La bigarrure des volte-face

Chapitre 1 : La bigarrure des volte-face

Chapitre final

6680 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 06/11/2022 11:12

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions .fr : A table ! - (novembre décembre 2022).


Je n’en avais jamais eu aucune idée. J’ai relu ce dossier, encore et encore. L’affaire DL-6… Le début et la fin d’existences liées par un serment inviolable. Ce jour-là, je me trouvais dans les tribunes de la salle d’audience. En plein procès, un tremblement de terre exceptionnel a secoué les murs du tribunal. Tout le monde a été évacué. Enfin, presque tout le monde. L’huissier de la séance, l’avocat de la défense ainsi que son fils se sont retrouvés coincés dans l’ascenseur suite à une panne de courant. L’avocat de la défense a été tué dans cet ascenseur… Je crois qu’il s’appelait Henri Hunter. Quant à moi, j’en suis sortie indemne, portée dans le mouvement de foule.



Je ne sais pas pourquoi cela me revient tout d’un coup. J’ai une famille désormais. Je connais la vérité, l’entière vérité. Je suis sereine. Peut-être à cause de la saison ? Les flocons qui s’écrasent sur le sol du jardin, camouflés par le voilage de la fenêtre, me rappellent l’hiver de l’incident. Qu’importe, mon mari prépare le dîner. Il souhaite faire plaisir aux enfants, alors il cache entre deux tranches de pains spéciaux un steak haché juteux, des tomates tranchées et une compotée d’oignons, le tout enrobé de fromage. Ces mains fines voyagent sur le plan de travail de façon si habile… J’aimerais pouvoir en faire autant. Assise à la table juste à côté, je m’adresse à mes deux fils.


               « Alors, qui veut goûter les hamburgers de papa ?!


               — Moi d’abord ! s’enthousiasme Yoann.


               — Hung ! J’ai le plus faim, moi le premier ! rempile l’aîné.


               — Allons, allons… Il y en aura pour tout le monde, ne vous chamaillez pas. »


Ils me regardent, contentés et plein d’amour. Mon mari s’approche de moi, plein d’amour également. Pourtant, ma poitrine continue à me serrer. A cet instant, un sentiment de solitude m’envahit ; il vient se mélanger au bonheur que j’éprouve. C’est un mélange particulier… presque effrayant, comme si ma famille me tendait la main alors que je me trouvais au bord du précipice. Mon corps plante ses crocs acérés dans la viande tandis que je me sens ailleurs, dépossédée de mon enveloppe physique, celle que je suis censée contrôler dans ses moindres mouvements. La lueur du luminaire nous éclaire faiblement et le chauffage nous tient à bonne température, pendant que dehors le froid et les nuages diurnes dissuadent les marcheurs les plus courageux. Mon corps continue à manger, mais la mélancolie me prend. Mon esprit s’en va, perdu dans cette myriade de saveurs émotionnelles…


___________________________________

22 décembre 2001, 10h23

Tribunal fédéral

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               « Papa, papa, c’est quoi ton travail ?!


               — Sois patiente ma fille, nous arrivons bientôt. Ton papa protège la justice. Comme c’est un lieu important, tu dois rester calme, c’est compris ? »


Je fis la moue par réflexe, mais acquiesçai néanmoins. Il m’avait appris à être disciplinée et honnête, car c’étaient là les fondements du monde, disait-il. La voiture nous déposa devant un bâtiment immense. Les marches m’arrivant à la taille me donnèrent quelques difficultés, alors mon père me porta jusqu’à l’entrée, où nous attendait un jeune juge à la barbe bien taillée. En apercevant l’homme en robe noire, il me déposa à terre et alla le saluer.


               « Bien le bonjour, monsieur le juge. L’affaire d’aujourd’hui semble particulièrement sinistre…

               

               — Monsieur Yogi ! C’est toujours un plaisir de travailler avec vous, nous nous sentons tous en sécurité grâce à vos efforts.


               — Oh eh bien, je n’en attendais pas tant ! C’est également un plaisir de travailler au service d’une justice équitable, et ce grâce à vous. J’assiste constamment vos procès et je suis fier d’être à vos ordres, votre honneur.


               — Ah ah, que cela dure longtemps ! Quant à l’affaire qui nous a réunis aujourd’hui… Elle est un peu particulière, en effet. Le procureur Boulay la prend très à cœur, en tout cas.


               — Oui, je le comprends… Si elle… Je ne sais pas ce que je ferai, non plus. Ma vie n’aurait plus de sens avant d’avoir confronté le meurtrier. Qui est l’avocat de la défense ?


               — Henri Hunter… Un avocat comme on en voit peu, si vous voulez mon avis.


               — Oui, je le connais, je l’ai déjà regardé plaider. On dirait qu’il gagne à chaque fois. En vérité, je crois surtout qu’il a un don pour choisir ses clients. Cela dit, je ne sais pas s’il a ses chances face à un procureur aussi talentueux que Victor Boulay…


               — Ah, ah ! Vous ne tarissez pas d’éloges aujourd’hui monsieur Yogi, c’est rare.


               — Papa, papa, je veux faire pipi…


               — Oh, eh bien, ma puce, je t’accompagne, mais après il faudra suivre papa dans les tribunes et ne plus bouger, d’accord ?


               — Ou… Oui, d’accord, me contentai-je de balbutier, en le fixant de mes yeux candides.


               — Ah, ah, soit ! Vous êtes quelqu’un d’occupé ! Je vous laisse, je dois également me préparer, monsieur Yogi. On se voit tout à l’heure !


               — Merci, votre honneur. »


Sur ces mots, mon père attrapa ma main et me conduisit dans les couloirs du tribunal. La grande porte traversée, le blanc flamboyant des murs et les luminaires omniprésents m’éblouirent distinctement. J’avais alors du mal à me situer dans le bâtiment : ne serait-ce que par mon âge, le moindre détail me paraissait hors normes. Surtout, j’avais une furieuse envie d’aller aux toilettes… Ce que Yanni, comme tout bon parent, comprit instinctivement. Nous filions d’un angle mural à l’autre et, sans que je n’ai eu le temps de comprendre ce qui venait de se passer, nous étions arrivés à l’endroit tant attendu. Après une pause bien méritée, nous repartîmes aussitôt à l’autre bout du bâtiment, où se trouvait un escalier caché derrière un enfoncement encastré à l’allée principale, qui menait directement à la salle d’audience.


Toujours accrochée aux doigts de mon père, je montais les marches une par une, avant que ne se présente à nous une dernière porte, aux gravures sur bois finement constituées dans un assemblage géométrique élégant et minimaliste. Je commençais à avoir peur, mais la figure d’autorité devant moi semblait habituée… Tant et si bien que, sans une once d’hésitation, il poussa les deux battants, me dévoilant deux grandes tribunes cycliques, avec, en leur centre, une fosse étrange, composée de divers bancs. J’avais alors du mal à comprendre leur signification, jusqu’à ce que l’on m’adresse la parole :


               « Ecoute, Ophélie, voici l’endroit où papa travaille. Dans cette salle, les méchants sont jugés pour les bêtises qu’ils ont faites.


               — Mais, on ne les punit pas quand ils font la bêtise ?


               — Justement ! Parfois, les gens présents ont peur d’arrêter les méchants quand ils sont en train de faire une bêtise. Alors, le but des gens dans cette salle, c’est de deviner s’ils ont vraiment fait une bêtise et comment cela a pu se passer. Ensuite, ils peuvent être punis. Comme ça, ceux qui n’ont rien fait de mal peuvent continuer à vivre en paix.


               — Oooh…


               — S’il te plait ma puce, je vais te demander quelque chose : c’est très important.


Je le regardais, attentive.


               — Tu dois t’asseoir là et regarder et écouter les gens en bas, devant toi. Reste calme et essaie de comprendre ce qu’ils disent, d’accord ? Si tu y arrives, tu auras droit à un burger ce soir…


               — Oh, c’est vrai, c’est vrai ?!

               

               — Si tu y arrives…


               — D’accord… Je vais essayer, alors.


               — Je te fais confiance, Ophélie. »


Il caressa tendrement ma longue tignasse blonde et me montra un emplacement à l’écart, d’où il pourrait m’observer même en travaillant. J’avais eu du mal à comprendre ce que voulait réellement Yanni en cet instant. En grandissant, cela m’est venu naturellement : comprendre la justice et son fonctionnement. Comprendre l’Homme également, le bon comme le mauvais. Un but bien difficile pour une petite fille, mais une première étape nécessaire… J’eus quelques réticences lorsqu’il me laissa seule, mais je devais faire comme il m’avait dit.


En quelques minutes, l’homme à la barbe bien brossée s’assit presque en face de moi, devant un énorme pupitre qui l’élevait à la hauteur des tribunes. Un monsieur portant un long manteau marron et un chapeau noir, le visage marqué et supplanté par une fine paire de lunettes, s’installa juste sous mon siège. Il s’agissait de l’avocat de la défense, Henri Hunter. Enfin, le procureur s’installa au banc le plus éloigné. Il portait un costume vert qui mettait en valeur ses yeux clairs pleins de confiance, en dépit de sa coupe banane. Les protagonistes présents et les sièges s’étant remplis – de personnes toutes plus âgées—, le juge décida d’entamer la séance. Trois coups de marteaux retentirent sur le socle de bois.


               « Bien ! Monsieur Boulay, êtes-vous prêt ?


               — Bien entendu, votre honneur, soutint-il calmement.


               — Monsieur Hunter ?...


               — Je suis prêt, votre honneur.


Un silence survint dans la salle.


               — … Etes-vous vraiment prêt, monsieur Boulay ?


               — Sauf votre respect, monsieur le juge, je suis prêt. Bien plus qu’à n’importe quel autre moment.


               — … Soit !


Un dernier coup de marteau retentit.


               — Je déclare donc la séance ouverte pour le procès de Diego Armando ! »


J’avais du mal à appréhender le spectacle qui venait d’être joué. Pourquoi les gens se présentaient-ils, comme à l’école ? Et pourquoi l’homme en hauteur avait-il posé deux fois la même question à la même personne ?... Ça n’avait pas de sens. C’était ça, la « justice » ? Quel étrange concept…


               « Monsieur Boulay, votre exposé introductif, je vous prie.


               — Sans plus tarder, votre honneur ! Le jeune Diego ici présent a été arrêté suite aux dépositions de plusieurs témoins. Il a été vu en train de piloter un scooter noir, a priori volé, à quinze ans, âge où, vous en consentirez, il n’est pas autorisé à conduire d’engin motorisé tel que celui réquisitionné. Mais surtout, il a été arrêté devant le parc Alain Glese, après avoir renversé une petite fille ! La négligence de ce délinquant a donc coûté la vie d’un enfant, décédé dans l’ambulance ! Et j’en appelle à la cour : les témoignages sont si accablants que monsieur Armando sera sans conteste déclaré coupable à la fin de cette unique séance !


               — Enfin, monsieur Boulay, ne…


Le juge fit coupé.


               — Objection ! surgit soudain la voix rauque de l’avocat de la défense. Monsieur Boulay, je comprends votre implication dans cette affaire… Je vous en prie, veuillez rester professionnel. Monsieur Armando a le droit, comme quiconque, à la présomption d’innocence.


               — Tss… J’accepte la présomption, seulement, la séance montrera qu’il s’agit d’une évidence de culpabilité !


               — Hm…


Le marteau du juge frappa son socle.


               — … Soit ! Monsieur Boulay, votre premier témoin, je vous prie.


               — J’appelle à la barre Furio Tigre !


Un colosse sortit du tunnel passant sous les tribunes, à mon opposé. Il portait un jean déchiré, comme l’accusé.


               — Témoin, nom et profession, je vous prie.


               — Furio Tigre, agent d’assurances, m’sieur.


               — Décrivez-nous ce que vous avez vu ce soir-là…


               — Ah ! Sans problème, l’ancien. Il devait être autour de vingt-deux heures. Je rentrais du travail lorsqu’un scooter a déboulé derrière moi. Il m’a fait flipper mais surtout, il avait pas vu la p’tite qui traversait un peu plus loin ! Il l’a direct tapée avec sa bécane.


               — Hm… marqua Henri Hunter, parfaitement calme sous son chapeau. Monsieur Tigre, vous venez de dire que l’accident s’est produit peu après vingt-deux heures, n’est-ce pas ?...


               — Par là, j’avais pas débauché tôt. Ca colle pas avec le rapport d’autopsie, p’tetre ?


               — Si, bien sûr. Je me demandais simplement comment vous aviez pu voir si distinctement les faits à une heure si avancée de la nuit, en plein hiver… Pourriez-vous m’éclairer ?


               — Ah, facile ! J’ai une vue de lynx !


               — Mais, au-delà de ça ?...


               — Objection ! Réfléchissez, monsieur Hunter ! Au moment de l’incident, l’accusé le doublait en scooter : le phare était bien suffisant pour illuminer la scène du crime ! D’autres questions ?...


               — Non… Non, ça ira. Poursuivez, je vous en prie.


               — Qu’est-ce que vous voulez que je vous raconte d’autre ! Il l’a renversée, on en parle plus !


               — Comment pouvez-vous être absolument certain qu’il s’agissait de mon client ?


               — Ah ! Il avait la même touffe de cheveux devant les yeux, le même jean et la même veste dépareillée !


               — Qu’est-ce que t’as contre ma veste dépareillée ?! C’est le must de la mode ! s’exclama le jeune Diego que l’assemblée tenta d’ignorer…


Personnellement, j’aimais bien ses vêtements… Mais pourquoi devaient-ils tous crier ?


               — Et comment pouvez-vous en être si sûr si le phare du scooter éclairait… devant lui ?


               — Ah, je te l’ai dit : j’ai une bonne vue ! Un peu de lumière et je vois à des centaines de mètres à la ronde ! Tu veux un dessin ?! Il m’a doublé, il l’a renversée, les ambulances sont arrivées, les flics sont arrivés, et il a quand même fini par se faire coffrer.


               — Hm ! Merci de vous en tenir à ce que vous avez vu, témoin, recadra le juge.


               — Ah ! J’ai vu tout ce que je vous ai décrit, et même plus ! J’ai tout vu !


               — Oui, vous avez tout vu, monsieur Tigre… Je n’ai pas d’objection, votre honneur.



               — Monsieur Hunter ? Si vous n’avez pas d’objection, je me vois dans l’obligation de rendre un jugement immédiat, étant donné les circonstances…


               — M’sieur l’avocat, vous allez pas me lâcher comme ça ?! Je vous le jure, cette nuit-là, c’était pas moi !


               — J’aimerais remettre les choses en contexte, si vous le voulez bien. Monsieur Tigre a tout vu de l’homicide, ce soir-là. Il a décrit précisément la tenue de l’accusé et a assisté au meurtre grâce au phare du scooter. Il a également vu l’ambulance et la police arriver sur place.


               — Où voulez-vous en venir, monsieur Hunter ?! Je ne laisserai pas ce vaurien s’en tirer pour l’homicide d’Oliva !


               — Il est vrai que l’absence de preuves rend l’inspection de l’affaire compliquée. Monsieur Boulay, permettez-moi donc une dernière question.


               — Allez-y, qu’on en termine !


               — Monsieur Tigre, pourriez-vous m’indiquer l’immatriculation du scooter ?


               — T’as cru que j’étais un éléphant ?! Je m’en rappelle pas ! T’as un problème à me poser des questions stupides ?! Tu veux te battre ?! Il venait de renverser une gamine, j’allais pas relever sa plaque ! »


Un long silence s’ensuivit. Un silence pesant. Apparemment, le monsieur en manteau essayait de faire dire à celui énervé des choses qu’il ne voulait pas avouer. Ca me rappelait quand papa me grondait… Mais j’avais cru comprendre que celui qui était accusé de la bêtise, c’était le garçon un peu plus âgé que moi. En tout cas, c’est ce que j’en avais pensé à l’époque. Manquant de repères, j’appréhendais à mon échelle le concept de « justice ». Tout de même, je me rappelle encore aujourd’hui la peur que j’avais ressentie ce soir-là…


               « Monsieur Tigre… souligna Boulay en transpirant. Vous auriez peut-être dû relever sa plaque, s’il venait de renverser une jeune fille… C’est ce que toute personne saine d’esprit ferait.


               — Ah ! Je… J’étais sous le choc, ok ? Z’allez pas m’en vouloir pour ça, hein ?...


               — Mais, vous avez une vue de lynx, monsieur Tigre. Et jusque-là, vous n’aviez manqué aucun détail. Ce serait dommage de ternir un si beau palmarès. Je suis sûr que vous pouvez faire l’effort de vous rappeler la plaque du scooter.


               — Objection ! La défense essaie d’influencer le témoin, votre honneur !


               — Hm… C’est vrai ! Défense…


               — Un instant ! Votre honneur, laissez-moi terminer je vous prie. Le contre-interrogatoire sera probant, je vous l’assure.


               — … Soit, objection de l’accusation rejetée… pour le moment. Témoin, veuillez répondre à la requête de la défense.


               — Je… Je m’en souviens plus, je le jure, dit-il pendant que la transpiration glissait sur sa peau rouge.


               — Pourtant, jusque-là, vous vous souveniez de tout ! Et, je vous cite : « J’ai une bonne vue ! Un peu de lumière et je vois à des centaines de mètres à la ronde ! » Ce serait donc invraisemblable que vous n’ayez pas eu le seul réflexe utile pour appréhender un conducteur en fuite : relever sa plaque d’immatriculation !


               — Ah ! Ah… Attendez, ça me revient ! A62-786-989. Oui, c’est ça ! J’en suis sûr !


Malgré la nouvelle, le sérieux du visage de Henri Hunter n’en démordit pas. Il saisit simplement son chapeau entre son pouce et son index, l’affala sur son visage tout en baissant la tête, puis releva son regard noir perçant vers le témoin.


               — Oui, témoin, c’est bien cela.


               — Ah, vous voyez ! Quand je vous dis que j’ai « tout vu », j’ai tout vu !


               — C’est certain.


Le procureur observait la scène sans rien dire. Il avait l’air dépité. Pourtant, l’homme qui parlait venait d’avoir raison. Je pensais avoir à peu près compris ce qui se passait… Est-ce que je m’étais trompée ?


               — Objection ! Monsieur Tigre peut très bien avoir vu cette plaque ailleurs ! Mais il ne fait aucun doute que l’accusé a été vu sur les lieux du crime par plusieurs témoins !


               — J’aimerais vous faire confiance, monsieur Boulay. Malheureusement, je ne suis pas sûr que vos témoins soient très fiables… Quand bien même vous auriez raison, la présence sur le lieu du crime ne vaut pas « présomption de culpabilité ! »

               

               — Enfin, expliquez-vous, monsieur Hunter ! Je ne vois pas où cette cour veut en venir !


Si celui qui est censé décider de qui a fait la bêtise ne comprend pas les évènements, il ne peut pas vraiment décider, je suppose ?...


               — C’est très simple, votre honneur. Je vous invite à consulter le dossier de l’affaire. La plaque d’immatriculation est effectivement A62-786-989. Or, cette plaque a été retrouvée dans le parc Alain Glese, à quelques centaines de mètres de la scène du crime… immédiatement après le crime. Au moment de l’incident, le scooter n’avait donc aucune plaque d’immatriculation. Si vous voulez mon avis, le témoin a effectivement tout vu du crime. Il en a même trop vu !


               — Oh, ce serait lui le meurtrier ?


               — Vous rigolez, ça ressemble juste à une connerie de gamins, non ?

               

               — Bon sang, c’est ce Tigre qui a fait le coup ? Il a pas l’air net…


Les gens autour de moi s’agitaient. Ils commentaient les uns après les autres. Pourquoi ce n’était pas eux qui décidaient plutôt que le monsieur en robe ? Pour asseoir son autorité, il frappa trois coups de marteaux.


               — Silence ! Silence dans la salle !


               — Comme je l’ai déjà souligné, le témoin a très bien pu voir cette plaque ailleurs que sur le lieu du crime ! Si le scooter a été volé, il a pu retenir la plaque à un autre moment et le reconnaître par la suite ! Cela n’a rien d’absurde si on considère que messieurs Tigre et Armando habitent dans le même quartier ! avança le procureur à un débit très… rapide.


               — Je ne crois pas, monsieur Boulay. Le témoin a clairement statué qu’il s’agissait d’éléments observés le soir du crime ! Le reste n’est que déduction logique. J’accuse formellement Furio Tigre du meurtre de Oliva Boulay !


               — Bon sang, si c’est lui, je… Ca ne peut pas être lui, c’est impossible !


               — Monsieur Boulay, gardez votre calme, je vous en prie, demanda calmement le juge face au visage dépité de l’accusation.


               — Vous ne comprenez pas…


               — Nous aimerions comprendre, monsieur Boulay. Expliquez-nous, ajouta Henri Hunter.


               — Je… Vous allez comprendre. Puisque le témoin actuel ne semble pas digne de confiance à l’assemblée, j’aimerais appeler mon second témoin. Cependant, j’attire votre attention sur le caractère… spécial de sa personne.


               — C’est-à-dire, monsieur Boulay ? Je pense qu’il est en effet nécessaire de faire appel à un nouveau témoin, vous avez mon autorisation.


               — Comme vous voudrez… J’appelle donc à la barre Bruto Cadaverini !


               — Que ?!... Objection ! Vous avez perdu la tête, Victor Boulay !


               — Comment ?! Bruto… Cadaverini ?! répéta le juge.


               — Cadaverini ? Le gang mafieux ?


               — Il est sérieux ?


               — Bon sang, mais qu’est-ce que je fais là ?


               — C’est pas possible, allons-nous en !


Trois coups de marteaux retentirent et bien plus encore.


               — Silence ! Silence !


Les gens commencèrent à se lever. L’un d’eux me bouscula.


               — Yogi, la séance est interrompue ! »


Entre les jambes des personnes qui discutaient, j’aperçus mon père à l’autre bout de la salle. Il fit un signe de la main au juge et sortit de l’audience par l’entrée principale. Soudainement, il réapparut à la petite porte de ma tribune, s’exclamant une seule fois d’une voix puissante :


               « Séance interrompue, veuillez me suivre dans le calme ! Tout contrevenant sera arrêté ! »


Les gens se calmèrent en un instant. Ils suivirent les directives de mon père qui les mena peu à peu vers la sortie. D’un second haussement de voix, il indiqua aux personnes de l’autre côté de la fosse, dans la tribune opposée, de faire de même. Quant à moi, j’étais rassurée de voir mon père prendre les choses en main. Il m’avait dit de ne pas bouger, alors j’étais restée assise sur mon siège sans broncher, malgré la peur. Le public quasiment évacué, il me fit un geste de la main pour que je le rejoigne, ce qui je fis sans attendre. Mais un de ses collègues surgit du couloir d’où était venu Tigre.


               « Votre honneur, le témoin a profité de la cohue pour s’enfuir ! 


               — Bon sang, retrouvez-moi cet hurluberlu !


               — Bien sûr, votre honneur ! »


Papa écoutait attentivement.


               « Ecoute, ma puce, j’ai appelé maman. Elle va venir te chercher. D’ici là, tu restes bien dans le canapé du couloir, juste devant la grande porte de la salle d’audience, d’accord ?


               — Et toi, papa ? Tu vas revenir, hein ? Ne me laisse pas comme ça… »


Il caressa ma tignasse blonde et me conduisit jusqu’audit canapé, en essayant de me rassurer. Puis, sans un avertissement, il fila au travers des portes du tribunal. Furio Tigre… La police n’en avait pas fini avec lui. Yanni devait les prévenir et lancer les recherches au plus vite, tout en fouillant le tribunal de fond en comble. De ses actions dépendait la sécurité de la justice.


Mon père parti, l’avocat de la défense traversant le couloir vint me voir, inquiet.


               « Eh bien, ma petite ? Tu es perdue ?... s’inquiéta-t-il, les traits marqués.


               — Mon… Mon papa m’a dit d’attendre ici. Maman va venir me chercher.


               — Ton… Oh, je vois. On lui doit tous beaucoup, à ton papa. C’est quelqu’un de très bien. Je ne sais pas ce qui a pris à l’accusation… Mais je peux comprendre. »


J’eus du mal à cerner les paroles de ce personnage un peu particulier. S’étant assuré que je ne risquais rien, il reprit sa route. Au bout de quelques minutes, maman vint me trouver. Nous repartîmes sans attendre à la maison.


Six jours après cet évènement, Yanni Yogi était accusé du meurtre de Henri Hunter dans la sombre affaire DL-6. Il fut disculpé, mais à quel prix ? Feignant la démence sur les conseils de son avocat véreux, mon père perdit tout ce qu’il avait. La démence faussement avérée, sa brillante carrière d’huissier fut arrêtée net. Choquée et désorientée, isolée, ma mère se suicida. Etait-ce cela, la « justice » ? Ce n’était pas celle qu’il m’avait inculquée. Pourquoi punir une personne pour qu’elle ne soit pas déclarée coupable ? La punir… Pour qu’elle ne soit pas punie ? Tant de questions que je m’étais posée. En grandissant, il m’est venu comme une évidence qu’à cette époque-là, l’avocat de Yanni ne chérissait que ses propres intérêts, à savoir le prestige. Vingt ans plus tard, Yanni Yogi fut condamné pour le meurtre de ce même avocat.


Le coupable du meurtre d’Oliva Boulay, lui, ne fut pas arrêté, faute de preuve décisive. On raconte qu’après cet incident, le procureur Boulay s’isola. Il ne gagna plus un seul procès, après sept ans de victoires ininterrompus. Etait-ce cela, la « justice » ?... L’Homme restait l’Homme. Dans cet état de faits, la justice ne pouvait être qu’imparfaite. J’avais d’autant plus de sympathie pour les personnes qui se battaient pour rendre cette justice… la plus juste possible.


               « Ophélie, tu dors ?...


               — Hm ?... Oh, pardon, je divaguais. Je pensais à mon père.


               — Ah, profite donc de mes hamburgers plutôt !


               — Chéri…


               — Pardon, pardon. Pourquoi nous n’irions pas lui rendre visite, demain ?


               — Oui, tu as raison. Cela lui fera sûrement plaisir. »


Je détestais le système judiciaire. Il prenait tant, à tant de monde. Mais je ne pouvais pas m’en détourner. Qu’importe les manigances. Mon père m’avait appris à croire en ce qui était juste. Alors je devais faire tout ce qui était en mon pouvoir pour être la plus juste possible.


         

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