BioShock Beyond – Tome 2 : Retour vers les abysses
Chapitre 12 : Statera restituere
Le restaurant Silver Fin était accessible depuis l’entresol, dans la salle d’exposition. Autrefois, il accueillait de nombreux clients, qui flânaient dans le magasin, ou qui attendaient que leurs bathysphères soient réparées, en se faisant servir un bon repas. Mais d’après ce que de nombreuses affiches indiquaient, le restaurant avait dû fermer, par ordre du Dr Suchong.
Mais quel usage pouvait-il bien avoir d’un tel lieu ? pensai-je, intriguée.
Ce n’étaient pourtant pas les laboratoires qui manquaient à Rapture. Suchong avait même une clinique dans les appartements Artémis, dans laquelle il faisait également certaines de ses expériences selon plusieurs rumeurs de l’époque. Tout cela rendait le Silver Fin encore plus intrigant à mes yeux.
Nous y parvînmes enfin après avoir traversé toute la salle d’exposition et monté les escaliers, sans rencontrer âme qui vive. Apparemment, nous n’avions pas été suivis. Je retirai mon casque afin de mieux voir et découvris qu’un code semblait fermer l’accès au restaurant. Cependant, nous n’eûmes qu’à nous approcher de la porte étanche Securis pour nous rendre compte qu’elle était en réalité ouverte. Quelqu’un d’autre avait déjà dû trouver le code depuis l’intérieur.
La porte donnait sur une vieille réception cassée par endroit, et située au milieu de deux escaliers circulaires menant vers le restaurant. Une lampe brisée gisait juste à côté. Nous remarquâmes également plusieurs photos sépia accrochées au mur et réparties sur la réception, mais la plupart était arrachée ou abîmée par l’humidité. On devinait cependant quelques bribes d’images. Ainsi, on pouvait y voir la tête d’un homme, l’aile d’une statue d’ange mais aussi la robe d’une jeune fille.
« C’est quoi tout ça ? m’interrogeai-je à haute voix.
— Elaine doit le savoir, puisque c’est elle qui nous a amené ici, maugréa Stan, en lançant un regard accusateur à Elaine.
— Je… je n’en suis pas trop sûre, répondit Elaine.
Je ne pouvais m’empêcher de dévisager celle qui nous avait conduits jusque-là. Quelque chose d’étrange ressortait de son comportement, il ne fallait pas être un génie pour le comprendre. Pourtant, elle semblait découvrir comme nous de nombreux éléments, qui renforçaient d’autant plus le mystère que nous dévions dénouer au bout du chemin.
Pour enfin mettre la main sur la machine tant convoitée, nous gravîmes les quelques marches qui nous séparaient du restaurant afin de nous retrouver devant une autre porte étanche, qu’il nous fallait ouvrir en tirant un levier. L’engrenage au milieu se mit à tourner pendant quelques secondes avant que la porte ne se lève et ne dévoile l’intérieur du restaurant, la source de tant de secrets et de questions.
Le restaurant n’avait plus rien d’un restaurant. Plus aucune table, plus aucune chaise, plus de clients et plus de propriétaire pour s’en occuper. Seules les cuisines sur la gauche au rez-de-chaussée rappelaient encore les restes de son ancienne vie. Un escalier au fond à gauche menait à une mezzanine, qui permettait d’avoir une vue imprenable sur l’océan, dont la beauté et l'immensité apparaissaient clairement derrière les grandes vitres sur notre droite.
Mais ce pour quoi nous avions tellement combattu trônait simplement au beau milieu de la salle, comme un cadeau offert en récompense pour notre peine. Il s’agissait d’une sorte d’arche mécanique, composée de deux pylônes électriques et de circuits en pagaille. D’épais câbles reliaient la machine au plafond et à une alimentation électrique un peu plus loin, du côté des cuisines. Elle avait vraiment l’air d’une véritable merveille de technologie et de science, qui justifiait tout ce sang versé. Cependant, Elaine ne nous avait pas encore révélé sa vraie nature.
— Bonté divine ! s’exclama Stan, sur un ton qui se voulait sûrement humoristique. Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
Mais Elaine ne répondit rien. Nous nous approchâmes prudemment de cette chose, lorsque je sentis à nouveau ma vue se brouiller, comme lors de l’épisode que j’avais subi dans l’Antre de Minerve. Le son autour de moi se camoufla et je repérai rapidement deux fantômes, qui s’éloignaient de la machine en direction des cuisines. La conversation des deux hommes m’apparut alors très clairement, comme s'ils se trouvaient avec moi dans la pièce.
— Mais enfin Monsieur Suchong ! s’écria l’un des ectoplasmes. Vous ne pouvez pas fermer mon restaurant comme ça !
— La science n’attend pas, Monsieur Lauderman, répliqua Suchong. Et c’est « docteur » pour vous, je vous prie.
— Monsieur… Dr Suchong, reprit Lauderman, je suis sûr que cette… cette faille, comme vous l’appelez, elle ne vous sera d’aucune utilité. Elle est à peine visible !
— Détrompez-vous, cher monsieur, je sais parfaitement comment traiter ce genre de cas. Mais pour cela, je vais avoir besoin de votre restaurant. De toute façon, Andrew Ryan approuve mon initiative, et je gage fort que vous aurez bien du mal à le faire changer d’avis.
Le scientifique coréen marqua une pause, le temps de laisser à son interlocuteur quelques secondes de répit avant de clore la conversation d’un ton mesquin.
— Bien. Si vous n’avez plus d’autres remarques à faire, je vous laisse rejoindre la sortie. Je ne vous raccompagne pas, je pense que vous savez où elle se trouve. Suchong a du pain sur la planche.
Ma vision reprit alors ses teintes naturelles malgré la pénombre ambiante, et Elaine et Stan réapparurent nettement devant moi.
— Elaine ? rappela Stan, d’un ton plus grave. Tu nous dois des explications, je crois.
— Cette machine, dis-je en m’adressant à Elaine, toujours en train de recoller les morceaux. C’est Suchong qui l’a créée, c’est ça ?
Elaine, debout, devant la machine, soupira en baissant les yeux. Elle posa la main dessus, l’effleurant, caressant les fils et les câbles.
— C’est le seul moyen de revoir mon père, lâcha-t-elle, avec une grande émotion dans la voix.
— Ton père ? m’étonnai-je.
Elaine se tourna vers nous, les yeux embués.
— Ma chère mère n’a jamais voulu que je trouve cet endroit, commença-t-elle, la voix remplie de rancœur. Elle m’a toujours caché l’existence de cette machine. Mais il n’a pas fallu longtemps pour que je tombe sur des notes la mentionnant, parmi ses correspondances avec Suchong. Ce n’est pas étonnant, après tout. Ma mère a toujours détesté mon père.
— Mais qui est ta mère ? m’enquis-je, souhaitant à nouveau plus de réponses.
— Tu n’as toujours pas deviné ? s’étonna Elaine. Je te croyais pourtant plus observatrice que ça. Tu as pourtant connu ma mère alors que tu n’étais qu’une enfant. Comme toutes les filles de ton espèce, elle vous a soigné, chéri, logé, et nourri. Elle a pris soin de vous, en délaissant sa propre fille. Une fille qu’elle n’a jamais désirée.
C’est à ce moment précis que je réalisai enfin que j’avais eu la réponse depuis le début sous les yeux. Des souvenirs d’enfance remontaient à la surface. Je revoyais une petite fille dans son berceau, cachée dans le bureau de celle qui nous avait délivré de notre maladie.
— Tenenbaum, conclus-je.
Elaine hocha la tête. Les rouages de mon cerveau fonctionnaient à plein régime, cherchant sans répit à démêler le mystère qui entourait cette fille. Je mis alors le doigt sur un détail dont m’avait fait part Charles lors de notre rencontre. Un détail qui m’avait à peine sauté aux yeux, à ce moment-là. Les rumeurs, qui prêtaient une relation entre Tenenbaum et l’un des hommes les plus influents de Rapture.
— Mais alors, continuai-je, ton père, celui que tu veux ramener à la vie, c’est…
— Frank Fontaine, termina Elaine. Le seul homme qui peut encore me sauver de ma triste existence. Le seul homme qui peut tous nous sauver.
— Frank Fontaine ? dis-je avec colère. Cet homme n’était qu’un meurtrier et un psychopathe !
— Parce que tu penses que ma mère est une meilleure personne ? s’étonna Elaine, avec véhémence. C’est elle qui vous a créé, et tu continues pourtant de la défendre !
Elaine marqua une pause, en me foudroyant du regard, avec une veine saillante sur son front. Elle sembla alors se calmer et reprit la suite de son histoire, en faisant le tour de la machine.
— J’ai longtemps haï les filles dans ton genre. Les Petites Sœurs. Toi et toutes les autres, vous m’avez volé mon enfance. Depuis ma naissance, en 1958, ma mère ne s’est intéressée qu’à votre sort. Et alors même que j’avais grandi, alors même que nous pouvions enfin vivre ensemble comme une famille normale à la surface, elle a décidé de reprendre la route de Rapture, en 1968. Elle est revenue pour sauver les autres Petites Sœurs, celles qui avaient été enlevées aux quatre coins du monde par les Grandes Sœurs, à la botte de Sofia Lamb. Pendant ce temps, elle m’a laissée à la surface, à la merci d’une nourrice qui n’a jamais eu une once d’affection pour moi. Et lorsqu’elle est enfin revenue, elle ne s’est consacrée qu’à ses recherches, ignorant la fille qui l’avait tant attendue.
Elaine s’arrêta de parler, et se tourna vers la machine, en joignant ses mains derrière le dos.
— Mais aujourd’hui, j’ai enfin compris que tu n’étais qu’une victime, toi aussi. La victime d’un engrenage perfide, d’une roue sanglante. Tu as vécu tellement d’épreuves ! Presque autant que moi, j'imagine. Finalement, toi et moi ne sommes pas si différentes. Nous avons, toutes les deux, perdu énormément.
— Je ne vois pas en quoi cette machine t’aidera à apaiser ta peine, répliquai-je, sur mes gardes.
Elle se retourna et je vis un sourire se dessiner sur son visage, laissant deviner qu’il me restait beaucoup de choses à apprendre.
— Si je te disais qu’avec cette machine, tu pouvais revenir à Rapture, en visiter d’autres versions, ou revoir tes parents biologiques, est-ce que tu ne serais pas, toi non plus, à sa recherche ?
Un doute s’insinua en moi. Le visage lointain de mes parents, logé dans mes souvenirs, se dessina devant mes yeux. Mais alors qu’une réponse affirmative semblait évidente, je compris soudain que cela n’avait jamais été mon souhait. Mon passé était loin derrière moi et je ne pouvais plus faire machine arrière. J’avais choisi une nouvelle vie avec Sam et c’est tout ce qui m’importait.
— Mes parents sont morts, affirmai-je. Mon seul père s’appelle Sam Arbuckle.
— Si tu veux te cantonner aux limites de ta réalité, très bien. Mais ce n’est pas mon cas. Je vois beaucoup plus loin que toi, Sarah.
— Alors, intervint Stan, qui tentait encore de comprendre les enjeux d’un tel pouvoir, cette machine sert à… voyager dans d’autres dimensions, c’est bien cela ?
— Exactement.
— Donc, tu n’as jamais eu l’intention de l’utiliser pour nos recherches, en fin de compte ?
Elaine partit dans un fou rire.
— Nos recherches ? Ce que tu peux être naïf, Stan. Le centre de recherche n'était qu’une façade, un moyen pour moi d’arriver à mes fins. Si mes connaissances scientifiques sont correctes, grâce au peu d’éducation que j’ai reçu de ma mère, je n’ai jamais eu l’intention de révolutionner la science, ou que ce soit d’autre d’ailleurs. J’ai fondé le centre grâce aux économies que m’avait laissé mon père à la surface avant sa venue ici, à travers différentes sociétés. Le ressusciter était la seule raison de me joindre à ce voyage. Et grâce à toi, Sarah, j’ai eu un guide parfait pour m’accompagner.
Une colère latente brûla à l’intérieur de moi : Elaine m’avait roulé dans la farine, elle préparait ce plan depuis le début ; elle m’avait espionné, elle avait pris contact avec moi dans l’unique but de m’amener à revenir à Rapture, afin que je l’aide à sauver son père.
— Sais-tu au moins ce que fera Fontaine lorsqu’il sera à nouveau en vie ? demandai-je à Elaine.
— Il fera la même chose que ce qu’il a fait à Rapture : il prendra le contrôle, en commençant en bas de l’échelle. Les plasmides qu’il vendra inonderont les rues, les gens se rueront dessus sans hésiter, ils deviendront plus forts pendant qu’il deviendra plus riche. Et finalement, le monde sera à lui. Puis, grâce à cette machine, toutes les réalités seront son terrain de jeu. Il n’aura plus aucune limite, plus aucune frontière. Rapture n’était que le début.
— Et tu n’as pas peur qu’il succombe au même destin qu’il a connu ici ? continuai-je, tentant à nouveau de percer la carapace de confiance d’Elaine.
— Il ne sera pas seul cette fois, rétorqua Elaine, d’un ton rusé. Il m’aura moi, sa fille, à ses côtés. Et je suis sûr que cette machine nous octroiera bien d’autres alliés de taille. L’univers est un champ infini de possibles, après tout.
— Tu as perdu l’esprit ! m’emportai-je. Tu as vu comment ton père a métamorphosé Rapture, tu as vu ce qu’il est advenu de cette utopie, et tu comptes sérieusement le laisser faire la même chose au reste du monde ?
— Mon père est la seule personne qui ne m’a jamais fait du tort. Il est tout ce qu’il me reste. Qui suis-je pour m’interposer entre lui et sa destinée ? S’il doit mettre le monde à feu et à sang pour que nous soyons heureux, alors je prendrai ce risque avec lui.
Un silence s’interposa au beau milieu de notre dispute, tandis que nous restâmes plantées là, les yeux dans les yeux. Elaine avait donné ses arguments et j’avais fait de même de mon côté. Je tournai la tête vers Stan, debout, à ma droite, qui n’avait toujours pas donné son avis. Je priais pour qu’il soit d’accord avec moi, même si, au fond, je connaissais déjà son opinion.
— Je ne peux pas te laisser faire ça, Elaine, répondit-il enfin avec détermination. On doit étudier le pouvoir de l’ADAM, pas le laisser vagabonder dans la nature comme un vulgaire jouet, tout ça pour revoir un père que tu n’as jamais connu. Tu n’as pas le droit de faire ça.
Elaine prit une grande inspiration.
— Alors, vous avez tous les deux choisi votre camp. Je pensais qu’en venant ici, en voyant la machine, vous comprendriez tous les deux l’importance de la rapporter à la surface. Je vous ai laissé le choix, vous pouviez m’aider à ramener mon père, donner au monde un renouveau et ainsi rétablir l’équilibre. Statera Restituere, c’est ça ma devise. Après tout, pourquoi les autres auraient tout, tandis que moi je n’ai rien ? Je crois que moi aussi, j'ai droit à ma part du gâteau.
Les évènements qui suivirent ses paroles révélatrices me parurent ne durer qu’un bref instant. Elaine, qui avait jusqu’alors les mains jointes, sortit la main droite de sous son manteau, armée de son pistolet. D’un geste assuré, elle mit en joue Stan, le regarda durant quelques secondes d’hésitation et pressa la détente. Un coup de feu retentit et me fit sursauter de terreur. Stan regarda sa poitrine, qui venait d’être touché, avec les yeux écarquillés. Un deuxième coup, puis un troisième coup résonnèrent dans la grande salle vide. Le sang de Stan se répandit lentement sur sa chemise. Le souffle coupé, les yeux emplis de terreur et de douleur, il tomba à la renverse.
J’observai la scène se dérouler progressivement, horrifiée, sans pouvoir réagir. J’étais clouée sur place, paralysée par la peur, totalement estomaquée. Stan venait de mourir sous mes yeux. Et lorsque Elaine dirigea nonchalamment le canon du pistolet dans ma direction, je sus que je serais la suivante.
Elle me fixa droit dans les yeux, les mains tremblantes.
— Je suis désolé, Sarah, murmura-t-elle. Je ne peux pas te laisser en vie, pas après que tu as vu cette machine. »
Elle pointa le petit revolver en direction de mon crâne. Je montrai mes mains, tentant de la dissuader de tirer, mais Elaine avait fait son choix. Le revolver tira un quatrième coup de feu tonitruant. La dernière chose que j’entraperçus avant de rendre l’âme fut la flamme dans la bouche du revolver, comme l’œil lumineux d’un ange qui venait de rendre son ultime jugement.