BioShock Beyond – Tome 2 : Retour vers les abysses

Chapitre 2 : Une visite inopinée

5091 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 19/12/2020 23:25

Chapitre 2 : Une visite inopinée


Armée d’un parapluie fraîchement acheté dans l’une des boutiques de l’aéroport, je quittai ce dernier et me mis en quête d’un taxi. En comparaison de toute cette foule, amassée dans l’aéroport, les quelques taxis qui se trouvaient là étaient trop peu nombreux. Finalement, après quelques tentatives infructueuses, je réussis à héler un chauffeur et m’engouffrai à l’intérieur de son véhicule, après avoir déposé mes quelques affaires dans son coffre, en prenant soin de fermer et de secouer mon parapluie avant d’entrer.

Le chauffeur était un vieil homme négligé, avec une cigarette à la bouche et un ventre bien rond. Il portait une casquette sur la tête, qui devait sûrement cacher un crâne dégarni. Il était habillé d’un vieux pull-over et d’une veste tachée par je-ne-sais quelle nourriture. Lorsqu’il se retourna, je sentis une haleine empestant l’alcool et le tabac, qui provoqua en moi un dégoût profond suivi d’un mouvement de recul incontrôlé.

Il me dévisagea un instant.

« Alors, vous allez où, m’dame ? me demanda-t-il

Je tentai de me souvenir de l’adresse que m’avait donné la dame au téléphone.

— 399, Mallard Drive à Pittsburgh. Vous connaissez ?

   L’homme gratta négligemment la barbe de trois jours qui maculait son visage rondouillard.

— Bien-sûr que je connais ce coin, m’dame. Je connais la région comme ma poche. Mais c’est pas la porte à côté, je préfère vous prévenir.

— C’est pas un problème, répliquai-je, légèrement agacée, j’ai de quoi payer.

        L’homme regarda à nouveau la route et mit les mains sur son volant.

— Très bien, y a pas de problèmes alors. J’appuie sur le champignon. »

         Il démarra le vieux taxi, les pneus dérapèrent doucement sur la route mouillée, puis le voyage commença.

         Le chauffeur du taxi me raconta un peu sa vie, comment il était devenu chauffeur, comment sa femme l’avait viré de la maison la semaine précédente, comme son fils avait fini dans la contrebande de drogue. Mais après 6h de vol, je n’avais franchement aucune envie d’écouter cet homme.

           Tout ce que je voulais en ce moment, c’était observer défiler le paysage en me laissant conduire et en faisant peut-être une petite sieste au passage. Après plusieurs minutes, le chauffeur de taxi compris que son discours tombait dans l’oreille d’une sourde et se décida à allumer la radio. La station sur laquelle il tomba passait Tainted Love par Soft Cell. La musique me redonna un peu le sourire.

           La surface, il n’y avait rien de mieux pour un peu de bonne musique. Je dois bien avouer que les musiques d’après-guerre, qui passaient à Rapture, avaient fini par me donner la nausée.

           Après m’être assoupie quelques minutes, nous arrivâmes enfin à destination. Pittsburgh. Je n’avais jamais visité cette ville, qui avait l’air étonnamment plutôt grande. Mais il fallait une première fois à tout. Le chauffeur passa par le centre-ville et me montra les points d’intérêt de la ville. Mais je l'écoutais à peine, tant je me sentais fatiguée.

           Puis, il pénétra dans un quartier résidentiel, qui semblait plutôt tranquille et paisible. Des dizaines de petites maisons en bois, qui se ressemblaient pratiquement toutes, s’alignaient les unes à côtes des autres, dans une symétrie quasi-parfaite. Rien ne semblait pouvoir troubler le calme de ce petit coin.

           Il me déposa juste devant le 399 dans Mallard Drive. Je récupérai mes affaires dans le coffre et donnai l’argent au chauffeur, qui ne devait sans doute pas bouder son métier, tant que des gens comme moi existaient. Le sourire vicieux qu’il me lança, lorsqu’il prit la centaine de dollars que je venais de lui donner, me le confirma.

           Il quitta enfin la rue, vers 15h30. La pluie avait cessé et des éclaircies clairsemées avaient fait leur apparition dans le ciel.

           Je reconnus directement la maison que j’avais devant moi, grâce au documentaire que j’avais vu chez moi. Une maison en tout point banale, blanche, en bois, parée d’une grosse porte d’entrée de couleur rouge pompier.

           Je montai la petite pente qui menait à la maison et m’approchai de la porte. L’angoisse qui m’habitait se faisait de plus en plus forte à mesure que j’avançai. Mon cœur battait la chamade. Je respirai un bon coup avant de frapper à la porte grâce au marteau accroché à celle-ci.

           J’attends quelques secondes, les mains croisées devant moi. Puis, quelqu’un vint m’ouvrir. C’était elle. Elle avait le même âge que moi désormais, mais je la reconnus sans peine. Les cheveux lisses longs et blonds, les yeux d’un bleu puissant, elle était vêtue du même polo rose que dans le documentaire et portait un jean bleu.

« Bonjour, c’est pour quoi ? demanda-t-elle, un air inquiet dans le regard.

           Elle ne sembla pas me reconnaître. Heureusement, j’avais tout prévu.

— Sally, réussi-je à articuler, c’est moi. Sarah.

           Tout doucement, je me penchai vers mon sac et sorti la poupée que j’avais apportée avec moi.

           Sally fixa la poupée, les yeux écarquillés, puis me regarda.

— Sarah ? C’est… C’est impossible ! »

           Alors, nous nous regardâmes, les yeux dans les yeux. C’était comme si l’une comme l’autre, nous essayions de savoir si tout cela état réel. Après un instant, qui sembla durer une éternité, Sally me pris dans ses bras avec énergie et se mit à rire. Je la serrai tout aussi fort contre moi. Je venais de retrouver mon amie.

*

*        *

           Sally m’invita à prendre le thé. Elle s’excusa de n’avoir que cela à m’offrir, mais je lui fis comprendre que je m’en fichais. Ce qui comptait, c’était que nous nous étions enfin retrouvés. Encore sous le choc, nous entamâmes la conversation en échangeant des banalités, je lui dis où j’habitais, que j’étais mariée, que je venais d’emménager. Elle m’expliqua qu’elle aussi, était mariée, avec un homme qui s’appelait Jonathan. Il avait grandi à Rapture, tout comme nous, et il s’était présenté à Jack lorsque Sally était encore chez lui.

Son mari avait alors à peu près le même âge que Sally à cette époque, c’est-à-dire une quinzaine d’années. Ils s’étaient rapidement entendus et l’amitié qui les liait s’était alors transformée en amour. Depuis, ils avaient eu un enfant, Brian, qui était à l’école à ce moment-là. Sally était devenue professeure, mais elle n’était pour l’instant que remplaçante dans un collège.

« Et toi alors, me demanda Sally, après avoir bu une gorgée de thé chaud, d’où vient l’homme de ta vie ?

Je souris.

— Oh, rien d’aussi extraordinaire que toi. Enfin, je veux dire, bien-sûr qu’il est extraordinaire. Mais il vient de la surface. Il est né à Chicago, je l’ai rencontré durant mes années d’études à la fac.

— Oh, je vois, répondis Sally, qui paraissait embarrassée. J’imagine que tu ne lui as rien dit sur…

Un peu gênée, je baissai les yeux vers la moquette.

— Non, jamais.

Un silence s’installa, un silence seulement perturbé par le tic-tac de l’horloge du salon. Le sujet devait forcément arriver sur le tapis, à un moment ou à un autre.

— Tu y repenses parfois ? demandai-je à Sally. Tu repenses aux horreurs que l’on a vécues ?

Elle prit une grande inspiration, avant de donner sa réponse.

— Souvent, oui. Ça n’a pas été facile, tu sais. Avec Jon, on en a beaucoup parlé, et je dois bien avouer que ça m’a bien aidé.

J’exhalai un soupir de désespoir.

— Je ne peux rien lui dire, Sarah, il me prendrait pour une folle.

Sally me fixa du regard, avec pitié.

— On ne se rendait pas compte, à l’époque, continuai-je. Nous n’étions que des enfants. Des enfants hypnotisés, formatés, comme des robots. Des enfants dont on avait lavé le cerveau, que l'on avait conditionné pour devenir des monstres. Quand je suis revenu à la surface, je ne me rendais toujours pas compte de ce qui m’était arrivé. C’était comme si j’avais vécu dans un rêve, pendant tout ce temps. Et puis, j’ai grandi. J’ai réalisé que nous avions échappé au pire. Et les cauchemars sont arrivés, les mêmes cauchemars, presque tous les soirs. Mon père essaie d’être compréhensif, mais il me dit simplement de tourner la page, de lâcher prise. Ce n’est pas aussi simple, Sally.

— Je sais, répondit-elle finalement. Je sais Sarah.

De petites larmes, légères comme la rosée, coulèrent le long de ma joue. J’avais une peine incommensurable en moi, et Sally le voyait. Elle savait tout ce que je ressentais. Elle s’assit à côté de moi et passa son bras sur mes épaules, afin de m’apporter la consolation dont j’avais tant besoin. Le réconfort d'une vieille amie.

— Ecoute, Sarah. Je ne sais pas comment t’aider à surmonter ça. La seule solution que j’ai pu trouver, personnellement, c’est d’en parler. Mais même comme ça, ce n’est pas facile. Je le sais.

J’espérais qu’en parlant de ce que je ressentais avec Sally, cela allait me libérer. Mais la sensation que j’avais se trouvait au fond de moi, il me faudrait des années pour qu’elle s’envole. Malheureusement, elle ne le ferait pas aussi facilement.

— Je pense qu’il faudrait en parler avec Derek. Il te connaît, Sarah. Il comprendra, j’en suis sûre.

Sa réponse ne m’avait clairement pas convaincu. J’étais persuadée que Derek ne devait rien savoir. Seul le temps me dirait si je devais changer d’avis ou pas. Sally retira son bras délicatement, reprit sa tasse entre les mains et tenta de reprendre la conversation, mais sur un autre sujet.

— Au fait, tu ne m’as pas dit comment tu m’avais retrouvé, après tout ce temps ?

Je séchai mes larmes rapidement.

— Je t’ai vu à la télé, dans un documentaire qui passait l'autre jour. Ils étaient venus te montrer quelques photos, si je me souviens bien.

Sally sembla passablement énervée.

— Ah oui, ces idiots de la télé ! Crois-moi, il faut t’en méfier comme de la peste.

— Qu’est-ce qu’il y avait sur ces photos ?

Sally déglutit et regarda ailleurs pendant un instant. La question semblait lui rappeler de mauvais souvenirs.

— Il y avait Elizabeth… et Booker. Ils étaient… en train de danser. Ils avaient l’air tellement heureux, tu sais.

Booker avait été le père adoptif de Sally. Lui et mon père étaient de bons amis, dans le temps, si j'en croyais Sam. Mais Booker avait péri, comme tant d’autres. Elizabeth, quant à elle, avait sauvé Sally. Pas comme elle l’imaginait, mais elle avait réussi. Comme Alan l’avait fait avec mon père. Sam m’avait raconté comment il avait rencontré Alan, au zoo, comment ils avaient survécu à la guerre civile, et comment Alan l’avait sauvé, d’une manière bien surprenante. Depuis, Alan avait complètement disparu des radars. Aucun signe de lui depuis que mon père avait échappé à Rapture. Il n’avait même pas de photo de lui. Il avait longtemps regretté sa disparition, mais il s’était fait à l’idée qu’Alan avait accompli sa mission.

— Je suis désolé, Sally.

— C’est pas grave, ça passera, avec le temps.

Sally finit sa tasse de thé et m’en proposa encore un peu, je refusai poliment. Elle alla s’en préparer un peu dans la cuisine. Pendant, ce temps, je me levai et pus passer en revue les photos dans son salon. Il y avait son mari, Jonathan, leur fils, Brian, et quelques personnes que je ne reconnaissais pas. Cela me rappela que j’avais une autre question à lui poser.

Elle revint quelques minutes plus tard, une tasse de thé remplie à la main.

— Dis-moi, m’enquis-je, est-ce que tu es encore en relation avec d’autres personnes qui auraient vécu à Rapture ?

Sally leva la tête, pensive.

— Maintenant que tu le dis, il n’y a pas grand monde. Bien-sûr, il y a toujours Jack.

— Comment va-t-il ? m’empressai-je de l’interroger.

— Il va bien. Mais les plasmides ne lui ont pas fait que du bien.

Jack m’avait sauvé des griffes de Rapture, il y a bien longtemps, j’espérais sincèrement le revoir un jour.

— Tu en connais d’autres ?

Sally souffla et essaya de se souvenir.

— Eh bien, je sais que Brigid Tenenbaum a réussi à revenir à la surface. Mais j'ai appris qu'elle a dû repartir à nouveau vers Rapture afin d’aider d’autres petites sœurs qu’une certaine Lamb s’était mise à kidnapper. Elle a réussi encore une fois à fuir la ville en 1968. Depuis, je n’ai plus eu aucune nouvelle, malheureusement.

Elle marqua une pause.

— Mais je connais quelqu’un, à Londres. Il saura peut-être où elle est. Je vais te dire où il travaille. »


*

*        *

           Après avoir pris note de mon nouveau contact, à Londres, Sally me proposa de rester, mais je déclinai l’offre. Je préférais rester à l’hôtel le plus proche, dans le centre-ville. Je devais y rester deux jours au moins, afin d’être sûre d’être en mesure répondre à la dame que j’avais contacté par téléphone. Sally accepta, un peu à contrecœur. Elle prit sa voiture et me déposa devant l’hôtel. Je la remerciai pour tout ce qu’elle avait fait. Elle me remercia elle aussi, avec un grand sourire et s’en alla en voiture.

           L’hôtel que j’avais trouvé n’était pas le plus grand, ni le plus luxueux, mais il ferait l’affaire, pour les quelques jours que j’avais à passer ici. Je pénétrai à l’intérieur, et me réchauffai un peu. Dedans, il y avait un grand hall tapissé de rouge, qui menait sur deux escaliers. A droite, un ascenseur qui paraissait plutôt ancien, était flanqué d’un panneau qui annoncait « Hors service ».

« Les ascenseurs hors service, ça n’augure jamais rien de bon, pensai-je. »

Après avoir observé un peu les lieux, je me présentai au réceptionniste, mes bagages à la main. C’était un homme d’une quarantaine d’années, en pleine lecture. Ses cheveux bruns dépassaient de son chapeau de groom, un peu trop grand pour lui. Assis sur sa chaise de bureau, il avait les pieds posés sur la réception.

« Bonjour, mademoiselle, comment puis-je vous aider ? me demanda-t-il, sans même lever les yeux de son journal. 

         Il avait une voix plutôt flette et juvénile pour son âge, comme s’il n’avait jamais vraiment grandi.

— Bonjour, je voudrais une chambre s’il-vous-plaît.

         Le réceptionniste daigna lever les yeux de son journal.

— Pourquoi vous venez ici ? demanda-t-il.

— Qu’est-ce que ça peut vous faire, rétorquai-je, avec agacement.

         J’avais horreur que des inconnus me posent des questions ou me fassent des remarques avec une telle indiscrétion. Cela avait le don de me mettre hors de moi et de me faire perdre mon sang-froid. Parfois, malheureusement, cela ne m'attirait que des ennuis.

         Le réceptionniste ouvrit grand les yeux, surpris, et se remit à la lecture de son journal.

— Je vois, lâcha-t-il, avec dédain. Des constantes et des variables.

         Cette fois, il devenait intriguant.

— Qu’est-ce que vous venez de dire ?

         Le réceptionniste me regarda à nouveau, avec un air innocent.

— Moi ? Rien du tout.

         Il se retourna sur sa vieille chaise, vers les étagères pleines de clefs. Il sortit un trousseau et le posa sur la réception avec fracas.

— Voilà la clef. Vous avez la chambre 13.

         Je le regardai avec insistance, attendant la chute de la blague. Puis, je jetai un œil à la clef. Elle portait effectivement le nombre 13.

— Une chambre 13 ? Mais c’est impossible !

— Pas chez nous, mademoiselle Weavers, répliqua-t-il simplement, un air malicieux dans le regard.

Cet homme avait définitivement quelque chose d’étrange.

— Comment vous connaissez mon nom ? l’enjoignis-je de répondre.

— C’est marqué sur l’étiquette, collée à vos bagages.

         Effectivement, j’avais complètement oublié que j’avais collé cette étiquette avant de partir. Je me trouvais fort confuse.

— Il n’y a pas de hasard, mademoiselle, continua le réceptionniste. Tout est une question de point de vue. Je suis simplement… très observateur.

         Il se leva et s’approcha de mes bagages.

 — Vous permettez ? dit-il. »

         J’acquiesçai, un peu honteuse de m’être si mal conduite envers lui, et le suivis jusque dans ma chambre. Il restait tout de même un détail à élucider. Le réceptionniste avait parlé « de constantes et de variables ». J’avais déjà entendu cette expression quelque part. Mais impossible de me souvenir où.

         Le groom déposa mes affaires sur le pas de la porte, en me souhaitant une bonne soirée. Mais quelque chose me disait que je n’allais pas tarder à le revoir.


*

*        *

         Ce soir-là, mon esprit était très encombré. Il y avait beaucoup de choses auxquelles je devais penser : l’appel de la société de production, le rendez-vous que j'avais organisé avec eux, bien malgré moi. Mais par-dessus tout, mon esprit était trop occupé à penser à Derek, que j’avais laissé presque sans nouvelle, seul, dans notre nouvelle maison. Je m'en voulais beaucoup.

Ce que m’avait dit Sally à propos du fait de parler de ce que j’avais vécu à Derek m’avait beaucoup fait penser. Mais je sentais que je n’étais pas prête à tout lui avouer. Nous nous connaissions depuis longtemps, il m’avait fait confiance, pourtant il ne savait rien de moi. Je ne voulais que le monde que nous avions bâti ensemble s’effondre.

         Mais alors que je me couchai, après avoir pris ma douche, le détail qui m’avait interpellée quelques heures auparavant fit une réapparition expresse dans ma tête.

         « Des constantes et des variables ». Je l’avais sur le bout de la langue. J’avais beau réfléchir, allongée dans mon lit les yeux grands ouverts, fixant le plafond, rien ne venait.

         C’est alors que je me souvins enfin. Je savais qui m’en avait parlé, mon père. Surtout, je savais qui lui en avait parlé. C’était…

« Alan DeWitt. Pour vous servir.

         Quelqu’un venait de parler à voix haute. Dans ma chambre.

         Je me relevai immédiatement pour découvrir qu’un homme se tenait dans le fauteuil disposé dans le coin de la pièce. Une vague silhouette dissimulée dans l’ombre, les jambes croisées.

— Comment êtes-vous entré ? hurlai-je.

         L’homme se leva et pénétra dans la lumière de ma lampe de chevet. Je ne fus pas surprise de découvrir que celui qui tenait la réception de cet hôtel était en réalité Alan, l’ami de mon père aux étranges pouvoirs, des capacités que même Sam n’avait pas réussi à m’expliquer.

         Il me montra un petit objet métallique qu’il tenait entre ses doigts. Je ne le distinguai pas bien, mais je pus discerner de quel objet il s’agissait, grâce au son qu’il émit.

— J’avais un double des clefs, avoua-t-il.

         Je ne pouvais en croire mes yeux. J’avais devant moi l’homme qui avait sauvé mon père. Et qui avait assuré mon avenir à la surface. L’homme qui avait contrôlé mon destin, parce qu’il le connaissait par cœur. Un homme à qui je devais tant de choses. Et que je connaissais malheureusement si peu.

— C’est donc vous, dis-je. Celui dont on m’a tant parlé.

         Alan tira sa révérence en s’inclinant légèrement.

— En chair et en os, ma petite. Je ne suis plus aussi jeune que je l’ai été, mais je suis toujours là. Toujours prêt à sauver un univers ou deux.

— C’est-à-dire ? m’enquis-je, intriguée.

         Alan se mit à marcher de bout en bout de la petite pièce qui me servait de chambre, en faisant de grands gestes avec les mains pour illustrer son propos.

— Eh bien, éliminer un tyran par-ci, aider à la conquête d’un autre monde par-là. Rien d’inhabituel.

         Je le suivais du regard, tandis qu’il faisait les quatre cents pas dans la pièce. J’essayais encore de cerner le personnage, que mon père avait tant essayé de me décrire.

— Dois-je comprendre que le fait d’avoir votre attention, ici et maintenant, veut dire que quelque chose d’important va se produire ?

         Il s’arrêta net, croisa les bras et me sourit.

— Tu me déçois sincèrement, Sarah. N’a-t-on pas le droit de simplement rendre visite à ses amis les plus chers ?

         Je répondis du tac-au-tac, car ma réponse fut d'une sincérité sans égale.

— Comme vous avez rendu visite à mon père ?

         Son visage, si jovial, se durcit en un éclair. Il jeta un œil à sa montre, comme si un autre rendez-vous l’attendait autre part. Il lâcha un soupir, avant de me répondre.

— Sam a accompli son destin, Sarah. J’ai accompli ma mission dès l’instant où je l’ai sorti de cette ville. Ce qui arrive après cela n’est plus de mon fait.

— Il n’empêche que mon père m’a beaucoup parlé de vous. Vous étiez son ami. Pourtant, on ne vous a jamais au vu ni aux mariages, ni aux goûters d’anniversaire, il me semble.

         Il ne put retenir un rire. Mais son attitude était toujours aussi dure, entre la honte et l’indifférence.

— Je n’ai pas été le meilleur des amis, c’est vrai. Mais je peux t’assurer que Sam avait très bien compris, lorsque je l’avais quitté sur les côtes islandaises, que nous ne nous reverrions sans doute jamais.

         Alan me jaugea du regard, attendant de voir ma réaction. Mais j’en avais plus qu’assez de ce débat. J’imagine que l’un comme l’autre, nous avions sans doute raison.

— Alors, vous avez besoin de moi pour quoi ? Sauver l’univers ?

         Le sourire impeccable d’Alan illumina à nouveau son visage.

— En quelque sorte, oui.

         Il marqua une pause, qui avait sans doute pour objectif de faire monter le suspense.

— J’aimerais que tu refuses toute proposition que n’importe qui pourrait te faire dès à présent.

— Pardon ?

— C’est très simple. Je veux que tu refuses cette entrevue que tu as prévu avec les journalistes de PHE. Et je veux que tu refuses la proposition que pourrait te faire une… certaine personne, dans quelques mois, à Londres.

         Une colère sourde monta en moi.

— Pouvez-vous être plus précis, pour l’amour du ciel ? Parce que là, je vous ne suis pas du tout.

         Alan leva les bras, l’air penaud.

— A quoi bon ? C’est comme l’effet placebo. Si je te dis ce qui va se passer, tout risque de mal se passer, justement.

         Sa réponse m’irrita au plus haut point. Mais je supposai qu’il ne devait pas avoir tort, sur ce point.

— Très bien, j’essaierai de faire attention.

         Les dernières paroles qu’il prononça avant de partir me firent prendre conscience du fait que le fou que j’avais eu devant moi était peut-être sérieux, après tout.

— Il ne s’agit pas de faire attention, Sarah. L’avenir de cet univers est entre tes mains. »


*

*        *

Deux jours plus tard, après avoir visité le centre-ville et les environs, je préparai enfin mes affaires afin de repartir. J’appelai un taxi depuis l’hôtel, qui arriva juste à l’heure. Malheureusement, je ne fis pas attention à la voiture qui nous suivait. Une voiture que j’avais pourtant déjà remarqué devant chez Sally, lorsqu’elle s’était mise en route pour me déposer devant l’hôtel. Ce n’est que plus tard que je me rendrai compte de ce petit détail.

J’arrivai à l’aéroport aux alentours de 20h07. Il me restait une vingtaine de minutes à attendre avant de recevoir le coup de téléphone. Je décidai de flâner un peu au milieu de l’aéroport, parmi les boutiques et les restaurants, avant de rejoindre finalement la cabine en question, heureusement inoccupée. Je m’installai à l’intérieur et jetai un coup d’œil à ma montre, afin de m’assurer que j’étais bien là à l’heure convenue.

Je répétais dans ma tête ce que j’avais à dire. Que je voulais refuser le rendez-vous, que je voulais tout arrêter, comme me l’avait conseillé Alan. Mais les minutes passèrent, et toujours aucune nouvelle de la mystérieuse société de production. Je commençai à me demander s’ils ne m’avaient pas posé un lapin. Je restai dans la cabine jusqu’à 20h45, puis je décidai de sortir de la cabine et d’attendre mon avion dans la salle d’attente.

Ils m’avaient sûrement oublié, je ne voyais que cette explication comme étant plausible. Ils m’avaient tout simplement oublié. Cela dit, ce n’était pas pour me déplaire. Cela m’évitait ainsi de devoir me justifier auprès d’eux à propos de l'annulation du rendez-vous. Et Alan serait sûrement content. Je n'avais accepté aucune proposition.

Après plusieurs heures, je réussi enfin à accéder à mon avion, en direction de San Diego. Je me sentais libérée d'un poids. Mais surtout, je me faisais une joie de retrouver mon mari, qui m’avait tant manqué. Ce que je ne savais pas encore, en revanche, c’est que j’allais vivre l’un des moments les plus durs de notre couple.

Laisser un commentaire ?