour qu’autant de gens aient disparu en si peu de temps. Je suis rentré en contact avec les proches de Carol Lynn, la femme qui l’accompagnait. Ils m’ont parlé d’Antonio Rodriguez, l’homme qui a enrôlé ma Carmen ; un gérant hors-pair qui possédait plusieurs bars, et des centaines de sex-shops et autres peep-shows tout le long des plages espagnoles, jusqu’au moment où tout a fermé du jour au lendemain. Les gens ont cru à une faillite, mais le fait est que tout fonctionnait à merveille pour lui. Avec la famille de Carol Lynn, nous avons donc récupéré les comptes de ses propriétés et nous avons dû les éplucher une bonne centaine de fois. Nous n’avons rien remarqué de suspect, jusqu’au jour où nous avons repéré la signature d’un certain Sander Cohen. De là, nous avons pu faire le rapprochement avec les autres disparitions qui ont eu lieu à peu près à la même époque. Et c’est durant cette période de recherches que j’ai entendu parler de l’Ordre que cet abruti de Lutwidge était sur le point de créer. Dès 1956, j’étais devenue un membre à part entière.

— On dirait que tu n’es pas restée en très bon termes avec Lutwidge, lui fis-je observer.

— Lutwidge ! (elle cracha sur le sol) Lutwidge était un imbécile doublé d’un psychopathe. Qu’il pourrisse là où il est aujourd’hui ! Il ne manquera absolument à personne. Il n’a jamais vécu que dans sa propre imagination, un royaume infertile et complexe dont lui seul connaissait véritablement les rouages. Seulement, ce n’était pas ce que requérait l’Ordre : il n’avait nullement besoin des caprices d’un inventeur aux bords de la folie, il avait besoin de stabilité. Et c’est tout ce que Lee représentait. J’ai suivi ses traces et je ne regrette absolument pas mon choix.

— Où est Lee à présent ? demanda Eleanor. »

Mandy s’arracha au regard de son interlocutrice, la mâchoire tremblante.

« Il est mort, il y a un an. Infarctus foudroyant. J’aurais tellement aimé qu’il soit là aujourd’hui pour voir ce que nous sommes en train d’accomplir. Il serait fou de joie. »

Je repensai à cette fichue machine, qui devait sûrement fonctionner à plein régime à l’heure à laquelle nous discutions tranquillement autour d’un verre. Cette même machine que Mandy avait l’intention d’utiliser pour son profit et celui de son Ordre. Il était évident au vu de tout ce qu’elle nous avait raconté que sa raison d’être était de ramener Carmen et tous les autres Disparus parmi nous. Cependant, il était tout aussi évident que cette machine n’attirerait que des ennuis à ceux qui comptaient s’en servir. Pis encore, entre de mauvaises mains, elle pouvait devenir un dangereux atout. Ce qui signifiait que personne ne devait pouvoir la contrôler à sa guise, pas même Mandy. Néanmoins, je me gardai bien de dire ce que je pensais à Mandy pour l’instant, car nous avions cruellement besoin de ses informations sur Éric et Elaine. Avec de la chance, elle pouvait même devenir une alliée de taille.

« Mais revenons à nos moutons, poursuivit Mandy, en tentant de masquer les traces de sa mélancolie. Éric a un repaire quelque part dans les Alpes françaises, au cœur de la ligne de fortification que les Français appellent la ligne Maginot. Une vieille fortification oubliée et laissée à l’abandon après la Seconde Guerre Mondiale. Bref, un endroit parfait pour cacher une machine comme celle que l’on recherche sans attirer l’attention.

— Comment le sais-tu ? demandai-je, un peu sceptique.

— L’un des membres de l’Ordre habite dans cette région. Lorsqu’il a remarqué l’agitation que tout le manège d’Éric occasionnait, il nous a aussitôt contacté pour nous prévenir. Apparemment, il aurait aperçu plusieurs cortèges de voitures et de camions blindés et quelques hélicoptères aussi. Des déplacements plutôt inhabituels, d’après lui.

— Tu crois que tout ce défilé de véhicules pourraient servir à masquer la machine et à la transporter ? demandai-je, en faisant tourner mon index dans les airs comme pour noter le manège incessant de voitures.

— C’est ce que je pense, en effet.

— Alors, pourquoi n’avez-vous pas déjà lancé l’assaut ? l’interrogea Eleanor.

— Malheureusement, tous les membres sont actuellement dispersés de par le monde. Il serait fâcheux de rameuter la troupe pour découvrir que la machine ne se trouve pas là où nous le pensons. Je préférais laisser les choses suivre leur cours et attendre de plus amples précisions. »

Lentement, elle posa ses deux mains sur la table et se redressa. Elle déplaça son regard afin de nous observer.

« Mais maintenant que vous êtes là… »

Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase.

Tout arriva très vite. Des éclats de verre sur le sol d’abord, puis vint ce sifflement étrange, comme si quelqu’un venait de jeter une théière encore brûlante dans la pièce. Mandy écarquilla les yeux, tandis qu’elle forma un rond avec sa bouche.

« Attention ! cria-t-elle »

Du coin de l’œil, j’eus le temps d’apercevoir une étrange boule rougeâtre en fusion au sol, à quelques mètres de nous, avant qu’elle n’explose dans l’instant face à nous, projetant un souffle ardent à travers le bar qui nous éjecta loin de la table. L’effet de souffle m’assomma et me déstabilisa pendant plusieurs secondes. Tandis que j’essayais d’ouvrir les yeux, je ne voyais qu’un voile blanc. Un bruit stridant et continu sonnait à mes oreilles, des horribles acouphènes qui cessèrent au moment même où je recouvrai la vue. C’est alors que je commençai à percevoir les cris d’alertes de mes compagnons autour de moi. Soudain, je sentis une main m’agripper par le bras.

« Lève-toi ! m’ordonna Eleanor. Il faut qu’on parte ! »

Je ne perdis pas de temps à discuter. Alors que tout était flou autour de moi, j’assistai impuissante à l’intense combat auquel avait pris part Eleanor. Devant le bar, six chrosômes étaient alignés comme des militaires, lançant des éclairs et des boules faites de glaces dans notre direction à travers les vitres désormais brisées. Encore désorientée, je fus épaulée par Tenenbaum qui m’attrapa la main et me conduisit vers l’arrière du bar. Avec une expression de dégoût, je constatai en coup de vent la mort du pauvre barman, adossé au mur derrière son bar, avec une bonne partie du corps complètement calcinée. Pendant que je me dirigeais avec Brigid vers la porte de derrière au pas de laquelle se trouvait déjà Mandy, je tournai la tête pour apercevoir le combat. Eleanor reculait pas à pas, mais elle tenait bon. Avec la puissance d’une déesse, elle fit tournoyer les éclats de verre en formant une tornade grâce à eux avant de les envoyer dans leur direction. Quelques chrosômes eurent le temps de se cacher derrière des voitures. Les autres n’eurent pas cette chance et furent touchés de plein fouet par cette tornade de verre avant de s’effondrer au sol. Eleanor enchaîna avec des boules de feu qui explosèrent les voitures garées devant le bar. Je n’eus cependant pas l’occasion d’admirer ce qu’il advint des chrosômes car Tenenbaum et Mandy m’attirèrent dehors. Puis, ce fut au tour d’Eleanor de nous rejoindre.

Je portai mon regard sur chaque membre de l’équipe. Et le résultat était plus que médiocre : Tenenbaum tenait à peine debout et tremblait comme une feuille, encore sous le choc ; Mandy, elle, saignait de la tête, sûrement à cause du choc contre le sol ; le manteau d’Eleanor était déchiré par endroit et il ne lui restait plus qu’une seule manche, l’autre côté avait été arraché, dévoilant une peau brûlée et maculée de cicatrices.

« Il y en a encore ? s’enquit Mandy, en réprimant une quinte de toux.

— Je crois oui, répliqua Eleanor, haletante. Deux ou trois, pas plus.

— Bien, ne perdons pas de temps, conclut Mandy, en faisant tinter les clefs de voiture qu’elle avait subtilisé au barman ayant péri durant l’attaque. Allons chercher sa voiture. Par là. »

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