Que ce monde disparaisse

Chapitre 1 : Que ce monde disparaisse

Chapitre final

2788 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/09/2021 04:27

Cette fanfiction participe aux Défis d’écriture du forum Fanfictions.fr : Je ne suis pas un héros ! (septembre octobre 2021)



Depuis une falaise éclairée par la lueur bleuâtre et surnaturelle d'imposants cristaux d'éther pur, une puissante et glaciale bourrasque balaye la poudreuse accumulée là avant de s'engouffrer dans le précipice, emportant avec elle un pétale rose pâle. Virevoltant et dansant habilement entre les flocons, sa course semble destinée à se terminer sur le sol enneigé de cet étroit corridor creusé par les éléments. Pourtant, plusieurs mètres avant de se poser délicatement sur la neige qui recouvre la roche, le vent souffle une nouvelle fois et propulse encore ce morceau de végétal. Il est guidé jusqu'à la sortie de ce petit canyon où un autre courant d'air ascendant lui permet de reprendre de l'altitude, avant de dominer une plaine recouverte d'un épais manteau blanc.

Dans ce tumulte aérien qui se coupe soudainement le pétale survole ce paysage immaculé de blanc, au centre duquel un immense lac gelé s'étend. D'impressionnants cristaux sont éparpillés sur ses rivages, participant à éclairer comme en plein jour cette région d'un pays éternellement plongé dans la nuit. Privé de son moyen de locomotion, le pétale retombe lentement, pendant de longues minutes, avant de heurter doucement et sans un bruit le sol.

Une main à la peau pâle vient cueillir le végétal. Les doigts fins aux ongles soignés se referment pour conserver ce doux et humble trésor en leur sein, le temps que leur propriétaire se redresse. La jeune femme, aux longs cheveux blonds ordonnés en une tresse qui tombe sur son épaule gauche, porte sa main à hauteur de sa bouche et l'ouvre délicatement que ses yeux verts puisse briller d'admiration devant ce qu'elle vient de ramasser.


— Il est dommage que de si belles choses puissent sommeiller si près d'un tel désastre, déplore une voix masculine un peu plus loin.


La voyageuse soupire puis, pour seule réponse, prend une brève inspiration avant de souffler sur le pétale qui s'envole et parcourt quelques mètres avant de terminer sa course sur un environnement moins pur et moins émerveillant. Là, la douceur rose pâle se pose au milieu d'une flaque à la couleur rouge écarlate.

Aux yeux des deux compagnons s'offre une vision d'horreur : les bâtiments en ruine et encore fumants surplombent des corps calcinés, parsemés à perte de vue dans la neige tâchée de sang et de cendres. Femmes, enfants, vieillards... Personne n'a été épargné dans ce massacre odieux. La jeune femme a les yeux écarquillés devant ce spectacle macabre et traumatisant, avançant pas à pas et enjambant parfois des cadavres mutilés.

Son compagnon reste à l'entrée de la bourgade et l'observe.

Ce n'est malheureusement pas le premier désastre qu'il lui ait été donné de voir de ses propres yeux mais jamais elle n'avait vu les vestiges d'une telle brutalité, la sauvagerie déployée ici lui glace le sang au point que son estomac se serre maintenant qu'elle se tient au milieu de ce terrible paysage.

La jeune femme baisse la tête et remarque une poupée de tissu à ses pieds. Tâchée, sale, souillée par du sang... Voir un objet symbole d'enfance et d'innocence dans cet état illustre tristement l'horreur dans laquelle la guerre fait plonger des innocents.

Des pas se font entendre derrière elle, signe que son compagnon de voyage approche enfin.


— Pourquoi est-ce que vous m'avez amenée ici..?

L'absence de réponse de son interlocuteur la déstabilise et la pousse même à s'énerver.

— Répondez-moi ! Si votre but était simplement de me dégoûter c'est réussi et si c'était d'arriver à temps pour sauver tous ces pauvres gens, c'est raté !

C'est au tour de l'homme presque complètement dissimulé sous sa grande cape de soupirer.

— Elora... Tu ne comprends donc rien ?


Cette réponse lui fait perdre pied. Elle aurait sans doute cru qu'il se moquait d'elle s'il n'arborait pas une expression si sérieuse.

Mais alors... Qu'est-ce qu'il y a à comprendre dans ce qu'elle voit ?

Après un long instant à observer ce qui l'entoure il lui apparaît que c'est évident : elle ne comprend pas quel est le message derrière ce drame...

La fameuse Elora dénote dans le paysage et pas parce qu'elle est l'une des rares âmes encore vivantes au milieu de cet amas de chair et de débris. A y regarder de plus près, les corps qui ne sont pas calcinés ont une peau allant d'un ton lavande à un bleu pastel, leurs mains présentent des griffes et une crinière court le long de leur colonne vertébrale : des asmodiens. Toutes ces particularités physiques sont apparues après des siècles passés dans cette moitié d'Atréia qui n'est plus jamais baignée dans la lumière du soleil, contrairement à Elora qui est une élyséenne, le peuple béni par Aion qui peut vivre dans sa divine lumière.

Ces gens apparaissent encore plus misérables aux yeux de la jeune femme.


— Tu m'as soutenu que les asmodiens étaient des monstres agressifs et assoiffés de sang, que les élyséens purs et bénis doivent se battre pour éviter d'être massacrés par ces bêtes. Pourtant, malgré ces quelques différences, tu vois des monstres toi ?

Elora observe une femme qui gît au sol, sur le dos. Sa longue chevelure ébène partiellement recouverte de neige emmène son regard jusqu'à son visage qui n'est pas difforme, loin de là, et a tout d'humain.

— Cette femme était magnifique...


Depuis toute petite elle a entendu des adultes raconter des choses terrifiantes sur ces gens et à force, le bourrage de crâne a fait son office. Elle se sent idiote. Il y a encore mille ans, ces gens faisaient partie de ce tout que l'on appelait l'humanité et simplement parce qu'ils se sont retrouvés dans la mauvaise moitié de ce monde après le cataclysme, parce que leur mode de vie rude hors de portée de tout rayon du soleil les a transformés physiquement, ils n'ont plus le droit d'être humains ?

La prise de conscience la paralyse, le regard toujours fixé sur cette pauvre femme.


— Tu reconnais cette entaille, n'est-ce pas ? interroge encore l'homme en faisant tomber sa capuche.

Malheureusement, la réponse est oui. Elora ne connaît que trop bien le type de blessure que laisse une arme élyséenne lorsqu'elle transperce l'abdomen d'un homme.

— Tu fais face à la réalité de la guerre. Au début on croit se battre pour une cause, pour un idéal ou pour protéger les siens... Et puis le conflit s'enlise. Au fil du temps chacun oublie pourquoi il se bat vraiment et plus cette guerre dure, plus la potentielle victoire aura un goût amer. Quand on est jeune et inexpérimenté on pense que les combats ne sont que l'affaire de milliers de soldats qui se battent dans des champs de bataille lointains. La réalité est là, devant tes yeux : ce sont toujours les innocents qui en payent le prix fort.


Elora détourne enfin le regard de la morte et se tourne vers son compagnon. Un homme d'une taille peu commune et à la carrure imposante, des cheveux châtains longs qui couvrent partiellement son visage aux traits marqués par le temps même si elle lui donnerait un peu plus que la vingtaine. C'est assez étrange, d'ailleurs. C'est sans doute à cela que l'on reconnaît un daeva, ces humains qui ont reçu une fraction du pouvoir d'Aion et qui ont ainsi accès à l'immortalité. L'homme qui lui fait face est condamné à garder cette apparence de jeune homme mais son regard et sa peau portant les traces du passé tumultueux de cette personne qui a traversé les âges.

Le discours du daeva et tout ce qui l'entoure montrent à son esprit tout juste sorti de l'enfance que ce conflit fratricide n'est pas aussi glorieux que les autorités le laissent entendre.

Pourtant, elle entrevoit une faille dans les dires de son compagnon.


— C'était à vous de les protéger, accuse-t-elle en levant les yeux pour croiser le regard de son interlocuteur.

Un long soupir se fait entendre.

— Il y a des centaines d'années, l'humanité était une espèce unie et prospère sous la lumière bénie et bienveillante d'Aion... Et puis les drakans qui avaient été créés par notre dieu pour veiller sur le monde ont commencé à se rebeller contre son autorité divine. Ils ont commencé à ravager nos campagnes, à massacrer notre peuple. Alors Aion a choisi douze humains parmi les plus purs, les plus vaillants, les plus à même de guider l'humanité dans une guerre pour sa survie. Et puis...

— Oui, oui, je connais cette histoire par cœur... râle l'élyséenne.

— C'est vrai... Mais est-ce que tu sais pourquoi la Tour d'Éternité, manifestation physique d'Aion, a explosé et scindé notre monde en deux ?

— Parce que Az...

Elle se coupe d'elle-même parce qu'elle s'apprête à jeter la faute sur son interlocuteur.

— Continue, encourage le daeva.

— Parce que... Azphel, seigneur de l'ombre et gouverneur du Nord... Vous, donc... pris de rage pendant le sommet diplomatique avec les seigneurs Balaurs, a attaqué et ainsi mis en péril la Tour.

La jeune femme observe l'homme qui lui fait face et remarque un petit sourire.

— C'est ce que disent les élyséens, en effet. Ici, à Asmodae, on dit que c'est Ariel, seigneur de la lumière et gouverneur du Sud qui n'a pas été assez forte pour protéger la Tour.


Elora se tourne d'un quart et lève les yeux vers le ciel et observe les restes du morceau de la Tour qui trône encore à l'horizon d'Asmodae, une sorte de gigantesque stalagmite cristalline dont les débris gravitent autour, suspendus à des milliers de mètres au dessus du sol.


— La vérité c'est que nous nous battions depuis mille ans. Mille ans de sacrifices, de combats acharnés. Aucun camp ne semblait être capable de perdre et encore moins de gagner... Et si les conflits nous poussent dans nos retranchements et nous découvrent sous le jour de nos plus primaires instincts, si les massacres nous changent à jamais, une guerre aussi longue et harassante peut faire sombrer les êtres les plus vertueux dans les pires travers.

— Qu'est-ce que vous voulez dire derrière toutes ces belles paroles ?

— Je veux dire que parmi ces douze daeva choisis par Aion que vous appelez les seigneurs Empyréens, beaucoup ont perdu de vue l'objectif de la guerre ou ont simplement commencé à devenir aussi belliqueux et ambitieux que leurs ennemis. Alors après mille ans de guerre, quand l'un de nous a émis l'idée d'essayer de parvenir à un traité de paix avec ces gros lézards de drakans, deux camps se sont affrontés.

— Oui, ça me parle ça aussi. Israphel, seigneur de l'espace et gouverneur de l'Ouest a été le premier à vouloir faire la paix et a vite été rejoint par une bonne moitié des autres seigneurs, ceux qui sont les seigneurs d'Elysea à présent. Les autres étaient contre parce qu'ils estimaient que c'était un déshonneur, une insulte à tous les sacrifices faits les dix siècles précédents.

— C'est justement là que les livres d'histoire font une petite erreur : Azphel qui est dépeint comme un seigneur assoiffé de sang a d'abord été pour la paix.

— Vous vouliez faire la paix ?! s'étonne la jeune femme.

— Même daeva, même immortels, nous restons des humains au fond... Je suis tombé amoureux.

— Oh non, ne me dites pas que...

— J'étais las de me battre et mes sentiments m'ont peu à peu poussé à n'aspirer qu'à une vie paisible avec cette femme qui m'émerveillait par sa douceur et sa pureté mais aussi par sa force et ses principes. Pour elle j'aurai absolument tout accompli, y compris mettre de côté ma fierté et mon envie de détruire les drakans pour faire naître dans ses yeux une reconnaissance infinie à mon égard. Tout juste assez pour me donner le courage d'avouer mes sentiments après des siècles à ruminer cette passion qui sommeillait en moi.

— Alors... intervient Elora qui ne saisit pas comment le seigneur d'Asmodae qui se tient devant elle semble si différent de cette personne décrite dans les livres.

Comment cet homme a-t-il pu être saisi d'une telle folie meurtrière qui condamna le monde entier ?

— Alors j'ai engagé ma parole en faveur du traité de paix. Ariel et moi étions écoutés et respectés par tous les autres seigneurs alors notre alliance ne pouvait qu'aboutir sur une majorité de voix en faveur de la paix. Tout a basculé quand mon bras droit, mon ami de toujours, mon confident, mon frère, Jikel seigneur de la destruction, est venu me voir la veille du sommet diplomatique.


Elora se crispe en attendant d'entendre la raison qui explique pourquoi le cataclysme a eu lieu et pourquoi des centaines d'années plus tard ces deux camps se déchirent encore.


— Il était contre le traité comme quelques autres mais j'avais espoir qu'il me suive et me fasse confiance comme il l'avait toujours fait. Il m'annonça que Ariel avait essayé de le séduire pour qu'il penche du côté du traité. J'étais confus, je ne comprenais rien... Ariel m'avait avoué avec une extrême pudeur qu'elle partageait mes sentiments, quelques jours plus tôt mais nos règles nous empêchaient de nous toucher et là, Jikel certifiait qu'elle avait essayé de la forcer à faire quelque chose que nous pensions inimaginable à l'époque.

— Oh par Aion... lâche l'humaine dans un souffle.


Elle ne peut même pas imaginer le déchirement que cela peut être, le sentiment horrible causé par une telle trahison.


— Au début je ne le croyais pas et pensais que c'était un malentendu mais il commença à déclarer que cette femme que j'aimais tant n'était qu'une manipulatrice qui utilisait ses charmes pour parvenir à ses fins, qu'un guerrier comme moi ne mériterait jamais une personne aussi exceptionnelle, qu'elle ne pourrait pas aimer une personne comme moi... Et j'ai été assez bête pour le croire. Alors le lendemain je l'ai trahie, j'ai trahi ma parole et j'ai mené l'humanité à sa perte.

Azphel baisse les yeux pour fixer la paume de sa main dans laquelle un bracelet tressé de différentes couleur est présent.

— Après le cataclysme, ma haine a grandi, de jour en jour, d'année en année... J'étais si blessé, si amer, si aigri... Mais au lieu de devenir plus fort et d'être poussé à ne plus jamais faire confiance, j'ai sombré. Une fois la construction de la capitale d'Asmodae, Pandaemonium, terminée, je me suis isolé dans un sanctuaire coupé du monde.


Elora ne sait pas vraiment quoi dire ni quoi faire à ce moment précis. Littéralement incapable d'imaginer les mots qu'il faudrait dire face à un récit de cette ampleur. Elle est purement écrasée par l'aura négative qui émane de cet homme brisé.


— Alors oui, c'était à moi de protéger ces gens parce que je suis le seigneur d'Asmodae... Mais la vérité est que je n'en ait plus la force ni même l'envie. J'ai donné mille ans de ma vie pour tout perdre, parce que j'ai été assez idiot pour croire en quelqu'un que je pensais être mon plus loyal ami, parce que je n'ai cru en la sincérité de la personne que j'aimais par dessus tout...


L'antique daeva tourne les talons et s'éloigne de quelques pas seulement avant de regarder le ciel, là où s'étend Elysea à des milliers de kilomètres au-dessus de leurs têtes.


— Vous êtes Azphel, le seigneur de l'ombre, gouverneur du Nord, le plus puissant des douze seigneurs empyréens, le meilleur soldat qui ait jamais foulé cette terre, le seul guerrier qui a eu assez de force pour...


— Cet homme là n'est plus, Elora, coupe-t-il. Et pour être franc, ce monde me dégoûte. Même s'il menaçait d'imploser dans l'instant et que j'avais le pouvoir de le sauver je n'en ferai rien. La nature humaine, ma propre nature, ne méritent pas d'être sauvées. Que ce monde disparaisse...


A ces mots, il s'éloigne et laisse l'humaine au milieu de ces lieux qu'elle avait presque oublié, dans l'histoire.

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