Fonctions à deux vitesses

Chapitre 1 : Fonctions à deux vitesses

Chapitre final

5858 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 28/08/2023 22:55

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions .fr : Une bouteille à la mer - (juillet août 2023).



« Monsieur le préfet, monsieur le préfet ! Qu’avez-vous à dire concernant les récents incidents qui ont eu lieu au collège Kunugigaoka ? Cela ne vous rappelle-t-il pas la catastrophe extra-terrestre ?


               — Je vous en prie, il s’agit d’élèves sous pression. Il n’y a rien de comparable avec un monstre qui souhaite détruire la Lune, l’opinion publique ne croirait pas quelque chose d’aussi puéril.


               — A propos de l’opinion publique, elle exige des rép…


               — C’est vous qui exigez des réponses, pour vos articles. Je vous assure qu’il serait malvenu de sous-estimer l’intelligence du peuple. Je gère malgré tout ce problème-là avec la plus grande attention. Sur ce…


               — Attendez, monsieur le préfet !... »


L’homme en costume descend les quelques marches qui le séparent de sa voiture de fonction, aveuglé par les flashs des appareils photo. Pourtant, ses yeux ne clignent pas. Il avance le buste droit jusqu’à ce que l’un des gardes du corps ouvre la porte du véhicule teinté, avec lequel ils disparaissent tous les deux.


               « Ces journalistes ne valent rien, ils sont faciles à manipuler, considère le préfet aux cheveux teints de noir.


               — J’en aurais bien cogné un ou deux quand même…


               — C’est pour ça que tu n’es pas préfet, Terasaka.


               — Tss… Ne me prends pas de haut, c’est toi qu’es venu me chercher, l’intello’.


               — Parce qu’en tant que garde du corps, je sais qu’il n’y a pas meilleur que toi. Et j’ai sérieusement besoin d’un bon garde du corps, même si je peux me défendre seul.


               — Mouais… Dis juste que ça te plaisait de me donner des ordres.


               — Tu es devenu perspicace, sourit malicieusement le préfet. Mais je t’assure, ce n’est pas que pour ça. »


Le salarié baraqué, au visage fermé, se tourne vers la vitre. Les compliments le mettent mal à l’aise. Les bandes à moitié effacées de la route de campagne défilent à présent sans discontinuer, tandis que l’employeur réfléchit à son prochain mouvement.


               « Tout de même, je ne pensais que Gakushû deviendrait si vite proviseur… Mais à présent que je suis préfet, il ne peut rien contre moi.


               — Tu te souviens ce que Koro te répétait ?


               — Oui, je sais… Ne pas sous-estimer ses adversaires.


               — Ca va, alors. On devrait pas tarder à arriver, et les journalistes ne nous ont pas suivis. Je passe quand même devant.


               — Cela sera fait selon vos désirs, monseigneur », s’amuse l’homme haut placé. 


Terasaka, renfrogné comme à son habitude, ouvre la portière pour son supérieur. Les deux hommes se dirigent vers le portail du collège qui est d’ores et déjà déverrouillé pour les élèves. Ils s’arrêtent brièvement face au bâtiment modernisé, une horloge immense surplombant les murs rénovés de béton brut. Plus que l’aspect, c’est la taille du collège qui les impressionne : les trois structures avaient germé en une demi-dizaine, la fontaine centrale ayant subi un agrandissement pour l’occasion. Les chemins de pierre reconstituée qui se dessinent sous leur pas les mènent ensuite jusqu’au porche de la porte gravée. Ils progressent entre un escalier et deux couloirs, puis trois, comme s’ils n’avaient jamais oublié l’agencement labyrinthique appris il y a plus de dix ans. Un cartable se dessine dans leur dos grâce à l’imagination galopante qui les ramène à cette époque.


               « Rien n’a changé dans ce foutu bahut…


               — Détrompe-toi, Terasaka. C’est précisément parce que le collège a évolué en même temps que nous, qu’il nous paraît être le même. Et puis ce n’est plus Gakuhô Asano le proviseur, ni même son successeur initial… C’est son fils, Gakushû… souligne Karma avec une pointe d’inquiétude.


               — Bah, et alors ! T’es préfet, non ? Allez, tu vas gérer, fais pas cette tête d’enterrement.


               — Quand je vois tout ce qu’il a accompli en à peine quelques années, j’en suis moins sûr. Mais cette bataille promet d’être intéressante », conclut-il finalement d’un rictus.


Le collège de Kunugigaoka… A l’époque du proviseur Asano premier du nom, le système éducationnel se basait sur la discrimination. Les classes se départageaient en fonction du niveau des individus, de la A jusqu’à la E. Les élèves, qui étudiaient en grande majorité dans le bâtiment principal, ostracisaient ceux de la classe E, confinés à l’écart, dans une ruine à l’abandon loin dans la montagne. Par peur de finir à leur place, ils travaillaient plus dur et plus assidûment.


 Il y a quinze ans, un monstre créé par la science manqua de détruire la lune, puis enseigna à cette fameuse classe E après des négociations secrètes avec le gouvernement. Une année pendant laquelle il ne cherchait qu’à mourir : des militaires le pourchassaient, ses élèves déclarés « bon à rien » étaient formés pour le tuer, la nation montait lentement son plan d’extermination… Finalement, au terme de cette scolarité, les étudiants en finirent avec leur étrange professeur, non sans heurts. Le scandale extraterrestre éclata au grand jour. Le système par discrimination fut également aboli et l’ancien proviseur démis de ses fonctions. L’opinion publique n’aurait pas supporter qu’une telle chose persiste… Pourtant, le génie éducatif de Gakuhô Asano faisait des merveilles sur la motivation des classes D à A. Et tel père, tel fils…


Le préfet inspire profondément devant le bureau du proviseur. Il a encore des réflexes de vaurien surdoué, mais l’expérience l’a grandement assagi. Aujourd’hui, il sait qu’il doit affronter un autre surdoué de sa génération. Son poing se ferme, puis il frappe ses phalanges trois fois sur le bois de la porte.


               « Entre, Karma. »


Il a deviné. Le visiteur pénètre dans le bureau. Terasaka attend à l’extérieur.


               « Trois heures douze minutes. Tu as du retard, un classique, provoque le proviseur d’un ton froid.


               — Tu sais bien que ça fait longtemps que je n’ai plus de retard injustifié, Gakushû. Des journalistes m’ont accaparé.


               — Tu appelles ça une justification ? Le préfet, retardé par des journalistes : on aura tout vu… Soit, je t’avais peut-être surestimé. Dis-moi, pourquoi es-tu là ? Ce n’est pas pour parler du bon vieux temps, je suppose ?


               — Et pourquoi pas ? répond Karma d’une pirouette, jeu dont il est maître.


               — Parce que Terasaka attend à l’extérieur, que tu te présentes dans mon bureau en costume, et que tu préfères manipuler les autres plutôt que d’évoquer avec eux le bon vieux temps, attaque-t-il.


               — Toujours aussi piquant, mon cher Gakushû.


               — Toujours aussi piquant, mais, aujourd’hui, je suis proviseur.


               — Et moi, préfet. Des informations me sont remontées comme quoi certains élèves seraient maltraités dans ton école. Etant donné les événements qui ont frappé ton collège, tu comprendras que je ne pouvais pas fermer les yeux…


               — Même s’il ne s’était rien passé, tu n’aurais pas fermé les yeux.


               — Piquant et perspicace… »


Karma fait un pas vers le bureau scintillant. Aucun trophée n’orne les murs, contrairement à autrefois. Seules sont accrochées, derrière Gakushû, les photos des deux derniers proviseurs. Celle de Gakuhô surplombe l’autre. Le préfet analyse. Il s’assoit puis fixe son ancien camarade dans les yeux.


               «… Ecoute, tu l’as dit, je suis préfet. Qu’importe ce que je veux faire, l’opinion publique ne sera pas satisfaite si je n’agis pas.


               — Ironique, Akabane… Tu as fait tout ce chemin en écrasant des politiciens véreux. Tu voulais changer le pays. Maintenant que tu es préfet, te voilà à la solde de « l’opinion publique ». Comme cette fois-là… remémore le proviseur à son ancien camarade.


               — Et toi, tu voulais devenir meilleur que ton père. Diriger les gens, les contrôler… Et te voilà à son poste.


               — Hm… se tait l’adressé, crispé. C’est vrai, monsieur le soumis à l’opinion…


               — Eh, eh…

               

               — Ah, ah, ah ! »


Les deux responsables rient aux éclats. On croirait qu’ils ont des plans de conquête du monde, du genre machiavélique. Mais ils sont adultes, désormais. Ils ne pensent plus à ces choses de façon puérile, comme avant. A présent, ils ont les moyens de leurs ambitions…


               « Je vois le tableau, Akabane, se reprend Gakushû en recoiffant ses cheveux orangés. Pour être franc avec toi, un groupe d’élèves est tombé sur les archives de l’époque. Ils semblent apparemment déterminés à rétablir le système de la classe E. Cependant, sans mon aval, ils ne peuvent qu’utiliser des moyens détournés, comme le harcèlement…


               — Et tu les laisses faire ? s’interroge le préfet interloqué.


               — Tu ne peux pas cogner les journalistes, même si tu en as envie, n’est-ce pas ?


— Et toi, tu ne peux pas cogner ou punir les élèves personnellement… L'analogie serait pertinente ? Ce sont les chaînes du pouvoir.


               — Tout à fait, je ne peux pas les punir en tant que proviseur. Mais toi, le préfet, tu es venu jusque dans ma modeste école pour un problème a priori anodin.


               — Anodin ?... répète Karma, le sourire intéressé.


               — Lorsque tu seras parti, il deviendra anodin. Tu n'es pas venu pour t'enquérir de tels enfantillages. Tu vas visiter l'ancien bâtiment de la classe E, par mesures de précaution et pour rendre hommage à la tragédie extra-terrestre qui s'est déroulée. Sur le chemin, quelques discrètes activités auront lieu, et le harcèlement cessera.


               — … Tu veux m'utiliser ?


               — Je veux que l'on collabore à notre avantage commun », précise Gakushu penché vers son camarade. 


Karma rit à nouveau. Cette fois, il n'y a pas d'éclat grandiloquent. Sa bouche ouverte vers le plafond émet à peine un bruit puis se ferme, tandis qu'il se redresse vers le proviseur avisé.


               « Tu n'as pas changé, dit-il.


               — Tu acceptes, n'est-ce pas ? Sinon, je devrais...


               — Bien sûr que j'accepte. Je n'ai pas besoin d'entendre tes menaces, Asano. Nous avons tous les deux passé l'âge des futilités. Tu l’as dit toi-même : cela sert notre intérêt commun. Observe bien les plans construits par le préfet Akabane et prends-en de la graine, proviseur... »

               

Karma se lève et sort de la salle sans un bruit, alors que les deux tacticiens arborent une expression satisfaite. Terasaka emboîte le pas de son patron.


               « Alors, comment va ce taré ?


               — A mon grand dam, il va bien. On a du boulot.


               — Tu veux travailler pour lui ?!


               — Non, je vais travailler pour moi, comme toujours. »


Les deux compères repartent en expédition. Le problème semble complexe, pourtant, pour des personnes aguerries, les querelles d’enfant ne sont… que des querelles d’enfants. Or, les anciens assassins de la classe E sont tous, à leur manière, des personnes aguerries. Les regards dans les couloirs de l’institution en dévoilent énormément. On y reconnait sans mal la fierté des forts et la honte des faibles. Terasaka s’identifie à la dernière moitié. Il sait que l’important est de se surpasser soi-même avant les autres. Le fort qui ne se surpasse pas ne peut que se faire doubler. Son visage fermé s’ouvre : ses sourcils se déplient, sa mandibule se détend. Il plonge dans une époque lointaine qui se résume en une seule année de confrontation, de pleurs, et de rire. La mélancolie l’étreint presque…


               « Reste concentré, Terasaka. Ce n’est pas une visite de courtoisie… pas encore », précise le préfet affûté. 


… Soudain, le garde du corps se rappelle que les forts qui se surpassent continuellement seront toujours plus forts que lui. Cela lui convient, c’est une vérité à accepter pour progresser. Il se redresse : la cour du collège se présente enfin à eux. Karma Akabane, l’ancien génie tactique de la classe E, lui expose son plan pendant que l’employé se crispe. Il n’a rien de compliqué, mais révèle un air de malice audacieuse propre au cancre en costume. Son expérience lui est très vite utile : il observe la cour et détecte dans quelle catégorie se rangent les individus. Certains, puissants, affichent leurs prédispositions naturelles, d’autres, fragiles, subissent la démonstration. Deux, trois, quatre ?... A vue de nez, cinq groupes rentrent dans ces critères. Karma sait comment réagissent les forts qui prétendent l’être. Il s’approche d’un premier groupe.


Trois garçons de classes supérieures harcèlent un gringalet qui vient à peine d’arriver : le genre de scènes que le préfet déteste le plus. D’un pied de voleur sur la pierre blanche, il se positionne derrière les trois garçons à l’expression amusée — Terasaka également, malgré sa carrure —, puis plante vivement deux doigts dans la nuque de l’un d’eux. L’enfant s’immobilise immédiatement. En se penchant lentement à son oreille, Karma murmure son réquisit.


               « Puis-je vous aider à résoudre votre querelle ? Cet enfant vous a-t-il ennuyé ? insiste-t-il en jetant son œil très clair sur ledit enfant. »


Aucune réponse. L’élève serre sa bouche en refermant ses paupières, la nuque toujours immobilisée. Son visage se pare d’un remords attristé, les larmes viennent. L’inquisiteur relâche ses doigts et les fait voyager tendrement dans les cheveux du harceleur.


               « Ce n’est pas grave, file, le soulage-t-il d’un sourire angélique. »


Terasaka observe dans le silence, perturbé par tant d’aisance. Le groupe se disperse, mais, au dernier moment, Karma invite le gringalet à le rejoindre. L’air inquiet de ce dernier s’envole vite : on a quelque chose à lui apprendre. Un petit tour de mains qui lui permettrait de se protéger. Cela demande toutefois de la pratique. Qu’importe : la pratique emporte le dépassement de soi, et la force vient naturellement. L’opération est répétée sur chaque groupe déviant, un à un, dans un calme imposé si facilement qu’il en devient inquiétant. Des intellos qui s’en prennent à un raté, des racketteurs à un asocial, des populaires à un laissé-pour-compte… Les formes varient, le processus est identique. Bientôt, la tendance s’inversera… Leur besogne accomplie, les compères rallient l’entrée de la cour, où se rejoignent les deux chemins qui contournent l’imposante fontaine. Finalement, ils s’en vont vers la montagne.


               « Ton plan… Il avait l’air moins effrayant quand tu m’en as parlé, critique le garde du corps avec hésitation.


               — Tu crois que j’en ai trop fait ? Pourtant, ce n’est pas tout à fait terminé. Mais avant, on a quelque chose à récupérer dans notre ancienne salle de cours… »


Le chemin agencé se transforme peu à peu pour devenir un amas grossier de graviers et de terre qui jonche le sol jusqu’au pic de la montagne. Le pas assuré, les représentatifs évitent les bandes d’interdiction puis continuent à monter. L’ambiance animée du collège s’efface : un silence assourdissant écrase les cris lointains. Les anciens de la classe E, Karma AKABANE — E-1 — et Ryôma TERASAKA — E-16 —, rejoignent l’endroit où leur professeur a arrêté de vivre. Même le préfet, si pragmatique, trouve en son être les souvenirs de cette époque. Il se remémore la fin, lorsqu’il a mené ses camarades dans ces bois pour déjouer les militaires et parvenir au sommet ; la fois où il a essayé de le piéger en sautant lui-même dans le vide — sachant pertinemment qu’il ne le laisserait pas mourir — ; ou encore ce moment où ils ont tenté de le noyer dans la piscine qu’il avait construite pour eux… La vérité, c’est que le monstre soi-disant extraterrestre qui avait manqué de détruire la lune n’en était pas un.


Un scientifique soumis aux expériences militaires de l’époque avait fini par se transformer en un poulpe humanoïde. A cause du manque de contrôle causé par les implants tentaculaires, il avait presque détruit la lune. Dans l’intervalle, il avait tué sa bien-aimée. Fut alors retenue la vitesse exceptionnelle qui le caractérisait lui et ses tentacules : Mach 20, soit vingt fois la vitesse du son. En hommage à la défunte professeur, il décida d’enseigner à la classe E du collège Kunugigaoka pendant une année, sachant pertinemment que le gouvernement ne le laisserait pas vivre plus longtemps, mais n’avait pas encore les moyens de le tuer. Plusieurs pistes furent donc mises en place, dont la création de cette fameuse « classe d’assassins », qui avait pour cible leur professeur…


               « Je me demande ce que devient Nagisa… erre Karma.


               — Ah ! Il n’y a pas à s’en faire pour cette tête brûlée. »


Le soleil attaque les deux hommes qui parviennent enfin à leur destination. Une vieille demeure de bois craquelée manque de s’écrouler. Dans ce secteur désormais prohibé, le bâtiment attendait patiemment ses anciens occupants sous le chant des oiseaux. Ils ouvrent la porte grinçante et pénètrent dans la salle de classe. On croirait qu’il n’y a eu aucun changement, hormis le vieillissement naturel du mobilier, les toiles d’araignées, les cloportes et autres beïtes qui ne dérangent pas pour un sou les visiteurs du moment. Le soleil perce les vitres, parfois brisées, pour chauffer la trentaine de pupitres alignés face au tableau d’ardoise poussiéreux.


Le trophée se tient là, humble. Un livre épais, fermé depuis des lustres, est posé sur l’imposant bureau du professeur. Lorsque le préfet passe religieusement ses doigts autour, le bouquin ne bronche pas d’un poil. Pourtant, il l’observe avec une étonnante obsession, du genre à faire rougir ou fuir les plus impassibles.


               « C’est… ça qu’t’es venu chercher ? balance Terasaka dubitatif.


               — Oui. »


Karma répond, furtivement, mais son attention n’y est pas. Il attrape le livre, le dépoussière, teste sa solidité, puis l’ouvre. Le titre n’a rien d’exceptionnel : « Classe E - album photos - : Koro ».


               « Et… Ce pavé, c’est ce que je pense ?


               — Oui, l’album photos du prof’, révèle Karma.


               — On l’avait laissé là… J’y pensais plus.


               — Normal, c’est moi qui pense.


               — Eh, tu veux que je te cogne ?!


               — Sacrée réplique pour un garde du corps.


               — Tch… »


Cela fait une dizaine d’année que le duo ne s’était plus adressé la parole de cette façon. La brute malpropre s’approche de son camarade pour profiter du livre imagé. Karma en tourne la première page : un souvenir apparaît. L’album commence par la charmante silhouette de Koro — le surnom donné à leur professeur — devant le tableau. Sa tête jaune, qui a l’apparence d’un énorme smiley content, est prolongé de sa longue robe de professorat de laquelle dépassent huit tentacules qui soutiennent son corps. L’un des deux tentacules qui lui servent de mains agrippe une craie, qui lui a permis d’écrire au tableau : « Nyah ah ah. ». Son rire à moitié moqueur à moitié affectueux résonne encore dans l’esprit des deux rêveurs, qui visualisent parfaitement son corps jaune s’agiter dans tous les sens pour leur donner les plus basiques des enseignements.


Karma commence à tourner le millier de pages une à une — il faut préciser que prendre des photos à Mach 20 permet d’en avoir une certaine quantité —. Isogai, Itona, Kayano, Okajima, Kataoka… le stratège, la force, la sensibilité, l’humour, la modèle… Tous les camarades défilent un à un dans la mémoire du préfet. Kayano, toujours souriante, les cheveux attachés, est maintenant une actrice reconnue. Kataoka, quant à elle, s’est octroyé le titre de championne olympique de natation il y a quelques années. Les élèves grandissent tous à leur façon, mais la classe ne disparaît pas pour autant : elle se disperse, à peine. Le lien reste. En continuant de feuilleter le livre apparaît, au milieu, un texte brut sur un surprenant fond blanc.


               « Rendez-vous au pudding ?... lit Karma.


               — Le pudding ? C’est quoi ce charabia encore !


               — Hm, j’ai une petite idée… La question serait plutôt : qui a écrit ça, et que va-t-on y trouver ?... 


               — C’est pas le prof’ ?


               — … »


Koro ne manquait pas de perfectionnisme, il n’aurait jamais accepté de gâcher son recueil en y insérant une telle énigme. Le pudding… Les deux hommes s’interrogent un moment puis sortent en laissant le bouquin trôner à son emplacement. La scène leur revient comme si elle venait de se produire. Kayano avait motivé toute la classe pour monter un pudding géant, fruit d’une logistique et de concepts scientifiques propres à des collégiens. Comment maintenir une telle masse de pudding ? Comment l’acheminer jusqu’en haut de la montagne pour le remplir ?... Le conserver ?... Tant de questions qui avaient fait progresser la classe E sur un projet a priori anodin, qui ne pouvait avoir lieu qu’ici, avec l’aide de leur professeur loufoque. L’appétissant dessert de trois ou quatre mètres de haut s’élevait dans la cour, juste à gauche du petit escalier qui menait à la salle de classe. Koro avait fini par le partager pour chacun des vingt-sept étudiants qui l’avaient ensuite dégusté.


En contrebas dudit escalier, les compères découvrent une boîte à gâteaux métallique cachée dans l’ombre. C’est Terasaka qui se penche pour l’attraper. Lorsqu’il la sort de son emplacement, le métal reflète la lumière du soleil et l’éblouit. Le doute l’empoigne. Doit-il vraiment l’ouvrir ?


               « Allez, dépêche ! s’impatiente Karma. »


Le garde du corps soulève lentement le couvercle avec ses grosses mains… A l’intérieur se trouve un couteau. Pas n’importe quel couteau : il s’agit d’un couteau développé par l’armée, créé pour être efficace contre les tentacules militaires, complètement inefficace sur les humains. Mais pas n’importe quel couteau militaire : entre tous, celui qui avait le plus servi, le plus entretenu et le plus brillant, celui de Nagisa Shiota. Le garçon à l’apparence frêle et androgyne avait toutes les qualités naturelles pour devenir un véritable assassin : la polyvalence, la discrétion, l’habileté, la ruse… Dans la classe, c’était sans conteste celui qui détenait les compétences à la fois de l’assassinat et du professorat. L’héritier de Koro doit à présent enseigner quelque part dans le monde.


A côté du couteau, encore propre malgré les années, loge une photo. Koro encore humain et sa bien-aimée y figurent tous sourires, l’un zyeutant la poitrine de sa compagne, l’une tapotant sur la tête de son compagnon. Au dos du document est inscrit simplement, au stylo : « merci pour tout ».


               « Je t’avais dit qu’il y avait pas à s’en faire pour cette tête brûlée, répète Terasaka.


               — Oui, on dirait qu’il a déposé les armes… J’ai une idée… sourit malicieusement Karma, qui attrape le couteau. 


               — Eh, oh, qu’est-ce tu fiches avec ça !


               — J’ai un plan à conclure. Et puis… J’ai pas envie de laisser ce couteau ici, déclare Karma en déviant le regard. Je vais le prendre à la place de l’album photos.


               — Tss… T’as intérêt à en faire bon usage. »


Sur cette mise en garde, ils plongent une dernière fois dans leur mélancolie en profitant du chant des beïtes environnant, avant de redescendre vers la cour principale du collège. Sur place, l’ambiance a changé. La pause médiane laisse le temps aux élèves de profiter de leurs amis. Cependant, plutôt que de jouer, les jeunes victimes de tout à l’heure testent leur nouvelle technique sur les harceleurs… La position de force s’est inversée avec une facilité déconcertante. Karma observe la scène, amusé. Son costume réajusté, il se faufile derrière eux pour venir en aide aux brutes désormais faibles. Ces dernières paniquent d’ailleurs soudainement lorsqu’elles le voient se placer derrière leurs agresseurs : elles connaissent la sensation qui en résulte. Karma tire le couteau militaire de Nagisa et le propulse sans un bruit sous la gorge d’une de ses cibles. Il s’approche de l’oreille du gamin immobile.


               « Pourquoi veux-tu absolument écraser tes anciens bourreaux ? Qu’est-ce que ça va t’apporter ?


               — Mais… Mais ce sont eux qui ont commencé !


               — Ce couteau, sur ta gorge… L’as-tu senti venir ?


L’enfant ne répond pas.


               — Il y aura toujours plus fort que toi, et toujours plus faible que toi. Tu sais te défendre à présent. Seulement, si tu te crois le plus fort, tu vas arrêter de travailler, de devenir meilleur. Fais toujours comme si tu étais le plus faible sinon, un jour, quelqu’un qui tient son couteau sous ta gorge s’en servira. N’utilise ta force que lorsque c’est utile : si tu veux te défendre, défendre tes amis, défendre tes rêves. As-tu compris ?


               — Ou-oui. Merci… »


Cinq ou six autres élèves regardent la scène avec intérêt. Bientôt, les autres harceleurs seront mis en déroute par un garçon qui apprend sa technique aux autres, en leur expliquant d’en faire bon usage. Le mot passant d’une oreille à l’autre fera le tour du collège et le calme reviendra, au moins temporairement. Karma, enfin, range son inoffensif couteau. Cette arme anti-tentacules, appartenant à son ancien camarade, lui remémore constamment la leçon qui lui a été enseignée. 

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