Alan Wake : Réécriture

Chapitre 1 : Réécriture

Chapitre final

7821 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 29/11/2021 18:45

Alan Wake : Réécriture

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Cette fanfiction participe aux Défis d’écriture du forum Fanfictions .fr : Coupez ! On la refait - (novembre décembre 2021).

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Mon nom est Alan Wake. Je suis écrivain.

Dans mon métier, on ne peut pas laisser la place au doute. Un seul détail de l’intrigue peut gâcher une trame aussi complexe que les fils d’une araignée intriqués les uns dans les autres. Le lecteur n’a alors plus de raison de croire à l’histoire. Je l’ai appris à mes dépens lors de mon séjour dans l’antre noir, mais je ne l’ai compris que trop tard, lorsque ma femme s’est à nouveau volatilisée dans ce lieu aussi sombre que l’enfer.

J’avais toujours espoir, au fond de moi, de trouver un moyen de la ramener. Pourtant, à chaque nuit qui tombait, je sentais un peu plus le poids du remords qui pesait sur mon âme. La terreur prenait possession de mes sens. Je luttais pour rester éveillé, lorgnant les ténèbres, espérant n’y trouver que le néant ; mais les cauchemars qui m’assaillaient une fois les yeux fermés demeuraient et revenaient inlassablement.

Depuis que j’avais quitté l’antre noir en laissant ma femme derrière moi, je n’étais plus le même. La paranoïa me guettait à chaque instant. Toutes les nuits, j’attendais le retour du jour, comme un prêtre attendrait le messie. Je craignais les ténèbres tout comme Alice autrefois. Elle était toujours là-bas, quelque part, se languissant de me revoir. Moi, j’étais là, à me morfondre, ressassant les erreurs que j’avais commises en tentant de l’extirper de cet endroit maudit.

Pour tout comprendre, il fallait revenir dix ans en arrière, lorsqu’Alice et moi avions décidé de prendre des vacances à Bright Falls, une petite ville américaine perdue dans l’Etat de Washington. Un village tranquille en apparence qui cachait en fait de sombres secrets. Peu après notre arrivée, j’y avais fait la rencontre de la chose que je ne connaissais pas encore sous le nom de l’Ombre noire, une entité maléfique indescriptible résidant dans Cauldron Lake. Une menace qui utilisait les œuvres des artistes demeurant dans les environs pour renforcer son contrôle sur le monde réel. Ignorant tout de son pouvoir, nous avions posé nos valises sur Diver’s Isle, à Bird Leg Cabin.

Le soir venu, ma femme avait été enlevée par cette chose juste devant mes yeux. Croyant pouvoir la sauver, j’avais sauté dans le lac, n’écoutant que mon instinct. A mon grand désarroi, je m’étais réveillé au volant d’un véhicule accidenté, quelque part à Bright Falls une semaine plus tard, pour vivre un cauchemar que j’avais moi-même inventé. Les pages d’un manuscrit que je ne me souvenais pas avoir écrit prenaient soudain vie devant mes yeux à mesure que je continuais, seul, déterminé à comprendre ce qui m’arrivait.

Heureusement, je n’étais pas resté seul très longtemps car mon agent et meilleur ami, Barry Wheeler, m’avait rejoint à Bright Falls. Bien qu’il soit resté sceptique à propos de toute cette histoire pendant un certain temps, il avait assez vite découvert que tout ce que je lui avais raconté n’était pas qu’un délire d’écrivain en panne d’inspiration, lorsqu’il avait vu de ses propres yeux les monstres qui étaient apparus pour nous barrer la route : des Possédés, des habitants de Bright Falls soudainement entrés sous l’emprise de l’Ombre noire qui hantait les lieux.

Pour découvrir ce qui s’était passé, j’avais parcouru la ville, rencontrant au passage ses différents protagonistes. Et, lors d’une nuit très agitée, j’avais enfin réalisé ce qui m’avait amené jusque-là : suite à mon plongeon dans le lac rempli de ténèbres, l’Ombre noire avait pris possession de moi, mais ce qu’elle demandait n’avait rien d’ordinaire, cela relevait du surnaturel. Persuadée que je pourrais l’aider à étendre son emprise sur le monde réel, elle m’avait forcé à écrire un manuscrit spécial qui, imprégné du pouvoir du lieu, pourrait réécrire la réalité.

Cependant, dans un moment de lucidité, j’avais réussi à matérialiser une faille dans ce manuscrit parfait : je m’étais intégré à mon propre récit, tout comme j’avais intégré Thomas Zane, un vieux poète oublié qui résidait sur l’île dans les années 60 avec sa muse, Barbara Jagger, dont l’Ombre noire avait adopté l’apparence. Grâce à cette issue, j’avais pu m’échapper de Diver’s Isle et de l’influence de l’Ombre.

J’avais conduit et conduit, sans jamais regarder en arrière, encore sonné par cette semaine épouvantable, jusqu’à tomber dans le ravin et reprendre enfin le flot de mes souvenirs. Puis, avec l’aide des pages que Thomas Zane disséminait sur mon chemin, j’avais pris conscience petit à petit que tous les événements que je vivais étaient écrits à l’avance.

Hélas, la vérité sur ce qui m’était arrivé n’était pas suffisante pour me permettre de changer les choses. Je devais retourner sur l’île et combattre la présence maléfique qui s’y terrait. Epaulé par Zane, j’avais pu atteindre Bird Leg Cabin, paré à confronter l’Ombre noire grâce au Rupteur que Tom avait laissé pour moi en lieu sûr. Un simple interrupteur, qui avait le pouvoir d’anéantir les ombres.

Mais j’étais arrivé trop tard. Lorsque l’Ombre noire avait compris que mon objectif avait toujours été de réduire sa présence à néant en écrivant la fin de l’histoire afin de permettre à Alice de remonter à la surface, elle avait brutalement pris conscience que je ne lui étais plus d’aucune utilité. Avec Alice sous ses ordres, elle pouvait tout aussi bien accomplir son dessein. Ainsi, l’Ombre noire avait fait en sorte que ma femme prenne ma place dans l’antre noir afin que je puisse revenir à la réalité, sain et sauf, sans me laisser aucun moyen de revenir à elle.

Après avoir enfin atteint le lac et le chalet, au terme d’un long combat contre les ténèbres qui tentaient de m’arrêter, tout était devenu sombre. Puis, j’avais émergé hors des eaux glacées du lac pour fuir le cauchemar dans lequel venait d’entrer Alice. Coincée dans l’antre noir, coupée du monde extérieur, elle était comme en prison, retenue contre son gré dans cette dimension alternative.

Pour ma part, j’étais vivant. Mais mon esprit était amoché. Pas seulement à cause des nombreux jours que j’avais passés dans cet antre, mais surtout à cause de ma séparation avec Alice. Que pouvait-elle accomplir, seule, prise dans cet affreux supplice ? Je l’ignorais. Alice n’avait aucune des armes que je possédais lorsque j’étais là-bas. Avec mes mots, j’avais alors le pouvoir de modeler la réalité, de la façonner selon les volontés de l’Ombre. Ou les miennes. Alice était une photographe, une très bonne photographe certes, mais pouvait-elle vraiment s’accommoder de son art pour refaire le monde et s’échapper de sa geôle ?

Désormais, tout cela ne semblait plus vraiment avoir d’importance, tandis que je déambulais dans les quelques mètres carrés que l’on m’avait accordés. Après sa disparition dans l’antre, les autorités m’avaient harcelé de questions toutes aussi blessantes les unes que les autres. Tout le monde pensait que j’avais tué Alice et fait disparaître son corps dans les tréfonds du lac. Les disparitions de Robert Nightingale – l’agent du FBI qui m’avait poursuivi sans relâche durant mon périple – et de bien d’autres habitants de Bright Falls, n’avaient pas non plus joué en ma faveur. Seule Sarah Breaker, le shérif de la ville, essayait encore de m’aider. Elle m’avait déjà escorté jusqu’à la centrale électrique pour trouver le Rupteur dans l’espoir de battre l’Ombre noire et c’était elle aussi qui avait fini par me retrouver, errant sur le ponton brisé qui menait autrefois à Diver’s Isle. Sarah était une femme droite dans ses bottes, qui ne croyait que ce qu’elle voyait. Et elle avait vu ce que j’avais dû affronter. Cela lui suffisait pour comprendre ce que je traversais.

Mais en dépit de toute sa bonne volonté, elle ne pouvait changer l’opinion publique à elle toute seule. Barry non plus d’ailleurs. Et les nombreux scandales qui avaient émaillé ma réputation jusqu’à maintenant n’avaient rien fait pour m’aider. Alice savait qui j’étais vraiment mais sa disparition avait achevé d’enfoncer le clou pour les médias et les gens en général, qui ne me voyaient guère plus désormais que comme un tueur de sang-froid.

Depuis ma cellule de prison constamment éclairée et surveillée, j’avais attendu durant dix longues années un quelconque signe de ma femme. Lorsque Barry me rendait visite, il me disait de faire mon deuil, de tourner la page. Ce n’était pas étonnant : Barry n’avait jamais aimé Alice. J’avais beaucoup de mal à accepter son manque d’empathie mais sa compagnie restait distrayante. De toute façon, Barry était le seul réconfort qu’il me restait, hormis celui des rats et des cafards qui pullulaient dans les cellules. Il faut dire aussi que je croisais rarement les autres détenus : ma cellule était dans un bâtiment séparé du reste de la prison. J’étais seul, tout le temps.

Si la cellule dans laquelle je me trouvais enfermé avait cependant un avantage, c’était la machine à écrire qui avait été installée à la demande de Barry. Il avait convaincu le directeur de la prison que mon activité créative ne devait cesser à cause de ma mise en détention. J’admirais Barry pour la façon dont il s’était démené pour moi, mais malgré tous mes efforts, je n’arrivais pas à écrire quelque chose de convenable. Je pensais qu’en quittant l’antre, j’en conserverais ses pouvoirs mais je me trompais. J’étais redevenu un écrivain lambda, tentant d’écrire une histoire d’évasion que personne ne lirait. Cette histoire s’étoffait chaque jour d’hypothèses toutes plus ridicules les unes que les autres : un bateau qui tombe sur les murs blindés de la prison, un tank qui défonce la porte, un taureau enragé qui pénètre dans la cour.

Mais jamais elles ne se réaliseraient.

Un soir, après avoir arraché page par page les feuilles blanches raturées de mon manuscrit une fois de plus dans un accès de rage, je décidai de prendre quelques instants pour souffler, en m’installant dans le lit miteux qui grinçait à mon contact. En dépit du confort important dont je bénéficiais là-bas, l’humidité parvenait à s’infiltrer tous les soirs entre les pores des murs de la prison. D’un mouvement las qui m’arracha une mine de dégoût, je passai mon doigt sur ces murs épais qui suintaient comme un athlète après l’effort. Le froid faisait claquer mes dents. Je fermai les yeux, rasséréné par la lumière qui inondait ma cellule, essayant de maintenir le souvenir d’Alice dans mes pensées. Mais plus les années passaient, plus son visage se dissipait dans ma mémoire, se diluant comme de l’encre dans l’eau.

Alors, je me mis à repenser à ce manuscrit que j’étais en train d’écrire. Un échec, une fois de plus. Si seulement j’avais ce pouvoir qui m’avait permis d’écrire à Cauldron Lake, j’aurais pu sortir d’ici, j’aurais pu libérer Alice et reprendre ma vie d’avant, notre vie d’avant. Mais toute force m’avait quitté depuis longtemps. A présent, je n’étais qu’une coquille vide.

Le sommeil était prêt à m’emporter avec lui. Je m’abandonnais enfin lorsque quelque chose me réveilla en sursaut. Une respiration lourde et bruyante. Mon pouls s’accéléra. Je m’assis au bord de mon lit, laissant mon regard errer dans ma cellule. Sans prévenir, les lumières puissantes s’éteignirent et un frisson se déploya dans tout mon corps. En dépit du froid, je suais à grosses gouttes, le souffle court. Les ténèbres envahirent la pièce, me laissant désœuvré.

Soudain, une lumière m’aveugla, m’obligeant à porter les mains devant moi pour pouvoir la regarder et comprendre de qui il s’agissait. Je me détendis enfin en réalisant que celui qui se trouvait devant la porte de ma cellule ne me voulait aucun mal. C’était Thomas Zane qui me fixait, engoncé dans son costume de scaphandrier baigné de lueur, son casque rond dardant des rayons de lumière comme les piquants de la bogue d’une châtaigne.

Pendant un instant, je réalisai que tout cela n’était peut-être qu’un rêve. Je songeai à me pincer pour le vérifier, mais me résignai à écouter ce qu’il avait à dire car même si j’étais en train de rêver, je savais que Zane était là pour m’aider. Il l’avait déjà fait dans mes cauchemars par le passé. Zane n’était plus vraiment humain ; c’était une pensée, un personnage, une entité, un peu comme l’Ombre noire. A ceci près que Tom était son ennemi.  

Sa respiration se fit de plus en plus pesante à mesure qu’il s’approchait de moi, flottant comme un astronaute dans sa capsule.

« Alan, dit-il. Alice ne vous a pas oublié. Elle est toujours dans l’antre noir. Je suis là pour l’épauler. Elle veut vous aider.

— Comment ? lui demandai-je.

— Ses photos. Elle ont un pouvoir, bien plus grand que le vôtre, Alan. Quelqu’un va venir vous libérer.

— Qui ?

— Vous le saurez en temps voulu. »

De la même façon qu’elle était apparue, la lumière faiblit et disparut dans l’air. Les lampes de ma cellule se rallumèrent une à une, bien qu’elles parussent chétives à côté de celle du vieux poète que j’avais fait revenir. Je remarquai alors que Zane avait laissé quelque chose, une feuille qui se posait lentement au sol. Je me penchai vers elle pour mettre la main sur une photographie, à peine sortie d’un polaroïd. Je la secouai, attendant de voir ce qu’elle me réservait. Les traits d’une jeune fille se dessinèrent progressivement. Une enfant, âgée d’à peine onze ans, accompagnée d’un garçon du même âge, partageant avec elle plus qu’un air de ressemblance. Les deux gamins assis sur une pile de pneus au milieu d’une décharge, souriaient en fixant l’objectif, penchant légèrement la tête du même côté.

Je scrutais cette photo entre mes mains, regardant cette fille, la jaugeant du regard, prêt à la voir sortir de l’image. Mais elle restait statique. La déception s’empara de moi alors que je réalisais l’inutilité de cette supercherie. Je serrai la photo jusqu’à la froisser, les lèvres crispées. J’étais dans l’incompréhension la plus totale, mais je finis par retrouver mon calme.

Zane avait promis qu’il m’aiderait à sortir d’ici. Pourtant, tandis que je me recouchais, je n’avais avec moi que la photo de deux inconnus et encore de longs jours à attendre devant moi.

Le lendemain, cependant, les choses s’accélèrent soudainement. Le matin même après un petit-déjeuner frugal, l’officier Saito, le garde que l’on avait assigné à ma cellule, m’annonça que j’allais recevoir de la visite dans le courant de l’après-midi. A ce moment, je pensais à Barry, bien sûr, puisqu’il était le seul à venir me voir. Mais Saito protesta : ce n’était pas un visiteur habituel. Des scénarii se mirent alors en branle dans ma tête, essayant de se frayer un chemin jusqu’à la réalité. Mais aucun d’entre eux ne me parut crédible.

Dans l’après-midi, je m’étonnais de n’avoir encore reçu aucun visiteur. Pour la neuvième fois, je terminai de regarder l’intégrale de Zone X, la série de science-fiction avec laquelle j’avais fait mes armes en tant qu’écrivain pour quelques épisodes seulement. Je fermai la télé cathodique d’un mouvement du pouce. L’image mourut dans un grésillement et je restai assis là, avachi dans la chaise en fer qui me servait de fauteuil de bureau.   

C’est alors que Saito vint ouvrir la porte de la cellule, accompagné de l’invitée surprise dont il m’avait promis la visite. Entrant sous les feux des projecteurs qui avaient envahi ma cellule au fil des ans, mon hôte s’avança lentement, jetant un œil curieux à l’installation électrique complexe de ma demeure, alors que Saito refermait la porte derrière elle dans un grincement. Les mains jointes derrière le dos, elle posa son regard sur moi. Sa posture en disait long : la fierté manifeste qu’elle tirait de sa position hiérarchique ne masquait pas pour autant ses habiletés physiques et psychiques. C’était une combattante, dans l’âme et dans le corps. Le tailleur qu’elle portait et le chignon qu’elle arborait semblaient appartenir à quelqu’un d’autre, comme s’ils n’étaient pas taillés pour elle — pas encore, du moins.

« M. Wake ? me demande-t-elle. Alan Wake ?

— Oui. Et vous êtes… ? »

Sans une once d’hésitation, elle se dirigea vers le lit rouillé pour s’asseoir. Je me penchai sur ma chaise pour mieux l’observer. Son regard m’était familier. Pourtant, impossible de savoir où je l’avais aperçu.

« Je m’appelle Jesse Faden. Je suis la Directrice du Bureau Fédéral de Contrôle. Et… accessoirement l’une de vos plus grandes fans.

— Fédéral ? répétai-je, interloqué. Si vous êtes là pour m’arrêter, vous êtes en retard d’une décennie. »

Elle sourit. On aurait dit qu’elle n’avait pas souri depuis des années. A cet instant précis, tandis que ce discret moment de joie illuminait son visage, je reconnus son expression. La jeune fille sur la photographie, c’était elle, sans aucun doute.

« Non, M. Wake. Je ne suis pas là sur ordre du gouvernement. Je suis là de mon plein gré. Pour être franche, j’ai besoin de vous. »

Un subtil frisson me parcourut l’échine. La perspective de sortir d’ici était grisante mais l’inconnu dans lequel je m’enfonçais me déplaisait tout autant.

« Qu’attendez-vous de moi ?

— J’ai besoin de votre… expertise.

— Tiens donc ? Vous n’avez aucun expert sous la main dans votre…

— Bureau Fédéral de Contrôle.

— Jamais entendu parler, fis-je remarquer.

— Moi non plus. Jusqu’à il y a quelques mois.

— Dans ce cas, comment êtes-vous devenue Directrice en si peu de temps ?

— Disons que mon CV a tapé dans l’œil du Comité. »

Beaucoup de mystères et si peu de réponses. Décidément, cette Faden était étrange. Mais si elle pouvait m’aider à sortir d’ici, j’étais prêt à faire des concessions. Après tout, le monde entier me considérait bien comme un alien, moi aussi.

« Très bien. De quoi voulez-vous parler ? lui demandai-je.

— Je crois que nous le savons tous les deux. L’incident de Bright Falls, en 2010. Que pouvez-vous me dire à ce propos ?

— Je vous arrête tout de suite. J’ai déjà tout dit au FBI, et personne ne m’a cru. »

Elle soupira et détourna le regard, la mine renfrognée. Tout à coup, elle se mit à analyser les restes de mon repas, notamment la pomme à laquelle je n’avais pas touché. Un soubresaut inhabituel se fit ressentir dans la cellule, une énergie inconnue circulant entre ses murs. La pomme qui se trouvait sur mon plateau commença à bouger, tremblant comme une feuille. En un clin d’œil, la boule verte traversa la pièce en produisant un chuintement suave avant de finir dans la paume de la directrice. Elle me lança un regard amusé.

« Je ne suis pas du FBI. Le surnaturel, c’est mon domaine de prédilection, Mr Wake.

— Alors ça nous fait un point commun, répondis-je, encore abasourdi.

— Ecoutez, Alan, je sais ce qui est arrivé à votre femme. Et je sais qu’elle n’est pas morte. »

Durant un instant, j’eus le souffle coupé. Cette femme avait l’air au courant de beaucoup de choses. Beaucoup trop, à mon avis. Et elle n’était pas ici uniquement pour faire la causette.

« Comment le savez-vous ?

— Parce qu’elle m’a parlé, à travers la Hotline.

— La Hotline ? Qu’est-ce que vous me chantez ?

— C’est le jargon du Bureau. Mais cela n’a pas la moindre importance. Tout ce que vous devez savoir, c’est que je vous crois. Je crois en votre histoire et je suis persuadée que vous pouvez nous aider à la retrouver et à la ramener.

— Pourquoi c’est si important pour vous ?

— Parce que l’agent du Bureau présent sur le terrain a disparu, lui aussi. Et parce que… moi aussi j’ai perdu un être cher, quand j’étais plus jeune. Je veux vous aider, Alan. »

Le marché qu’elle semblait me proposer n’en était pas un ; c’était un ultimatum : soit j’acceptais de la suivre, soit je restais croupir ici. Mais comment refuser quand je savais ce qui m’attendait au bout du chemin ? Revoir ma femme, j’en avais souvent rêvé ; désormais, j’avais une chance de voir ce rêve se réaliser.

Néanmoins, je saisis rapidement que la route serait longue et semée d’embûches : ma présence allait réveiller les entités qui sommeillaient à Bright Falls. Et j’étais persuadé que Jesse Faden n’avait pas envie de savoir le sort qu’elles lui réservaient.

« Comment comptez-vous me faire sortir d’ici ? dis-je enfin après plusieurs secondes de réflexion intense.

— Mon nouveau statut m’octroie quelques passe-droits. Laissez-moi quelques instants, je vais faire le nécessaire. »

Sur ces mots, elle cogna à la porte de ma cellule pour alerter Saito et la quitta, tout sourire. Elle ne revint que quelques minutes plus tard pour m’annoncer que nous allions à Bright Falls sur le champ. Le directeur de la prison, un vieil homme bedonnant et têtu auquel j’avais déjà eu affaire par le passé, n’avait opposé aucune résistance pour empêcher cela. Etrangement, c’est là que je pris véritablement conscience du pouvoir que détenait Jesse Faden.   

Le soir, nous quittâmes la prison fédérale de Watery, la ville voisine de Bright Falls. En dépit de mes réticences liées à la tombée de la nuit, Faden me conduisait à un hélicoptère du Bureau, lorsque je sentis la pluie qui tombait déjà depuis plus d’une heure. La météo était insignifiante, tant la joie qui m’envahissait était puissante. Sur le chemin qui menait de ma cellule à l’hélicoptère, je m’arrêtai un instant. Chaque goutte qui coulait sur mon visage ne faisait que souligner le sentiment de liberté qui prenait corps en moi. Je ressentais enfin quelque chose. Jesse Faden me regarda avec empathie, comme si elle connaissait ce sentiment.

Plus tard, tandis que nous nous dirigions vers Bright Falls par les airs, la Directrice du Bureau Fédéral m’expliqua que l’agent sur le terrain avait découvert d’étranges photographies autour de la zone de Cauldron Lake. C’était également le cas à d’autres endroits précis qui avaient été le théâtre d’Evènements d’Altération du Monde, c’est-à-dire de phénomènes inquiétants liés à de puissantes forces surnaturelles. Certaines de ces photographies étaient même parvenues jusqu’au Bureau, directement dans la zone des Lettres Mortes. Après analyse, il s’avéra qu’il émanait d’elles une énergie particulière, la même énergie relevée à Cauldron Lake dix auparavant. Au sein du Bureau Fédéral de Contrôle, ils appelaient ce genre de babioles des Objets Altérés.

Cependant, les Objets Altérés n’étaient pas les seuls objets en leur possession. Rapidement au cours de la discussion, Faden sortit un petit objet de sa veste. Je ne compris pas directement de quoi il s’agissait car j’avais du mal à le distinguer à cause de l’éclairage tamisé de l’hélicoptère. Puis, en le prenant entre mes mains, les souvenirs émergèrent de ma mémoire, dans un flot continu.

C’était le Rupteur, un petit interrupteur que ma mère avait l’habitude de me donner lorsque j’avais peur du noir. En plus d’être un objet auquel j’étais particulièrement attaché, il est devenu clair que c’était aussi l’arme la plus puissante que m’avait laissée Zane pour combattre les ombres : grâce à une page de manuscrit, rédigée dans le chalet, le poète avait fait en sorte que ce Rupteur obtienne son pouvoir auprès de moi durant mon enfance, avant de me le léguer dans une boîte à chaussures un peu spéciale, dans laquelle tous les objets que Zane laisserait lui survivraient. Durant des décennies, Cynthia Weaver, une journaliste autrefois possédée par l’Ombre noire, éperdument amoureuse de Tom, avait conservé cette boîte en sûreté dans la Pièce éclairée, située au cœur de la centrale électrique de Bright Falls, jusqu’à ce que je vienne le chercher.

La nouvelle directrice me raconta enfin que grâce à Zane, ce simple petit interrupteur était devenu ce que les employés du Bureau appelaient un Objet de Pouvoir. Pourtant, le Bureau, qui avait récupéré le Rupteur parmi les pièces à conviction de l’enquête sur le meurtre supposé de ma femme, avait fini par suspecter qu’il avait progressivement perdu son pouvoir durant ces dix années d’inactivité, comme si toute la magie enfantine qu’il contenait avait cessé de vivre à l’intérieur. C’est la raison pour laquelle Jesse Faden s’était permise de le porter sur elle sans protection ce soir-là. Car en toute autre circonstance, dans les méandres du Bureau, les objets de ce genre étaient contenus, étudiés et protégés ; bien à l’abri du monde extérieur.

Le Rupteur entre mes mains me paraissait lourd. Pourtant, sans vraiment pouvoir l’expliquer, je sentais que son pouvoir l’avait quitté. Peut-être n’était-ce qu’un effet d’auto-persuasion. Mais je savais désormais qu’en dépit de toute ma volonté, le Rupteur ne servirait plus à rien. J’allais devoir trouver un autre moyen de combattre l’Ombre noire.

Mon retour à Bright Falls était rempli d’émotions partagées et contradictoires. Tandis que nous survolions ce paysage merveilleux, un mirage qui ne servait qu’à masquer des ténèbres plus vieilles que le monde, je ne pus m’empêcher de frissonner. En presque dix ans, c’est comme si rien n’avait changé. Cette bonne vieille ville était toujours la même, nimbée de mystères, de non-dits et de secrets. Après m’avoir laissé admirer la ville, l’hélicoptère blindé serpenta entre les arbres pointant vers le ciel depuis les montagnes, jusqu’à atteindre l’hélistation, plus loin en contrebas. Il se posa enfin non sans secousses, formant une tornade de feuilles mortes autour de lui.

En descendant de l’hélicoptère, je ne pus dissimuler ma surprise lorsque je découvris que quelqu’un d’autre nous attendait, au pied des marches de l’hélistation. Son accueil me paraissait plutôt détaché, mais je savais qu’elle espérait bien me revoir un jour.

« Sarah ? m’exclamai-je. Quel plaisir de vous revoir !

— Plaisir partagé, M. Wake » dit-elle en me serrant la main avec un franc sourire. Elle cria pour couvrir le bruit du moteur de l’hélicoptère qui s’arrêtait lentement. « Je vois que notre chère petite ville vous a manqué, pas vrai ?

— Il faut dire que je n’ai pas vraiment eu le choix.

— J’espère au moins que vous savez ce que vous faites.

— Honnêtement, je l’espère autant que vous. »

La fragilité dans ma voix traduisait mon incertitude. Sarah le sentait, mais ne s’en souciait guère : s’il y avait bien quelqu’un pour combattre les ténèbres, c’était moi.

Sans s’éterniser, Jesse me confia un imperméable bardé du logo du BFC sur le dos, en prévision de la pluie qui ne tarderait pas à gagner la ville. Elle me conduisit devant le fourgon blindé flanqué du même logo, qui m’attendait sur la route devant l’hélistation. Un autre véhicule du même gabarit se tenait derrière lui. Tant de précautions pour un simple trajet jusqu’au lac noir, cela me laissait perplexe, et Jesse ne tarda pas à le remarquer sur mon visage.

« On n’est jamais trop prudent » me confia-elle, comme si elle cherchait à se justifier.

J’approuvai d’un signe de tête, sans vraiment comprendre ses intentions. Le moteur se mit en marche, faisant vibrer toute la voiture avec lui. Je pris place à l’arrière du fourgon, bien à l’abri du moindre courant d’air. Jesse Faden me rejoignit. Avoir quelqu’un à mes côtés était presque nouveau pour moi, mais je ne pouvais m’empêcher de penser qu’elle me suivait à la trace, comme si elle voulait m’avoir à l’œil, à chaque instant.

« Qu’y a-t-il dans l’autre véhicule ? » l’interrogeai-je, alors que nous faisions route vers Cauldron Lake.

Faden baissa alors les yeux au sol, en joignant les mains d’un air gêné.

« Quelque chose qui pourrait nous sauver la vie une fois là-bas. »

Le secret faisait apparemment partie de la procédure standard au sein du Bureau, et la nouvelle directrice n’échappait pas à la règle. Cependant, je devais être sûr de pouvoir lui faire confiance.

« Ecoutez, Faden. Je sais que l’on se connaît seulement depuis quelques heures, mais il va falloir me dire la vérité si vous voulez que je vous aide, d’accord ?

— C’est un projecteur. Un projecteur… très puissant. Un Objet de Pouvoir qui mène vers d’autres dimensions. »

Tandis qu’elle parlait, ses mains tentaient de me décrire ce qu’elle avait en tête. Mais force est de reconnaître que c’était un échec.

« Ce vieil appareil se trouvait dans la décharge de ma ville d’origine, Ordinary, dans le Maine. C’est lui qui m’a permis de trouver un moyen de régler la crise qui faisait rage au sein du Bureau il y a un peu moins d’un an.

— Une crise ?

— Le Hiss, une entité extra-dimensionnelle, avait investi l’Ancienne Maison – les locaux du Bureau, pour ainsi dire – à travers l’une des diapositives du Projecteur. La majorité du personnel a été envoûtée, mises à part quelques personnes munies des protections adéquates. Quand je suis arrivée, le Bureau était plongé dans le chaos le plus total. Et je n’avais aucune de leurs protections.

— Alors comment avez-vous survécu ?

— Grâce à une autre entité, qui réside en moi depuis ce qui m’est arrivé à Ordinary, lorsque j’ai trouvé le Projecteur pour la première fois. Je l’appelle Polaris, parce qu’elle me guide, comme une étoile. Je sais que ça paraît fou, mais elle me parle. C’est elle qui m’a mené au BFC. Et c’est elle qui m’a protégé du Hiss.

— Plus rien ne m’étonne, aujourd’hui, répliquai-je avec humour.

— C’est pour ça que vous êtes là, Mr Wake. »

En vérité, je n’avais que faire de sauver son agent de terrain. J’étais là pour Alice, et Jesse Faden n’était que mon billet d’entrée vers l’antre noir. Cette jeune femme avait l’air d’être quelqu’un de bien mais elle avait ses motivations, et j’avais les miennes.

Soudain, alors que le terrain sous nos roues se faisait de plus en plus irrégulier, le chauffeur nous indiqua que nous étions presque arrivés à Cauldron Lake. Lorsque la Directrice lui demanda s’il n’y avait rien à signaler, le conducteur lui opposa un argument plutôt déroutant : l’île de Diver’s Isle semblait avoir repris forme dans la réalité, alors qu’elle était censée avoir disparu lors d’une éruption volcanique dans les années 70. Tout se passait exactement comme en 2010. L’Ombre noire était réveillée. Et pourtant, nous n’avions encore subi aucune attaque. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : quelque chose se tramait dans son esprit tordu.

Après que les agents eurent vérifié la véracité des propos du conducteur, en descendant jusqu’au ponton qui menait à l’île, Faden m’invita à sortir du véhicule à mon tour. La pluie tombait en trombe, rendant le sol aussi glissant qu’une patinoire. La nuit était sombre. La lune peinait à filtrer à travers les épais nuages qui parsemaient le ciel. Le vent soufflait fort entre les arbres. Depuis le panorama qui surmontait le lac, la seule lumière au loin qui brillait dans l’obscurité était celle du chalet. Ses deux fenêtres semblables à des hublots illuminaient les ténèbres, comme les deux grands yeux de Sauron. Cette lumière n’était pas naturelle, il s’agissait forcément de Thomas Zane.

Alors que je commençais à descendre la pente en direction du chalet, Faden me stoppa d’un geste net, en posant le dos de sa main sur mon torse.

« Hey ! Qu’est-ce que vous faites ?

— Il n’y a rien à craindre. C’est un ami.

— Non ! Tant qu’on ne sait pas ce qui se passe là-dedans, vous restez en dehors de ça.

— Pas si j’ai un moyen de sauver ma femme maintenant.

— Wake, vous savez très bien que c’est un piège.

— La lumière effraie ce monstre. S’il était là, jamais il ne resterait seul dans ce chalet allumé de toute part. »

Sans écouter ses avertissements, je dévalai la pente avec précaution, essayant de ne pas glisser. Plus je me rapprochais de la jetée en bois menant au chalet, plus mon cœur se mettait à battre à une vitesse exponentielle. Je ne perdais pas de vue la vieille construction en bois, comme si elle pouvait s’animer et se transformer en une chimère cauchemardesque à tout instant.

A mesure que j’avançais sur la jetée, je perdais progressivement patience. Pressé de pénétrer dans ce chalet maudit et d’y extirper ma femme à tout prix, je me mis à courir vers le pavillon, sans réfléchir. La lumière de Zane qui m’observait à travers les fenêtres du chalet paraissait omnipotente, mais elle ne gênait pas ma vision. Pour une fois, je croyais y voir clair dans tout ce bazar. J’enfonçai la porte d’entrée avec la violence d’un homme désespéré. La serrure se brisa dans un éclat métallique assourdissant.

Devant moi, tendrement enveloppée dans un berceau de lumière, Alice m’attendait. Enfin. Après une décennie d’attente, je revoyais enfin ma muse en chair et en os, debout, face à moi. Je tressaillis, comme pris d’un frisson incontrôlable.

Du coin de l’œil, je remarquai avec une certaine émotion la décrépitude du chalet qui m’avait accueilli auparavant. Dix ans avaient passé, et les murs de la bâtisse semblaient prêts à s’effondrer sur eux-mêmes. De la mousse et des champignons avaient envahi la maison de partout, les meubles étaient en désordre et le plancher sous mes pieds grinçait en poussant de longs gémissements de douleur. Ce lieu était censé être libéré des règles physiques élémentaires liées au monde humain, et pourtant, il dépérissait, pourrissant sur ses pieds comme si l’Ombre noire n’avait que faire de l’apparence de son habitat.

Alice me fixait du regard, affichant un sourire étincelant.

« Alan, murmura-t-elle. Tu es revenu. »

Je commençai par lui demander où était l’Ombre noire. Mais elle me susurra de me taire en posant son index sur ses lèvres, sans me laisser l’occasion d’achever ma phrase.

Dans un geste d’amour pur que j’avais répété dans ma tête de nombreuses fois au cours de ces dix années, elle ouvrit lentement les bras, m’accueillant au creux de son être. Je humai son odeur, comme si je la découvrais pour la première fois.

Soudain, une sensation étrange me prit aux tripes. Le malaise noua ma gorge et la nausée s’intensifia. Mon instinct reprenait ses droits. Alors que je terminais mon étreinte, les sourcils froncés, je sursautai en réalisant que ce n’était pas elle entre mes bras. Le choc me fit tomber à la renverse. Acculé, je tentais de refouler l’horreur et reculai jusqu’à atteindre la porte d’entrée. Mais la chose avait retrouvé son emprise sur moi. Sa métamorphose s’était produite en un éclair. Un nuage de ténèbres avait révélé la véritable nature de la bête qui se trouvait là à la place d’Alice. L’Ombre noire avait trompé mes sens une fois de plus.

Cette abomination qui avait repris l’apparence de Barbara Jagger, masquée derrière son voile funèbre, pencha la tête. Son regard noir pénétrait le mien. Son toucher, si doux de prime abord, me laissait maintenant un arrière-goût désagréable. Les ombres poisseuses grouillaient sur ma peau comme des araignées venimeuses. Je perdais pied, sans pouvoir faire demi-tour. Je sombrais, sans pouvoir repousser les ténèbres implacables qui encerclaient mon esprit. Bientôt, j’allais redevenir un esclave de l’Ombre noire.

Pourtant, loin de toute cette folie qui prenait le pas sur moi, les échos de la voix d’Alice résonnaient. La véritable Alice était là, dans cet endroit. Elle m’appelait. Mais plus mon esprit chutait dans les abysses, plus la voix se faisait lointaine, comme un murmure qui se meurt dans le vide spatial.

Tout à coup, alors que j’avais presque perdu le contact avec la réalité, une lumière intense qui hurlait dans mon dos me réveilla. Les ombres sur mon corps se dissipèrent lentement, tandis que le monstre ayant pris les traits de Barbara se tordait de douleur. Je me retournai pour assister à ce que j’imaginais être la fin des ténèbres. Thomas Zane était sur le pas de la porte. Il concentrait tous ses rayons de lumière magistraux vers les réminiscences de sa muse d’antan. Bien qu’il n’avait pas le droit d’entrer dans le chalet, son pouvoir, lui, ne connaissait aucune limite.

Aussi brusquement qu’elle avait déchiré les ténèbres, la lumière se volatilisa. Zane s’écarta pour laisser place à une autre source de lumière bien plus douce et légère ; un faisceau lumineux qui se manifestait grâce à Jesse Faden et ses capacités hors du commun. Le Projecteur. Un petit appareil pas plus gros qu’une console de jeux, qui détenait peut-être la clef pour nous sortir de cette impasse.

Le coup d’éclat de Zane avait fonctionné. Pour un temps, du moins. Car l’Ombre noire semblait déjà reprendre conscience. Si tant est qu’elle ait eu une conscience un jour.

Le Projecteur était allumé, repeignant littéralement la pièce dans des tons chauds et orangés, maculant les murs de dunes de sables envoûtantes. Mais cela n’affectait pas l’Ombre noire. Quelque chose dans le plan de Faden ne fonctionnait pas. Elle l’avait remarqué, elle aussi. Désespérée, elle me supplia de trouver quelque chose.

Mais je ne savais pas quoi faire. J’avais suivi la piste de la Directrice dans un effort vain pour retrouver ma femme, comme si des œillères occultaient ma vue.

Mais Zane… Il m’avait donné la solution, sans que je m’en rende compte : Alice était celle qui avait organisé toute cette histoire. Elle était à la tête de cette intrigue. Par ses images, elle avait donné un sens au monde. Elle seule pouvait nous sauver désormais. Et c’est ce qu’elle était sur le point de faire.

Prêt à subir la colère de l’Ombre noire, je détournai les yeux. C’est alors que mon regard se porta sur la bibliothèque au sol à côté de moi. Et c’est là que je compris ce que je devais faire, lorsque je discernai un vieux cadre coincé entre les étagères. Derrière sa vitre brisée se cachait une photo des anciens habitants du chalet, à l’époque où il était encore ancré dans la réalité et n’était pas qu’un fantasme ésotérique. Tom Zane et Barbara Jagger, assis sur la souche près du lac qu’ils avaient marqué de leurs initiales. Comme Jesse et Dylan Faden sur leur photo, ils étaient heureux. Et le bonheur, qui transparaissait à travers l’image, était la dernière pierre à l’édifice, l’ultime clou qui pouvait sceller le cercueil de l’Ombre noire.

Je me mis à ramper, tentant de résister à l’emprise de l’Ombre noire qui essayait de reprendre le contrôle sur moi. Je tendis la main pour attraper le cadre. Lorsque je sentis le bois entre mes doigts, je me levai d’un bond, portai le cadre au-dessus de ma tête et le lançai au sol de toutes mes forces. Le cadre et la vitre se brisèrent en mille morceaux. Les éclats se répandirent sur le sol putréfié, comme des fragments de glace. Aussitôt, je récupérai la photo du bout des doigts. A son contact, je pris alors conscience qu’elle était brûlante, comme si la chaleur de leur amour perdu réchauffait mon corps.

Immédiatement, je courus vers le Projecteur qui lévitait au centre de la pièce, guettant la position de l’Ombre noire. Durant un instant, je l’aperçus près de la fenêtre au fond du salon démodé. Mais en un éclair, elle se déplaça vers moi avant de poser sa main sur mon épaule. Tel un prédateur, elle enfonça ses ongles dans ma chair et dans mes muscles. Hurlant de douleur, j’étais à la merci de l’Ombre, qui entravait le moindre de mes mouvements.

Soudain, l’Ombre se mit à beugler, relâchant la main de ma pauvre épaule meurtrie. Je tournai la tête vers la Directrice. Elle venait d’utiliser l’entité qui vivait en elle pour me sauver. Tant bien que mal, faisant fi du tremblement qui secouait mes mains, je réussis enfin à insérer la photographie dans le Projecteur et changeai de diapositive.

D’un coup, une odeur de rose et de pins embauma la pièce. Une chaleur réconfortante se répandit à l’intérieur, pénétrant par tous les orifices du chalet. Pendant un instant, rien ne se produisit. L’Ombre se tenait là, impassible, jusqu’à ce que le bonheur qui transparaissait depuis le Projecteur ne l’affecte. Elle le fixa alors du regard. Des étincelles se mirent à crépiter sur sa prison charnelle, qui serait bientôt réduite à l’état de poussière. Barbara rugit, ébranlant le chalet par son hurlement grinçant et tonitruant.

Enfin, elle expira. L’écho de son cri se répercuta dans le chalet, jusqu’à se désagréger dans le silence de la nuit. S’ensuivit alors un autre bruit, bien plus puissant. La voix qui m’implorait de venir provenait de l’étage. C’était Alice. Quatre à quatre, je grimpai les marches du chalet, jusqu’à arriver dans le bureau où j’avais passé mon temps à réécrire la réalité voilà dix ans de cela.

Tandis que l’aube sourdait au-delà des montagnes, pénétrant au cœur du chalet, je croisai son regard. Elle était essoufflée, elle avait maigri, elle était épuisée, mais elle était là. Un pas après l’autre, je m’approchais d’elle. Avec la pudeur d’un lycéen, je caressai délicatement sa joue. Elle ferma les yeux et embrassa mes doigts du bout des lèvres. Puis, elle leva son regard vers moi. C’était comme si nous nous regardions pour la première fois. Doucement, elle se lova entre mes bras et posa sa tête contre mon torse. Pour un instant, c’est comme si le monde autour de nous avait disparu.

Les cauchemars s’effaçaient lentement. Et les rêves prenaient enfin le dessus.  

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