A Galaxy Railways Story : Reiko

Chapitre 51 : Les lamentations de la sirène - partie 1

5562 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 02/05/2024 12:09

Chap 51 : Les lamentations de la sirène - partie 1


- La mission était longue, soupira Louise. Ce soir, je vais regarder les derniers épisodes de mes séries. J’ai trop de retard. Et toi Koko ?

- Moi ? Je récupère Sayu à la crèche et après… Hé bien… Son bain, cuisiner, lancer une ou deux machines, plier le linge… 

- J’espère que Bruce t’aide au moins !


Le Commandant de l’unité Sirius grimaça.


- Occupe-toi de tes oignons, Louise.

- Il se charge de la majeure partie des tâches ménagères. J’ai pas à me plaindre.

- Qui l’aurait cru.

- La ferme, David.


Reiko pianota sur son clavier, distraite.


- Elle aura un an demain…

- Déjà ?, s’exclama l’Officière radar.

- Oui. Ça passe vite.

- Et elle a bien poussé, non ?

- Oui et elle a gardé ses iris bleus délavés et ses cheveux sombres.

- Et le teint cadavérique de Bruce ?, intervint Manabu.

- Hé ! Tu me dois le respect, microbe.

- Oui, Commandant !, se reprit-il, confus.

- Il te charrie, souffla Reiko. Ne le laisse pas te marcher dessus. Et toi, abuse pas de ton pouvoir sur les autres ou t’auras affaire à moi.


Le sniper leva les yeux au ciel, s’abstenant de répondre.

Il avait hâte de rentrer pour se retrouver enfin en tête à tête avec les deux femmes de sa vie, même si l’une d’entre-elle le fixait pour le moment avec un air désapprobateur.


- Combien de temps avant Destiny ?

- Une heure tout au plus si on emprunte le portail Cassian-456.

- Parfait. Yûki, calcule notre itinéraire.

- Tout de suite.


C’est alors qu’il les entendit.

Les chants.

Harmonieux, cristallins et limpides.

Aussi mélodieux que suaves.

Ils lui évoquaient le frémissement de la brise à travers les branches des arbres.

Le clapotis d’une rivière durant le solstice d’été.

L’odeur de l’herbe séchée de sa campagne natale.

Le coucher de soleil depuis la terrasse de leur appartement.

La peau de Reiko.

Le rire de Sayuri.

Tout cela et davantage.

Et, plus que tout au monde…

Ils l’appelaient.

Un appel impérieux auquel il était difficile, voire impossible, de se soustraire.

Il tenta bien de lutter mais, au fil des secondes qui s’égrenaient, son esprit s’émiettait et il perdait le contrôle.

Malgré sa volonté de fer, il était écrasé par une conscience plus forte que la sienne.

Plus ancienne.

Millénaire.


- Bruce ? Bruce !

- Ko… Rei…


***


- Qu’est-ce que ça dit de ton côté ?


Reiko agita deux doigts devant les prunelles de son époux, perplexe.

“Il a l’air d’un zombie. Il a les yeux grands ouverts mais aucune lueur ne brille à l’intérieur. Je ne comprends pas…”


- Le vide absolu. Il paraît absent. Et Manabu ?, demanda-t-elle en essayant de juguler son inquiétude. 

- Pareil, signifia Louise, proche de l’affolement.

- Pourquoi sont-ils les seuls à être touchés par ce… Ce phénomène ?

- Car ce sont des humains de type… Masculin ?, suggéra Yûki en observant les pupilles de David.

- Tu crois ? Et il n’y a rien que tu ne puisses faire pour les… Réveiller ?

- Pour l’instant… Je suis désolée mais ça dépasse mes compétences, avoua le médecin en furetant dans sa mallette.

- Il faut contacter le QG pour qu’ils nous envoient une équipe médicale. T’en penses quoi Koko ?

- On n’a pas vraiment le choix, se désespéra celle-ci en caressant le visage de son conjoint.


La pilote darda une œillade vers les écrans qui clignotaient comme des sapins de Noël.


- C’est quoi encore ce bordel ? Pourquoi j’ai la sensation que le circuit principal s’apprête à disjoncter ?

- Parce que ça y ressemble ?, avança Louise d’une voix suraiguë.

- C’est moi… Ou on gagne de la vitesse ?, s’alarma Reiko en se dirigeant vers le poste de l’ingénieur.

- Plus 30%, l’informa Yûki en examinant une console.

- Fais chier !, grogna-t-elle en tirant David hors de son siège. Louise, tu es la plus gradée. Le commandement te revient. Quels sont tes ordres ?

- Je… Je l’ignore…

- Je prends la navigation alors, c’est pas si différent d’un Eagle, non ?, trancha Reiko face à l’urgence de la situation.

- Oui… Je vais démarrer une détection à large spectre pour découvrir la provenance de cette… Menace, décida l’Officière radar en se ressaisissant.

- Yûki, allonge Bruce et Manabu vers David. J’ai peur qu’ils se cognent si le train s’emballe.

- Hum !


Reiko empoigna les commandes, les dents serrées et les mâchoires contractées à l'extrême.

Elle connaissait le fonctionnement théorique de la navigation, certes… Toutefois, elle n’avait pas suffisamment pratiqué lors des simulations pour garantir à son peloton une réelle efficacité. 

Elle avait cependant une certitude : si elle perdait son sang-froid, elle entraînerait sa section dans un sillage d’affliction et d’accablement non-productif.

“Et on irait droit dans le mur au sens propre comme au sens figuré.”


- Freins activés, lança-t-elle en enclenchant une manette et en la descendant de plusieurs crans.


Big1 ralentit sensiblement mais ne s’arrêta pas pour autant.


- D’où vient cette attraction ?

- Un satellite de la planète… UX-4785 ?

- On a une gare pour se poser ?, la pressa la pilote.

- Non, aucun de ces astres ne fait partie du Galaxy Railways… D’ailleurs, c’est étrange que l’on se soit tant rapproché !

- Visiblement, un raccourci en mode “hors-rail” n’était pas la meilleure idée que Bruce ait eue.

- Yûki, détermine un point de chute à Koko pour limiter la casse et préserver la chaudière.

- Compris.

- Ça va faire mal. Accrochez-vous. Je ne maîtrise pas les atterrissages et encore moins sans une gare, des rails ou une rampe !

- Fais au mieux.

- Bien reçu.


Complètement en nage, le souffle court, Reiko n’avait jamais ressenti une telle pression sur les épaules. 

Pression pourvue d’un nom bien précis…

“Le poids des responsabilités, celui que Warrius, Harlock et Bruce portent constamment… Ce fardeau, je n’en voudrais pour rien au monde au quotidien.”

À la moindre erreur, à la moindre manipulation malheureuse, elle risquait potentiellement d’anéantir Big1 et, par la même occasion, de tuer ses équipiers.

“Dire qu’on allait rentrer à la maison. À quel moment ça a dégénéré de la sorte ?”

Le freinage manuel n’allait pas tarder à se mettre en défaut et les systèmes du train de combat de la SDF affichaient des données incohérentes qui n’étaient d’aucun secours au trio féminin, qui tentait péniblement de conserver la tête hors de l’eau.


- Je te transmets les coordonnées, lâcha Yûki, tendue comme un arc.

- Elles ne me serviront à rien, nos programmes sont HS. Donne-les moi oralement.

- Quart sud-ouest, il y a une plaine et un lac. Évite simplement… 

- Le plongeon ?, railla-t-elle, à bout.


L’androïde garda le silence, consciente que leur situation était précaire.

L’allure de Big1 augmentait de manière exponentielle et des arcs électriques traversaient l’habitacle, dressant les poils des bras de la pilote.


- Qu’est-ce qui se passe ?, s’écria cette dernière, dont les nerfs étaient en pelote.

- On a pénétré en plein cœur d’un… D’un nuage à la composition indéterminée ?

- “Indéterminée”, Louise, tu te fiches de nous ?!

- C’est bleu, dense et opaque. 

- Quand y’en a plus, y’en a encore, hein. Un orage électro-magnétique ?

- Non, je dirais plutôt… Un bouclier dissuasif.

- Pour dissuader qui ?, questionna-t-elle en essayant fermement d’immobiliser le manche de direction.

- J’ai l’air d’en savoir plus que toi ?

- C’est pas ton boulot d’analyser ?

- Sans instrument de bord, je fais ça comment ?

- Tu te débrouilles ! Comme moi !

- Hé oh, Bruce, tu te calmes !


Reiko avait délibérément mis de côté ses écrans, qui lui renvoyaient seulement l’image d’une brume épaisse, et se dirigeait du mieux possible à l’aide de ses détecteurs.


- Dans l’optique où l’on peut se fier à tout ce bazar, grommela-elle. 


Elle avait l’impression de revivre l’ultime épreuve du passage de sa certification mais en pire.


- Entrée dans l’atmosphère du satellite dans cinq… Quatre…

- Ça va secouer. Les garçons ?

- Ils sont ceinturés, les renseigna Yûki.

- Louise, signale-moi tout ce qui peut nous empêcher de finir dans le décor.

- Oui. 

- C’est comme piloter un Eagle… Comme un Eagle, se répéta-t-elle pour se rassurer, les lèvres tremblantes.


“Si je ne ralentis pas le train, on ne va pas s’en sortir.”


- La température de la chaudière est en excès de 150°C !, les alerta l’Officière radar.

- Le système de refroidissement ?

- Comme les autres, Koko. Je n’ai plus aucune prise là-dessus.

- Donc… Si je ne me pose pas rapidement, on va… Exploser en plein vol ?


L’absence de réponse de ses collègues fut assez éloquente pour provoquer des tressaillements nerveux au niveau de ses jambes et de ses poignets.

“Je ne suis pas venue pour souffrir.”, se désola-t-elle en mâchouillant la muqueuse de sa joue.

Se fiant une fois de plus à son instinct, elle amorça la descente vers le quart sud-ouest de la planète, tandis qu’ils émergeaient lentement du brouillard bleu qui avait fait disjoncter l’intégralité des circuits de la locomotive.

La jeune femme utilisa son pied droit pour maintenir le levier du frein enfoncé au maximum, puis elle redressa Big1 afin de protéger son unité d’un crash en bonne et due forme. 


- Une chaîne de montagnes à tribord !


Reiko barra si brusquement que la praticienne médicale s’étala sur le plancher.


- Masse non-identifiée à bâbord !

- Putain !


En dépit de la réactivité de la navigatrice, les wagons heurtèrent un objet dur qui les fit dévier de leur trajectoire.


- Rapport d’avaries !, ordonna Louise.

- Les voitures huit, neuf et quatorze sont endommagées. Multiples départs de foyers d’incendies. Valves hydriques déverrouillées, annonça l’androïde, qui avait difficilement regagné son siège.

- C’était quoi cette merde ?, s’étouffa Reiko, qui résistait tant bien que mal à la panique.

- Impact imminent ! Le lac…

- Je sais ! Me parle pas ! Me parle pas !

- Dix… Neuf… Huit…


S’allongeant presque dans le fauteuil, Reiko tira le manche contre elle de toutes ses forces et bloqua le frein d’un coup de talon bien placé.

Un crissement strident leur perfora alors les tympans. 


- Ça passe ou ça casse, haleta-t-elle.


Lorsque les essieux percutèrent la couche terrestre, le choc fut si brutal que Yûki décolla encore de son assise. Elle se cogna violemment sur une paroi et perdit connaissance, tandis que Louise s’agrippait à ses accoudoirs et se maintenait à grand’peine devant sa console.

Quant à Reiko, elle se cramponnait aux commandes, obligeant Big1 à raser l’imposante étendue d’eau et, à l’instant critique, choisit de viser un marécage à l'extrême nord de la plaine.

“En espérant que la vase facilite notre atterrissage.”

Le train labourait l’humus, dessinant un profond sillon dans la terre poussiéreuse.


- Maintenant… Stoppe-toi, maintenant !


Les cadrans encore fonctionnels semblaient indiquer que la vitesse diminuait considérablement.

Entravé par la végétation et la boue, l’express s’immobilisa enfin avant de basculer sur le côté.

Des étoiles dansaient devant les yeux de la militaire, qui avait été ballottée comme un prunier lors de la récolte de ses fruits. Malgré toute sa volonté, elle ne parvint pas à lutter davantage et, à l’instar de ses partenaires, s’évanouit.

Son menton retomba mollement sur sa poitrine et la pulpe de ses doigts effleura le sol.

La dernière image qu’elle emporta dans ce sommeil sans rêve fut le clignotement de l’écran l’avertissant de l’arrêt total de Big1.


***


Les paupières de Reiko se soulevèrent durement alors que son épaule était secouée sans ménagement.


- Laisse-moi tranquille… Bruce… Je suis fatiguée…

- Réveille-toi ! Debout ! On n’a pas une seconde à perdre.

- Loui… Hein ?


Laborieusement, elle s’efforça de rassembler les miettes éparses de ses pensées. 

Puis, la réalité lui asséna un atémi sans pitié dans les côtes, qui la fit sursauter.


- On est vivants ?!

- Oui, mais on a un problème, déclara l’Officière radar en s’agenouillant auprès de Yûki, qui était toujours dans les vapes. 

- Le train est en un seul morceau ?

- Oui.

- On n’a pas amerri ?

- Non.

- Mais alors, quel est…


Elle se pétrifia et une sueur froide ruissela le long de son dos.


- Où sont-ils ?

- Je l’ignore.


Manabu, Bruce et David avaient en effet disparu de la “control room”.

Folle d’inquiétude, les idées confuses, Reiko s’arc-bouta pour scruter sous les fauteuils.


- Koko, je suis presque certaine qu’ils ne se sont pas planqués sous les consoles pour nous faire une farce.

- Euh, oui… Probablement, répondit-elle, penaude.

- Je vais tracer leur signature. Ils ont dû conserver leur émetteur sur eux. Tu peux t’occuper de Yûki ? Elle reprend ses esprits. 

- Oui… Bien sûr !


Alors qu’elle tentait d’extraire des informations de ses capteurs, Louise toussota pour s’éclaircir la voix.


- Bien joué pour tout à l’heure, c’était pas mal.

- C’était un travail d’équipe, mais merci. Où crois-tu qu’ils aient pu aller ?

- J’en sais rien, ils n’étaient pas dans leur état normal. On aurait dit qu’ils étaient comme…

- Hypnotisés ?

- Précisément.

- C’est aussi mon avis. C’est ce satellite… Ce nuage… Il leur a fait quelque chose. Quelque chose de terrible. 

- On doit les sortir de là…

- Oui. L’un d’entre eux est mon précieux mari et je n’ai aucune envie que ma fille grandisse sans père. Où qu’ils soient nous les trouverons... Où qu’ils soient, nous les trouverons et nous les ramènerons à la maison. Rappelle-toi, on l’a déjà fait une fois. Toutes les deux. C’est pas si différent, argua-t-elle en faisant allusion à leur incursion dans la base humanoïde.


Elle marqua un silence durant lequel elle redressa l’androïde et l’adossa contre son ventre.


- Et Yûki est avec nous… Elle nous empêchera de faire n’importe quoi. Pas vrai ?

- Hum. Oui mais Yuuki… Yuuki-kun…

- Il a la peau dure.

- Je sais... Il n’y a pas plus coriace que lui… Toi mise à part.

- Et quand on l’aura récupéré, peut-être que tu lui avoueras enfin ton amour ?

- Koko !

- Ose me dire que c’est un mensonge.


Louise rougit et ne pipa mot.


- Ça ne doit pas être facile de capturer le cœur de Manabu qui ne se doute de rien ?

- Je… Je…

- Je peux me lever, balbutia le médecin.

- D’accord, vas-y doucement.


Reiko fronça les sourcils, résolue.


- Préparons-nous. Ils ne doivent pas être bien loin.


***


Bruce avait la sensation d’être un simple invité à l’intérieur de sa chair.

Ses membres bougeaient de leur propre chef et il n’avait aucune prise sur leurs mouvements.

Relégué derrière les vitres de ses cornées, il n’était rien d’autre que le témoin impuissant des événements.

Lorsqu’il avait repris contact avec la réalité, il marchait déjà à travers des marais et, en dépit de tous ses efforts, il avait été incapable de se réapproprier son corps.

“Bordel… Où est Reiko ? J’étais à bord de Big1 et après… J’ai entendu ces chants et ensuite je me suis endormi. Et voilà que j’erre comme un mort-vivant sur une planète inconnue.”

Du coin de l'œil, il remarqua avec surprise qu’il n’était pas seul, puisque David et Manabu cheminaient à ses côtés.

“Ils ont l’air aussi apathique que moi. Merde… Comment mettre fin à ce cauchemar ?”


*** 


- Pouah ! Quelle puanteur !

- Louise, on est au beau milieu d’un marécage, c’est logique que ça ne sente pas la rose !

- Yûki, Koko est méchante avec moi !

- Méchante ? Tu te fous de moi, j’espère ? Tu crois pas qu’on a des ennuis plus importants sur le feu ? Genre retrouver nos mecs ?

- Je ne suis pas avec Manabu.

- Je ne sors pas avec Manabu.

- Vous ne mentionnez pas David ? Comme c’est intéressant, pouffa Reiko.


Les deux femmes s’empourprèrent et, si la réaction de l’Officière radar n’étonna pas la pilote, elle fut nettement plus décontenancée par celle du médecin.


- Manabu, hein ?, marmonna-t-elle dans sa barbe. Quel casanova, celui-là.


Elles poursuivirent leur route, les chevilles entièrement enlisées dans la vase. 

Le satellite sur lequel elles avaient effectué un atterrissage d’urgence était couvert de larges régions s’apparentant à des lacs ainsi que de rochers grisâtres parsemés de fougères jaunies. Seuls les marais faisaient exception à la règle et regorgeaient de végétation avec des arbres à lianes moussus entourant des points d’eau sale.

Perdue dans pensées, Reiko ne s’attarda cependant pas sur les paysages alentours.

Malgré les apparences, elle était terrifiée par la perspective que Bruce soit blessé quelque part sur ce maudit caillou.

“Personne n’a le droit de me le voler. Personne n’a le droit de toucher à mon bonheur. Si quelqu’un s’avisait de le faire, je le traquerais jusque dans les tréfonds des enfers les plus obscurs.”


- Oui, c’est exactement ce que je ferais. Pour lui et Sayu, je sacrifierais tout y compris ma propre vie, murmura-t-elle.


“C’est sûrement ce que mes parents ont dû éprouver un jour ou l’autre. Ce sentiment d’amour profond pour leur famille.”


- Qu’y-a-t-il ?, l’interrogea Yûki.

- Rien. Que dit ta montre connectée, Louise ?

- Ils ne sont plus qu’à quelques kilomètres. 

- Hum. Zombie ou non, on les rapatriera par la peau des fesses et on filera d’ici.


Louise se stoppa alors, dubitative.


- Les filles, il y a comme qui dirait un petit souci.

- Quoi ?

- Cette donnée…

- C’est bien ce que j’imagine ?, demanda Reiko en se penchant au-dessus du poignet de son équipière.

- J’en ai peur.


***


“Jusqu’où va-t-on aller ?”

Sur les murs humides de la grotte, les lichens brillaient d’un vert turquoise incandescent. Ils illuminaient le passage étroit que les soldats, possédés, de la SDF avaient emprunté. Leurs pas résonnaient, se répercutant en écho infini jusque dans les bas-fonds de la caverne. Un froid glacial régnait en ces lieux, qui allait en s’amplifiant, à mesure qu’ils progressaient sur ce chemin jonché de pierres tranchantes.

“Impossible de reprendre le contrôle. Je suis prisonnier et je n’ai aucun moyen de me libérer. Que fait Reiko ? Est-elle saine et sauve ?”


*** 


- On va descendre là-dedans ?

- Oui. 

- Dans cet endroit hostile sombre et… Inhospitalier ?

- Oui.


Reiko acheva de nouer sa chevelure en queue de cheval.


- Si tu préfères, tu peux rester ici, proposa-t-elle sèchement.

- Hors de question, s’offusqua Louise.

- Parfait. 

- Allumons les torches de nos montres, conseilla Yûki.

- Tu as raison. Faites attention, le sol est une véritable patinoire. Je passe devant.

- Mais… Koko… Si je suis en charge du command…

- C’est bon t’en fais pas. 


Au vu de la terreur que les abîmes inspiraient à sa partenaire, la pilote ne pouvait se résoudre à la laisser prendre la tête des opérations.

Elle n’était guère plus à l’aise, l’épisode de la mine de Tabito étant encore très vif dans ses souvenirs, mais elle avait en soit plus d’expérience que son amie.

Et le feu intérieur qui la rongeait menaçait de se déverser hors de son corps pour ravager tout ce qui risquait potentiellement d’entraver ses recherches.

“Je suis au bord de l’explosion.”


- Finissons-en.


Voûtée, elle s’enfonça dans le tunnel, prête à examiner le moindre recoin des souterrains de cette planète pour retrouver son époux. 

“Cette fois, c’est à toi de m’attendre mon amour. Comme tu l’as dit, personne ne nous séparera, pas même la Faucheuse. Ils ne savent pas jusqu’où… Jusqu’où je suis capable d’aller pour toi.”


*** 


La grotte était si immense que Bruce n’en distinguait pas le plafond. Des stalactites titanesques pendaient de celui-ci et surplombaient une vaste étendue aqueuse sur laquelle flottaient des nénuphars diaphanes. 

Des petits remous agitaient la surface du lac, ce qui n’augurait rien de bon aux yeux du sniper.

Puis, quand les flots se fendirent en deux pour la laisser apparaître, il comprit que les signaux envoyés par son instinct n’étaient pas exagérés.

Le chant s’éleva une fois encore.

Euphonique, séraphique et éthéré.

Céleste.

À nouveau son esprit fut enseveli sous une volonté monstrueuse et écrasante.

“Chaton… Chat…”


***


- Une double galerie.

- On prend laquelle ?, questionna l’Officière radar.

- Celle qui sent le moins mauvais ?, suggéra Reiko.

- Non, mais en vrai ?


La pilote croisa les bras autour de son ventre, légèrement nauséeuse.


- Divisons nos effectifs, il n’y a aucune autre alternative.

- T’es sûre… Koko ?

- Je pars de mon côté, restez ensemble.

- Non.


Le médecin était intervenu d’une voix ferme.


- Yûki ?

- Allez à gauche et moi à droite.

- Je regrette, protesta Reiko, c’est hors de…

- Je sais me défendre, j’ai plus d’expérience que vous et le Commandant aurait probablement refusé que vous vous aventuriez seules là-dedans.

- Je suis contre cette initiative, tu es une sexaroïde médicale, pas un agent de terrain.

- Ma formation est plus complète que tu ne le présumes. Louise ?


Prise entre deux feux, l’Officière radar se trémoussait, mal à l’aise.


- Faisons ainsi. Yûki est aussi compétente que toi et moi réunies. 

- Je suis désolée mais cette décision est loin de me conven…

- Elle est en charge, c’est toi-même qui l’a dit.


La jeune femme se mordilla les lèvres, contrariée.


- Oui, je l’ai dit.

- Dans ce cas…


Faisant fi des contestations de Reiko, le trio se morcela et, après moult recommandations à la prudence, les trois membres de la SDF s’engagèrent au sein de leurs tunnels respectifs.


***


Bruce se battait.

Il se battait de toutes ses forces pour qu’une lueur de sa conscience subsiste. 

Mais cela lui était incroyablement difficile. 

La chose dans le lac avait pris possession de toutes les cellules de son enveloppe charnelle et elle jouait avec celle-ci comme un enfant avec un pantin désarticulé.

Le sniper se raccrochait au moindre de ses souvenirs pour résister. Néanmoins, il perdait du terrain à chaque minute qui s’écoulait. 

Il avait l’impression que son âme était aspirée dans un tourbillon qui s’acharnait à la réduire en charpie. 

Quelle était l’ancre qui le rattachait à la réalité ?

La main de Reiko dans la sienne sur Frosted.

Quelle était l’ancre qui le rattachait à la réalité ?

Les gazouillis de Sayuri.

Quelle était l’ancre qui le rattachait à la réalité ?

Sa famille.

“Elle ne m’aura pas. Cette créature… Elle ne m’aura pas !”


*** 


Reiko se figea, tous ses sens aux aguets.


- Tu entends ?

- Quoi ?

- Des bruits de pas.

- Tu ne confonds pas avec l’eau qui coule autour de nous ?

- Non, c’est pas vraiment pareil.


La pilote tendit l’oreille, perplexe.

Feutré et glissant, cela se rapprochait indubitablement.

Méfiante, elle tendit le bras en avant, tâchant d’éclairer les alentours.


- Écoute, c’est… C’est tout près… Tout près d’ici.


Elle poussa un hurlement d’effroi lorsque le visage surgit dans la lumière.

Cédant à son instinct primaire, celui qu’elle avait acquis dans la rue, elle pivota sur les hanches et catapulta son talon dans l’estomac de son adversaire, qui roula sur les rochers.

Avec horreur, elle reconnut ces cheveux bruns emmêlés, cet uniforme loqueteux et ces prunelles noisette.


- Manabu ?!, s’écria Louise, choquée.

- Manabu…


Telle une panthère, le jeune homme bondit vers Reiko, qui esquiva un uppercut en s’effaçant sur le côté.


- Il n’est pas lui-même.

- Non, tu crois ?, s’alarma l’Officière radar. Comment le ramener à la raison ?

- Avec une avoine dans la tronche ?

- Tu plaisantes ?

- T’as un meilleur plan, peut-être ?

- Je réfléchis !

- Pas le temps pour ça !


La pilote se baissa pour éviter le poing de son équipier qui, étrangement, ne semblait pas se préoccuper de Louise.

“Je vais l'assommer et on le traînera vers Big1.”

Déterminée à en finir au plus vite, elle se rua vers l’artilleur et balaya ses chevilles d’une extension de jambe.


- Tu vas lui faire mal !, s’affola Louise, au moment où Manabu s’étalait au sol, le nez dans une flaque d’eau.

- Il est costaud.

- Ne l’abîme pas trop !

- Oui, promis, je te rendrai ton fiancé intact…

- On n’est pas… Nous ne sommes pas…

- … Ou du moins j’essaierai.

- Hé !

- Roh, et pourquoi tu ne t’inquiètes pas pour moi ?

- Parce que… Parce que… 

- Te fatigue pas, je sais où tu places tes… Priorités, haleta-t-elle en bloquant le poignet de Manabu.


Celui-ci profita d’un instant de relâchement pour projeter son genou dans les poumons de Reiko, qui se plia en deux en jurant, la respiration partiellement coupée.

Elle recula en titubant, groggy.


- Put… Putain… Yuuki…

- Ko…!


La jeune femme chancela et se rattrapa à une roche saillante pour ne pas s’écrouler.


- Ça… Tu vas le regretter, maugréa-t-elle, irritée.

- A-attends !


Toute délicatesse oubliée, Reiko fondit sur son partenaire, saisit brusquement son avant-bras et le tira contre elle. Puis, quand elle sentit son souffle lui effleurer le cou, elle rejeta la tête en arrière et, après une profonde inspiration, la propulsa violemment vers le front du fils de Kanna. 

“On prend les mêmes et on recommence.”, songea-telle en se figurant leur altercation le jour où Bruce avait été kidnappé par le train nommé Destiny.

Le choc sonna les deux combattants qui chutèrent en parfaite symbiose, à demi-conscients.


- Aïe, c’est douloureux.

- Koko !


Les réflexes diminués par la collision, elle ne réussit pas à s’emparer de l’objet lancé par l’Officière radar.

Bêtement, elle loucha alors sur le casque de Louise, qui rebondissait sur la pierre.


- Mets-lui !

- Hein ?

- Sur sa tête !, lui intima-t-elle en pointant le haut de son crâne.


Sans chercher à comprendre, elle rampa vers son collègue, qui marmonnait des paroles inaudibles, souleva doucement sa nuque et l’obligea à enfiler le couvre-chef.

Puis, presque immédiatement, il se tranquillisa et parut sombrer dans un sommeil innocent.


- Mais que… ?

- Une intuition, répondit Louise en s’agenouillant aux côtés de Manabu.

- Une intuition ?

- Si sa zombification est provoquée par des ondes mentales, les combinaisons de la SDF munies de capteurs derniers cris sont en mesure de les détourner. Ce n’était qu’une théorie…


Impressionnée, Reiko siffla en s’affalant contre une paroi, épuisée.


- Belle déduction, patron ! Un sur trois, nous sommes sur la bonne voie, soupira-t-elle en se massant les tempes sur lesquelles une belle bosse poignait.


Adossée à une saillie rocailleuse, elle observa les deux jeunes gens, ne pouvant s’empêcher de noter le regard amoureux que son amie portait sur l’artilleur.

“Ils sont faits pour s’aimer, quand vont-ils s’en rendre compte ? Enfin, je ne dois pas m’en mêler.”

Vacillante mais motivée, elle se mit debout. Son abdomen la faisait souffrir, bien qu’elle n’y accordât qu’une importance relative. 


- Je continue. Bruce et David sont encore prisonniers des tentacules de la chose qui hante cet endroit. Cette comédie n’a que trop duré, je vais y mettre un terme.

- Une minute, je…

- Tu ne peux pas l’abandonner, pas vrai ?, l’interrompit-elle en désignant Manabu qui ronflait bruyamment.

- Non, mais…

- C’est donc réglé. Restez là et, s’il se réveille, emmène-le sur Big1. Nos tentatives de communication avec le QG n’ont pas abouti jusqu’à présent. Réessayez autant de fois que nécessaire. Si nous ne revenons pas, ne partez pas à notre recherche. Barricadez-vous dans le train et attendez les secours. Vu ?

- D’a… D’accord.

- Je vais faire au plus vite. Ne prenez aucun risque. 

- Koko… Sois prudente.

- Je le serai. Bruce n’est pas loin, j’en ai la certitude.


Sans un coup d'œil en arrière, Reiko se faufila en boitillant dans le tunnel.

L’affrontement contre le fils de Kanna l’avait ébranlée et, les membres engourdis, elle se dirigea en clopinant vers les entrailles du satellite.

Elle marcha sur environ cinq cents mètres avant de déboucher sur une caverne spacieuse. 


- C’est… Beau.


Les rocs étaient tapissés de mousse fluorescente, ce qui conférait un aspect fantomatique aux lieux. 

L’eau était omniprésente avec pléthore de cascades, de chaudières et de petits ruisseaux, sans compter le lac qui se déployait aux pieds de la militaire.

Malgré la bruine glaciale qui flottait autour d’elle, elle distingua une silhouette massive à l’extrémité nord de l’immense surface aqueuse, qui reposait sur un lit d’herbes et de branches séchées.


- Bon dieu, qu’est-ce que c’est que ça ?


Une sorte de gros lézard somnolait, enroulé sur lui-même. À la lumière des lichens, ses écailles luisaient d’une multitude de nuances bleutées et verdâtres.

Lorsque le monstre bougea, la pilote se mordit le poing pour réprimer un cri de terreur. 


- Ce truc à un visage… Un visage… !


Elle s’appuya contre une paroi pour ne pas défaillir, épouvantée par la vision cauchemardesque d’un reptile pourvu d’une chevelure noire interminable, encadrant un faciès aux traits indubitablement humains.

Obnubilée par cette découverte méphistophélique, il lui fallut quelques secondes pour enfin l’apercevoir.


- Il est en vie, souffla-t-elle, soulagée. Merci Kami-sama.


Assis près de la créature, une jambe repliée sous le menton et les yeux vides, il était aussi impassible qu’une statue.

Ses mèches blondes humides étaient plaquées sur sa peau, et il ne semblait pas avoir remarqué son épouse qui le fixait avec horreur. 


- Bruce… Mon amour… Qu’est-ce que cette abomination t’a fait ?


Un feulement rauque, presque animal, s’échappa de la gorge de Reiko. 

On s’en était pris à sa famille une fois de plus.

Une fois de trop.

Son sang ne fit qu’un tour dans ses veines, bouillant comme la lave d’un volcan en fusion.

Des battements sourds retentirent à travers ses tympans et elle dégaina son cosmo-gun, dotée d’une résolution aussi froide que Râ-Metal.


- J’arrive.

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