Skaphættr

Chapitre 1 : Skaphættr

Chapitre final

10894 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 30 jours

— Aussi beaux soient-ils, nous n'acceptons toujours pas les chats, ici, Monsieur Parry.

L’infirmière d’accueil désigna l’animal assis nonchalamment aux pieds de Will. Kirjava avait l’apparence d’une chatte d'une taille inhabituelle. Son poil épais était pluricolore, alternant entre le noir d'encre, le gris anthracite et le bleu d’un lac profond. On aurait dit que la somptueuse fourrure brillait comme une surface lustrée éclairée par la lune. Mais il ne fallait pas se fier aux apparences : Kirjava n'était pas une chatte, pas plus qu'un quelconque animal de compagnie. C'était un dæmon, la personnification de l’âme du garçon qu’elle accompagnait.

Will prit un air gêné. Il avait encore oublié la présence de son alter anima. Il faut dire qu’elle avait développé l’art de passer inaperçue, afin d'échapper à l’attention des gens de ce monde, peu habitués à voir des humains accompagnés d’un animal non-canin, d'autant plus sans laisse ni harnais. Will n’avait pas conscience d'elle autrement que comme une partie de lui-même, aussi se retrouvait-il régulièrement dans la situation où l’on devait la rappeler à son bon souvenir.

Il avait été surpris, au départ, que son dæmon soit visible. Serafina Pekkala s'était trompée en affirmant à Mary Malone qu’elle ne le serait pas. Pourtant, celui de la scientifique, un crave alpin, restait indiscernable pour les habitants du monde de Will. La différence tenait certainement aux aventures qui avaient amené à la dissociation entre le garçon et son dæmon… puis à leurs retrouvailles qui avaient aussi été leur rencontre. Grâce aux enseignements de la reine sorcière, Mary pouvait voir le sien, mais elle n’en avait jamais été séparée, ce qui avait sûrement empêché sa matérialisation.

— Monsieur Parry ?

Will revint à la réalité.

— Excusez-moi, Madame, je me suis perdu dans mes pensées. Il n’y a pas de souci, Kirjava restera à l’extérieur, comme d’habitude. Puis-je voir ma mère ?

Alors que son dæmon ressortait docilement dans la rue, pour mieux sauter au-dessus du premier muret et accéder aux jardins de l’hôpital psychiatrique de Warneford, Will Parry suivit l’infirmière.

Il connaissait par cœur le chemin qui menait à la chambre d’Elaine Parry, sa mère. Depuis deux ans qu'elle était prise en charge dans cet institut de soins mentaux, le garçon était bien connu des services d’accompagnement. Cela ne lui offrait malheureusement aucun passe-droit concernant Kirjava.

— Madame Malone n’est pas avec vous, aujourd'hui ?

Will secoua la tête.

— Non, répondit-il. Ces temps-ci, elle est très occupée avec un projet important. Est-ce gênant ?

L’infirmière, Mallory si sa mémoire ne lui jouait pas des tours, lui sourit, compatissante.

— Pas le moins du monde. Madame Parry sera transportée de joie en vous voyant. Vos venues lui font beaucoup de bien, elles baissent considérablement le nombre de ses crises. Savez-vous que vous êtes celui qui rend le plus de visites à son proche interné ? Vous êtes admirable, Monsieur Parry.

Will baissa les yeux par réflexe, comme si cela avait pu se faire disparaître. À quatorze ans, il avait de plus en plus de mal à rester insensible aux compliments. Mallory le regardait de plus avec… appétit, s’était-il aperçu en frémissant. Il ne savait pas ce qu’elle paraissait lui trouver. Il se jugeait trop grand, sa voix oscillait entre l’alto et le baryton et il devait de plus en plus souvent se battre contre un duvet disgracieux. Quand bien même il se serait senti à l’aise avec les changements de son corps, cela le gênait toujours de sembler plaire à une fille ou une jeune femme qui n'était pas Lyra.

Lyra.

Deux ans déjà qu’il s'était blotti pour la dernière fois contre elle, qu’il l’avait vue disparaître derrière le voile entre les mondes, ce même voile dans lequel il avait dû découper puis refermer une fenêtre qui les avait séparés. Prétendument pour la vie. Pourtant, il ne pouvait s’y résoudre. Comme chaque fois qu’il se forçait à refuser ce tragique destin, une main se porta à la poche de son pantalon qui contenait le manche esseulé. L’autre vint agripper le sachet de cuir qu’il portait constamment en pendentif et dans lequel il conservait les fragments de lame du poignard subtil. Il était toujours avec lui, puzzle métallique insoluble de la pointe à la soie. Tant qu’il l’avait à sa portée, son espoir restait intact.

Son mutisme soudain sembla décourager l’infirmière de poursuivre la conversation et ils parcoururent mécaniquement la série de couloirs qui les mena à la chambre de Madame Parry. Will remercia distraitement Mallory qui tourna les talons pour vaquer à des occupations plus saines, du moins l’espérait-il, que de faire du rentre dedans à un adolescent bien trop jeune pour elle. Il toqua à la porte, s'annonçant plus qu'il ne demandait l’autorisation d’entrer. Dans la chambre, Kirjava l'attendait déjà sur les genoux de sa mère. Elaine avait depuis longtemps assimilé la présence de ce chat à l'arrivée de son fils et elle l'accueillit chaleureusement. 

Toucher le dæmon de quelqu'un avait toujours été qualifié de tabou par Lyra, comme un attouchement, voire un viol. Il n’y avait qu'avec sa mère qu'il ne partageait pas son point de vue. Au début, il avait trouvé cela gênant, très certainement influencé par les dires de sa petite amie, mais avec Elaine, il ne pouvait être question d’atteinte à l’intimité. Sa mère était la candeur incarnée et Will l'aimait tellement qu'il ne parvenait pas à lui refuser ce qui n'était pour elle qu'un geste d’affection semblable à un câlin à son fils. Il y avait des limites que Kirjava elle-même imposait : si elle acceptait d'être sur les genoux de la mère de son humain, le dæmon ne lui permettait pas la moindre caresse.

Il ne restait que très peu de traces du trouble de Madame Parry. Cela tenait très certainement à la disparition des Spectres, traqués implacablement par les Anges. Bien que de plus en plus espacées, les crises étaient néanmoins encore présentes, la frappant trop puissamment pour envisager une déshospitalisation. Retrouver une vie avec sa mère était un autre espoir que Will se permettait, bien plus accessible qu’une vie avec Lyra, même si la première prendrait fin dès son entrée dans l'âge adulte et que la deuxième aurait déjà pu commencer deux ans auparavant.

Le jeune homme resta deux heures avec sa mère. Il lui donna des nouvelles de sa scolarité, de ses activités sportives et de l’aide qu'il apportait aux travaux de Mary Malone. Sa mère lui parla des animations et des ateliers qui lui étaient proposés et auxquels elle participait. Elle fut fière de lui apprendre qu’elle avait de moins en moins d’absences et bon espoir de pouvoir rapidement revivre avec lui. Leur entrevue aurait paru normale à n’importe quel témoin, un enfant visitant sa mère convalescente et quasiment tirée d'affaires. Seul Will, aux aguets et averti des signes annonçant une rechute, percevait le voile des ténèbres mentales assombrir par intermittence le doux regard maternel.

Quand le garçon sentit que sa mère fatiguait, il la laissa se reposer, lui promettant de revenir la voir dès que possible. Elle lui intima de remercier encore une fois Mary Malone qui était devenue la tutrice de Will. Kirjava quitta la chambre par le balcon et les deux compagnons se rejoignirent à l’extérieur de l’hôpital de Warneford, avant de continuer leur promenade par l'inévitable passage par le Jardin Botanique.

Will refusait d'attendre le jour du solstice d’été pour tenir sa promesse à Lyra. Dès qu'il en avait l’occasion, ou simplement l’envie, l’adolescent se rendait dans ce petit coin reculé du Jardin Inférieur, près du Water Garden. 

L’endroit était désert, comme souvent. L'attendant fidèlement, le banc aux formes arrondies était protégé des rayons du soleil par le couvert d’un petit arbre, dont la silhouette était dorénavant aussi familière à Will que son propre profil dans un miroir. Il s’y assit en soupirant, son esprit enserré dans un mélange de mélancolie et de soulagement, son corps à la fois si éloigné et si proche de celui de Lyra. Tout contre elle malgré les dimensions qui les séparaient. Kirjava se colla à lui et il la caressa machinalement. Un ronronnement d’aise doublé de détresse s'échappa du dæmon qui partageait le paradoxe émotionnel de son humain.

Il tripotait machinalement le petit sac de cuir contenant les fragments de feu Æsahættr, rêvant à ce qu’il pourrait faire si le Poignard Subtil avait encore été entier et fonctionnel, quand une porte se matérialisa sous ses yeux. Kirjava se redressa en feulant, sa fourrure hérissée formant une crête le long de sa colonne vertébrale. Will laissa retomber son pendentif et les éclats de métal tintinnabulèrent lorsque le cordon se tendit en un à-coup que le garçon ne sentit même pas. Il était tétanisé, frappé par l’apparition impossible.

Ce n’était pas une porte ou une fenêtre telle qu’il eût pu l’ouvrir par le passé grâce à son couteau. Il s’agissait d’une véritable porte, en bois marron-vert veiné de jaune, qui n’était pas sans lui rappeler celui d’un arbre peu ordinaire, dont Mary lui avait un jour montré un échantillon : du gaiac. La poignée était ronde et simple, fonctionnelle. Toujours stupéfait, Will n’osa pas se lever pour l’actionner. Il regarda plutôt autour de lui, recherchant un badaud de passage qui aurait pu être témoin de l’incroyable phénomène et le rassurer sur sa santé mentale. Il éprouva un instant la crainte que le trouble dont souffrait sa mère commençât à l’atteindre. Mais il n’eut pas le temps d’y réfléchir à deux fois que la clenche tourna. 

La porte s’entrouvrit.

Une lumière dorée irradia, si intense que Will dut étrécir les yeux au maximum. Kirjava sauta à ses pieds, en posture défensive. Will retrouva le contrôle de ses membres et se leva, se positionnant à côté de son dæmon.

— Ne devrait-on pas fuir ? demanda Kirjava.

— Non, répondit Will avec toujours cette sensation étrange de se parler à lui-même… ou plutôt à une partie indépendante de lui-même. J’ai comme l’impression que…

— Que c’est ce qu’on attendait ? demanda le dæmon. Oui, moi aussi. Mais la prudence est mère de sûreté. Nous ne savons pas ce qui va en sortir.

Il était trop tard à présent, de toute façon. La porte, qui jusque-là était simplement restée entrouverte, comme si, derrière, des êtres hésitaient à la franchir, s’ouvrit brutalement et deux silhouettes en jaillirent. La première se campa fièrement sur ses pieds, l’air ravi. Chevelure sombre en bataille, vêtements luxueux débraillés, l’inconnu était incontestablement, et heureusement, humain. À sa suite, agrippant fermement l’épaule de son compagnon comme s’il s’apprêtait à le fustiger, la seconde se figea, la méfiance assombrissant son visage. Cheveux blonds et soignés, un T-Shirt serré, un pantalon d'humble facture, lui aussi était humain. Tous deux étaient des hommes d’une vingtaine d’années, pour autant que pût en juger Will.

— Pourquoi m’avoir retenu, Hadley ? Ce monde-ci n’est absolument pas dangereux ! nargua le premier.

— Et tu peux me dire comment tu pouvais le savoir avant d’avoir franchi la porte, Sil ? Je te rappelle que tu as déjà failli nous faire tuer avec tes expériences ! gronda le deuxième.

— Failli seulement, mon cher. Failli seulement. Je maîtrise la situation.

— Tu ne maîtrises que les matérialisation-dématérialisation de tes portes, grand nigaud. Tu perds le contrôle dès que tu décides de les ouvrir et de les franchir.

Will restait bouche bée. Les deux hommes s'adonnaient, comme si de rien n'était, à ce qui ressemblait à une dispute de couple et ne l’avaient toujours pas remarqué. Il se râcla la gorge pour indiquer sa présence. Les deux inconnus se turent et se figèrent un instant avant de tourner lentement leur regard vers lui.

— Il peut nous voir, tu crois ? demanda le dénommé Hadley.

— Quel sens de l’observation ! railla Sil.

— Tu ne nous avais pas recouverts d’un voile d’invisibilité ?

— Je pensais que oui…

— Là, tu vois ! Encore quelque chose qui tourne mal !

— Mais, ce n'est pas m…

— Vous allez continuer votre cirque encore longtemps ? s’agaça Will. Je vous vois, vous êtes devant moi, alors si vous pouviez éviter de faire comme si je n’existais pas, j’apprécierais.

— Et qui êtes-vous, d’abord ? s’enquit Kirjava.

Les jeunes hommes sursautèrent.

— Le chat… il… parle ! bredouilla Hadley. Pince-moi !

Sil s’exécuta et son camarade émit un cri de douleur. Sans s'en préoccuper, l’ouvreur de porte s’approcha de Will et agita une main devant son visage. Le garçon leva les yeux au ciel. Sur quels énergumènes était-il encore tombé ? De quel monde ? Will s’empara du poignet de Sil et Hadley réagit au quart de tour, comme si cela n’avait pas dû être possible. Il s’approcha brusquement de Will, feignant la menace, mais Kirjava s’interposa, vraiment peu amène.

— Tout le monde se calme ! ordonna Sil en s’immobilisant et en prenant soudainement un air sérieux dont il n'était vraisemblablement pas coutumier. Luke, ça va, je ne crains rien. À ce propos, puis-je récupérer mon bras ?

Cette dernière question était adressée à Will.

— Seulement si vous adoptez une attitude correcte envers moi et que vous cessez vos simagrées, somma le garçon.

Un signe de tête entendu et la tension redescendit d’un cran. Le dénommé Sil souffla.

— Mon Don ne fonctionne pas normalement ici, semble-t-il. Du moins pour ce qui est de ses capacités défensives. Ou alors, est-ce toi qui est particulier ?

Le Doué toisa Will avec un évident air d’intérêt et de curiosité. Le garçon se sentit soudainement mal à l’aise. Il avait l’impression d'être considéré comme un cobaye et il n'aimait pas ça.

— Qui êtes-vous, répéta-t-il en reprenant la question de son dæmon et en éludant celle de son vis-à-vis. Et d'où venez-vous ?

Un sourire goguenard s'élargit sur la face du brun.

— Tu as raison. Nous avons été bien impolis, mon ami et moi. Je me présente : Silyen Jardine de Far Carr. Mon compagnon se nomme Luke Hadley de Manchester. Nous venons d’une autre dimension, ou si tu préfères, d’un autre…

— D’un autre monde, le coupa Will.

Les deux hommes se regardèrent.

— Cela ne te surprend pas ? demanda Luke.

Will regarda autour de lui, portant machinalement sa main à son pendentif. Des promeneurs arrivaient.

— Pas ici, répondit-il. Suivez-moi.

Sans attendre leur décision, il se mit en chemin vers chez lui. Pas l’appartement de Mary Malone, mais la maison des Parry, celle dans laquelle il avait grandi avec sa mère jusqu'à devoir la placer chez Madame Cooper, une voisine bienveillante qui en avait pris soin pendant ses pérégrinations à travers les mondes avec Lyra. Il n’y revenait pas souvent, juste assez fréquemment pour l’entretenir. Mais il sentait que c'était le seul endroit où il pourrait emmener les deux voyageurs.

— Tu es sûr de toi ? murmura Kirjava en sautant sur les épaules de son humain.

— Je ne sais pas, répondit Will sur le même ton. Mais, Kir, tu te rends compte ? Ils voyagent entre les mondes ! Ils pourraient nous conduire jusqu'à Lyra et Pan !

— Ou être de fieffés menteurs et nous enlever dans leur dimension. Sans Æsahættr, tu ne peux plus te défendre aussi efficacement qu’avant. Il parlait d’un don… tu crois que c’est comme de la magie ou l'état d’esprit qui te permettait d’utiliser le Poignard et rendait Lyra capable de déchiffrer l'alétiomètre ?

— Aucune idée. Ils nous suivent ?

Le dæmon regarda en arrière.

— Non.

Will s'arrêta en soupirant et se retourna. Silyen avait ouvert une deuxième porte dorée.

— Tu entends ce qu'ils disent ? demanda le garçon au chat.

— Ils semblent rassurés de pouvoir générer une telle ouverture. Luke a insisté pour que son compagnon essaye avant de nous suivre. Et maintenant, Silyen referme les deux. Ça y est, ils nous emboîtent le pas. Poursuis comme si de rien n'était.

— Ok. Toi, continue de tendre l’oreille. Ils ont beau être notre seule chance, ce n’est pas pour autant qu’il faut leur faire entièrement confiance.

Kirjava s'installa autour du cou de Will le plus confortablement possible, l’air de rien mais aux aguets de la moindre parole suspecte. Pendant que son humain guidait les deux visiteurs à travers des rues peu fréquentées d’Oxford, le dæmon ne les quitta pas des yeux, ce qui parut fasciner le brun aux cheveux en pagaille. Le regard de ce dernier luisait régulièrement d'un éclat doré, comme si des particules solaires pailletaient ses iris. De la Poussière ? Kir en doutait fortement, mais elle ne se fermait à aucune possibilité. Si ces deux-là étaient la clé…

Ils parvinrent à la maison des Parry et Will fit tourner la clé dans la serrure. Aussitôt le seuil franchi, Sil se figea.

— La mort a été donnée dans cette maison, annonça-t-il.

Will grogna.

— Je n'ai pas eu le choix, admit-il.

S'il avait fait la paix avec cet événement qui avait sonné le glas de son innocence et marqué le début de ses aventures entre les mondes, il n’aimait pas se le rappeler. Pourtant, c'était ce qui avait décidé Lyra de le suivre, elle qui recherchait un meurtrier… Il secoua la tête, pour dissiper son trouble. Il pensait à elle encore plus que d’habitude depuis que Hadley et Jardine étaient apparus devant lui. Et cela ne faisait qu’un peu plus d’une heure. Son esprit entrerait en ébullition s’il ne se maîtrisait pas davantage, tout comme la nostalgie qu’il abritait et qu’il avait appris à grand peine à contenir.

— Parce que c’est… toi, l’ôteur de vie ? demanda Luke, incrédule.

Will haussa les épaules.

— Asseyez-vous. Je n’ai rien à vous offrir ici, je suis désolé. Mais je peux commander quelque chose si vous le souhaitez.

Silyen s’affala sur le canapé en y allongeant ses jambes et en s’appuyant sur un coude. Il riva son étrange regard vers Will, qui prit place dans un fauteuil. Hadley regarda autour de lui, avisa qu’il n’y avait plus de quoi s'asseoir, alors il se posa sur les jambes de son compagnon, qui les retira aussitôt pour ne pas se faire broyer les tibias. Il jeta un œil indigné à Luke qui prit soin de l’ignorer. Un vrai petit couple qui fit s’ourler un léger sourire sur le visage de Will.

— Pour répondre à votre interrogation de tout à l'heure, oui, je suis au courant pour l'existence des autres mondes.

— Tu peux y voyager ? Comment t’y rends-tu ? Possèdes-tu le Don ? Est-ce une technologie de ta dimension ? Connais-tu quelqu'un qui se fait appeler le Roi Merveilleux ? Pourquoi ton animal parle-t-il ?

Le garçon resta muet face à l’avalanche de questions qui avait franchi les lèvres de Silyen.

— Je pouvais y voyager. Je ne possédais pas de don particulier, mais un couteau qui pouvait découper des fenêtres dans le voile interdimensionnel. Il est brisé. Kirjava n’est pas un animal, mais mon dæmon, la manifestation de mon âme, et pouvoir le rencontrer a été l’un des plus beaux cadeaux que la vie m'ait offert. Un roi merveilleux ? Ça ne me dit absolument rien.

Jardine allait reprendre la parole quand le jeune Parry l’interrompit.

— À mon tour. J’ai besoin de retrouver quelqu'un qui se trouve dans un autre monde. Je vous avoue que la façon dont vous voyagez entre les mondes m’importe moins que la revoir. Alors je n’irai pas par quatre chemins :  pouvez-vous m’aider ?

Hadley ricana en voyant l’air hagard de son compagnon. 

— On dirait que tu as trouvé à qui parler, Sil. Ce garçon prend autant de pincettes et de chemins détournés que toi.

Silyen eut une grimace puérile à l’intention de Luke, puis il se redressa en prenant un air qu’Hadley ne lui connaissait malheureusement que trop bien. Le marchandage était ouvert.

— J’ouvre des portes entre les mondes grâce au Don, une capacité que possèdent tous ceux de ma caste…

Luke se racla la gorge.

— … tous ceux de la caste à laquelle j'appartenais, corrigea le Doué. Mais je suis aussi et surtout un expérimentateur et un négociateur dans l’âme. Que gagnerais-je à t’aider ?

Will parut un instant décontenancé mais il se reprit rapidement.

— N’aideriez-vous pas gratuitement quelqu'un à retrouver l’amour de sa vie ?

La profondeur et le sérieux du garçon étaient loin de correspondre à sa juvénilité. Luke adopta une gravité idoine.

Je serais prêt à payer n’importe quel prix pour retrouver un tel amour, argua Silyen.

— Vous ne concevez pas l’altruisme désintéressé, n’est-ce pas ? comprit Will. J’espère pour vous que cela changera un jour. En attendant…

Le jeune Parry porta sa main à son sachet de cuir en pendentif quand Luke éclata de rire. Will fronça les sourcils.

— Ai-je dit quelque chose d'amusant ? s’enquit-il.

— Non… répondit le blond en essuyant des larmes d’hilarité. Mais tu ne peux pas comprendre à quel point tu l'as mouché !

Il désigna Silyen dont les yeux étaient écarquillés par l’affront du garçon. Les iris dorés brillaient, convoyant toute l’incrédulité du Doué. Venait-il vraiment de recevoir une leçon de vie d’un mioche d’une dizaine d’années son cadet ?

— Tais-toi, Hadley, ou je tranche notre lien de manière à ce que tu ne partages plus mes émotions, menaça le brun.

Luke repartit de plus belle dans son fou rire… avant de se calmer et de revenir à sa pondération habituelle. Il s’adressa directement à son hôte.

— Il n’est pas encore prêt pour ça, Will. Tu vas devoir faire une offre, crois-moi.

Le garçon hocha la tête. Il détacha le petit sac de cuir et en déversa le contenu sur la table basse posée entre lui et les deux voyageurs.

— Ce sont les éclats de la lame brisée d’Æsahættr, aussi appelé le Poignard Subtil, le fameux couteau qui me permettait de découper des fenêtres entre les mondes. Il était capable de découper les atomes mêmes du voile interdimensionnel. Vous qui aimez expérimenter, je suis prêt à vous laisser ces fragments… du moment que vous me ramenez à Lyra.

Kirjava s'agita.

— Will… je veux les revoir, Pantalaimon et elle, mais s’il te ramène dans leur monde, tu sais quel en sera le prix !

Le garçon apaisa son dæmon d’une caresse.

— Vas-tu me dire que tu ne le paierais pas ? lui demanda-t-il. Cela fait deux ans que nous avons pris la décision de revenir chacun dans notre monde, que nous avons accepté de briser le Poignard, de renoncer à la possibilité d’ouvrir régulièrement une fenêtre pour aller nous ressourcer dans notre monde sous prétexte que chaque ouverture donne naissance à un Spectre. Mais je n’en peux plus et je sais qu’il en est de même pour toi. Peu importe de vivre moins longtemps, si c’est pour vivre auprès d’eux, tu ne crois pas ?

— Elle ne le voudrait pas, et Pan non plus. Ils nous en voudraient !

La voix de Kirjava transportait une fausse autopersuasion, une tentative non crédible de convaincre Will d’en décider autrement.

— Si nous devons aller contre leur volonté pour nous retrouver contre eux, tout en vaudra la peine. Mieux vaut qu’ils nous en veuillent, plutôt que nous nous en voulions à nous-mêmes. Il n’y a pas pire que de se mentir à soi-même. Je veux vivre selon mes convictions, non plus celle des Anges. Eux peuvent voyager entre les mondes librement. Avec le recul, c'était facile pour eux de nous demander ce sacrifice. J’ai fait mes calculs : même en ouvrant une fenêtre tous les cinq ans, ça en aurait fait une grosse quinzaine pour le reste de ma vie… et autant de Spectres. Seulement autant de Spectres. Quant à la fuite de la Poussière, en refermant chaque fenêtre, ça n’aurait pas changé grand-chose à l'échelle des univers. Comme si quinze fenêtres refermées au fur et à mesure sur toute une vie pouvaient avoir une influence majeure sur des milliers d’autres non-refermées depuis des siècles ! Non, Kir, les Anges se sont foutus de nous.

Le dæmon agita la queue, en proie à une grande excitation.

— Tu as raison, Will. Et même s’ils nous reprochent notre choix au point de mettre fin à notre relation, au moins nous pourrons dire que nous ne nous sommes pas trahis.

Luke et Silyen avaient écouté dans un silence royal le dialogue entre les deux âmes sœurs. Ils n’avaient pas tout compris, mais ce n'était pas ce qui importait. Le Doué s’empara des fragments de lame. Il en retourna quelques-uns en les exposant à la lumière du salon. Il prit ensuite le sachet-pendentif et remisa les éclats dedans avant de le passer autour de son cou.

— Marché conclu, gamin, accepta-t-il avec un sourire radieux. Je vais avoir besoin de lire en toi pour savoir sur quel monde ouvrir ma porte. Si tant est que j’y parvienne, je ne peux rien te promettre.

Will hésita et commença :

— Si vous n’y parvenez pas, pourrais-je récupérer… ?

Il se ravisa.

— Non, même si vous ne réussissez pas à nous envoyer dans le monde de Lyra, vous pourrez garder les débris d’Æsahættr. Ça me permettra de tirer définitivement un trait sur une douloureuse impossibilité.

— Entendu, mon garçon. Je serai bien sûr ravi de te débarrasser d’un tel fardeau ! se réjouit Silyen.

Le Doué tendit une main vers le front de Will et y appuya son index et son majeur. Le jeune garçon perçut une sorte de picotement et il se sentit mis à nu, comme si le brun était en train de s’abreuver de ses souvenirs les plus secrets avec Lyra. Il résista à la tentation de mettre fin à cette sonde mentale intrusive, à ce viol psychique, à ce voyeurisme grossier. La fourrure de Kirjava se hérissa et elle feula en sortant les griffes. Mais elle resta également immobile, ne voulant pas briser la concentration de Silyen. Un sacrifice d’intimité aussi indispensable qu’insupportable.

— Ça suffit, Sil. Tu dois avoir ce qu'il faut, maintenant, l’arrêta Hadley. N’en profite pas pour chercher autre chose chez ce garçon. Ce qu’il possède et qu'il te manque, tu devras le trouver par toi-même… ou avec moi.

La sévérité du ton de Luke mit fin à l’investigation du Doué. Il se recula, contempla Will sans un pardon et se détourna. Des étincelles dorées crépitèrent entre ses doigts agiles. Elles furent ensuite propulsées et dessinèrent un encadrement sphérique. Les étincelles se rejoignirent et fusionnèrent en de multiples lianes et racines entrelacées qui retombèrent, formant un rideau dont il suffisait d'écarter les pans pour passer de l’autre côté.

Un vent frais et indubitablement étranger à la maison des Parry agita les constituants adventifs du voile de Don.

— Je vais y aller en premier, prévint Silyen. Ce n'est pas discutable, Luke. Mon Don me protégera.

Le Doué franchit l’entrelac de lianes et de racines généré par son Don. Quelques secondes plus tard à peine, sa main reparut et leur fit signe d’avancer à leur tour. Will et Kir se regardèrent et obtempérèrent, suivis de près par Luke.

Ils arrivèrent dans un paysage dominé par de hauts monts enneigés sous un soleil éclatant. Les pics acérés s’épandaient à perte de vue et l’air présentait un appauvrissement en dioxygène indéniable. Will se tourna vers les deux voyageurs et il eut confirmation de ses craintes. Kirjava cracha son mécontentement.

— Ce n’est pas le monde de Lyra, accusa le garçon, tentant de limiter la colère, la frustration et la honte de s'être fait mener en bateau.

— Comment le sais-tu ? demanda Silyen d’un ton circonspect.

— Je ne vois pas vos dæmons. Si nous avions débarqué dans la bonne dimension, vous auriez déjà vos totems à vos côtés. Vous m'avez berné.

Il se retourna vers la porte qui le ramènerait dans sa maison, mais celle-ci s’effaça. Will resta interdit, n’osant croire que les deux voyageurs en arrivaient à cette extrémité. Voulaient-ils l'enlever depuis le départ ? Dans quel monde allait-il être fait prisonnier ? Quels tests cet expérimentateur de malheur, ce Silyen, allait-il bien pratiquer sur lui ? Était-il tombé sur des pervers, des prédateurs sexuels ? Et ce Luke, derrière ses airs avenants et plus composés que son comparse, était-il là pour anesthésier la méfiance de leurs proies ? Eh bien, qu’ils essaient ! Will allait vaillamment défendre son intégrité, même si c'était la dernière chose qu'il ferait.

Un choc mou et métallique à ses pieds le rappela de sa paranoïa.

Silyen venait de lui renvoyer son pendentif au précieux contenu.

— La nécessité a guidé mon Don vers ce monde, expliqua le brun. Si je lui fais confiance, suis le chemin qui s'ouvre devant nous et tu trouveras une personne capable de réparer ton Poignard Subtil. Sers-t’en alors pour retrouver ton amour perdu.

Luke posa une main ferme et aimante sur l'épaule de son partenaire. Will regarda le Doué d'un regard brillant d’émotion.

— Pourquoi ?

Sa voix croassa, maudite mue !

— Parce que moi aussi j’ai peut-être voulu croire à l'altruisme désintéressé.

Il rouvrit la porte en gaïac qui les avait amenés, Luke et lui, dans le monde Will.

— Mais je ne cracherais pas sur la possibilité d'étudier ton fameux couteau, à l'occasion.

La main d’Hadley forma un poing qui frappa gentiment le Doué, comme une rebuffade amusée.

— Je ne l’oublierai pas, promit Will.

— Nous ne l’oublierons pas, précisa Kirjava.

Sur ces entrefaites, Luke et Silyen franchirent la porte de Don et ils retournèrent dans leur monde, non sans un dernier signe de la main vers le garçon.

Will et Kir se retrouvèrent seuls dans ce monde inconnu. Une sente de pierre et de poussière sinuait devant eux. Les frimas les firent frissonner.

— Ça me fait penser à l'Himalaya, nota le dæmon chat.

— C’est bien possible, apprécia le garçon. Ça ressemble aux images qui en sont présentées, du moins.

Il expira à fond et se décida enfin à ramasser sa précieuse possession. 

— Allons-y. Nous ne devons pas être très loin de notre objectif. La… nécessité… qui a guidé le Don de Silyen ne devait pas vouloir se jouer de nous, quand même !

— Espérons, confirma Kirjava. De toute façon, nous ne résisterons pas à ce climat bien longtemps.

Will grogna son assentiment et ils se mirent en route. À leur grand soulagement, ils ne mirent pas longtemps à parvenir devant un haut défilé abrupt qui s'ouvrait sur une sorte de pont de pierre étroit. Celui-ci traversait un immense ravin dont le sol était parsemé de hautes pointes de pierre… sur lesquelles étaient embrochés de multiples squelettes. Devant eux, de l'autre côté du gouffre, le layon se poursuivait en montant jusqu'à un bâtiment aux allures de pagode.

S'armant de tout leur courage, Will et Kirjava s’engagèrent dans le défilé. Au fur et à mesure de leur avancée, leurs cœurs battirent de plus en plus fort, mélange d’appréhension, d’anticipation et d'excitation. Face au vide surmonté de la fine passerelle minérale, le garçon marqua une hésitation.

— Reste dans mes pas, lui proposa la chatte en prenant les devants, sûre de son équilibre félin. N’oublie pas notre marche au bord du gouffre souterrain dans le monde des morts. Tu ne tomberas pas plus maintenant qu’alors, fais toi confiance… fais-moi confiance.

— Pour toujours et sans condition, Kir, tu le sais, répondit Will.

Rassurés, l’un par l'assurance de l’autre, l’autre par la confiance de l’un, le garçon et le dæmon parvinrent sans encombre de l'autre côté du canyon mortel. Quelques dizaines de mètres plus loin, ils se retrouvèrent face à une grande bâtisse à cinq étages… mais sans l’ombre d’une porte. Ils en firent le tour, instinctivement persuadés que c’était là que le Don de Silyen avait voulu les mener. Mais la nuit tombait et Will craignait que le besoin de s’abriter très bientôt ait pu influencer son intuition. S’ils s'étaient aveuglés d’espoir, ce site serait leur tombeau.

Le vent sifflant finit par se calmer et alors seulement, des bruits de martèlement et de ciselure portèrent jusqu'aux oreilles de Will et Kirjava. Il y avait quelqu'un dans le bâtiment. Ils appelèrent, désespérés de se faire entendre tant le froid devenait mordant avec le soleil couchant.

— Qui êtes-vous ?

La voix vint de derrière eux. 

Kirjava fit un bond, surprise de ne pas avoir entendu qui que ce soit arriver, comme si le locuteur était apparu par enchantement. Ils se retournèrent d'un bloc.

Devant eux se tenait un homme aux cheveux long lavande, la peau claire et les yeux bleus. Deux points ornaient son front. Il était habillé d’une tenue traditionnelle tibétaine : un long t-shirt jaune clair aux manches courtes, une écharpe rouge bordeaux lui couvrant les épaules, un pantalon vert orné de bandes lui arrivant jusqu’aux chevilles, des chaussures d'un vert plus foncé et des bandes recouvrant ses poignets.

Malgré sa douceur apparente, il dégageait une force tranquille et une férocité potentielle indéniable.

— Je m’appelle Will, Monsieur. Et voici mon dæmon, Kirjava.

— Enchantée, maître des lieux.

Si l'inconnu était étonné qu'un chat le salue, il n’en montra rien. Il se contenta de les jauger un court instant.

— Je me nomme Mû. Vous êtes à Jamir, sur mon domaine.

Mû jeta un œil vers le ravin que Will et Kirjava avaient traversé.

— Il est étrange que vous ayez pu parvenir jusqu’ici. Vous devez avoir fait montre d’une détermination incroyable pour que mes pièges ne se déclenchent pas.

Will frissonna… la perspective des pièges qu’ils avaient évités ou le froid ?

— Rentrons, il se fait tard.

Le garçon allait objecter qu’il n’avait pas pu toquer à la porte car il n’y en avait pas, quand une lumière dorée l'enveloppa. Le décor autour de lui changea pour devenir une pièce aux épais murs de pierre recouverts de tentures, de parchemins et d’inscriptions en sanskrit. Un jeune garçon d'une petite dizaine d’années, roux, habillé d’une tenue kaki et dont le front arborait les mêmes points que l’homme, était assis en tailleur auprès d’un autre garçon, cette fois de l'âge de Will. Cet adolescent était inconscient, le teint exsangue et ses longs cheveux noirs s'étalaient à ses côtés.

— Maître Mû, vous êtes de retour ! Vous avez fini de réparer les armures du Dragon et de Pégase ? J'ai une bonne nouvelle, le rythme cardiaque de Shiryu semble se renforcer et s’accélérer. Je pense qu'il est tiré d'affaires ! Vous vous rendez compte ! Après tout le sang qu'il a donné aux Clothes ! J'étais persuadé que…

Quand le petit garçon roux se retourna enfin pour vérifier si Mû accusait réception de ses informations, il stoppa net sa logorrhée, stupéfait de la présence d'étrangers.

De son côté, Will tomba à genoux et Kirjava s’écroula. Mû s’accroupit :

— Le contrecoup de la téléportation. Ce n'est rien de grave, vous serez remis dans quelques secondes.

L’homme se releva.

— Kiki, prépare de la tsampa et du thé au beurre de yack pour nos hôtes, veux-tu. Je crois que nous avons là des spécimens très particuliers.

— Oui, Maître, s'empressa d’obéir l'apprenti, visiblement habitué à obtempérer sans discuter.

Mû n’avait pas tort. Les terribles vertiges qui avaient mis Will et Kir à terre s’estompèrent rapidement. Le garçon se remit sur son séant et le dæmon entreprit de lécher sa fourrure.

— Tenez, prenez ça. Ça vous requinquera, annonça Kiki en apportant les mets demandés.

— Merci, dit Will.

— Merci, miaula Kirjava.

Kiki sursauta.

— Maître ! Le chat parle ! C'est incroyable !

— Ce n’est pas un chat, mais un dæmon, si j’ai bien compris.

— Un démon, Maître ? Et vous l'amenez chez nous ?

— Je ne crois pas que cela recèle la même signification, là d’où ils viennent. Je crois, si je ne m'abuse, qu'il s’agit plutôt d’un familier, ou d’un animal-totem.

Will déglutit avant d’intervenir.

— En réalité, Monsieur Mû, Kirjava et moi ne sommes qu’un. Il est la manifestation animale de mon âme.

Kiki les regarda avec des yeux effarés.

— Intéressant, apprécia Mû sans se départir de son calme inébranlable. 

Will se permit de rebondir sur une information qui ne l’avait pas laissé indifférent et qui entrait au diapason avec la raison de sa présence :

— Vous êtes une sorte de réparateur d'armure ? Un forgeron ?

L’espoir sous-jacent de sa question n'échappa pas à l’homme.

— C’est effectivement l’une de mes missions en tant que chevalier d’or du Bélier dans l’armée d’Athéna.

Kirjava encouragea Will en posant une patte sur son genou et collant son front sur sa poitrine.

— Je sais qu'il est impoli de faire une demande aux premiers instants d’une rencontre, mais je dois m’en assurer… Puis-je oser ?

Mû sourit avec la patience d’un enseignant coutumier des inquiétudes d'un jeune. Will sortit les fragments de lame d’Æsahættr. Le chevalier se crispa et tendit un doigt, avant de se raviser. Kiki parut scanner les éclats en perdant son regard dans le lointain de l’infiniment petit, du moins c’est ce que son attitude reflétait aux yeux de Will. Cela ressemblait à l'état dans lequel il se plongeait du temps où il devait sonder le voile séparant les mondes de la pointe de son couteau, quand il lui semblait pouvoir visualiser les atomes découpés par le fil du Poignard Subtil.

— Pose-moi ta question, jeune Will. Même si je la devine, je veux l’entendre de ta voix.

Le garçon souffla pour donner de la contenance à sa voix. Il y était. Il allait poser LA question qui allait pouvoir changer son existence, pour le meilleur ou pour le pire. Il se mit debout et s’inclina révérencieusement.

— Seriez-vous capable et accepteriez-vous de réparer la lame d’Æsahættr, s’il vous plaît ? Je vous en prie, c’est mon souhait le plus cher, votre prix sera le mien.

Mû resta silencieux un moment. Un très long moment. Même Kiki se mit à se balancer d’un pied sur l'autre, dans l’expectative.

— Ici, à Jamir, le prix à payer pour une réparation est toujours le sang, mon garçon.

Will releva la tête. Kirjava, stressée, agitait sa queue.

— Prenez-le, décida-t-il. Je vous l’offre.

Le chevalier jeta un œil au convalescent avant de reporter son attention sur son requérant.

— Plus aucun jeune n'a-t-il donc l'esprit de conservation de nos jours ? Courage ou folie ? se demanda-t-il pour lui-même.

— L’amour, s’autorisa à avouer Kirjava.

Mû sourit, magnanime.

— Pour Shiryu, fit-il en désignant l’adolescent allité, il s’agissait d’amitié. Mais cela ne change rien au fait qu'il faut être soit téméraire, soit inconscient pour satisfaire aux exigences de ces deux sentiments.

Le forgeron s’accroupit à côté des bris de métal.

— Ce couteau est trop dangereux pour que je le répare, Will. Il incise les atomes et leurs constituants. Quels en sont les dommages collatéraux ?

La perspicacité du chevalier n’étonna pas le garçon qui avait su dès leur rencontre qu'il avait affaire à un être particulier, aux capacités surnaturelles. Il lui fit alors part des Spectres, de la fuite de Poussière dans le vide entre les mondes, de la déstabilisation progressive de l’intégrité de la Création. 

Il raconta également l’histoire du Poignard, de ce qu’il savait de sa conception jusqu'à sa destruction, sans oublier sa première réparation par les pattes expertes de Iorek Byrnison. 

Il évoqua aussi les Anges et leur mission, la quantité de fenêtres à retrouver et à fermer, la seule porte qui devait rester ouverte pour permettre aux âmes des défunts de trouver le repos éternel. 

Puis, il lui parla de Lyra, de son vœu de la revoir et de passer sa vie avec elle, de la menace toute relative que représentait le nombre d’ouvertures à pratiquer jusqu'à ce que la mort les sépare, elle et lui. 

Enfin, il promit de détruire définitivement la lame avant de mourir, jurant sur ce qu'il avait de plus cher : Lyra elle-même.

Mû l'écouta attentivement et Kiki s’endormit auprès de Shiryu, qu'il était entre-temps parti veiller à nouveau.

— Je vais avoir besoin du manche, annonça le forgeron en tendant la main.

Fébrilement, osant à peine croire en la promesse cachée derrière cette déclaration, Will fouilla dans sa poche de pantalon, de laquelle il extraya la poignée d’Æsahættr. Le regard du chevalier accrocha au passage la main estropiée du garçon, le prix qu'il avait déjà payé pour être intronisé porteur du Poignard Subtil. Mû ramassa soigneusement les fragments de lame.

— Va dormir, incita-t-il Will en montrant du doigt une paillasse et une couverture apparues comme par magie du côté de Shiryu et Kiki. Je dois étudier les différentes parties de ton couteau avant de me décider. Je te donnerai la réponse à ton réveil.

— Je ne sais pas comment vous remercier, soupira le garçon d’une voix comprimée par l'émotion.

— Tu n’en as nul besoin pour le moment. Tu me béniras ou tu me maudiras demain, selon le choix que j’aurais fait.

Malgré l’appréhension, Will et Kirjava n'eurent étonnamment aucun mal à trouver le sommeil, bercés par l’ambiance de plénitude qui baignait ce lieu serein.

Ils furent réveillés par Kiki. À leur côté, le convalescent – Shiryu – était toujours dans le coma, mais il respirait calmement et convenablement. Il semblait avoir même repris un peu de couleur au cours de la nuit. Will se leva et alla regarder à la fenêtre. Il fut admiratif du magnifique panorama qui se dévoilait à lui depuis l’étage de la tour auquel il se trouvait. Il n’était pas au rez-de-chaussée, comme il avait fini par le croire la veille, sans repère après la téléportation. Kir et lui suivirent Kiki, lequel les accompagna jusqu'à Mû, qui les attendait à l'étage inférieur.

Le forgeron portait une imposante armure d’or, arborant deux énormes cornes de bélier autour des épaules avec une élégance telle que Will n'en avait jamais vue. Rien à voir avec les panoplies lourdaudes des combattants du Moyen-âge. Celle-ci paraissait d’un confort et d’une résistance hors du commun, taillée sur mesure pour son porteur.

— Je ne peux pas le réparer, annonça Mû à brûle-pourpoint.

Les épaules de Will s'affaissèrent de désespoir et, malgré lui, malgré ce qu'il s'était promis, les larmes montèrent et inondèrent ses grands yeux sombres.

— Mais je peux le reforger, précisa le chevalier d’or.

La respiration du jeune Parry s’interrompit un instant, hésitant entre l'arrêt total et l’accélération excitée. Kirjava, les oreilles en avant et la queue levée, vint slalomer entre les jambes de son humain, ronronnant d’exaltation.

— C’est vrai ? s’exclama Will. Je veux dire… quelle est la différence ? Iorek l'avait déjà…

— Cet ours en armure, aussi doué soit-il, n’avait fait que recoller les morceaux pour conserver l’organisation de la lame : un côté pour trancher le tangible, l'autre pour inciser l’intouchable. Il en a résulté de trop grandes fragilités dans la lame. Les sutures obtenues en faisant se chevaucher les morceaux ont conservé leurs facultés mais altéré, affaibli l’ensemble. Ça, et l’intensité de l'émotion que tu as ressentie envers Lyra comparée à ta mère, ont brisé le Poignard en des éclats bien plus petits et plus fins, ce qui rend l’opération de réparation impossible. Toutefois, je peux les fondre et refaire la lame. Ses propriétés seront différentes, mais j’ai bon espoir qu’elles pourront te permettre de rejoindre celle que tu aimes.

— Même si ce ne devait être que pour une unique fois, cela me suffirait ! assura le garçon.

Le maître de Kiki sourit avec indulgence.

— Je suis meilleur forgeron que ça, jeune homme. Ta lame ne se limitera pas à une seule utilisation. Mais sa nature aura changé. Je veux que cela soit bien clair dans ton cœur.

— Æsahættr est mort, il y a deux ans. J’en ai pris mon parti, assura Will. Après l’intervention de Iorek Byrnison, il n’était déjà plus vraiment le même, de toute façon, comme un cadavre ramené à la vie. J’ai compris que si vous le reforgez entièrement, cela modifiera son identité. Mais je l’accepte. Il sera toujours le Poignard Subtil à mes yeux, l’ami fidèle qui m'a permis de sauver Lyra autrefois, et qui me permettra de la rejoindre.

— C’est exact, confirma Mû. Tu en es le Porteur. Il ne peut fonctionner qu’avec toi, tant que tu es vivant toi-même ou que personne ne t’a vaincu singulièrement. Si tu ne crois pas en lui, en votre appartenance mutuelle, jamais il ne répondra à tes attentes. En cela, il n’est pas si différent de l'armure que je porte et de celles que je répare habituellement… bien que, dans leur cas, je serais tout à fait incapable de les reforger intégralement.

Le chevalier d’or ferma les yeux et soupira, soulagé.

— Quoi qu'il en soit, je suis rassuré que ce couteau ne soit pas pour toi qu’un simple objet. Tu sembles tenir à lui comme à une vraie personne. Tu as raison sur un point crucial : Æsahættr n’est plus. Quand je m'en serais occupé, et que tu en auras payé le prix, il ne sera pas simplement ressuscité, mais bel et bien réincarné… et il prendra un autre nom.

Kirjava intervint :

— Quel prix ? Et quel nom ? s'enquit-elle.

— Le prix, je l’ai déjà énoncé : ça sera ton sang, jeune Will. Et celui de ton dæmon, ou ce qui lui sert de principe vital. Quant au nom, nous ne l'apprendrons qu’à sa renaissance.

Sur ces mots, le chevalier se détourna.

— Il y a non loin de là une rivière thermale revigorante. Allez vous y ressourcer car vous en aurez besoin. Votre présence ne sera requise que dans plusieurs heures.

Will et Kirjava n’eurent même pas le temps de remercier Mû que, d’un claquement de doigt projetant une onde dorée, celui-ci les téléporta en dehors de sa tour.

Suivant les sens félins de son dæmon, le garçon l’accompagna jusqu'au cours d’eau indiqué par le forgeron. Il ne pensait pas que cela fût possible à une telle altitude, mais il dénicha effectivement une rivière fumante aux volutes de vapeur incitatives. Will ne rejeta pas l’invitation.

Il regarda autour de lui, précaution stupide du fait de la désertion des lieux, et se déshabilla. Il était devenu assez prude depuis que son corps avait commencé à changer, encore plus que pendant ses aventures avec Lyra et leurs baignades ablutionnelles. Il trouvait à présent bizarre de se retrouver nu en pleine nature. Cela lui laissait une impression de vulnérabilité paradoxalement excitante. Comme si la perspective que quelqu'un puisse le surprendre dans le plus simple appareil au milieu de nulle part s’avérait à la fois gênante et amusante. Oui, c'était ça, la pudeur le disputait à la candeur… et à l’envie si c'était Lyra qui le découvrait ainsi.

— Ça recommence, Will, prévint Kirjava, espiègle. Tu penses à elle… et ça se voit.

Le garçon ne s’en offusqua pas. Il n’avait rien à cacher à son dæmon, son alter anima.

— Tu vas le faire ici ? demanda-t-elle d’un ton dans lequel il percevait une avidité qui faisait écho à la sienne.

Par réflexe, Will sonda une fois de plus les alentours. Il opposa le risque, très faible, de la venue d’un promeneur inopiné à l’appel urgent de son éréthisme intime. Oserait-il ? Ça ne durait pas longtemps en général et ça lui procurait tellement de plaisir !

— Oui, répondit-il d’une voix dont il ne put effacer la raucité due à l’impatience. Ça te dérange ?

— Pas du tout, c'est agréable quand tu t’en occupes.

Kirjava prit place sur le tas de vêtements de son humain et, ronronnant bruyamment, commença à en pétrir le tissu, le bout de ses pattes avant s'ouvrant et se refermant l’une après l’autre.

Will entra dans les remous chauds du torrent thermal. Il s’y allongea. Il n’y avait pas assez de profondeur pour l’immerger totalement mais l’eau réussissait à se promener sur ses épaules, son torse, son abdomen et ses cuisses. Il se laissa caresser par les courants, les imaginant comme autant de mains le visitant : les mains de son aimée contre sa peau. 

Les fantasmes de Will accompagnèrent ensuite ses gestes. L’image du corps que Lyra pouvait supposément avoir à présent, les souvenirs de son odeur enivrante, de son souffle apaisant, de sa voix mélodieuse se combinèrent aux changements de rythme et de pression de sa propre paume.

Une chaleur explosive se propagea depuis son cerveau saturé et se déversa jusque dans les vaisseaux dilatés de son bas-ventre tiraillé. Le feu d’artifice tant désiré – et qui l'étonnait encore par son intensité – le secoua de spasmes et libéra les graines de son adolescence récente.

Will haleta et Kirjava frémit. 

— Moi aussi, parfois, je joue à faire pipi le plus loin possible quand mon zizi est tout dur ! annonça une voix de petit garçon. Mais, je ne me tripote pas comme ça et ça ne sort pas en plusieurs fois. Et puis j’en produis plus. Et c'est pas la même couleur. Tu es malade ?

Le cœur de Will manqua un battement et Kirjava poussa un hurlement strident qui partit dans les aigus. L’adolescent étouffa un juron et se retourna sur le ventre, rouge comme une pivoine.

— Kiki ! le tança-t-il. On ne t’a jamais dit de signaler ta présence ! Un peu de respect pour l'intimité des autres !

L’apprenti de Mû prit un air contrit, ramena les bras dans son dos et frotta le sol du bout du pied.

— Désolé, marmonna-t-il. J'étais juste venu voir si tu avais bien trouvé la rivière. Je voulais pas t’embêter.

Will se radoucit. Après tout, il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même d’avoir été surpris dans une activité si compromettante, non ? Et le gamin ne comprenait apparemment pas ce qu'il avait vu, alors il n’y avait pas mort d’homme, hein ?

— J’ai bien trouvé la rivière, confirma-t-il à l'enfant. Merci.

Un sourire radieux illumina le visage de Kiki.

— Il y a un meilleur endroit qui fait comme une piscine ! Suis-moi !

— At… attend ! Mes vêtements !

— C'est pas loin, laisse-les là !

Kiki s’éloigna et attendit que Will se décide à se lever. L’adolescent se remit debout, une main devant son entrejambe, et accompagna le petit garçon un peu plus en aval du torrent, à un endroit où celui-ci s’écoulait dans une marmite naturelle et assez profonde. Kirjava préféra rester sur les affaires de son humain. 

Sitôt arrivé, Will s’y plongea avec délectation et soulagement. Il n'était vraiment pas à l'aise avec sa nudité et la dissimuler était toujours préférable. L’enfant se défit également de ses vêtements et sauta allègrement dans le bassin thermal. Décidément, il n’y entendait rien en matière de pudeur.

Les deux garçons s’adossèrent au rebord du gour, à l’opposé l'un de l'autre.

— Maître Mû me préviendra par télépathie, lorsqu'il faudra que tu le rejoignes, précisa Kiki. C’est lui qui m'a dit de te tenir compagnie en attendant.

— C’est gentil, apprécia Will. Je vous dois beaucoup à tous deux.

Un long silence s’instaura et Will finit par fermer les yeux, la tête basculée en arrière, bercé par le clapotis de l’eau et sa douce chaleur. Il était toujours rouge, il le sentait, mais non plus d'embarras : la température du bassin le réchauffait agréablement tandis que, dehors, l’atmosphère fraîchissait déjà.

— J’en aurai aussi un jour ? demanda soudainement Kiki.

Will redressa sa tête et regarda son interlocuteur.

— De quoi parles-tu ?

— Des poils… en bas…

Cette fois, ce fut au tour de l'enfant de rougir.

— Shiryu, il en a aussi. Je les ai vus quand Maître Mû l’a mis au repos.

— Que lui est-il arrivé ? tenta d’éluder l’adolescent qui ne savait pas trop comment répondre à l'enfant.

— Il a donné une trop grande quantité de sang pour faire réparer son armure et celle d’un ami. Il était prêt à se sacrifier pour ça, mais mon maître est un homme bon. Il a stoppé l'hémorragie juste avant que ça soit fatal à Shiryu. Seule la volonté de vivre peut le sortir du coma, maintenant, mais c’est plutôt bien parti, heureusement.

Will hocha la tête, conscient que de nombreuses informations lui échappaient sur les motivations du convalescent et sur le monde dans lequel il se trouvait. Qui étaient ces chevaliers ? Pourquoi fallait-il du sang pour réparer des armures ? Quelle était l’origine des pouvoirs télépathiques et télékinétique de Mû ?

— Tu n’as pas répondu à ma question, fit remarquer Kiki.

Will souffla. Pouvait-il vraiment donner une leçon d’éducation à la vie affective, relationnelle et à la sexualité à un enfant de quoi… huit ans ? Était-il légitime pour parler d'un sujet qu’il ne faisait que découvrir lui-même ?

— Oui, toi aussi tu auras des poils à l’entrejambe, dans quelques années, s’entendit-il répondre.

Après tout, ce n'était pas un scoop. Et tant que Kiki ne lui posait pas de question plus poussée – sur des sujets qu’il ne maîtrisait pas car relevant seulement de la théorie pour le moment – tout irait bien, n’est-ce pas ?

— C’est moche, j’ai pas envie, décida Kiki avec une grimace dégoûtée.

Will éclata de rire, ce à quoi l’enfant finit par faire écho lorsqu'il comprit que ce n'était pas de la moquerie. Le petit disciple continua à poser quelques questions, entrecoupées parfois de longs moments de simple détente dans le bassin hydrothermal. L’adolescent lui répondit comme il le put, comme il l’eût fait à un petit frère très curieux. Il choisit avec soin les mots qu’il employa, ne voulant pas pervertir le garçon par des allusions à des pratiques ou des considérations qui n'étaient pas encore de son âge… et que sa propre puberté avait récemment réveillés en Will.

Quelques heures passèrent et Kirjava finit par les rejoindre pour profiter d’un rayon de soleil. Mais à peine s’était-elle installée que Kiki sursauta.

— Maître Mû nous appelle, annonça-t-il en se dépêchant de sortir du bassin et de renfiler sa tunique et ses chausses.

Soudain fébrile, Will se précipita hors de l’eau et courut vers ses vêtements, qu'il passa à la hâte. Au pas de charge, il rallia la tour de Jamir et ils furent à nouveau téléportés à l'intérieur.

Mû les attendait, toujours en armure et le visage en sueur. Dans le fourneau, une lame incandescente brillait comme jamais il n’avait vu un métal briller.

— C’est le moment, jeune Will. La trempe doit être réalisée dans ton sang et celui de ton dæmon. Es-tu prêt ?

Repensant à ce que Kiki lui avait dit sur la détermination de Shiryu, Will raffermit la sienne. Il tendit ses poignets l'un contre l’autre et Kirjava présenta son cou. L’adolescent n’avait d’appréhension que pour son alter anima. Jamais, à sa connaissance, l’on avait fait saigner un dæmon.

D’une main, le chevalier d’or amena un récipient sous le bras de Will et leva l’autre, doigts alignés comme pour former la pointe d’une épée. D’un geste que le garçon ne vit pas, le forgeron lui entailla les poignets. Un flot de sang vermeil s’écoula et commença à remplir le bac de trempe. Kirjava s’avança sur les avant-bras de son humain et se laissa ouvrir la gorge. Une cascatelle de Poussière opalescente s’en échappa. Les deux fluides vitaux se mélangèrent l’un à l’autre.

La vue de Will se troubla et Kir s’affaissa. Kiki la récupéra tendrement, sans que l’adolescent ne pût l’en empêcher. L’enfant ne savait pas qu’il s’agissait là encore d’une terrible atteinte à la pudeur. Il sentit Mû exercer une pression sur ses nouvelles plaies et le sang s’arrêta de couler. Concomitamment, la Poussière cessa de s'échapper du corps du dæmon. Le chevalier fit s’asseoir Will dans un coin de la forge et son disciple lui déposa Kir sur les genoux.

Le reste ne fut plus que brouillard visuel et auditif. Il vit indistinctement une vive lumière sortir du fourneau et entendit vaguement un crépitement saccadé lorsque la lueur disparut dans le bac de trempe. L’odeur âcre d’une vapeur grenat aux paillettes d'ambre parvint jusqu'à ses narines. 

Kiki apporta à Will et Kirjava à boire et les aida à sortir de leur torpeur. L’agitation environnante s'était calmée et Mû revint vers eux. Bien qu'encore fatigués, les deux visiteurs se levèrent bravement. Finalement, le forgeron ne leur avait pas pris grand-chose en comparaison de Shiryu.

Le chevalier d’or tendit à Will un couteau torsadé dont le métal était à la fois damassé et irisé. Le jeune Parry tendit sa main mutilée et la laissa suspendue au-dessus de celle de Mû lui présentant l'objet de sa convoitise.

— Il lui faut un nouveau nom, décida l’adolescent.

Mû opina du chef.

— Æsahættr signifiait “Destructeur”, se rappela Will.

Le chevalier comprit la question sous-jacente.

— L'ancienne lame entaillait le voile entre les mondes, découpant ses constituants mêmes au niveau le plus profond et produisant un vide par lequel les Spectres s'échappaient. Celle-ci n’incisera rien du tout, Will. Ce nouveau Poignard est encore plus subtil que le précédent : son fil écartera les uns des autres les composants qui séparent les dimensions, mais ne les empêchera pas de se rejoindre spontanément. Aucun vide formé. Aucun Spectre libéré. Aucune fenêtre laissée ouverte. Aucune Poussière à la dérive.

Will ne put retenir son émotion et des larmes tombèrent sur la lame, tintinabulant de façon cristalline. Le couteau était un allié de la Création, non plus un séide de la Destruction.

— Skaphættr… murmura-t-il instinctivement, “Créateur”. Le créateur de lien. Le créateur d’espoir. Le créateur de joie.

Will s'empara du nouveau Poignard Subtil et ce dernier étincela un court instant.

Kiki sauta de joie et bondit sur les épaules de Will qui rit aux éclats. Mû sourit devant l'allégresse des jeunes garçons.

— Je ne sais toujours pas comment vous remercier, maître Mû, déclara Will en s’inclinant dignement.

— Tu l'as déjà fait, jeune homme, en répondant aux questions de mon disciple.

Will se redressa brusquement, incrédule, et intercepta le clin d’œil de Mû.

— Tu n’as pas répondu à tout, mais tu m’en as épargné une bonne partie, murmura le chevalier de façon inaudible pour Kiki, trop occupé à sautiller partout avec Kirjava.

Will piqua un fard et ce fut au tour du forgeron de s'esclaffer.

Quelques minutes plus tard, la petite troupe sortit de la tour de Jamir. Le vent frais ne parvenait pas à amenuiser la chaleur qui émanait du cœur heureux de Will. C'était l’heure des adieux. Des adieux légers et joyeux.

— Je peux te téléporter où tu veux sur Terre, mon garçon. Ou alors préfères-tu repartir de là où tu es arrivé ?

Kir regarda Will avec insistance. Elle non plus n’en pouvait plus d'attendre. L’adolescent prit sa décision :

— Il y a ce banc isolé, dans le Jardin Botanique d’Oxford, en Angleterre. Plus précisément, il est dans Jardin Inférieur, à côté du Water Garden. J’ai l’intime conviction qu'il existe dans tous les mondes…

Mû sourit avec compréhension et bienveillance. Kiki ricana espièglement. Une lumière dorée enveloppa Will et Kirjava. Jamir disparut.

Les deux compagnons se manifestèrent devant le banc qu’ils appelaient de leurs vœux. Dans ce monde non plus, personne ne s’en approchait : comme s'il n'appartenait qu'à Lyra et lui. Will sortit le couteau et retrouva sans peine l'état second dans lequel il devait se plonger pour ouvrir une fenêtre.

Il plongea sa volonté dans le Poignard, du manche jusqu'à sa pointe en passant par les élégantes torsades. Il perçut la petite vibration annonçant qu'il avait trouvé la dimension souhaitée. 

Le voile entre les mondes s’ouvrit sans se déchirer, ses deux pans s'écartant tel un rideau de théâtre dévoilant une nouvelle scène : celle d’un petit banc sur lequel était assise une fine silhouette aux long cheveux blonds, une martre des pins lovée à ses côtés… et bientôt, Will aussi.



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