Assassin's Creed Cilicia
Chapitre 4 : Chapitre 3 - Furor Celticus
11661 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 26/06/2017 02:40
Chapitre III
Furor Celticus
Le royaume du Pont ! J’en avais entendu parler, chez Patrocle : la noblesse de ces terres, extrêmement influente en Colchide, venait couramment le rencontrer pour faire l’acquisition de bras supplémentaires. Mais pour parler du royaume lui-même, qui tenait son nom des hautes montagnes éponymes, le marchand d’esclave ne mâchait pas ses mots : une terre désolée, perchée sur des pics inaccessibles, qui, sans la bonne gestion de son souverain et ses mines de fer et d’argent, n’aurait que le vent comme client !
Cela ne laissait rien présager de bon quant aux conditions de notre périple. Cependant, il apparut, dès les premiers jours, que plutôt que de nous enfoncer dans les terres intérieures alpestres et glaciales, nous allions emprunter les routes passant par la côte, plus fréquentées, et où nous pourrions nous fondre dans le flux d’hommes, de bêtes et de marchandises.
J’étais donc globalement enthousiaste. D’être restée en vie, surtout. Sauvée in extremis par Homây, il m’avait bien fallu une journée pour retrouver mes esprits, pour que le cours de mes pensées accepte de se remettre en marche. Et puis, le soir de notre départ, alors que nous faisions étape au bord de la route, soigneusement dissimulés par les futaies, mon angoisse s’était évanouie en une crise de colère bien placée. Je me mis à injurier le Perse, à le haïr pour m’avoir laissée sans protection, ne fut-ce que pendant quelques minutes. Ce qui était bien paradoxal, car je n’avais eu jusqu’à alors de cesse de vouloir lui fausser compagnie.
A l’occasion, Homây abandonna toute prétention, toute réponse hautaine et méprisante. Au contraire, il vint s’asseoir à mes côtés, son bol de fade bouillon entre les mains, visiblement assez atteint par ce qui s’était passé avec l’énorme
C’est à ce moment qu’il me révéla enfin le pourquoi de toute cette mascarade. Il plaça son poing devant sa bouche, comme pour mieux mesurer ses propos, et débuta :
- Je comprends que tu sois choquée, Tanaïs. L’heure est venue pour moi de te révéler l’alpha et l’oméga de toute cette affaire. Comme tu as pu le remarquer, la principale finalité de mon existence – comme de celle de Lugos – est de tuer. Mais il ne s’agit pas d’ôter la vie à n’importe qui, ni n’importe comment. S’il en était ainsi, je trahirais les principes de ma religion…
- … Et moi, de ma cité, eut le temps d’ajouter Lugos comme si son intervention était attendue.
- Nous faisons ainsi, reprit Homây, partie d’une très vieille confrérie, née il y a plusieurs centaines d’années. En Orient, depuis le règne des Achéménides, on nous a vulgairement affublés du sobriquet d’« Assassins », mais depuis, il semble que l’appellation restât. Notre objectif est simple : mettre un terme à l’existence de tous ceux dont la soif de pouvoirs atteint une démesure trop grande, au point qu’ils menacent l’humanité. Et par là même, restaurer l’équilibre du cosmos en remplissant leurs devoirs.
- Ce que veut dire mon maître, puisqu’il s’exprime par énigmes, songea à préciser Lugos, c’est que ceux qui nagent dans l’opulence devraient servir leurs cités, ou à défaut leurs communautés, en bons évergètes. Lorsqu’ils ne le font pas, et qu’ils se mettent à se prendre pour des dieux, lorsque l’hybris les aveugle, alors, c’est à nous de secourir la plèbe.
- Et justement, en ce moment, elle subit de grandes privations, se lamenta l’« Assassin » à la tunique rouge. Du fait de la rapacité des Romains.
L’encapuchonné italien bondit aussitôt du rocher sur lequel il était assis, blessé dans son patriotisme civique.
- Maître, avec tout mon respect, je suis citoyen de Brindisi, mais aussi de l’Urbs. Ce qui se passe en Asie aujourd’hui constitue un problème temporaire, dû à la malveillance de quelques aristocrates en mal de dignités. Je puis cependant t’assurer que la République réglera tout cela. N’est-elle pas le meilleur des régimes possibles ? Comme tu l’as si bien dit, notre confrérie existe depuis la nuit des temps, et ses valeurs n’ont jamais su s’adapter à l’âge de fer dans lequel nous sommes plongés. Les Assassins doivent désormais défendre la république ! Qui garantit les droits du peuple tout en évitant ses écarts.
- Hélas, Lugos, lui précisa son mentor, tu es le seul Italien à faire partie de la confrérie actuellement, et par conséquent le seul à raisonner ainsi.
- Il y en aura d’autres… Le temps viendra.
Toutes ces considérations métaphysiques nous éloignaient de la véritable raison d’être des Assassins.
- Vous dites condamner la démesure, arguai-je timidement, mais vous vous présentez comme ceux assurant l’équilibre du cosmos, comme si vous-mêmes étiez des dieux.
- Nous sommes au service de dieu, nuança Homây ou, à défaut, nous servons les panthéons de nos frères polythéistes. Dans ma famille, nous sommes Assassins de pères en fils depuis notre première inspiration, nos familles n’ont pas choisi cette vie faite d’errance et de duplicité constante pour leur intérêt propre. Si nous sommes donc aujourd’hui sur cette voie, forcés à tuer, c’est parce que nous devons nous occuper des fous qui, sous couvert de grandeur et de gloire, s’imaginent contrôler l’humanité… Bien sûr, ils échouent pour la plupart dans leurs desseins sans même que les Assassins n’aient besoin d’intervenir, mais parfois, ils usent… de ce que les Grecs appellent les Présents d’Orphée.
Le Perse passa alors une main autour de son cou, effleurant le médaillon dont il était question, et aussitôt, comprenant de quoi il retournait, je m’apprêtai à protéger ma tête de mes bras.
- Ta réaction est bien légitime, sourit-il en reposant son bras sur ses genoux. Mais tu ne dois pas avoir peur de cette relique. Lorsque tu maîtriseras toutes tes facultés, elle te ne te causera plus aucun sévices.
- Comment pouvez-vous en être aussi certain ? Grinçai-je méchamment.
- Je vais commencer par te dire ce que nous savons de ces artefacts, faits d’un métal inconnu, d’une main inconnue, et selon des techniques qui nous échappent tout autant. Ce qui, bien sûr, malgré le manque de certitudes, n’empêche pas les légendes.
- Je ne serais pour ainsi dire guère étonnée d’apprendre qu’il s’agit d’un fragment de la boîte de pandore, osai-je avancer.
- Oui, cela leur siérait à merveille, répondit Homây, en retournant l'objet entre ses doigts. Car ces pièces sont bien utiles pour répandre le malheur ; et elles confèrent un grand pouvoir à celui qui les manie.
- Un grand pouvoir ? M’indignai-je. Le seul pouvoir que ces pendentifs accordent, c’est celui de me martyriser !
- Nos esprits mortels sont incapables de concevoir les rouages de leur fonctionnement. Par ailleurs, les Assassins ont jusqu’à présent réussi à empêcher leur utilisation à plein potentiel par des êtres humains, et c’est heureux. Cependant, je puis t’assurer qu’ils sont en mesure de prodiguer des effets bien plus dangereux que celui de te faire simplement souffrir. Ces petits pendentifs ne causent guère de mal, ils se contentent de provoquer une certaine fascination chez la plupart des mortels. Mais nous soupçonnons qu'ils puissent se combiner avec d'autres reliques de ce genre, plus imposantes, et aux effets plus dévastateurs.
- Et à la fin, m’intriguais-je, qu’est-ce donc et à quoi cela sert-il ?
- Eh bien, conféra Homây, je le répète, nous n’avons que des histoires invérifiables à ce sujet. Elles différent entre Grecs, Egyptiens et Perses. Cependant, en mon pays, ces reliques sont pour les quelques mages qui en ont pris connaissance la manifestation ultime d’Angra Mainyu, l’esprit volatile du Mal, qui tenta aux origines du monde de corrompre l’œuvre du dieu unique et suprême, Ahura Mazda.
- C’est reparti… Maugréa Lugos en prenant un air désabusé. Le chant oriental du bien et du mal…
Le Perse se lança néanmoins dans une posture de truculence passionnée, des lambeaux de flammes dansant devant ses yeux.
- A l’aube des temps, me conta-t-il, Ahura Mazda créa un refuge sur terre pour tous les hommes, où ils pouvaient vivre en paix, et dans la vérité. Or, dans le même temps Angra Mainyu, son fils, créait des terres d’où déferlaient les barbares. Ainsi perturbait-il l’harmonie répandue par le Bien. Mais les barbares eux-mêmes étaient des hommes, ils n’étaient donc guère tentés par le mal absolu ; ils ne pouvaient détruire par simple plaisir. Alors, Angra Mainyu, constatant son impossibilité d’empêcher le travail du temps de se réaliser, et de voir finalement le Bien triompher, décida de prendre le contrôle des humains lui-même, de les posséder, afin qu'ils répondissent mieux à ses noirs desseins. Par bonheur, il semble que les autres dieux, de tous les panthéons, firent corps avec Ahura Mazda, et l’en empêchèrent. Mithra fabriqua des reliques d’essence divine, dans lesquelles furent enfermées la malveillante influence d’Angra Mainyu, et les confia aux créatures du Mont Demavend pour que la puissance du Mal disparaisse… Or, nul ne sait comment, ces monstruosités furent perdues, égarées par la négligence de leurs gardiens. Aujourd’hui, elles ont été dispersées aux quatre coins du monde… Une grave erreur… Car en accord avec leur puissant maître, elles permettent de contrôler l’esprit des mortels, de leur dévorer l'esprit de l'intérieur, ou de le faire faire des choses terribles.
- Mais pourquoi appeler alors cela « présents d’Orphée » ?
- Ce que tu viens d’entendre, esclave, argumenta aussitôt Lugos, c’est la version perse. Les Grecs et les Romains racontent une autre histoire. Ce serait Orphée qui, en revenant des Enfers, aurait subi la colère d’Hadès. Ce dernier se serait vengé en confiant au poète ces reliques… A défaut d’Eurydice.
- Ces deux histoires ne sont pas forcément incompatibles, assura alors son mentor. Il fallait bien un puissant dieu des tréfonds pour tromper la vigilance de Mithra. Peut-être Hadès a-t-il conclu un pacte avec les pouvoirs d’Angra Mainyu… Mais je doute que cela lui ait réussi. On ne traite pas impunément avec le Mal absolu.
Après avoir passé des années à voir mon père honorer les dieux, j’étais certes passionnée par cette conversation, mais pas au point de perdre de vue mes préoccupations les plus immédiates. Je renvoyai sur le champ les deux Assassins sur la trajectoire initiale de mes objurgations.
- Alors, lorsque je vous ai rencontrés, déclarai-je, et que vous m’avez forcée à me confronter à cet artefact, j’ai failli être… Possédée ? Et par un dieu maléfique, qui plus est ?
L’Oriental leva un bras pour m’inviter à retrouver la paix.
- Nullement. Bien au contraire. Tu es très spéciale, Tanaïs. Chez toi, les Présents d’Orphée n’extirpent aucune passion, aucune envie. Au contraire, tu subis leur influence néfaste comme un fardeau. Dans ma vie, je n’ai rencontré qu’une poignée de gens disposant d’une faculté identique. Et ils étaient tous Assassins. Ils disposaient de compétences exceptionnelles pour des mortels. Plus ils résistaient au Présents d’Orphée, plus ils se rapprochaient des dieux, devenant des surhommes. Nous avons-nous aussi plusieurs légendes qui expliquent cela, et peut-être les entendras-tu un jour. Quoi qu’il en soit, tu l’auras compris, plus tu te confronteras à ces reliques, plus tu t’endurciras, plus tu leur résisteras… Il te faudra alors absolument mettre tes talents au service de notre confrérie ; probablement est-ce Ahura Mazda qui t’a conduit jusqu’à nous. Songes-y, ma jeune amie : tu disposeras du regard du faucon, de l’ouïe du chat, et du toucher des reptiles
Et moi qui ne m’étais jamais considérée comme une femme au-dessus des autres, mais plutôt au contraire comme la toute dernière de la bande ! En vérité, cela paraissait si grossier, que je ne prêtais à cet instant guère d'attention à ce qui apparaissait comme une élucubration de fanatique. Néanmoins, un éclair de lucidité me stria alors l’esprit. Je bondis sur mes pieds, surprise de ne pas avoir compris plus tôt.
- Ton dieu a bon dos dans cette affaire ! Tu étais tant obsédé par ces « surhommes », supputai-je à l’égard d’Homây, que tu as demandé à Patrocle de tester chacun de ses esclaves afin de pouvoir en dénicher d’autres… et ainsi les mettre au service de ta confrérie.
- Tu connais donc le fin mot de l’histoire, s’inclina le Perse. Mais cela rend-t-il pour autant caduque l’intervention des forces divines ?
- Il serait étonnant que j’en arrive à devenir une « Assassin », me défilai-je aussitôt ; pas après tout ce que vous m’avez obligé à faire… Et puis… Vous me faites peur. Malgré toutes vos justifications, vous restez des meurtriers, qui ne valent pas mieux que les Celtes qui nous ont attaqués. Ce ne sont pas les dieux qui font la loi sur cette terre, ils se contentent d’aider les humains.
- Ah ! Triompha Lugos. J’en étais sûr ! Devenir Assassin est une affaire d’homme et de choix, pas d’éducation.
- Je comprends ta rancune, Tanaïs, reprit Homây. Cependant, tu dois comprendre que si Patrocle et moi n’usons pas de ces reliques et veillons à les garder à l’abri, il n’en n’est pas de même pour tous. Imagine qu’un individu amoral animé d’intentions réprouvables s’en empare…
- Comme ce magistrat dont vous parliez, ce Sylla… C’est pour cela que vous le traquez.
- Exact. Les Assassins conservent jalousement le secret de l’existence des Présents d’Orphée, et leurs ennemis également, afin de faire face à moins de concurrents. Le but de notre association, je le répète une fois encore, est de protéger l’humanité. Sur le long terme, en dissimulant ces reliques, mais aussi au quotidien, en supprimant les oppresseurs iniques des peuples de cette terre, qui défient la volonté d’Ahura Mazda, dieu Excellent parmi les Excellents. Or, il s’agit là du genre de tyran qui n’hésiterait pas à user de ces terribles artefacts. Sylla a déjà fait tuer le principal protecteur des Présents d’Orphée en Afrique, le roi Jugurtha, et à présent, il compte bien utiliser toutes les reliques qu’il lui a arrachées. Ainsi, tout est lié.
- Mais si personne ne sait se servir des Présents d’Orphée, objectai-je, ils ne peuvent pas faire grand mal.
- Les Assassins – et les personnes sages - ne savent pas s’en servir, rectifia Homây, et ils se gardent bien d’apprendre.
Un tel altruisme venant d’égorgeurs convaincus me laissa un grave soupçon. Leur dévotion n’était-elle que de façade ?
- Je ne crois pas, les provoquai-je, que la défense des intérêts des dieux puisse être votre seule motivation dans l’existence.
- Détrompe-toi, m’asséna aussitôt Homây en plissant sa paupière droite. En usant de cet objet, nous faisons appel aux forces obscures que les divinités tentent de contenir. Nous brisons la paix des dieux[1]. Et qui brise la paix des dieux…
- … Mène le monde au chaos. Compléta Lugos.
En effet, il y avait là une raison amplement satisfaisante pour sacrifier sa vie et son statut, si noble fût-il, à la vie de meurtrier rampant et d’espion.
- Je suis bien d’accord avec toi, pour une fois, opina Homây à l’adresse de son apprenti. Il ne fait pas bon se mêler des affaires des dieux. Tous ceux qui s’y sont essayés ont été consumés…
- Alors, pourquoi ? M’étonnai-je. Vous venez de le dire, jouer avec de tels objets, cela signifie encourir la colère du divin ! Qui donc serait prêt à se damner ainsi ?
- D’abord, celui qui ignore, répondit Homây en arquant les sourcils. Grâce en soit rendue à Ahura Mazda, les effets des Présents d’Orphée peuvent varier en fonction du temps et de l’objet détenu. Hélas, cela amène de nombreux curieux à essayer d’explorer leurs facettes les plus sombres, et ils s’imprègnent peu à peu de l’horreur d’Angra Mainyu, ils désirent faire obstacle à la vie. Ensuite, est susceptible d’utiliser ces monstruosités celui affecté de l’une de ces deux tares majeures ; L’orgueil et l’ambition… Sylla se compromet dans chacun de ces tristes défauts. Il est persuadé que les dieux, plutôt que de le mettre en garde, l’encouragent à agir de la sorte. Il se croit l'élu d'une prophétie, qui fera de lui le plus grand homme de la république romaine.
- Ce qui a plutôt l’air de lui réussir, répliquai-je très sérieusement.
- Elle est loin d’avoir tout à fait tort, soutint Lugos, le regard fuyant.
- Tu la défends, à présent ? S’amusa celui-ci.
- Une femme peut-être de bon conseil. Pour peu qu’elle trouve un bon mari… Et qu’elle soit libre.
Homây avala une cuillère de mil, et, sans se détourner de son écuelle, poursuivit tranquillement :
- Mais, elle l’est déjà.
Les deux compagnons de route du maître Assassin bondirent aussitôt.
- Quoi ?
- Quid ?
Homây déposa toujours aussi sereinement sa cuillère sur le rebord de son écuelle, et tira de sa besace, outre son nécessaire de toilette, un fin rouleau de papyrus soigneusement protégé par un étui de cuir. Il ne s’agissait pas d’un réel volumen; l’objet n’était pas long d’un pas. Et ce qu’il renfermait me causa l’un des plus grands chocs de mon existence.
L’aristocrate me le remit, et je m’empressai aussitôt de le dérouler. Bien que je ne pus conserver longtemps ce précieux document, et que le temps a effacé en ma mémoire ses termes précis, voici, crûment résumé, ce qui y était inscrit :
Moi, Epistatos, prêtre de Dionysos, déclare devant les dieux et en ce temple de Phasis le plein et entier affranchissement de l’esclave dénommée Scia, propriété du Seigneur Homây az Spasinou, citoyen de Charax, en accord avec ses magistrats.
Suivait la date, la signature du témoin et du mandant, ainsi que le montant de la taxe à payer, mais pour être franche, je n’y ai même pas jeté un œil.
Je relevai la tête vers le Perse, et lui fit des yeux ronds.
- Scia ? Qui est Scia ?
- C’est toi, précisa sur le champ celui-ci, après avoir tranquillement absorbé une longue gorgée de bouillon. Tanaïs était une petite fille insouciante et sans but. Elle a disparu dans les eaux de la mer Euxin. Une Assassin en est ressortie, même si elle l’ignore encore. Mais rassure-toi, je n’ai pas choisi ce nom au hasard. C’est même Lugos qui m’en a donné l’idée ; sa langue, je trouve, est magnifique. En quelques lettres, elle peut exprimer toute la réalité de ce que nous sommes… Des ombres.
Pendant un court instant qui me parut une éternité, je restai tétanisée, la paperasse entre les mains… Quand enfin je compris de quoi il retournait, je devins aussi rouge qu’un vin d’Italie. Et une fois encore, je laissai éclater ma rage. Je dois bien reconnaître, en relisant ces lignes, que je me fis lunatique, mais dans ce genre de posture, n’est-ce pas excusable ?
- Toi… Toi ! Vilipendai-je l’oriental. Cela fait plus de trois saisons que tu me traînes d’un bout à l’autre du monde, sans… Sans… Et en plus, tu te permets toi aussi d’insulter les dieux en me cachant cette information ?
- Dans ce cas précis, les dieux comprendront, j’en suis certain, répondit le Perse.
- Tu m’as menti !
Lugos, dans son coin, faisait tapisserie, l’air vitreux et l’esprit vagabond, encore abasourdi par la révélation. Mais Homây, lui, ne s’en laissait pas compter.
- Je ne t’ai pas menti. Combien de fois t’ai-je appelée « esclave » tout le long de notre voyage ?
- Mais tu ne m’as rien dit ! C’est encore pire ! Et par ailleurs, tu m’as bien remise des chaînes, avant d’entrer à Sidé !
- Simple question de langage corporel. Combien de maîtres enchaînent leurs esclaves, d’après toi ? Pratiquement aucun ! Mais il fallait éviter de nous faire repérer, nous étions connus de Sylla. Des Assassins accompagnés de serviteurs, voilà qui est généralement assez peu courant… Cela aurait pu brouiller les pistes. Sans succès, finalement, je dois bien le reconnaître.
Je tournai aussitôt le dos à Homây et croisait les bras pour mieux extérioriser mon mécontentement.
- La procrastination te sied mal… Scia.
- Arrête de m’appeler comme ça ! Bougonnai-je en retour.
C’était bien vrai ; un tel vocable, mélioratif ? Qu’allais-je faire d’un nouveau nom, à fortiori encore plus court que le premier ?
Cependant, le Perse n’avait pas tort ; « Tanaïs »… Voilà une dénomination qui me paraissait de plus en plus lointaine, pour ne pas dire creuse… En cessant d’être appelée ainsi, j’avais l’impression d’enfiler une peau neuve. Plus tard, j’appris qu’il s’agissait là d’une pratique courante chez les Assassins. A laquelle, en bon aristocrate, Homây n’avait jamais cédé, mais qui déjà s’était appliquée à « Lugos ».
Et puis, dans mon cas, Il s’agissait loin d’un nomen péjoratif, bien au contraire… Je finis donc par me résoudre à poursuivre le voyage affublée de ce nouveau sobriquet, sans pour autant m’imaginer qu’il soulignerait à jamais toute mon identité. Au moins, à défaut de vouloir être leur sœur, étais-je alors certaine d’être alors acceptée dans le cercle restreint de la confrérie des Assassins.
*
Cette nouvelle proximité avec ceux qui furent si longtemps mes geôliers me permit d’en savoir un peu plus sur les principes et l’histoire de leur organisation.
Ah ! Les principes ! Les Orientaux se montrent très pointilleux sur ces points-là. Ainsi, si je supputai au départ de Phasis qu’Homây n’en fut pas dénué, je me retrouvai peu à peu à considérer qu’il s’y noyait.
Par exemple, lorsque je demandai au Perse pourquoi il n’avait pas tenté d’atteindre le publicain et le préteur de loin, avec son arc, il me répondit que l’arc était pour lui plus qu’une arme. Il était ce avec quoi il chassait pour nourrir ses vassaux. Il était, en son pays, le symbole de l’autorité et de la noblesse.
L’Assassin perse prétendait ne réserver ses flèches qu’à des ennemis honorables. Ceux ayant combattu pour une mauvaise cause, sans pour autant s’être laissé dévorer par le foyer de l’ambition. Pour tuer les autres, ceux qu’il fallait absolument éliminer, il avait recours à l’arme favorite des Assassins orientaux.
Et pour joindre le geste à la parole, il fit jaillir de son poignet gauche une fine aiguille qui lui aurait transpercé le majeur s’il ne l’avait pas eu mutilé.
Il me faisait ainsi découvrir la lame secrète, ce moyen par lequel tout Assassin peut approcher discrètement sa cible en faisant mine d’être dépourvu d’instrument létal. Je ne détaillerai pas ici son fonctionnement, car ces textes pourraient tomber entre de mauvaises mains. Qu’il me suffise de préciser à l’égard des imbéciles qu’il ne s’agit en aucun cas d’un « prodige », car la lame secrète fonctionne sur des principes mécaniques connus depuis la mort du roi Xerxès.
Donc, je muris quelque temps les paroles de ce mentor improvisé, car peu à peu, j’y décelais une faille. Et ainsi, quelques jours plus tard, apostrophai-je Homây ; nous nous étions alors réfugiés sous deux larges peupliers pour supporter la chaleur de l’après-midi, qui nous forçait à interrompre notre marche jusqu’au soir sous peine d’insolation.
- Tu te souviens de ce que tu m’as dit à propos de ton arc ?
- Bien sûr.
- La… Chose que tu as tué à Sidé… tu t’en es servi deux fois contre elle. Y avait-elle vraiment « droit » ?
- Il ne s’agit pas d’une « chose », mais d’un véritable guerrier. Deiotaros de la tribu des Trocmes, mais il se fait ridiculement appeler Galatiorix par les seisn. C’est qu’il est le plus féroce des guerriers galates… Et l’âme damnée de Sylla.
- Comment cela, « il est » ? Tu lui as arraché la tête !
- Deiotaros porte constamment un masque. Un horrible masque. Je n’ai guère endommagé que cela, et il faudrait des dizaines de flèches pour venir à bout de ce Celte. Il est fort, épais physiquement comme intellectuellement, et les innombrables peaux qui recouvrent son excellente armure lui permettent de parer pratiquement tous les coups. Il a survécu, crois-moi. Et pour cette raison, il nous faut nous rendre au Pont le plus vite possible.
Un frisson me parcourut l’échine. Cette créature était donc toujours en chasse… Le Perse ne semblait même pas s’en émouvoir.
- Et… Il est au service des Romains ? Demandai-je timidement par la suite.
- Non. Pas tout à fait. Il a simplement prêté un serment d’allégeance inconditionnel, dans la mode gauloise, au préteur Sylla.
- Pourquoi ?
- C’est une longue histoire, je te la raconterai un autre jour…
- C’est lui… Lui qui voue une haine féroce aux Assassins… Mais s’il est si dangereux, n’avez-vous jamais cherché à l’éliminer ?
- Si. Bien sûr.
- Et vous n’avez pas réussi à l’occire ?
- Un seul d’entre nous a réussi à le vaincre. Et il a choisi de ne pas le tuer.
- Pourquoi?
- Cela aussi, c’est une longue histoire…
Et sur ce, l’Assassin rabattit sa capuche sur sa nuque et s’adossa à l’un des deux peupliers pour entamer une sieste réparatrice, fermant paisiblement les yeux comme si nous venions de discuter cuisine. En cela, il imitait parfaitement Lugos qui somnolait depuis déjà une moitié d’heure. Intriguée mais finalement peu inquiétée, je me décidai à adopter à mon tour cette attitude, prenant mon mal en patience. Et grâce au secours de Morphée, j’oubliais le « roi des Galates ». Pas pour longtemps.
*
Notre cheminement vers le Septentrion nous amena rapidement jusqu’aux alentours de Pergame, au beau milieu des territoires romains. A partir de là, les choses ne firent qu’empirer.
Non pas que des légions entières furent à nos trousses, les maigres troupes concentrées en Asie avaient bien trop à faire contre les pirates. En revanche, les auxiliaires galates qui, eux, disposaient d’un réservoir de troupes presque inépuisable, à la solde exclusive de Sylla, resserraient leur étau. Nous avions cru pouvoir leur échapper, mais s’ils ne s’étaient pas manifestés pendant des jours, c’était pour mieux nous bloquer la route sur les hauteurs, connues des Celtes de la région depuis déjà des centaines d’années.
Homây s’y attendait, à dire vrai. Nous étions sans montures, nous avions dû quitter Sidé en urgence, et ne pas nous montrer en ville pour éviter la capture. Et dans cette optique, nous ne pouvions donc pas non plus voler des chevaux dans les élevages de campagne. En ce sens, les Galates, excellents cavaliers, avaient eu tout le temps de nous dépasser et de nous tendre une série de pièges.
Nous devinâmes la proximité des Gaulois en repérant des traces imprimées sur de la terre glaise, le lendemain d’un jour fort pluvieux. Le sol avait été martelé, et les Assassins purent rapidement identifier le passage récent d’une dizaine chevaux ferrés. Les pillards n’utilisaient pas de chevaux, et les Galates de l’intérieur n’avaient pas le droit de se trouver si près de la côte en armes ; c’étaient donc des Galates fédérés.
A suivre la piste, nous parvînmes bientôt sur un carrefour où cette fois, des centaines d’empreintes pouvaient être recensées, broyant les arbustes et couchant les herbes. Les quelques voyageurs que nous croisions en étaient eux-mêmes surpris. Les empreintes repartaient ensuite dans toutes les directions. Nos ennemis s’organisaient.
- Bon, ils doivent savoir à peu près où nous sommes, soupira Lugos en agitant ses doigts comme pour s'échauffer. Reste à savoir où ils nous attendent.
- Oh, je crois pouvoir le deviner, ajouta son maître en jetant un regard désintéressé vers les montagnes se découpant à l’horizon.
- Ils vont patrouiller les plaines côtières très peuplées, poursuivit comme pour lui-même le Gréco-romain, et diffuser un avis de recherche. Il nous faut toujours éviter cette voie. Il ne nous reste donc guère que les montagnes… Et le seul point de passage, à ce niveau…
- …C’est le col d’Attalos, conclut sans broncher Homây.
- Bah, relativisa l’Italien. Pourquoi nous inquiéter ? Nous nous sommes sortis de situations bien pires, après tout. Il suffira d’un peu de bon sens et de talent. Nous en avons tous deux.
A l’instant où il terminait sa phrase, les yeux de Lugos s’écarquillèrent et il pencha la tête vers moi. Il venait de prendre conscience du poids mort qu’ils auraient à traîner.
- Evidemment… Constata-t-il.
- Il semblerait que nous n’ayons plus guère le choix, s’avança alors le Perse en extirpant quelques objets de sa sacoche. Scia, j’ai deux choses à te confier.
- Encore un contrat d’affranchissement ? Ironisai-je.
- Tu vas comprendre. Tu te souviens des séances de coutures lors de notre voyage ?
- Et comment ! C’est la seule activité féminine à laquelle tu m’as laissé me prêter ! Et pourtant, ce fut tout de même une torture, comme le reste. Je n’ai jamais assemblé de matières aussi épaisses.
- C’est parce qu’elles sont faites de cuir et de lin, pour mieux retenir les pointes de toute facture. J’ai achevé ton ouvrage depuis quelques jours déjà. La preuve, j’ai tout fait pour le protéger des intempéries. Tu peux en prendre possession.
Il me tendit un paquetage brunâtre à peine retenu par une ficelle grossière. En y appliquant mes doigts, je pouvais ressentir les formes d’un vêtement parfaitement plié. Je le défis sans attendre et dépliait sans ménagement, et sans grande stupéfaction, une robe d’Assassin de grossière facture. Un vêtement rugueux, dix fois moins fins et léger que les crocotes que me faisait porter Arisbe. Mais tous les attributs de la confrérie y étaient. Le capuchon, la ceinture rouge… Et à cela s’ajoutait la petite touche personnelle d’Homây, une riche étoffe écarlate qui enserrait tout le côté gauche.
A peine eussè-je le temps d’inspecter cet étrange cadeau, que le Perse me tendit une dague effilée, propre à assurer ma défense.
- Pourquoi ? Interrogeai-je une fois de plus. Pourquoi me donner cela maintenant ?
Je percevais déjà la réponse, mais redoutai de l’entendre.
- Nous allons nous quitter, énonça doucement Homây, invariablement flegmatique. Si le col d’Attalos est surveillé, seuls des Assassins expérimentés pourront le passer. Tu as fait d’énormes progrès ces derniers temps, Scia. Mais si tu nous accompagnes…
- … Tu nous voueras tous aux gémonies avant même que nous puissions approcher des hauteurs, compléta Lugos, les yeux déjà fixés sur les montagnes.
- Vous allez m’abandonner ici ! m’effarai-je. Vous allez me laisser aux Galates !
- Oui, opina le Perse, d’un ton plus compatissant, apposant ses mains sur mes épaules encore fluettes, nous allons devoir te laisser. Momentanément. Je suis navré, Scia, si je n’avais pas été si présomptueux, nous aurions pu éviter tout cela. Cependant, sache que nous ne t’abandonnerons pas.
- S’il n’y avait pas tous ces Gaulois à nos trousses, cela me ferait presque plaisir.
- Ecoute, Scia, c’est très important. Tu es l’une des nôtres désormais. Tu vas te rendre dans la cité d’Éphèse. Il te suffit de suivre les bornes pour l’atteindre. Elle y est toujours indiquée. Une fois là-bas, tu partiras à la recherche d’un dénommé… Polybios. C’est un de nos frères.
- Non ! Martelai-je. Des mois à tenter de vous échapper, des mois que vous passez à me rattraper, à m’enseigner ! Et vous décidez de me délivrer, le jour même où une menace mortelle s’abat sur nous ? Croyez-vous que cela se passera comme ça ? C’est de la folie, tout ça ! Je refuse, vous m’entendez ? Je refuse que cela s’achève ainsi !
Je bouillonnai, incapable de me maîtriser, mes paumes crispées sur le poignard, prête à frapper ces détraqués d’Assassins. Le Perse se détourna alors de moi, et, faisant de sa main une visière, il fixa l’astre de vie pendant quelques instants.
- Tu verras, me lança-t-il en aparté, tu t’en sortiras. J’ai toute confiance en toi, Scia. Pour l’heure, le ciel se dégage. Dans quelques heures, toute la région sera une véritable fournaise, et les guetteurs de tous poils travaillés par un soleil de plomb. Le moment idéal pour nous faufiler. Allons, pas de temps à perdre, nous devrons être au col d’Attalos dans l’après-midi. Scia, n’oublie pas les consignes qui te permettront de survivre. D’ici les deux prochains mois, ou l’année prochaine, tu auras de nos nouvelles. Cela dépendra de toi.
Et les voilà qui réajustaient leurs sacoches et se remettent en marche !
J’étais tétanisée.
- Je peux essayer... Je peux vous aider ! Je…
- Tu risquerais ta vie, et la nôtre, me lança le Perse sans s’arrêter, sans même détourner le regard. Il va te falloir être forte, Scia, et n’oublie jamais que la témérité est le premier pas vers la tombe !
« Voilà qui va m’être d’une grande aide », pensai-je, désabusée, en levant les yeux au ciel. Et de dépit, je jetai à terre tout ce qui m’avait été confié.
M’imaginant peut-être découvrir un abri, mais surtout totalement perdue, je tournai alors plusieurs fois sur moi-même. Un décor dans lequel il était impossible pour une fille du septentrion de s’orienter se déployait jusqu’à la mer, étendue nacrée à peine visible, dissimulée par un immense enchevêtrement de collines rouges et de pierres isolées cernées de grands buissons ; impénétrable maquis me défendant tout cheminement un tant soit peu planifié.
Incapable de prendre la moindre initiative, je m’engageai donc à la suite du duo d’Assassins qui, déjà, ne correspondait plus qu’à un point minuscule à l’horizon.
Je courrai, je galopai à m’en écorcher les genoux, n’ayant conservé des douteux présents de Homây que mon contrat d’affranchissement, mais il n’y avait rien à faire, c’eut été comme si, pour chaque pas que j’effectuais, les tueurs en réalisaient deux.
Et bientôt, le relief et la végétation aidant, je me retrouvai seule au milieu de ce monde qui m’était complétement étranger.
*
Je sentais, au fond de moi, que je n’étais pas libre : il y avait toujours le poids de cette maudite confrérie, qui me broyait la nuque et les épaules. Je pouvais désobéir à Homây et Lugos, et m’évanouir dans la nature. Mais ne me retrouveraient-ils pas ? Ne chercheraient-ils pas à se venger ? Ils avaient prouvé de quoi ils étaient capables, et surtout, qu’ils agissaient en sicaires aveuglés par leur foi. Et si eux ne me rattrapaient pas, peut-être seraient-ce les Galates ?
A contrecœur, je retournai sur mes pas, totalement abasourdie, incapable d'appréhender sérieusement la moindre de mes pensées… Mécaniquement, je ramassai la robe d’Assassin et la dague l’accompagnant, avant de les enfiler par-dessus mes vêtements. La première m’était beaucoup trop grande, les pans ouverts qui devaient me descendre jusqu’aux genoux m’allaient jusqu’à la moitié des mollets. Homây avait dû compter avec l’arrondissement progressif de mes formes, mais en attendant, j’avais l’air parfaitement ridicule ! Au moins le large capuchon avait-il le mérite de me protéger du soleil…
N’ayant pas encore recouvré ma lucidité, je végétai, tournant en rond autour du carrefour où se croisaient les empreintes de sabots. Je me cachais finalement sous un talus supportant la route, à peu près à l’ombre, et me résignai à attendre le soir pour bouger.
Une fois installée, et en fouillant les poches de ma nouvelle vêture, j’eus la bonne surprise de trouver un emballage contenant du pain et quelques fruits secs. Casanier comme il l’était, je me doutais que l’Assassin perse avait été aussi attentionné que prévoyant. Mais je préférais garder ces maigres provisions pour plus tard, Lugos m’ayant habitué au frugal régime des habitants de la Mare Internum. Et je me dis, en tenant cette frugale pitance au creux de ma main, que ce ne serait pas une mauvaise chose que les deux Assassins périssent. Patrocle et Arisbe m’avaient abandonnée. Si ceux à qui ils m’avaient vendue devaient disparaître, je redeviendrais alors totalement déliée de mes obligations, vierge de toutes les souillures qu’ils m’avaient imposées. C’était peut-être là la meilleure des solutions… Toutes les souffrances derniers mois me remontèrent à l’esprit. Peu importait qu’ils se battissent contre les pires êtres du cosmos, contre ses dangers les plus grands. Ils m’avaient emprisonnée, trahie, manipulée ils m’avaient abandonnée, laissée en pâture aux pires sauvages de ces contrées. Non, Homây et Lugos n'étaient pas des monstres, mais ils s'étaient comportés comme tels. J’allais leur rendre la pareille. ils m'avaient entraînée pour ça, après tout. Au risque de croupir dans des geôles, au risque d’y laisser ma vie, peut-être, mais j’allais leur faire comprendre que tout ce qu’ils m’avaient infligée n’avait pas fait de moi un membre de leur valetaille.
*
On les attendait au col d’Attalos ? J’y serais. Et avant eux, encore. Ils se déplaçaient à pied par souci de discrétion, mais la discrétion, je n’en avais plus rien à faire. J’étais saoule de colère, il me fallait un cheval, le plus vite possible. Celui d’un vieux fermier, pris dans une petite propriété, fit parfaitement l’affaire. Je galopai des heures durant, étalonnant ma monture dès qu’elle montrait des signes de faiblesses, jusqu’à l’amener au pied du col d’Attalos. Je n’avais vu ni sentinelle galate, ni Assassin. Peut-être s’étaient-ils tous trompés ? Ma rancœur s’était estompée avec la chevauchée, mais il en demeurait au fond de moi un solide résidu : une détermination froide et implacable, comme une bouffée d’instinct me poussant à aller jusqu’au bout, me soufflant que quelque part sur ces collines, tous les affreux seraient réunis : Homây, Lugos et Galatiorix. Les deux premiers se félicitaient d’avoir fait de moi l’une des leurs ? Ils allaient pouvoir juger de ce que leurs camarades faisaient !
Alors, j’attachai mon coursier au sommet d’une colline, et m’empressai de gravir les pentes.
Je me sentais mal. Je n’avais pratiquement rien mangé depuis le matin. Je manquais de trébucher à chaque pas. Il me fallait savamment calculer ma progression, car plus l’altitude augmentait, plus le dénivelé s’accentuait. Au milieu de l’après-midi, j’atteignis enfin un vaste plateau désert, dont toute une partie avait été creusée, excavée depuis les bas, pour laisser y courir une route. Le col d’Attalos. J’y déambulai durant une moitié d’heure, ne cessant de tourner la tête en tous sens pour y déceler le moindre signe de vie, quand soudain, un morceau d’étoffe rouge détona au milieu de tous ce paysage vert et brun. Je m’aplatis aussitôt au milieu des hautes-herbes.
C’étaient deux auxiliaires galates, faisant le pied de grue au milieu des garrigues, à deux pas du chemin de terre. Des sentinelles, pensais-je en me rapprochant d’eux, le plus furtivement possibles. Leurs piques croisées en faisceaux, jouant aux dés à même le sol, ils s’activaient dans une oisiveté grotesque, ne montrant aucun signe d’anxiété…
- J’en ai marre.
- Tu l’as déjà dit. Trois fois.
- Eh bien, je me répète. Que faisons-nous ici, par Teutatès ? « Empêcher les curieux et les voyageurs de passer par le col », nous dit le seigneur Galatiorix. Cela fait des heures que nous attendons, et pas âme qui vive dans cette région !
- Et j’espère que nous attendrons encore longtemps, répliqua son camarade ! Pas envie de voir se pointer les sicaires qui ont tué Marcano !
- Oh, ne t’en fais pas pour ça, ils ne passeront pas par ici, à découvert. Ils ne sont pas stupides. Mais notre seigneur non plus. Il les attend à trois milles d’ici, au moment où la route plonge vers le territoire des Testoboges. Il va leur faire goûter notre légendaire sens de l’hospitalité.
- Ouais, ils s’imaginaient quoi, ces barbares ? Qu’ils passeraient par nos montagnes sans même s’imaginer que nous les y trouverions ?
Je m’éloignai prudemment des deux sentinelles, et, tout en évitant prudemment la chaussée, je poursuivais ma route vers l’est, progressant lentement entre les épineux et les conifères, comme on m’avait appris à le faire. Et j’atteignis bientôt le point le plus élevé du col, qui donnait sur les vastes étendues pierreuses de l’Anatolie centrale. Il semblait n’y avoir personne. Or, au moment où j’allais m’engager dans la descente, car je commençais à geler à une telle altitude, je vis une ombre noire, à l’éclatant visage d’argent, se détacher depuis sur le ciel bleu, avant de s’enfoncer entre les pierres, comme si elle avait été engloutie par la terre. Homây avait raison ! Galatiorix était toujours en vie ! Il s’était réfugié à flanc de colline, et sans doute disposait-il de nombre de soldats à ses côtés. Voici pourquoi ils avaient choisi de tendre leurs filets ici ! Eux se trouvaient dissimulés par le relief, mais pour le reste, il n’existait pas le moindre buisson où se dissimuler, pas le moindre arbre derrière lequel se cacher. Sur deux milles, les Assassins n’auraient d’autre choix que de s’engager sur un terrain à découvert, tandis que les Galates seraient protégés par le seul relief. Et dire que c’était le seul passage pour l’Est en cette région !
Je fus rappelée de mes observations car un tressaillement me parcourut tout le corps. Etait-ce ce qu’il convient d’appeler l’intuition féminine ? En tout cas, Ma tête se porta vers la droite. Deux autres « ombres », à quelques dizaines de mètres de la route, semblant avancer tranquillement, d’un bon pas, droit vers le piège de Galatiorix. Ils portaient des capuchons, c’étaient Homây et Lugos. Je ne les avais jamais vus si insouciants. Peut-être même trop. Ne se doutaient-ils pas de quelque chose ?
Qui donc allait piéger l’autre ? J’étais toujours dissimulée, à plat ventre, entre les derniers épineux du plateau, mais si je m’avançais davantage, je risquais d’être découverte avant tous les autres. J’eus à peine le temps de voir Homây sortir de petites boules de terre séchée de sa poche. Il savait donc que les Galates étaient là, et il s’apprêtait à les surprendre. Je me sentais encore trop attachée à cet homme pour en appeler directement aux auxiliaires, pour le condamner verbalement, devant témoins, comme la dernière des sycophantes. En revanche, je pouvais laisser les dieux juger de ceux qui méritaient de vivre. Alors, je donnai du pied un coup violent dans les gravats qui m’entouraient, qui allèrent rouler à quelques pouces de là, jusqu’à la pente. Il n’en fallut pas plus pour que certains auxiliaires, peut-être trop inexpérimentés, ou sous pression, ne relèvent la tête, se dévoilant tout à fait. Et forçant leur chef à agir.
- Crétins ! Grogna la voix rauque de Galatiorix. Nous avons perdu l’effet de surprise ! En avant.
Il s’empressa de dégainer sa spatha avant de se ruer sur les deux tueurs. Ses hommes également s’étaient redressés, se lançant à sa suite. Ainsi, me dis-je, nous verrons si, comme l'a toujours prétendu Homây, Ahura Mazda est bien du côté des Assassins.
*
Galatiorix a manifestement tort : il n’aurait pu surprendre les Assassins, qui s’attendaient au piège. Homây a déjà bandé son arc, et Lugos tiré son glaive. Ils se jettent dans la mêlée, féroces, les horribles petites mottes séchées du Perse répandant une brume et des effluves insupportables autour des auxiliaires. Les Galates s’en trouvent perturbés, ils suffoquent, l’Assassin en profite pour les achever. Lugos préfère une approche plus directe, assomme les premiers Celtes sous les coups de son bouclier, puis se jette sur Galatiorix, avec lequel il engage un duel féroce. Les Celtes semblent loin d’avoir l’avantage.
Alors, les pierres et la poussière se mettent à trembler autour de moi. Stupéfaite, je constate que toute une turme de cavaliers gaulois s’était réfugiée dans les garrigues, démontés, attendant que le combat s’engage sur la steppe nue pour s’y lancer à leur tour. Le piège infect, Galatiorix et ses fantassins ne se voyaient que comme des appâts ! A présent, leurs renforts sont à nouveau à cheval et galopent droit vers moi. Je roule sur le côté pour éviter d'être piétinée. Et ce faisant, je suis à mon tour repérée. Je porte encore les robes d’Assassins, et tandis qu’ils lancent leurs chevaux dans une charge bride abattue, deux des membres de la turme s’en détachent pour m’intercepter. J’évite leur première passe, mais ils font volte-face, leurs lances dardées vers moi. C’est alors qu’Homây, qui vient de désarçonner l’un des importuns, prend conscience de mes difficultés. Aussitôt, il se précipite dans ma direction.
Souhaite-t-il me tuer ou me porter secours ? Dans les deux cas, il est bien stupide de me courir ainsi vers moi. A moins de vouloir finir encerclé ! Cinq fantassins le poursuivent, tandis que trois autres cavaliers reviennent prêter main-forte aux deux qui me harcèlent déjà.
- File, Lugos ! Je m’occupe de Scia ! Hurle le Perse à son apprenti qui ne l’a pas suivi, et n’a de cesse d’enchaîner d’impressionnantes passes d’armes avec les Gaulois, en abattant un de temps à autre.
- Et pourquoi donc ? Réplique l’autre, haletant. Tu as vieilli, maître ! Tu rates tout ce que tu entreprends ! Tu as besoin de moi pour survivre ! Je ne vais pas te…
Mais il n’a pas l’occasion d’achever sa phrase. Tandis qu’il pare l’un des puissants coups de Galatiorix, le fer d’une pique galate lui transperce le flanc. Lugos hurle sous la douleur, glaives et boucliers lui échappent des mains. Il parvient encore à se fendre avant que la spatha du chef des Galates ne le coupe en deux, mais titube… Et le voilà qui trébuche et tombe, dévalant dans la pente les quatre fers en l'air, tel un pantin désarticulé jeté du haut d’un immeuble. Le corps de Lugos disparaît de ma vue et part se fracasser au bas de la falaise. Tout ceci en un éclair. Il ne reste plus qu’Homây.
Ce dernier s’est débarrassé des deux Galates qui m’agressaient en un rien de temps. Il est désormais assez proche de moi pour me hurler ses ordres, mais les cinq cavaliers qui restent font barrage, l’empêchant de me rejoindre.
- Défends-toi, Scia ! M’enjoint crûment le maître Assassin, tout en s’attaquant à l’un des Celtes en rouge. Tu peux le faire ! Je t’ai entraînée pour cela.
Je n’ai plus le choix. Bon gré, mal gré, nous voici de nouveaux alliés. Je tire ma dague. Comprenant qu’ils sont en position de force, les Galates lancent déjà leurs attaques. Plutôt que d’imiter leur agressivité, je cherche à nouveau me glisser sous leurs assauts. Je suis trop agile et ils sont trop rapides ; bientôt, l’un des guerriers s’écroule… Frappé par l’un de ses camarades, qui croyait me tenir.
Un réflexe quasi viscéral me saisit alors. Je plonge sur le soldat médusé, dont la lance est encore enfoncé dans le thorax de son compagnon, et lui enfonce ma dague en pleine gorge. Ce fut mon premier meurtre. Mes mains tremblaient et mon crâne était en feu. Je n'ai même pas compris ce que je faisais. J'avais juste envie de voir le sang des autres couler, par instinct de survie.
Alors, les deux derniers auxiliaires, plutôt de poursuivre leurs attaques, préfèrent aller se réfugier dans les jupes de leur chef. Ce dernier vient d’engager le combat avec Homây, et cette fois, les choses ne semblent pas tourner en faveur de l’Assassin. Au milieu des nuages de poussières et du combat tournoyant, j’ai l’occasion d’observer enfin Galatiorix dans toute son horreur. Il n’est pas aussi sauvage, aussi bestial qu’on pourrait le croire. Il porte ses peaux en latifaire, comme le ferait une enseigne de l’armée romaine. Sur son armure de cuir noire, des dizaines de phalères s’entrechoquent. Et chevillé à son dos, son grand bouclier rectangulaire se balance au rythme de ses passes. Il est pataud, et Homây est vif, mais dans sa lourdeur, le Gaulois dispose de nombreux alliés, et d’une force considérable. Chaque fois que la lame damassée d’Homây lui perce le flanc, il gémit, saigne mais ne semble pas disposer à s’effondrer. Au contraire, plus il est blessé, plus il se fait menaçant, ses grands moulinets de bras fendant l’air – et éventuellement les têtes- à une vitesse vertigineuse.
- Ici va s’achever ta carrière de chien savant, Deiotaros ! Le pique le Perse. Je crains qu’une fois de plus, tu aies mal choisi tes adversaires !
- Comment oses-tu l’appeler ainsi ? Proteste alors un auxiliaire en tentant de percer la défense de l’oriental, sans succès. Maudit étranger, prosterne-toi donc devant notre héros et notre roi, Galatiorix !
- Lui, un roi ? Un petit obligé déchu, chassé par son clan ! Mithridate ne l’a-t-il pas déjà assez prouvé ?
A ce nom, la rage du soi-disant roi galate semble exploser. Il lève sa lame toujours plus haut, avec toujours plus de force… Voilà qu’il éjecte des mains d’Homây son épée damassée. Il ne reste plus à l’Assassin, pour lutter, que sa lame secrète et ses modestes couteaux de lancer. Et à trop regarder ce duel de titans, me voici cernée à mon tour, les lances des Galates prêtes à me percer dos et poitrine. Comme libération, c’est réussi !
Ils se battent. Et le chef des Galates semble tout simplement invincible. Il a déjà été touché une dizaine de fois, il laisse une traînée écarlate partout où il passe, mais n’apparaît pas même enclin à s’essouffler.
Et finalement, l’inévitable ; un coup de spatha qui fend l’air, et qui, après une multitude de tentatives avortés, parvient enfin à trouver sa cible. Je ne peux voir grand-chose de la scène. Mais le feulement suivi de l’horrible craquement d’os brisés ne laisse aucun doute sur l’issue de la bataille. Je frissonne.
Le combat cesse. Faute d’adversaires pour le plantigrade anthropomorphe. Homây gît au sol, affichant un port bien moins altier désormais. Son bourreau semble tout d’abord s’affairer sur le corps de sa victime, puis se redresse, serrant dans son poing le Présent d’Orphée, l'arc composite et la lame secrète. Son horrible masque est toujours figé dans une posture grimaçante.
- Majesté, tu es blessé ! Se préoccupe l’un des Galates en lui tâtant le bras.
- Ce n’est rien, je guérirai, lui répond son chef.
- L’Oriental est mort. Nous ne prenons pas sa tête ?
- Le préteur se contentera de ma parole. Il sait que je suis un homme d’honneur. Et puis, nous avons son médaillon et ses armes.
- Mais l’honneur exige que tu prennes la tête de cet ennemi, ne serait-ce que pour ta renommée !
- Non, Luther. Laissons-le s’étouffer dans son sang. Il a prononcé un nom qui a rétroactivement sali toute son existence…
Et Deiotaros se retourne vers moi, qui suis désormais débordée. Un mur de bouclier se dresse face à mes coups de plus en plus faibles, de moins en moins assurés. Et sa tête d’ours semble alors tonner:
- Apprentie ! Rugit-il. Vois ce qui arrive lorsque l’on s’oppose à l’autorité de Rome ! Vois ce qui arrive lorsque l’on s’en prend à mon maître, l’excellent et le fortuné Lucius Cornelius Sylla ! Vous, les Assassins, serez condamnés à l’échec tant que je vivrai ! Car je suis Deiotaros des Trocmes ! Et je suis… Le Galatiorix !
- Attendez ! Tente-je grossièrement. Je ne suis pas une Assassin ! Pas même une apprentie ! Ces hommes m’ont enlevée, je vous ai aidés à les tuer !
Aussitôt, le monstrueux Gaulois se rue vers moi, et m’appose la pointe de sa lame tout contre ma joue. Je n’ai même pas le temps de réagir, je crois bien qu’il va me tuer… Mais aussitôt, il m’enserre la gorge de sa main libre et me soulève à trois pieds au-dessus du sol.
- Soit tu mens pour sauver ta vie, grogne le masque sépulcral, ce qui serait bien dans les cordes de ta confrérie, soit tu dis la vérité, et dans ces cas-là, tu n’es qu’une traîtresse doublée d’une pilleuse. Dans les deux cas, tu es une criminelle, et c’est pourquoi nous allons te ramener à Éphèse. C'est le proconsul qui décidera de ton sort...
Il relâche son étreinte, me laissant choir au sol. Deux secondes plus tard, tous les auxiliaires se ruent sur moi, me désarment, me ligotent et me bâillonnent du mieux qu’ils peuvent, tout en lestant mes liens de plomb, afin de s’assurer ma totale neutralité. Puis, je suis chargée sur la croupe de Galatiorix.
Je n’ai même pas eu l’occasion de me retourner une dernière fois sur la dépouille d’Homây. Bien sûr qu'il me déplaisait, mais pas au point de me réjouir de sa mort, surtout cette mort-là. Mais, moi qui avais été formée telle un homme, j'étais alors presque comme un fils avec son père : le second doit mourir pour que le premier se sente totalement libre. Aujourd’hui encore, je ne me pardonne pas ce que j’ai fait, mais je ne puis m’empêcher de me demander si la mort du Perse ne fut pas dans l’ordre des choses ; comme si en mourant, il m’avait fait véritablement comprendre l’étendue de la menace qui planait sur nous tous, les habitants du cosmos. Car les Assassins ne m’avaient pas apeurée longtemps, or, le Galatiorix, lui, me ramenait à ses maîtres ; et cette seule pensée suffisait à me glacer le sang. A juste titre : car comme j'allais le constater, la folie du préteur Sylla se préparait à embraser le cosmos entier...
[1]. La pax deorum, c’est le fait de conserver des liens privilégiés avec les Dieux, par les vœux et les sacrifices, afin que ces derniers puissent protéger les humains. Chacun se doit donc, à sa manière, d’entretenir le lien avec les divinités protectrices afin de maintenir l’équilibre du monde.