Avant qu'Henry ne revienne
Chapitre 21 : The End, dernière partie : Home, Gold et Stain.
2486 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 05/12/2022 19:13
29 - Home ( maison, foyer)
(après 1960)
Il ne se souvenait pas de son nom, il ne savait pas où il était, ni pourquoi, mais quand il la vit, il reconnu tout de suite la machine à encre. Il savait confusément qu'il avait quelque chose à voir avec ça, sans être capable de dire quoi. Ce n'est que plus tard, des jours à se creuser la mémoire durement, qu'il se souvint que c'était lui qui l'avait faite. Et que c'était lui qui était à l'origine de l'horreur qui l'entourait. La culpabilité était écrasante, d'autant qu'il fut incapable de se souvenir de son fonctionnement ou d'un début de solution pour réparer ce qu'il avait fait. Les plans, les tuyaux et les mécanismes ne lui disaient plus rien. Pourtant, il se souvenait avoir été un excellent ingénieur, mais tout son savoir s'était perdu et ne lui restait que de vagues certitudes, comme le fait que l'encre était un poison et qu'il ne fallait surtout pas la toucher. Il était le créateur de la machine, mais il était aussi démuni que les autres.
Il rencontra les Boris peu de temps après sa transformation. Ils l'acceuillèrent tout de suite, et essayèrent de l'intégrer à leur groupe. Pourtant, il se rendit compte très vite qu'il n'était pas comme eux. Il n'avait jamais été un des fans des films de Bendy, mais en travaillant au Studio, il avait fatalement vu les quelques animations du petit diable. Ça, il s'en souvenait. Et en voyant les Boris qui l'entouraient, il remarqua à quel point ils étaient semblables au personnage du loup. Il restait encore à certains de vagues traits de leurs personnalités propres, cependant le caractère de Boris prédominait largement chez tous. Mais pas chez lui. Il avait l'impression d'être le véritable loup au milieu d'un groupe de moutons, et très vite leurs petites mimiques mignonnes, leurs disputes idiotes pour de la soupe et leur manque de courage l'impatientèrent. Il les quitta en leur faisant comprendre qu'il ne reviendrait pas et qu'il ne fallait pas le chercher.
Il aurait pu rester en sécurité au premier étage, errant dans les couloirs à se torturer pour essayer de trouver une solution ou des souvenirs, mais il décida de descendre. Il était presque certain qu'il n'y arriverait pas, et il ne pouvait supporter de rester inactif. Inutile.
Plus il descendait, et plus les choses se détraquaient autour de lui. Il savait que ce n'était pas la machine qui faisait se tordre la réalité comme ça. Autre chose était à l'œuvre. Il avait peur, oui, mais la colère et le remord, mauvais comme de l'acide, lui rongeaient les tripes et ne le laissaient pas en paix. Mais ils ne le laissaient pas sombrer non plus, alors il ne fit rien pour s'y soustraire. Les quelques créatures en forme d'hommes, mais faites entièrement en encre qu'il croisa ensuite voulaient soit le tuer en gémissant, soit fuyaient devant lui comme s'il allait les manger. Il ne comprendrait que plus tard pourquoi, quand il l'entendrait à la radio et apprendrait à la connaître vraiment. Il saurait alors pourquoi les perdus se méfiaient autant des personnages trop semblables à leurs modèles, et ne pourrait pas leur en vouloir malgré son agacement à ne pas réussir à échanger avec eux.
Il évita instinctivement l'homme en salopette qui marmonnait pour lui-même et qui semblait adorer Bendy. Quelqu'un qui aimait aveuglément un démon qui ne voulait que vous noyer dans l'encre ne pouvait pas être sain, et il ne voulait pas prendre de risques inutiles.
Descendant toujours, il vit d'autres horreurs plus ou moins pitoyables, échappa à d'autres pièges. La solitude et le silence, ponctués d'affrontements stériles où il avait seulement l'impression de massacrer plus faible que lui, ne l'aidaient pas à faire taire les pensées destructrices qui l'envahissait. Il n'arrivait à voir que le mal et la souffrance qu'il avait provoqués, et continuer à avancer était de plus en plus difficile.
Et alors qu'il venait de traverser une longue rivière d'encre, en luttant difficilement contre l'envie de s'y noyer que le harcelait, il rencontra Alice. Alice, mais pas Alice Angel, comme celle qui épiait tout le monde et qui se servait de ses souvenirs de vous que pour s'amuser à vous crucifier avec. Une autre réplique, mais à la voix calme et au regard intelligent, dont le comportement était normal. Il ne savait pas qui Alice avait été, ni ce qu'ils avaient eu comme relation, mais quelque chose en lui le poussait vers elle. Cela soufflait sur son sale désespoir et lui redonnait courage. Ils décidèrent de rester ensemble, tant pour se protéger que pour se soutenir. Ils pourraient peut-être faire quelque chose, eux qui ne semblaient pas atteints par la folie latente qui régnait ici et qui étaient tendus presque vers le même espoir. Presque...
Car lui avait compris qu'il ne pouvait rien arranger, mais aussi qu'il était autant pris au piège que les pauvres gens perdus par sa faute. Mais elle, elle espérait encore pouvoir sortir, et il ne voulait pas éteindre la lumière dans ses yeux. Il voulait la protéger, de toutes les manières possibles, car c'était la seule chose qu'il pouvait encore faire.
Elle était sa nouvelle raison de rester en vie, sa responsabilité, une compagne qui partageait plus l'horreur que le beau du quotidien. Mais il ne regrettait pas car elle était surtout son refuge, son foyer.
Le seul qu'il pouvait avoir dans cet enfer.
30 - Gold (or)
(1930-1956)
Même quand ses parents étaient vivants, Joey n'avait jamais été riche. Lorsqu'il il s'était retrouvé seul et démuni, l'argent était devenu une préoccupation permanente, un problème jamais résolu qui semblait élever une barrière entre lui et les autres. Il ne pouvait pas être fier des pauvres ratés sans éducation et sans avenir qu'il était obligé de côtoyer, mais il ne pouvait approcher les autres adolescents fortunés qu'il voyait aller à l'école avec envie, et auxquels tout semblait sourire. Il s'est vite promis qu'il ne finirait pas voleur, ouvrier ou mendiant. Il valait mieux que ça, et il fit tout ce qu'il fallait pour échapper au destin qui semblait l'attendre. Alors quand le Studio a commencé a bien marcher et que l'argent est entré à flots, Joey a été incapable d'être économe et s'est vite rendu compte qu'il avait besoin d'aide. Il aurait préféré s'occuper lui-même de la comptabilité par discrétion sur ses méthodes à la limite de la légalité, mais il n'entendait rien aux chiffres. Il prit cependant soin d'engager un homme malléable qui ne le prendrait pas de haut. Grant Cohen faisait très bien son travail, oui. Mais il était incapable de s'opposer à Joey, que ce soit quand celui-ci réclamait plus de fonds pour un nouveau projet, sans attendre que le précédent soit rentable ou qu'il engageait de nouveaux employés sans s'assurer qu'ils pouvaient les payer. Grant passait son temps à essayer sans succès de raisonner un patron qui ne l'écoutait pas, et à jongler sans arrêt avec les entrées et sorties d'argent pour réussir à trouver de quoi régler les chèques de tout le monde. C'était un travail ingrat et sans fin, qui lui causait un stress étouffant, car il ne voulait surtout pas décevoir Joey, qui d'ailleurs jouait volontiers avec ça pour obtenir ce qu'il voulait. Joey n'avait aucune affection ou respect pour ce petit homme au regard toujours anxieux et au sourire triste, qui se tuait à la tâche sans murmurer. Il le jalousait vaguement pour sa culture et son intelligence, et la seule raison pour laquelle il ne se laissait pas aller à le martyriser franchement était qu'il était l'oncle d'Allison et qu'il ne voulait pas que la jeune femme ait une mauvaise opinion de lui. Alors il se contentait de lui donner des délais impossibles, de ne jamais les prévenir pour le laisser se débattre avec les conséquences, de le rendre responsable du moindre problème (N'était-il pas censé gérer la comptabilité ? Qu'allaient devenir tous les employés si Grant ne trouvait pas une solution ?) et quand il était dépassé, de jouer la carte du patron amical qui comptait sur lui pour lui redonner du cœur à la tâche. Et cela marcha... Jusqu'à ce que sa gestion, aussi efficace et dévouée soit-elle, ne suffise plus à faire fonctionner le Studio à cause du déficit gigantesque accumulé. Quand Joey s'en rendit compte, il sut qu'il devait se débarrasser de Grant, qui était devenu une bombe à retardement prête détruire tout ce qu'il avait construit jusqu'à présent. Il demanda à Caym de l'enfermer dans son bureau, tout en rédigeant une lettre de démission poignante. Tout le monde pensa qu'il était parti, écrasé par la pression, se reposer près de ses parents vieillissants comme il disait souvent le vouloir. Le démon fit en sorte que personne n'essaye de le joindre ou ne trouve son départ soudain étrange, et petit à petit, Grant sombra dans le silence de son bureau, corrompu autant par l'encre qui suintait des murs que par son propre désespoir.
31 - Stain (tâche, souillure)
(1946)
D'abord, ça n'avait été que des petites taches, comme des gouttes d'encre sur sa peau. Des marques qui ne partaient pas sous la douche et qui résistaient aux détergents. Parfois, il n'avait pas assez de conscience pour s'en inquiéter et parfois, la peur lui écrasant la poitrine tellement fort qu'il n'arrivait plus à respirer. Mais il ne pouvait pas s'empêcher de continuer à boire de l'encre. Il savait confusément que ça lui faisait du mal, il voyait les taches s'étendre sous ses vêtements, devenir douloureuses et étrangement molles... Mais il devait boire. Le besoin était plus fort que sa volonté et ses bonnes résolutions. Il avait voulu arrêter de nombreuses fois, à chaque fois que sa raison lui revenait comme le soleil perce les nuages d'orage. Il se débarrassait de tous les flacons, s'enfermait dans son sanctuaire et refusait d'y penser. Il voulait tenir, il savait qu'il avait du courage, une force mentale qui lui avait permis d'être ce qu'il était maintenant. Il allait y arriver. Mais malgré son envie de résister, malgré la honte de faiblir encore, il suffisait qu'un de ses musiciens entre avec un flacon à la main pour corriger une partition, ou que Jack lui parle avec seulement les doigts tachés d'encre, pour qu'il replonge. Il ne pouvait pas se retenir quand le besoin montait et faisait disparaître toutes ses bonnes raisons dans l'urgence de l'assouvissement. Il buvait, encore et encore, compensant le manque, caché comme un ivrogne sans plus penser à rien tant le soulagement était grand. Mais après... La honte revenait et le dégoût de soi le faisait se taire au lieu de chercher de l'aide. Il n'en parla à personne, surtout pas son équipe, qu'il connaissait pourtant depuis des années et qui commençait à chuchoter dans son dos, ni à Jack, proche comme un frère, qui avait maintenant l'air constamment inquiet et touché par ses rebuffades, et encore moins à Joey, devenu inaccessible depuis qu'il avait entamé son "grand projet". Le besoin de l'encre allait croissant avec la honte et la paranoïa. Il cessa d'essayer d'arrêter, et soudain seule la nécessité de pouvoir continuer à consommer de l'encre devint importante. Il devait continuer à travailler pour ne pas en être privé, et s'éloigner de ceux qui pourraient remarquer son changement. Il oublia son corps, alors même que les taches noires recouvraient ses jambes, son ventre et sa poitrine. Il changeait sans s'en apercevoir, dormait moins, mangeait peu. Jusqu'au jour où il arrêta complètement de s'alimenter et de se reposer. Il n'y fit pas attention, les éclairs de consciences étaient quasi-inexistants à présent, car il buvait de plus en plus d'encre. Il travaillait encore sans savoir pourquoi et parfois, il se surprenait à écrire autre chose que de la musique sur ses feuilles, sur le bureau ou sur les murs quand le support lui paraissait trop petit. Et puis les tâches, après l'avoir obligé à porter des gants, s'étalèrent dans son cou puis recouvrirent son crâne, faisant tomber ses cheveux par touffes. Il se cacha, incapable d'arrêter alors que ses oreilles finirent par disparaître aussi. Maintenant, il hantait le Studio la nuit, marmonnant tout seul, tendu et nerveux avec seulement le besoin de trouver de l'encre à l'esprit. Il toussait et crachait depuis un certain temps, mais lorsque les tâches finir d'envahir son visage, il les sentit distinctement lui rentrer dans les yeux, puis le nez et la bouche, un moment horrible où il eut l'impression de se noyer à genoux sur le plancher.
La terreur et la sensation d'étouffer lui rendirent brutalement la raison et il fut lui-même pour la première fois depuis longtemps. Il regarda enfin ses mains noires et mouvantes avec horreur, pleurant en se rendant compte que tout son corps était comme cela. Mais ce n'était pas fini, il s'en rendit compte très vite. Alors qu'il se relevait, sa jambe le lâcha brutalement. La douleur claqua dans sa cuisse qui devient molle, s'écrasant bizarrement quand il tomba. Il essaya de la toucher prudemment, mais ses doigts eux-mêmes perdirent leur consistance et s'étalèrent en bavures noires sur son pantalon de costume bleu. Il commença à hurler sans pouvoir s'en empêcher, alors que son bras prenait une forme étrangement arrondie vers le bas, que le pied de sa deuxième jambe s'amollissait à son tour, le faisant s'effondrer en avant. Il jeta ses bras devant lui pour se protéger, mais ils ne gardèrent pas leur forme et il les vit brièvement s'écraser en flaques noires sur le sol, avant de sentir confusément sa mâchoire inférieure se décrocher et tomber. Puis tout devint noir quand son crâne s'étala à son tour sur les planches.
Bien plus tard, il émergea d'une grande flaque d'encre, sortant lentement son corps à nouveau solide du liquide noir à peine plus épais qu'un doigt. Mais il n'était plus conscient maintenant. Le chuchotement diffus qu'il percevait sans arrêt depuis qu'il avait bu son premier flacon avait envahi ses pensées et il ne ressentait rien... Même si chacun de ses os avait été dévoré par l'encre, qu'il était certainement mort et transformé en monstre.
La douleur s'était arrêtée.
Tout s'était arrêté pour lui.