Entre deux battements de vie
Je regarde mon visa, complètement terrorisée. Ce soir, je dois encore jouer. Ce soir, je remets ma vie en jeu.
Mes yeux tombent à nouveau sur mon pied gonflé. Une blessure qui pourrait bien se révéler un véritable obstacle à ma survie. Je l'immobilise comme je peux avec ce que je trouve et utilise un pied de table pour me créer une béquille de fortune.
- Allez, ma grande !
En me dirigeant vers le seul bâtiment éclairé de la rue, une pensée absurde me vient en tête : si je meurs ce soir, j’aurai un peu la classe. Je m’observe dans une vitre de voiture.
Mes cheveux roses se sont presque totalement délavés. Un chignon de fortune les retient prisonniers. Mes cernes noirs ne font qu’ajouter à la noirceur de mes yeux. Un t-shirt gris, trop grand et trop sale, est noué à ma taille. Pour me protéger un peu du froid, j’ai enfilé rapidement une chemise à carreaux bien trop grande et trop déchirée. Et pour finir, ma jupe évasée est entièrement rafistolée sur un côté. On dirait que le tissu est le reflet de mon état intérieur. C’est drôle d’avoir encore ce genre de pensée, alors que, dans quelques instants, je serai peut-être morte.
Je passe la porte de mon pas boitant. Le bruit de ma canne sur le carrelage froid résonne dans le hall presque vide. Décidément, ces arènes de jeu sont toujours aussi peu hospitalières.
Je m’avance face à l’écran géant habituel. Devant lui se trouvent encore 4 bracelets. J’en saisis un et l’attache à mon poignet. Puis je relève les yeux pour lire les instructions qui scelleront mon destin ce soir :
Difficulté : 6 de cœur
Récompense : aucune
Nombre de participants autorisé : 9
Un jeu de cœur… J’aurais préféré autre chose, mais bon, tant pis.
Un homme fin, capuche rabattue sur la tête, est appuyé à un mur sur ma droite. On ne voit rien de son visage. Il charge un lecteur de musique à une prise murale ; des écouteurs pendent de ses oreilles. Il écoute de la musique… Sérieusement ? Assez inhabituel comme réaction. Il ne semble ni tendu, ni stressé. Étrange. Cet homme doit être dangereux.
Je clopine jusqu’à ce mur et m’assois juste à ses côtés. Si ce jeu pouvait éviter de me faire courir, ce serait parfait.
Face à moi, j’aperçois un jeune homme prostré, assis sur le sol en boule. Il semble déjà bien paniqué. Je ne saurais dire si j’ai de la peine… Parfois, j’ai l’impression d’être devenue une femme de pierre, que les émotions ricochent sur moi sans m’atteindre. Je le regarde — je l’analyse plutôt. Et mon verdict est sans appel : un homme faible, chance de survie faible.
Une femme d’une quarantaine d’années se tient droite, assez proche de lui. Elle ressemble à une cheffe d’affaires importante. Un chignon parfait, un maquillage propre, un tailleur… Il y a des gens qui ne perdent jamais leur miroir d’apparence. Ils s’y accrochent comme si cette apparence les définissait. Je suis admirative, et sûrement un peu jalouse.
Son regard s’accroche à moi. Je lis à la fois de la pitié et du soulagement. Avec cette blessure, je suis forcément cataloguée comme faible… Ça m’énerve. Je détourne les yeux.
Près de la sortie se trouvent deux femmes. Elles doivent former un groupe, être proches depuis longtemps. J’ai de la peine pour elles. J’ai appris trop vite qu’ici, s’attacher, c’est mourir. Elles ressemblent aux deux femmes dans Nana d’Ai Yazawa. Dans un autre contexte, je serais directement allée les voir pour essayer de nouer une conversation. Leur dire qu’elles sont magnifiques. Mais ici, ça n’a aucune importance. Ici, nouer une conversation est bien trop souvent une perte de temps et d’énergie.
Trois hommes entrent alors ensemble, me coupant brutalement dans mes pensées. Un groupe de gros bras. Le stéréotype des accros à la salle de sport. Deux d’entre eux ont une coupe courte. Militaires ? Policiers ? Gendarmes ? Bah, ça n’a pas d’importance. Simplement, ils me rappellent mon père… Ah, je n’ai pas envie de penser à ma famille…
Le troisième est couvert de tatouages. Peut-être un ancien Yakuza ? Ça me fait sourire. Dans le monde réel, ces tatouages représentaient une terreur pour les habitants. Aujourd’hui, ça ne signifie plus rien, ce n’est plus un signe de danger…
Mes pensées sont coupées par une voix métallique.
INSCRIPTION TERMINÉE !
Bienvenue dans le jeu : Le grand méchant loup
Niveau de difficulté : 6 de cœur
Règles :
– Chaque partie dure 10 minutes.
– À chaque partie, un nouveau Loup et un nouveau Chasseur sont désignés.
– Les joueurs gagnent quand un Chasseur tue le Loup.
– Le Loup gagne s’il ne reste que deux joueurs en vie, dont lui.
Début de la première manche.
Mon bracelet s’allume et j’y lis l’inscription suivante : villageoise. Ce jeu a tout pour se transformer en une véritable boucherie ; ce n’est pas très rassurant.
L’écran indique :
Chasseur : Shuntaro CHISHIYA
Ce qui, ma foi, est très utile quand on ne connaît pas du tout le nom des autres joueurs. L’ironie de ces jeux m’épuise.
L’homme au-dessus de moi ôte sa capuche, laissant découvrir d’assez longs cheveux décolorés. En relevant la tête, j’aperçois son regard de chat prêt à attaquer et un demi-sourire condescendant sur son visage. Drôle de personnage. Il croise les bras et observe la réaction des autres joueurs.
Des discussions pleines de stress se font entendre. Des voix s’élèvent, je distingue une question :
- C’est qui ce mec ?
Question inutile. Savoir qui est le chasseur est sans importance. Forcément, un des gros bras essaie de jouer l’intimidation. Bien essayé. Mais la plus grosse menace ici n’est pas humaine. L’intimidation est donc inutile, à mon sens. Les deux femmes s’avouent leurs rôles — dangereux, mais cela confirme qu’elles se connaissent très bien...
Je lève la tête et mon regard croise celui du jeune homme blond. Presque dans un chuchotement, je lui dis :
- C’est toi, le chasseur.
Ce n’est pas une question. Il s’accroupit à mes côtés et me dit :
- Intéressant, pourquoi tu penses ça ?
Mon regard le transperce. C’est juste évident.
La femme d’une quarantaine d’années lève le ton et prend le lead de la partie.
- Selon moi, si les groupes sont toujours unis, c’est probablement qu’ils ne sont pas loups. Reste donc trois suspects ! Toi ! La fille blessée ! Es-tu le loup ?
Je regarde toujours l’homme accroupi à côté de moi. Il semble s’amuser de la situation. La déduction de cette femme est bancale, mais si j’étais le loup, je chercherais à éliminer quelqu’un rapidement…
- Non.
Je lui réponds sans un regard.
Elle attaque aussitôt. Elle est bien plus stressée qu’elle ne le laisse paraître.
- Si tu étais le loup, tu dirais ça !
Je soupire. Cette femme ne réfléchit pas autant que je l’aurais cru.
- Évidemment. Le but du loup est de ne pas se faire découvrir. Il a tout intérêt à tourner les soupçons vers une autre personne, seule de préférence.
Le jeu va se compliquer au fil des tours. Pour le moment, c’est une question de hasard. Le chasseur a 12,5 % de chances de tuer la bonne personne… c’est trop faible.
Je vois la dame perdre ses moyens. C’est vrai que je l’ai indirectement accusée… Mais elle est tout à fait soupçonnable. Sûrement un peu plus que d’autres. Et c’est là toute la difficulté du jeu.
Un des gros bras me fixe. Il ne dit rien depuis le début, et j’ai l’impression qu’il a quelque chose contre moi. Quoi ? Ah, peut-être mes tatouages ? Au Japon, c’est assez mal vu d’être tatoué… mais ici, ça n’a pas d’importance, si ?
J’ai l’impression qu’il cherche à me percer à jour. Je déteste ça. Je lui rends son regard froid, comme un avertissement.
00:05
Le temps défile, le chasseur va devoir désigner quelqu’un.
La femme cherche maintenant à se défendre. Tout comme le jeune homme prostré. Les deux filles ne font pas non plus preuve de beaucoup de calme. Dire que la situation est si tendue au premier tour… Qu’est-ce que ce sera après ? Enfin, si je ne meurs pas au premier tour.
00:03
L’homme blond se relève, toujours armé de son sourire impénétrable. Il n’y a pas à dire, cet homme a une carapace digne d’un psychopathe…
- Être le premier chasseur, c’est nul. Je vais devoir tuer au hasard.
Silence. Plus personne n’ose prononcer un mot, et tous les regards se tournent vers lui. Je me contente de le regarder avec un air de victoire : tu vois que tu étais chasseur. C’est futile, mais j’aime cette sensation d’avoir percé un rôle.
Il éclate de rire, comme s’il aimait se moquer de la sidération qu’il avait provoquée.
Rectification, cet homme est réellement un sociopathe.
- Ou on peut voter ?
Cette proposition semble convenir à tout le monde. Je le regarde, intriguée. Il me fait un bref mouvement d’épaule en geste d’innocence. Au moins, il y a des gens que ces jeux amusent…
Les votes se font : deux contre moi - normal, j’ai l’air faible avec ma blessure - et quatre contre la femme d’une quarantaine d’années. Ça, c’est sûrement ma faute… Mais je n’éprouve pas vraiment de culpabilité.
- Je n’ai pas besoin de voter, ton loup a été désigné.
Je ne sais pas si je la crois réellement loup, mais c’est possible. On verra bien.
Je vois le sourire sarcastique du dénommé Chishiya, avant qu’il ne hausse les épaules et la pointe du doigt.
- Désolé.
- NON ! Attends ! Non, ce n’est pas moi !
Trop tard. Un rayon laser vient lui transpercer la tête, et elle tombe inerte au sol. Au moins, elle aura gardé son impeccable apparence jusqu’au bout…
Le loup n’a pas été tué.