Un Petit Lit de fleurs safran
Chapitre 1 : Un Petit Lit de fleurs safran
7880 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 02/05/2022 18:38
Un petit lit de fleurs safran
"C'est le sort des familles désunies de se rencontrer uniquement aux enterrements." (Michel Audiard)
La pièce est vaste, paisible, lumineuse, garnie de bouquets de chrysanthèmes blancs et or. Sur les murs habituellement rouges et noirs, des bannières blanches ont été déroulées, ornées de l'emblème royal de la Nation du Feu.
La princesse repose là, sur un lit de fleurs safran.
Ses cheveux noirs ont été détachés et reposent sagement de chaque côté de son visage blafard. Les lèvres, entrouvertes, auparavant corail, sont pâles désormais et arborent un rose léger presque assorti à la teinte des pétales qu'une main attentionnée à disposés dans sa chevelure ébène : peut-être est-ce l'idée de Mère, ou de Kiyi.
Le Seigneur du Feu avance sa main pour repousser une mèche rebelle qui s'est placée sur son front et que les servantes ayant procédé à la toilette mortuaire n'ont su dompter.
Ses doigts tremblent lorsque leur extrémité entrent en contact avec la peau glaciale. La mèche revient aussitôt à sa place.
Le mouvement fait tomber un pétale rose sur son épaule. Zuko le saisit entre son pouce et son index et le replace avec une douceur infinie sur la cascade d'onyx qui entoure le visage impassible. Il se dit que c'est plus probablement Ty Lee qui a disposé ces fleurs à la teinte peu conventionnelle pour des funérailles.
Il est content que personne n'ait songé à les retirer et de savoir qu'un peu de joie accompagnera Azula quand son âme s'élèvera dans les nues, tout à l'heure, quand le flambeau approchera son lit de pétales et consumera son corps, quand la fumée tracera un chemin dans l'éther pour guider son esprit vers le panthéon de leurs ancêtres.
Azula ne sera l'ancêtre de personne. C'est normal quand on meurt à vingt et un ans. Cela ne rend pas cette réalité plus supportable. Elle ne sera, pour l'éternité, que la fille de quelqu'un, la nièce de quelqu'un, sa petite sœur. Elle n'aura même pas eu le temps de devenir une tante pour l'enfant que Zuko et Mai accueilleront à l'automne.
Le monde se souviendra d'elle comme la princesse folle, comme la fille déchue de la Nation du Feu. On l'évoquera encore pendant quelques années comme le prodige aux flammes bleues. Mais le temps lui arrachera jusqu'à ce titre glorieux. Son nom figurera dans les registres de la famille royale, au côté de centaines d'autres, qui se sont depuis longtemps dissous dans l'oubli. Son existence ne fera pas plus de bruit que le vol fugitif d'une hirondelle.
Le peuple a déjà commencé à l'oublier durant les six années qu'elle a passées dans une maison de santé, à une journée de voyage du palais. Il n'est plus personne pour parler de la princesse guerrière, ni de la légendaire prise de Ba Sing Se. L'exploit a déjà disparu des annales de la Cité éternelle. Le Roi Kuei s'est assuré que l'Histoire ne retienne rien de cette humiliation que lui a infligée une fille de quatorze ans.
Il ne se trouvera pas grand monde pour la pleurer, songe-t-il tristement. Même ses chers amis qui sont là pour lui en ce jour de deuil, n'éprouvent pas la moitié de sa peine. Il sait qu'au fond d'eux, ils ne regretteront jamais Azula, que sa disparition sera un soulagement pour beaucoup. Il songe à tous ceux qui voyaient en elle une menace pour l'ordre et la sécurité, pour sa couronne.
Aucun réconfort n'est à attendre de Mai. Elle n'a pas cillé quand le messager est venu leur annoncer le décès brutal d'Azula. Elle a seulement pâli un peu et a tourné vers lui ses yeux argentés. C'est elle qui s'est chargée de poser les questions pendant que Zuko s'asseyait dans un fauteuil, les membres étrangement cotonneux, comme étranger à son propre corps.
Azula lui manquera-t-elle ? Il est bien incapable de le dire. Leur relation a été un tel chaos tout au long de leur vie. Pleure-t-on sincèrement une sœur qui nous détestait ? Que l'on voyait à peine quatre fois par an, et toujours en présence de gardes ou de médecins ?
En contemplant ses lèvres pâlies, il se rappelle surtout les sarcasmes et les mots durs, les moqueries, les reproches et les hurlements de rage au pire de ses crises.
Le surnom infamant dont elle aimait l'humilier : Zuzu.
Elle ne le dira plus jamais.
La sidération saisit Zuko et fond sur lui avec la violence d'une lame de fond. Il sent une masse se former dans sa gorge et bloquer sa respiration. Sa vue se brouille et le visage de cire de sa petite sœur devient incertain, paraissant presque flotter dans une mer de fleurs safran.
Il se rattrape à temps à l'autel sur lequel elle est allongée. L'une de ses mains se pose sur le bras blanc et la froideur de sa peau pénètre jusque dans les os de Zuko et le glace de l'intérieur.
On dit souvent des morts qu'ils sont paisibles, ou ont l'air de dormir.
Mais il n'y a rien de plus différent d'un dormeur que ce cadavre qui s'éloigne de lui à une vitesse vertigineuse. Même dans la mort, Azula reste une grande beauté. Les servantes ont fait un beau travail et l'ont bien parée pour son passage dans l'au-delà. Mais ce n'est pas le visage qu'il a connu. Ce n'est pas le visage qu'il rêve de revoir.
Il pense à toutes ces années qui lui restent à vivre dans un monde auquel elle n'appartient plus et il est saisi de vertiges. Lui devra continuer, la peine et la culpabilité rivées au cœur. Tandis que les années le changeront et feront de lui un autre homme, Azula restera à tout jamais un détail de sa vie, un vague souvenir teinté de mélancolie, la compagne fugitive de son enfance. Aussi brillante et fugace qu'un météore qui fend le ciel nocturne.
Les dernières années n'ont été que méfiance, ennui et ressentiment.
Les visites à l'asile prenaient des allures de corvées. Il ne savait jamais quoi lui dire, devait s'accommoder de ces silences gênés et prolongés qui s'installaient entre eux. Il retournait toujours dans son aéronef avec soulagement, le cœur à la fois plus lourd et plus léger qu'à l'arrivée, heureux de s'être acquitté de ce devoir et de se savoir libre pour les trois prochains mois.
S'il est tout à fait honnête, il sait que son quotidien ne sera pas bouleversé par sa disparition. Mais alors pourquoi le fossé lui semble-t-il impossible à franchir ? D'où vient ce gouffre qui s'étend dans sa poitrine et dévore tout ?
Zuko retourne dans sa main le bras d'Azula. Il contemple d'un air absent les longues éraflures blanches et violacées qui strient ses avant-bras, du poignet jusqu'au coude. C'est par là que le sang a coulé, que la vie a fui ce corps, misérable écorce vidée de sa substance.
Son autre main tâtonne dans sa poche à la recherche du parchemin chiffonné qu'il conserve depuis trois jours et qu'il ne peut se résoudre à jeter. Ce sont les derniers mots d'Azula, les dernières paroles qu'elle lui ait adressées, son ultime cri de désespoir auquel il a choisi de rester sourd. Il se promet de les garder à jamais, comme un rappel du prix à payer pour sa négligence.
Et à nouveau, la fureur s'empare de lui, chassant momentanément la peine et la culpabilité. C'est ainsi depuis trois jours. Les émotions vont et viennent par vagues successives, se chevauchent parfois ou se combattent, incapables de cohabiter sereinement. Jusqu'à la fin, Azula aura trouvé le moyen de l'humilier.
Même sa mort est une provocation, une insulte à son honneur.
Les mots de réconfort n'atténuent pas son tourment.
« Tu n'as rien à te reprocher, mon chéri. Elle avait décidé de partir, tu ne pouvais pas l'empêcher de se tuer », a dit sa mère en larmes en lui prenant la main.
Comment peut-elle encore dire cela, même après avoir lu la lettre d'Azula ?
Ces mots cruels sont la preuve criante et irréfutable de sa culpabilité.
lls désignent Zuko comme son meurtrier, quand bien même ce n'est pas sa main qui a tenu la lame dont elle s'est servie pour trancher ses veines.
Le corps était déjà lavé et préparé lorsqu'on le lui a rapporté, mais l'image de sa sœur baignant dans une mare de sang ne cesse de le hanter, au point qu'il n'arrive plus à être sûr s'il l'a vraiment vue ainsi ou pas.
Il ne se serait pas senti plus coupable si elle avait tracé son nom en lettres de sang sur le sol froid de sa chambre à l'asile.
Les accusations de son père, hurlées à travers les barreaux de sa cellule de prison continuent de résonner dans la tête de Zuko. Bien que ses reproches l'aient transpercé comme des poignards mortels plantés dans le cœur, il ne peut s'empêcher d'éprouver une certaine forme de reconnaissance pour l'homme qu'il déteste. Il y a au moins une personne qui accepte de le croire quand il clame sa culpabilité.
« Elle avait besoin de toi, et tu l'as laissé mourir comme un chien ! Tu l'as laissé moisir dans cet asile. Tu l'as tuée ! Assassin ! »
Après cela, les mots de l'ancien Roi-Phénix avaient cessé d'être intelligibles, noyés dans un flot de larmes incohérentes et des vagissements de douleur dont son fils ne l'aurait jamais cru capable.
Finalement, il semblait bien qu'il y eut encore quelqu'un sur terre pour pleurer la princesse.
Dommage qu'elle n'en ait rien su.
« Est-ce que Père parle de moi ? Est-ce qu'il pense à moi en prison ? avait-elle demandé une fois, lors de l'une des visites de Zuko. Le ton était détaché, presque indifférent mais Zuko pouvait voir la pulsation dans sa gorge qui trahissait son émotion, comme un absurde espoir auquel elle se raccrochait.
Zuko n'avait pas hésité à mentir. Il avait depuis longtemps décidé d'éviter tout contact entre l'ancien Seigneur du Feu et sa fille. Il en allait de la sécurité de la Nation.
Peu importaient les recommandations des médecins, la soi-disant nécessité pour la princesse de recréer des liens avec les siens. Si cela avait eu le moindre sens pour Azula, elle n'aurait pas refusé les tentatives de réconciliation de leur mère, elle n'aurait pas craché sur la main que lui tendait Zuko.
« As-tu écrit à notre Mère ? demanda-t-il en guise de réponse. Elle voudrait te voir. Cela la chagrine que tu ne lui répondes pas. Tu lui fais du mal en agissant ainsi. »
C'était toujours la même rengaine, les mêmes disputes stériles.
Combien de fois Zuko avait-il essayé de persuader son obstinée de sœur qu'elle faisait fausse route, qu'elle se méprenait sur leur mère et qu'elle faisait du mal à toute la famille en niant l'évidence.
« Cesse de me mentir Zuko, elle ne m'a jamais aimée ! Elle n'aurait jamais fait le choix de m'oublier sinon ! Elle n'aurait pas ressenti le besoin d'avoir une autre fille ! »
Zuko n'éprouva même pas de remords en voyant des larmes brillantes naître à la bordure de ses paupières tant il était fatigué d'entendre ces inanités.
Il y avait longtemps que les larmes de sa petite sœur ne l'atteignaient plus. Il avait fallu se forger une carapace au fil des années, surtout quand il était devenu évident que son cas était désespéré et que son esprit ne guérirait jamais.
Maintenant, ce sont ses propres larmes qui tombent en grosses gouttes de ses paupières et s'écrasent sur le visage de celle qui fut autrefois son ennemie. On dirait qu'elle pleure. Dans un quart d'heure tout au plus, les Sages enverront un messager prévenir le Seigneur du Feu qu'il est temps.
Des porteurs viendront soulever la litière pour la déposer sur le bûcher où autrefois il a vu se consumer et disparaître le corps de son grand-père, Azulon.
Zuko se rappelle la cruauté et l'indifférence dont Azula avait fait preuve ce jour-là en lui apprenant la disparition de leur mère. Ils avaient cessé d'être amis après cela. Azula était devenue la marionnette d'Ozai et ils avaient arrêté de partager les mêmes jeux.
Des années plus tard, elle avait ri quand leur père lui avait brûlé le visage et l'avait banni. Elle n'était même pas venue lui souhaiter bonne chance, ni même lui dire…
« Au revoir… elle n'est même pas venue me dire au revoir. Et tu voudrais que je l'accueille, les bras ouverts, et que je l'autorise à venir me tresser les cheveux ou à m'aider à me maquiller pour oublier mon triste quotidien ?
Chaque fois qu'il abordait le sujet d'une réconciliation entre la mère et la fille, inévitablement, Azula rétorquait quelque chose de ce genre et Zuko ne savait pas quoi répondre.
Maintenant, alors qu'il contemple son visage blafard, ses paupières qui commencent déjà à s'enfoncer dans les orbites, il comprend pourquoi il en était incapable. C'était plus facile de reprocher à Azula son entêtement et sa rancune plutôt que d'admettre cette vérité déplaisante.
Ursa n'était jamais venue dire au revoir à sa fille. Zuko lui avait épargné les questions qui pourtant le taraudaient. Ursa avait suffisamment souffert. Elle n'avait pas besoin, en plus, de porter le blâme pour tous les problèmes de sa fille. Si lui avait pu la pardonner pour l'avoir volontairement oublié, pourquoi elle ne le pouvait-elle pas ?
Si leur mère n'avait pas insisté, Zuko aurait sans doute cessé de rendre visite à sa sœur dans la dernière année écoulée. Il n'avait plus rien à lui dire. Un mur s'était érigé entre eux et un monde les séparait. Quel rapport existait-il entre sa vie de souverain et le quotidien prosaïque d'Azula ? C'est difficile de feindre un intérêt pour les progrès inexistants d'une pauvre folle, pour ses disputes dérisoires avec les autres résidentes, de l'écouter se plaindre de l'effet des médicaments. Que sont toutes ces futilités quand on a une nation à gouverner ?
« Regarde ces deux-là », lui dit-elle un jour dans la salle des visites en pointant du menton un homme en train d'enlacer une résidente pour lui dire adieu. Zuko s'était déjà levé, prêt à quitter les lieux après avoir bredouillé un salut hâtif à Azula.
Le mépris vibrait presque dans sa voix quand elle ajouta : « Chaque fois, ils nous infligent le spectacle de leurs embrassades larmoyantes. Comme s'il éprouvait le moindre remords à l'idée de la laisser moisir ici.»
Azula n'était que fiel et amertume quand elle évoquait les autres. Elle n'ouvrait ses lèvres rubis que pour se moquer ou formuler des critiques. Jamais une parole gentille, jamais l'amorce d'un regret pour ce qu'elle avait fait.
Zuko soupira.
« Eh bien ? Peut-être sont-ils vraiment tristes de se séparer, répondit-il d'un ton absent.
– Pff, des idioties, tout ça ! Ici, nous sommes toutes des indésirables. Sitôt votre devoir filial ou conjugal accompli, vous vous en retournez sans un regard pour nous. Si tu veux mon avis, cet homme est un hypocrite et ce qu'il fait à cette pauvre fille, c'est de la pure cruauté. Lui laisser croire qu'elle compte pour lui… »
Zuko ne disait rien, horriblement gêné. Comment faisait-elle pour toujours le mettre mal à l'aise, le renvoyer à sa propre négligence, à sa propre incompétence en tant que frère. Cette fois pourtant, il ressentit le besoin de pousser la conversation un peu plus loin :
« Il pourrait aussi bien cesser de lui rendre visite, se contenter d'une lettre de temps à autre. Tu penses que ce serait moins cruel ?»
Azula n'avait pas quitté des yeux le couple qui continuait de s'embrasser.
« Je pense qu'il devrait cesser de lui donner de faux espoirs, répondit-elle sombrement. »
Puis, se ravivant: « Au moins, avec toi, je sais à quoi m'en tenir. Tes adieux sont si… formels.»
Venait-elle de dire... ? Suggérait-elle qu'il devrait… ?
« Voudrais-tu, tenta-t-il, rougissant furieusement, voudrais-tu que je te serre dans mes bras quand je pars ? »
Les joues de sa sœur rougirent plus encore si c'était possible et elle détourna vivement le regard. Puis, elle éclata un peu trop tard d'un rire forcé et maladroit qui éveilla l'attention de leurs plus proches voisins.
« Toi et moi, Zuzu, nous embrassant comme ça ? Sois sérieux ! Nous sommes frère et sœur, pas amants.
« Sokka et Katara s'embrassent quand ils se séparent pour longtemps », dit-il innocemment.
Il ne savait pas trop ce qui le poussait à insister pour obtenir une étreinte dont il n'avait aucune envie.
« C'est probablement une coutume de paysans, se moqua-t-elle. N'oublions pas que ce sont des barbares. Puis elle ajouta: « Est-ce que nous n'aurions pas l'air complètement idiot si nous faisions la même chose ?»
Zuko ignorait si c'était juste son imagination ou si la voix d'Azula s'était vraiment faite plus douce, mal assurée, presque hésitante.
– Je demandais, c'est tout. Je voulais juste être sûr, » répondit-il, ne sachant pas s'il se sentait vexé ou profondément soulagé de son refus.
Elle lui lança un regard incertain, les joues toujours très rouges. Un silence inconfortable s'installa et se prolongea. Zuko ne savait comment nommer ce qu'il croyait lire dans ses yeux d'ambre. C'était assez semblable aux œillades que lui jetait Ursa au début, après leurs retrouvailles, quand elle ne savait pas très bien si elle avait encore le droit ou non de l'étreindre ou de lui prendre la main. Pour la première fois depuis longtemps, la ressemblance entre la mère et la fille frappa Zuko mais la sensation s'évanouit à la seconde où Azula rouvrit la bouche pour parler et laissa échapper son venin:
« S'il y a une chose dont je te suis reconnaissante au milieu de toutes ces horreurs que tu m'infliges, c'est que tu aies au moins la décence de m'épargner ta soi-disant tendresse fraternelle ! Il ne manquerait plus que ça ! Vraiment, tu nous imagines, toi et moi, nous embrassant comme ça ? répéta-t-elle, en caquetant de son rire mal assuré. Ce serait vraiment stupide, pas vrai ? »
« Oui, stupide », marmonne-t-il maintenant en contemplant le gâchis, sa voix s'élevant dans le silence de la chambre vide où il se tient, aux côtés du cadavre de sa petite sœur.
Les choses auraient-elles été différentes s'il avait décidé de l'étreindre malgré ses propres réticences et les sarcasmes d'Azula ?
Au-dehors, il entend les voix, nombreuses, d'une foule qui se rassemble. Il s'étonne que tant de gens viennent assister à ses funérailles. Cela le réconforte un peu de savoir que le peuple a répondu présent, que ses obsèques seront dignes de la princesse qu'elle était. Il pense à l'éloge funèbre que les Sages ont rédigé et lui ont montré hier. Rien dans ce discours ne ressemble à ce qu'elle était à la fin de sa vie. Les Anciens ont glorifié ses dons précoces et prodigieux, son audace, ses qualités intellectuelles, son incroyable beauté. C'est très bien ainsi. C'est ce qu'Azula aurait voulu mais Zuko sait que ces paroles sont creuses, qu'ils ont omis l'essentiel.
Quand il pense à ces six dernières années, il ne voit plus que l'ombre de la jeune fille fière et orgueilleuse qu'elle était. Une adolescente qui a sacrifié sa santé mentale pour plaire à son mégalomane de père, qui a pleuré en secret l'abandon de sa mère, qui a pris des risques inconsidérés pour faire revenir son frère disgracié au palais. Une fille qui parlait de posséder le monde quand elle ne désirait qu'une famille.
Un magnifique dragon aux écailles bleues maintenant mutilé et privé de ses ailes. Et il sait qui est responsable de sa chute.
Il ne lui reste que quelques minutes pour la regarder avant qu'elle ne soit plus qu'un tas de cendres. Il tente de graver dans sa mémoire chaque détail de sa physionomie. Il voudrait voir ses yeux une dernière fois, mais ils sont fermés pour toujours. Avec une pointe de panique, il réalise qu'il n'est plus certain de leur couleur. Il songe un moment à soulever ses paupières pour tenter d'apercevoir l'iris mais un long frisson parcourt sa colonne vertébrale à cette idée et il renonce.
Mère a fait ses adieux ce matin. Il a dû la soutenir quand elle a quitté la pièce, les yeux remplis de larmes, les jambes trop flageolantes pour la porter. Kiyi est passée aussi, la gorge serrée, déposer sa main gracile de fillette de dix ans sur celle de la grande sœur qu'elle n'aura jamais l'opportunité de connaître.
« Kiyi m'a dit que tu avais été désagréable avec maman la dernière fois qu'elles sont venues. Que tu as refusé son cadeau », l'avait-il blâmée lors de sa dernière visite.
– Je ne leur ai jamais demandé de m'apporter ces stupides friandises qui collent aux doigts et aux dents. Si Mère me connaissait, elle saurait que j'ai ces choses en horreur !
– Tu ne lui as jamais laissé la possibilité de te connaître. Tu ne lui parles pas quand elle vient, tu ne réponds pas à ses lettres. Comment veux-tu qu'elle devine ? Tu avais huit ans quand elle est partie et tu adorais ces gâteaux à cette époque.
– Je me fiche bien de ses vulgaires gâteaux », marmonna-t-elle en regardant ses pieds.
Sentant la colère bouillonner en lui, il sortit prendre l'air sur le balcon. De là, il avait vue sur la mer. Comment sa sœur pouvait-elle avoir le culot de se plaindre de ses conditions de détention ? Un disque écarlate descendait lentement vers la ligne argentée de la mer. Quand il revint quelques minutes plus tard pour récupérer ses affaires abandonnées sur le bureau de la chambre d'Azula, une lumière dorée tapissait le sol et les murs. Zuko éprouva soudain une profonde mélancolie.
Azula attendait, les mains dissimulées dans son dos. Il savait pourquoi elle les cachait ainsi. S'il avait vu avec quelle férocité elle enfonçait ses ongles dans la peau de ses mains, il se serait emporté. Il choisit de feindre l'ignorance cette fois. Il était pressé d'en finir. Mai l'attendait au palais, à une journée de vol de cet endroit sinistre. Ils avaient prévu d'annoncer sa grossesse à leurs amis le lendemain soir et il piaffait d'impatience à l'idée de cette soirée.
Il avait hésité à en parler à Azula, mais s'était ravisé en voyant son regard éteint, son visage pâle et les cernes sous ses yeux. Il y aurait bien le temps de lui annoncer la nouvelle. Ce n'était pas comme si elle allait passer beaucoup de temps avec son neveu.
Azula avait bien perçu sa hâte d'en finir. Elle lui tendait déjà son manteau. Il en éprouva une pointe d'agacement. Pourquoi donnait-elle toujours l'impression qu'elle lisait en lui comme dans un livre ouvert ?
« Quand reviendras-tu me voir? demanda-t-elle d'un air faussement détaché.
– Je reviendrai cet été pour ton anniversaire, comme tous les ans. »
Zuko avait pris garde à bien cacher la lassitude dans sa voix, mais il était certain qu'Azula l'avait perçue quand même.
« C'est dans trois mois », remarqua-t-elle.
Ce pouvait aussi bien être un constat qu'un reproche. Zuko se figea. Elle ne pouvait quand même pas sincèrement désirer ces visites. C'était gênant et douloureux pour eux deux. Il supposa qu'à défaut d'être une source de réconfort, la présence de son frère devait la distraire, lui permettre de rompre pendant quelques heures avec la monotonie de son quotidien.
– En effet, se contenta-t-il de répondre, c'est dans trois mois. Bien, je vais…
– Oui. »
Malgré la douceur de l'air printanier, l'atmosphère dans la pièce était glaciale.
Elle le raccompagna jusqu'à la porte de sa chambre. Il se retourna pour lui faire face et fixa un point à quelques centimètres au-dessus de son épaule. C'était toujours plus difficile de la regarder dans les yeux au moment de partir.
« Je passerai le bonjour à Mère et à Kiyi de ta part, annonça-t-il.
– Je suppose que je n'ai pas le choix. »
Réprimant un soupir, il fit tourner la poignée de la porte dans sa main.
« Au revoir, Azula. Si tu as besoin de quelque chose, fais-le savoir à tes médecins. »
Il n'attendait aucune réponse. Azula ne le saluait jamais. Il fut donc légèrement surpris quand elle l'interpella :
« Zuko, attends !
– Qu'y a-t-il ? demanda-t-il, s'efforçant de gommer de sa voix toute trace d'agacement.
Azula se tenait devant lui, les yeux baissés sur ses mains qu'elle triturait nerveusement. Ses joues étaient très rouges. Jamais elle n'avait paru si mal assurée.
« Eh bien, c'est que… Il y a cette petite fête que le sanatorium a décidé d'organiser pour le solstice dans trois semaines. Ce ne sera pas grand-chose mais il y aura un buffet, un spectacle de maîtrise du feu et un feu d'artifice.
– D'accord… répondit lentement Zuko. Ça a l'air bien. Et tu aimerais y participer ? Tu sais que tu n'as pas besoin de mon autorisation pour te joindre aux événements organisés par l'institut ? »
Il était un peu surpris. Azula n'était pas du genre à se mêler aux autres et les rassemblements sociaux lui répugnaient habituellement. Ses joues arboraient toujours un rose soutenu et sa voix parut incroyablement faible à Zuko quand elle poursuivit, toujours sans le regarder.
« C'est que… on a le droit d'inviter quelqu'un. »
Azula avait l'air d'une petite fille avouant à sa mère qu'elle venait de faire une bêtise et Zuko sentit son cœur se serrer douloureusement dans sa poitrine. Il y eut un long silence gêné, puis :
« Et tu voudrais que… tu voudrais que je t'accompagne, c'est ça ? souffla-t-il.
– Seulement si tu peux ! ajouta-t-elle précipitamment en lui lançant un regard furtif.
– Je peux proposer à Ty Lee si tu préfères y aller avec une amie, proposa-t-il, terriblement mal à l'aise, désireux de s'esquiver.
– Oui, j'y ai pensé aussi. Mais, c'est que… les médecins pensent que c'est mieux si j'y vais avec quelqu'un de ma famille. »
Azula ment tout le temps.
Zuko ignorait pourquoi la phrase qu'il se répétait comme un mantra quand ils étaient petits, avait choisi ce moment pour se frayer un chemin dans sa mémoire.
« Eh bien, je vais y réfléchir. Je te donnerai une réponse dans ma prochaine lettre, d'accord ?
– Oui, d'accord. »
Azula passa une main tremblante dans ses cheveux, regardant dans la direction opposée, comme si elle cherchait à tout prix à éviter son regard.
Zuko eut un mouvement d'hésitation. Devait-il l'embrasser, poser sa main sur son épaule, la serrer contre lui ?
Ce serait vraiment stupide, pas vrai?
« Tu devrais y aller non ? Ton ballon t'attend…
– Oui, répondit-il en passant à son tour une main dans ses cheveux pour essayer de se redonner une contenance. Je vais y aller. Bon, eh bien, au revoir Azula. À bientôt je suppose. »
Et il quitta la chambre, sans un regard en arrière.
Il ignorait que c'était la dernière fois qu'il la voyait. S'il l'avait su, il se serait sans doute retourné. Il aurait longuement sondé son regard pour l'inscrire dans sa mémoire avant de quitter sa chambre. Il aurait serré sa petite main égratignée dans la sienne pour sentir une dernière fois la chaleur qui en émanait. Il l'aurait serrée longuement contre lui pour lui dire, sans qu'il y ait besoin de mots, qu'elle comptait pour lui malgré tout.
Les choses se seraient sans doute passées différemment s'il n'avait pas été aussi lâche. Mais sur le moment, le désir de mettre le plus de distance possible entre eux, de se débarrasser provisoirement de la corvée l'emportaient sur tout le reste. Plus que la déception qu'il avait cru voir dans ses yeux quand il lui avait annoncé qu'il ne reviendrait pas avant trois mois, plus que l'anxiété dans sa voix quand elle lui avait proposé de l'accompagner à sa stupide fête.
Avant qu'elle ait pu ajouter quoi que ce soit, il avait ouvert la porte, adressé un signe de tête aux deux gardes postés là et s'était mis en marche le long du couloir qui menait vers l'atrium. Chaque pas qui l'éloignait de sa sœur allégeait le poids dans son estomac. Dans l'aéronef, il put respirer normalement à nouveau. La tension le quittait peu à peu. Le lendemain soir, quand il annonça à ses amis, le cœur empli de joie, que le nouvel héritier de la Nation du Feu arriverait en octobre, il ne pensait déjà plus au solstice, ni à la voix hésitante de sa petite sœur, ni à ses joues rougissantes dans les lueurs mourantes du soir.
Zuko tire une chaise pour s'asseoir près de l'autel et il prend la main de la morte dans la sienne.
Il essuie une larme importune qui vient de s'inviter sur sa joue sans cesser de caresser la peau marbrée.
Quand il a reçu le courrier d'Azula, quelques jours plus tôt, il s'est soudain souvenu de la fête et a poussé un juron. Le solstice était passé depuis deux jours et il avait oublié.
Tu mens, persifle une voix dans sa tête qui a les intonations d'Azula.
Non, s'il était tout à fait honnête, il y avait pensé le matin même. Mais il était déjà trop tard, et il avait une journée bien remplie. Azula comprendrait. D'ailleurs il ne lui avait rien promis.
Elle devait bien se douter qu'un homme de son importance n'avait guère de temps à perdre en futilités.
Quelle personne saine d'esprit aurait envie de passer une soirée en compagnie d'une bande de lunatiques ? C'était déjà assez embarrassant comme cela d'être reconnu par les autres visiteurs et les résidents quand il venait voir Azula à l'asile.
« J'ai besoin de te voir », disait la lettre.
J'ai besoin…
Azula avait toujours besoin de quelque chose. Il lui fallait toujours plus de confort, de nouveaux vêtements, de nouvelles crèmes ou lotions, quand ce n'étaient pas des livres introuvables édités à quelques exemplaires seulement chez de vieux libraires… Zuko se pliait en quatre mais ce n'était jamais assez bien pour cette capricieuse. Les robes somptueuses qu'il lui ramenait ne convenaient jamais : elles étaient trop grandes ou trop petites, ne lui allaient pas au teint. Le rouge à lèvres qu'il lui rapportait était soit trop criard, soit sans éclat. Les dents du peigne lui faisaient mal lorsqu'elle le passait dans sa chevelure ébène.
« Je n'ai pas le temps ! s'était-il plaint à Mère qui lui demandait, la lettre d'Azula dans la main, s'il allait se rendre au sanatorium. J'y suis allé il y a moins de trois semaines ! Que peut-elle me vouloir encore ? Oui j'aurais dû la prévenir que je ne pouvais pas venir à sa stupide fête ! On ne va pas céder à tous ses caprices.
– Je ne sais pas, s'inquiétait sa mère. D'habitude elle te dit clairement ce dont elle a besoin, non ? Tu n'es pas intrigué ? « J'ai besoin de te voir », relut Ursa. C'est peut-être plus sérieux que ce que l'on pense, non ? Tu aurais dû me parler de cette fête, je l'aurais accompagnée.
– Non, répondit-il en se frottant le visage dans les mains, soudain épuisé. Elle n'aurait jamais accepté, tu le sais bien. Je sais très bien ce qu'elle veut. Avec elle, c'est toujours intéressé. Elle espère sans doute me convaincre d'interrompre son traitement. »
Azula ne manquait jamais une occasion d'attirer son attention sur les effets désastreux, selon elle, des « suppresseurs de feu » comme elle les appelait. Depuis qu'elle était contrainte de prendre ces drogues qui annihilait son chi, elle se plaignait constamment. Il n'avait pas le choix pourtant: on ne pouvait pas la laisser utiliser sa maîtrise.
« Elle se fiche bien de cette fête : c'est juste un prétexte pour me manipuler et me rappeler à quel point je suis un frère cruel et sans cœur. Je ne sais pas ce qu'elle avait en tête en me demandant de l'accompagner. Je n'ai pas le temps, répéta-t-il. Si elle a vraiment besoin de quelque chose, elle n'a qu'à le formuler clairement. Je suis fatigué de devoir deviner ce qu'elle ressent.
– Veux-tu que j'y aille à ta place ? proposa Ursa qui n'avait pas l'air tranquille. Je l'ai trouvée déprimée la dernière fois que je l'ai vue. Elle avait maigri et elle était agitée, comme à l'époque où elle entendait des voix.
– Non, n'y va pas, trancha-t-il. Elle sera furieuse si tu viens sans la prévenir. Je ne veux pas que tu subisses ses foudres encore une fois. Je sais à quel point c'est dur pour toi. C'est moi qui l'ai placée là-bas. Je sais que c'est pour son bien, mais c'est mon choix, ma responsabilité. J'irai après le Grand Sommet politique. Azula peut attendre, ce n'est pas comme si elle avait quelque chose d'important à faire. »
Le début de l'été était la saison des réunions et des relations diplomatiques. Des émissaires venus de tous les coins du monde et des autres nations arrivaient chaque jour au palais et Zuko devait multiplier les mondanités pour bien les accueillir, conserver l'image d'un souverain ouvert et prévenant, assister à toutes les réunions.
Habituellement, Mai s'acquittait à merveille de ces corvées mais la grossesse l'épuisait et Zuko ne pouvait pas se soustraire indéfiniment à ses devoirs mondains. Sa présence était indispensable. Azula le savait très bien et il n'était que trop évident qu'elle le faisait exprès.
« Tous les ans, c'est la même histoire. Chaque année, il se passe quelque chose : quand elle ne mène pas une grève de la faim, c'est une bagarre qui éclate à cause d'elle, ou bien c'est une tentative d'évasion. C'est sa façon d'attirer l'attention sur elle. Si nous voulons qu'elle guérisse, nous devons l'empêcher de reproduire ces mécanismes. Elle doit comprendre que tout ne tourne pas autour d'elle, et puis j'ai besoin de toi ici pour m'aider à préparer les soirées mondaines. Je ne peux pas demander à Mai dans son état.»
Sa décision était prise. Il irait voir Azula la semaine prochaine, après le Sommet et écrirait une lettre à ses médecins pour leur demander de veiller à satisfaire tous ses besoins d'ici-là. Azula avait déjà passé de plus longues périodes sans recevoir de visites. Elle pouvait bien attendre quelques jours de plus. Ursa avait eu l'air rassurée. Et ils n'en avaient plus parlé.
Puis le messager était arrivé.
Quand le héraut la lui a montrée, Zuko a immédiatement reconnu la dague par laquelle elle s'est donné la mort. Celle offerte par Oncle Iroh quand il était petit. Azula avait dû la subtiliser lors de sa dernière visite, pendant qu'il prenait l'air sur le balcon. Zuko ne s'en était même pas rendu compte, trop pressé qu'il était de mettre de la distance entre eux. Pourquoi a-t-elle attendu si longtemps pour s'en servir ? L'avait-elle dérobé dans l'espoir de le voir revenir plus vite ?
N'abandonne jamais, disait l'inscription gravée sur la lame.
L'ironie lui donne envie de hurler.
« Tu savais que tu sèmerais le chaos dans ma tête en utilisant cette dague, n'est-ce pas ? murmure-t-il à son cadavre. C'était ton intention, pas vrai ? »
Sa voix lui semble étrangement lointaine dans l'atmosphère silencieuse de la pièce. Il lui semble qu'il ne l'a pas utilisée depuis des jours. Elle est un peu rocailleuse, comme si on lui avait fait avaler de la terre.
Il donnerait tout pour entendre ses sarcasmes, pour subir ses reproches. Tout valait mieux que cet éternel silence sans espoir qui résonnait à ses oreilles plus durement que ses pires insultes, que ses plus cinglantes répliques.
Soudain, il songe à ce qu'a été la vie d'Azula au cours des six dernières années et un profond chagrin s'abat sur lui.
Pour les malheureux et les déshérités, le bonheur tient à une étreinte affectueuse, à une pression de la main, à un feu d'artifice minable tiré dans la cour d'un asile de fous.
Il songe à ce que l'égoïsme, la lâcheté et le ressentiment lui ont coûté et comme ils ont entaché son âme, lui qui pensait faire le bien, lui qui était persuadé d'être du bon côté.
Les autres auront beau lui répéter, inlassablement, que ce n'est pas sa faute, qu'Azula était trop malade et qu'elle aurait agi exactement de la même manière dans d'autres circonstances. Il ne peut s'empêcher de se demander : et si ? Et s'il n'avait pas fait semblant de ne pas comprendre quand elle lui a montré ce couple qui s'embrassait pour se dire au revoir ? S'il n'avait pas ignoré sa main légèrement avancée sur la table lors de cette autre visite, dans l'espoir peut-être qu'il la prenne dans la sienne ? S'il n'avait pas consciemment omis de se rendre à cette fête ?
La porte s'ouvre et un grincement sinistre se répercute contre les murs de la salle. Un vieil homme coiffé d'un long chapeau et au menton orné d'une longue barbe grise apparaît. Zuko le reconnaît : c'est le prêtre qui va présider aux obsèques.
« Seigneur du Feu ? C'est l'heure. Avez-vous fait vos adieux à la Princesse ? »
Zuko sait que ce moment va avoir lieu depuis qu'il est entré dans cette pièce, cela n'atténue en rien le choc qu'il ressent.
Je ne suis pas prêt. Je ne suis pas prêt pour ça ! hurle une voix dans son esprit.
Il craint ce qui va suivre. Et s'il perd la tête devant la foule rassemblée sur la grande place où se tiendra la cérémonie ? Et s'il se met à crier, ou fond en larmes quand on la transportera sur le bûcher ? S'il s'accroche soudain au cadavre d'Azula au moment où on l'éloignera de lui ? Il réalise qu'il ne supporte pas l'idée de son corps réduit à néant. Il voudrait le conserver dans une crypte, l'enterrer, comme ils le font dans le Royaume de la Terre. Au moins ainsi elle continuerait d'exister quelque part, même sous une forme altérée. Cela lui paraît cruel en cet instant de l'incinérer. Il a l'impression de se débarrasser d'elle. C'est comme la jeter à nouveau à l'asile, mais sans aucune perspective de sortie.
Il comprend qu'il n'a jamais eu l'intention de la libérer. C'était réconfortant de la savoir là-bas, dans sa prison dorée, de pouvoir garder un œil sur elle, de contrôler sa vie. Même s'ils ne se supportaient pas, ne se comprenaient pas, c'était bon de savoir qu'elle continuait d'exister quelque part et qu'il pouvait la voir aussi souvent qu'il en éprouverait le désir.
Azula a trouvé le moyen de lui échapper. Bien sûr, il fallait qu'elle s'évade de la plus cruelle des façons. Son esprit tourmenté trouverait-il enfin la paix à laquelle elle aspirait tant ? Et si son âme ne trouvait pas le chemin ? Si quelque démon la capturait pendant son voyage ? Si elle se trouvait seule ? Plus seule encore que pendant la misérable vie qu'il lui a imposée ?
« Seigneur du Feu ? demande timidement le prêtre qui assiste, ignorant, à la tempête silencieuse qui se déroule dans l'esprit du jeune souverain.
Par miracle, Zuko trouve la force de répondre d'une voix blanche :
« Laissez-moi une minute, je vous prie.
– Bien sûr, votre Majesté. J'attendrai derrière cette porte que vous soyez prêt. »
Le vieil homme quitte la pièce et Zuko se retrouve seul avec Azula.
Son immobilité est comme une insulte, son silence un parjure. En cet instant, il la hait de lui infliger une douleur aussi insensée. Il la hait comme il ne l'a jamais haïe. Il a envie d'arracher les fleurs des pots qui l'entourent. Il veut balayer d'un revers les pétales safran sur lesquels elle repose et les embraser. Il veut la prendre par les épaules et secouer son corps inerte jusqu'à ce qu'il reprenne vie. Il veut hurler, il veut la tenir contre lui et la serrer, la serrer jusqu'à ce qu'elle tombe en poussière dans ses bras.
Zuko se reprend. Il s'avance lentement vers l'autel et pose sa main sur celle de sa sœur.
Ce serait stupide, pas vrai ?
Il croit presque entendre sa voix et s'étonne que ses lèvres n'aient pas remué. Il se demande si son âme est toujours prisonnière de ce corps. A-t-elle peur ? A-t-elle froid ? Zuko regarde autour de lui pour s'assurer qu'ils sont seuls.
Lorsqu'il la soulève, des pétales orange s'échappent en petits tourbillons et chutent sans bruit sur le sol de marbre, flocons d'or s'abattant en silence sur la neige immaculée. Il s'étonne de la trouver si légère. Ses bras pendent mollement de part et d'autre de son corps et sa bouche s'entrouvre légèrement. Il recule vers le fauteuil près de l'autel et s'y assied. Là, il la tient étroitement contre lui, dans la pose d'une mère berçant son enfant. Il respire une bouffée du parfum que les servantes ont pulvérisé sur elle pour dissimuler l'odeur âcre de la mort. C'est comme tenir une poupée de chiffon. Il frissonne à la froideur de sa peau. Zuko inspire profondément et une douce chaleur irradie de tout son corps tandis que son feu intérieur s'élève en lui.
Celui d'Azula s'est éteint pour toujours. Il ne reverra plus jamais la teinte azur de ses flammes uniques, celles qu'il a si désespérément tenté d'étouffer.
Il essaie de réchauffer le cadavre à l'aide de sa propre maîtrise. Il renonce rapidement. Ce que la mort a touché, le feu ne le réchauffe pas. Le froid qui émane du corps d'Azula est tel le vent d'hiver qui engloutit tout et vient à bout de la plus vive flamme. Zuko le sent qui s'infiltre à travers les pores de sa peau, enveloppe son cœur qu'il sent flétrir dans sa poitrine. Il lui monte à la tête sous forme de milliers de petits cristaux tranchants qui lui transpercent le crâne.
C'est trop bête, pense-t-il. Si Katara avait été là, elle aurait pu sauver Azula. Mais sa petite sœur est morte seule, en se vidant de son sang sur le sol froid de sa chambre à l'asile. A-t-elle regretté sa décision fatale à la fin, quand elle s'est sentie partir ? A-t-elle eu peur ? A-t-elle appelé à l'aide ? L'a-t-elle appelé lui ou leur mère ?
« Pardonne-moi Azula, parvient-il à balbutier entre deux sanglots en baisant son front pâle. Pardonne-moi. »
Et tandis qu'il serre contre lui ce corps si proche mais pourtant si lointain, il se dit que finalement, ce n'était peut-être pas si stupide.
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La foule est amassée sur la place et observe un silence respectueux, tous les regards dirigés vers la plate-forme surélevée où se tiennent les membres endeuillés de la famille royale et leurs plus proches amis : l'Avatar, les héros de guerre Sokka et Katara et la jeune Beifong. La Reine-mère Ursa pleure contre l'épaule de son fils, le Seigneur du Feu qui tâche vaillamment de rester digne. Mais on peut voir à la façon dont ses lèvres tremblent à quel point il est affecté. La jeune Ty Lee, un peu en retrait, a caché son visage dans ses mains et ses épaules sont secouées de spasmes incontrôlables.
Quand le prêtre, après avoir prononcé un discours aussi édifiant qu'émouvant, embrase le bûcher sur lequel repose le corps sans vie de la princesse, le peuple retient son souffle.
Les flammes dévorent les premières bûches et lèchent peu à peu les bords de la litière. On l'entend crépiter et ce son couvre le silence qui s'est abattu sur la grande place.
Puis il se passe quelque chose.
Quand ils en parleront plus tard, Zuko dira qu'il a toujours su que quelque chose de semblable arriverait. Sur le moment pourtant, il n'en revient pas.
Au moment où le feu s'attaque au corps sans vie d'Azula, les flammes orange se colorent peu à peu. Un bleu azur éblouissant s'embrase, dissimulant la princesse à la vue de tous. La foule émet des exclamations à la fois effrayées et émerveillées.
Lorsque le feu est à son plus haut, une vapeur d'azur emplit le ciel et une forme gigantesque mais magnifique s'élève vers les nuages.
Enfin libérée, l'énergie trop longtemps contenue dans le corps d'Azula prend son envol et Zuko la reconnaît. C'est un formidable dragon aux magnifiques écailles céruléennes.
Une larme coulant sur sa joue ravagée par la cicatrice, Zuko la suit du regard jusqu'à ce qu'elle disparaisse, avalée par le disque éblouissant du soleil.
Notes:
Ce texte est purement cathartique et s'est accroché à mon esprit après une réflexion que j'ai eue sur les devoirs que nous avions (ou n'avions pas) envers les membres de notre famille. En particulier les plus fragiles et les plus défaillants.C'est moins élégant de citer Dumbledore que Michel Audiard, mais ça colle bien avec la situation que j'ai décrite, et cette citation a toujours résonné en moi. Donc je dirai pour finir :"N'aie pas pitié des morts. Aie pitié des vivants, et surtout de ceux qui vivent sans amour."J'espère que ce one-shot vous a plu. S'il vous plaît, laissez-moi un avis :)