Les enfants du Temps
Chapitre 1 : Sex, death and dragonfly
6256 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 30/06/2024 22:21
Lady Helliat était entrée dans sa douzième année, ce qui relevait du pur miracle. Son âge pesait si lourdement sur son esprit qu’elle avait presque l’impression d’évoluer au fond d’un océan, où la pression transformait les pensées en bataille, les réflexions en souffrance, la respiration en miracle. Quelle cruelle ironie, alors que son corps restait jeune en apparence. C’était le propre des Gallivespiens, qui vivaient tout au plus dix ans.
Fendant les airs, la minuscule femme savait qu’elle jouait depuis trop longtemps à cache-cache avec la mort, et que seule sa volonté lui permettait encore de s’accrocher à la vie. Elle sentait désormais le souffle de la Faucheuse sur sa nuque, et chaque nouveau battement de cœur était plus laborieux que le précédent, chaque inspiration plus vacillante, chaque pas plus incertain. Sa fidèle libellule ne valait guère mieux : elle continuait à avancer bravement, même si ses ailes déchirées ne lui permettaient plus qu’un vol instable et maladroit. Pourtant, il fallait encore tenir. Juste quelques minutes encore. Elles étaient si proches du but.
Le crépuscule s’abattait sur la forêt et engloutissait les couleurs, n’épargnant que le gris et le noir. Les frondaisons ressemblaient à une gigantesque toile d’araignée dans laquelle les amas de feuilles prenaient des allures de proies engluées. Privés du relief qu’aurait souligné le soleil, les troncs devenaient plats, quelconques.
Enfin, les voiles sombres de la nuit s’écartèrent légèrement, laissant deviner le lac Enera. Sur la rive se dressaient des formes qui se révélèrent être des huttes faites de branchages, de paille et de terre. À cette heure tardive, le petit village du clan de Serafina Pekkala, l’amie de Lyra, paraissait assoupi. Il était en réalité désert. Les sorcières se trouvaient un peu plus loin, assises en cercle autour d’un grand feu. Plissant les yeux pour mieux les apercevoir, Lady Helliat se rendit compte que la plupart étaient immobiles, la tête renversée en arrière. Seule une femme se déplaçait, faisant boire quelque chose aux autres. Son teint était si pâle qu’il rivalisait avec l’éclat de la lune et ses cheveux ruisselaient sur ses épaules. On eût dit une noyée… Une noyée accompagnée d’une grande oie.
Terriblement silencieux, le spectacle était glaçant. Pourtant, une initiée aurait reconnu la cérémonie. Le clan célébrait la nouvelle lune et la tradition voulait que les sorcières prennent le saor, une boisson qui conduisait l’esprit hors des frontières du corps et de la raison.
Mais où se trouvait Lyra ? se demanda la Lady. Ne la distinguant par parmi les participantes, la Gallivespienne sonda les alentours. Son esprit englué finit par trouver la réponse. Comment n’y avait-elle pas pensé plus tôt ? N’étant pas membre du clan, la jeune fille n’avait rien à commémorer et avait dû s’isoler de la liturgie. Elle se trouvait forcément dans la seule hutte illuminée du village.
La Gallivespienne s’apprêtait à tirer sur les rênes du harnais pour demander à la libellule de descendre quand un mouvement retint son attention. Une sorcière se déplaçait en contrebas, les épaules voûtées, comme si elle était en train d’accomplir quelque méfait. Celle-ci s’arrêta, se baissa pour déposer quelque chose, puis repartit si vite qu’elle disparut bientôt dans la muraille végétale bordant le village. L’instinct de Lady Helliat hurla. Qu’avait laissé l’inconnue ? Dans quel but ? Et si c’était un objet assez terrible pour déchirer la réalité en un millier de fragments sanglants ?
Il fallait réfléchir rapidement. Lyra était là, enfin à sa portée. Mais si ce qu’elle soupçonnait sur la nature du paquet était vrai... Que faire ? Elle gémit, consciente qu’elle allait prendre la décision la plus importante de son existence. La dernière aussi… La vie s’écoulait d’elle à toute vitesse, la laissant sans force, affaissée contre sa libellule épuisée. Si seulement le chevalier Tialys ou Lady Salmakia étaient à sa place ! À côté d’eux, elle avait conscience de n’être qu’une pauvre girouette, incapable de faire le bon choix, changeant sans cesse d’avis. Son mari l’avait assez de fois taquinée sur ce défaut, ce si dramatique défaut qui, en cet instant fatidique, coûterait peut-être l’avenir des mondes.
Crucifiée par l’indécision, la Lady sentit deux grosses larmes déborder de ses paupières et rouler le long de ses joues. Ces pleurs en ravivèrent d’autres, venus du passé, qu’elle ne put refouler. Un visage aux joues rebondies tremblota devant ses yeux et les souvenirs tourbillonèrent, comme une volée de feuilles mortes prises de folie, l’enveloppant dans une douce souffrance : les mois passés à voir et à sentir son ventre s’arrondir, la douleur de la naissance, leur joie, à son mari Salmir et à elle, devant la bouille vagissante de Thalya, les premières années de bonheur...
Les larmes étaient désormais si nombreuses qu’elles brouillaient la vision de la Gallivespienne. La douleur s’enfonçait de plus en plus profondément dans son cœur, alors qu’elle revoyait le moment où sa vie avait basculé… ce matin où, enveloppée par le brouillard, elle avait traversé une fenêtre entre les mondes sans le savoir. Oh, comme Salmir avait dû être ravagé en ne la voyant plus revenir ! Comme il avait dû la chercher ! Et comme Lady Helliat avait cherché elle aussi, cherché son chemin, cherché la fenêtre… cherché sa famille ! Un jour, puis deux, trois, dix, vingt, trente. Thalya et Salmir, arrachés à elle par le temps et les dimensions ! Leur visage souriant, leur odeur chérie, leur amour ! C’était trop de souffrance, trop à supporter, trop à accepter. Seule, frigorifiée, affamée, Lady Helliat avait erré de plus en plus désespérément, jusqu’à assister aux derniers instants de sa libellule. Lorsque la vie avait quitté les yeux à facettes, le dernier fil la reliant encore à son monde s’était brisé.
Elle avait alors souhaité mourir, parce qu’une vie sans les siens ne signifiait plus rien. Mais la Faucheuse lui avait ri au nez, forçant son cœur à continuer à battre, son nez à inspirer, sa bouche à boire et à manger. Il restait encore la folie; la Lady avait bien failli y basculer avant de réaliser qu’elle se trouvait dans le monde de Lyra… Lyra, la fillette qui avait voyagé avec Lady Salmakia et le chevalier Tialys, la fillette qui avait sauvé les mondes. Il fallait la prévenir, lui dire qu’une fenêtre avait été rouverte entre les univers ! Elle saurait sûrement quoi faire. La Lady avait réussi à apprivoiser une nouvelle libellule et avait trouvé Oxford. Hélas, Lyra ne s’y trouvait plus : elle avait apparemment quitté la ville pour rejoindre le village de Serafina Pekkala, dans le Nord. À ce moment-là, la Gallivespienne avait cru qu’elle n’avait plus de forces pour un aussi long voyage, mais contre toute attente, elle y était arrivée… pour se retrouver face à cet impossible dilemme : la hutte ou le paquet ?
Sentant son âme dériver à nouveau, comme si elle cherchait à s’arracher de son corps, Lady Helliat saisit d’une main tremblante le médaillon qui lui ceignait le cou. En forme de goutte d’eau, il renfermait six lettres adorées: T-H-A-L-Y-A. C’était tout ce qui lui restait de sa fille, sa chère petite fille. Oh, comme elle devait être grande désormais ! Comme elle devait être forte et courageuse ! Elle sanglota en serrant le bijou à tout rompre, jusqu’à ce que sa peau s’entaille, jusqu’à ce qu’une goutte de sang recouvre le métal doré.
Cela suffit pour que la réalité reprenne le dessus. Il fallait agir. Décider. Trop de temps s’était déjà écoulé. Lady Helliat se souvint alors du livre d’un sage gallivespien, qui représentait souvent son phare dans la tempête. Selon lui, la prise de décision était semblable à une équation aux trop nombreux paramètres. On réfléchissait aux conséquences, ce qui embrouillait l’esprit et finissait parfois par le paralyser. La Lady se mit à réciter dans un filet de voix :
« Tout ce qui compte, c’est de ne pas penser qu’il y a une bonne et une mauvaise décision, car les deux options sont équivalentes.
Nous avons le pouvoir de nous engager dans nos choix, pour les renforcer et faire en sorte que ceux-ci soient les meilleurs.
Et si ce n’est pas le cas, nous aurons au moins avancé jusqu’à de nouveaux embranchements.
Car la pire décision est de ne prendre aucune décision. »
****
Pendant ce temps, des sons légers se faufilaient dans les airs, troublant le silence du village. Ils provenaient de la seule hutte éclairée – celle qu’avait repérée Lady Helliat. La lumière rampait à l’extérieur, repoussait la nuit pour se jeter dans les flaques de clair de lune. Les bruits changeaient sans cesse, tantôt éclats de rire, souffles rauques ou gémissements. Puis ils enflèrent, à l’instar d’une marée montante : les souffles devinrent haletants, les gémissements se muèrent en petits cris et les rires disparurent, engloutis par des draps entremêlés, écrin pour deux jeunes gens à la peau nue et luisante.
Quand Lyra sentit Will s’effondrer doucement sur elle, elle sourit toute seule dans la pénombre, léchant la sueur salée sur ses lèvres, vestige du tourbillon brûlant qui les avait emportés avant de les faire se consumer de plaisir. L’air était lourd et moite ; il enveloppait leurs corps entrelacés comme une douce couverture.
- Quoi ? chuchota-t-elle, quand Will lâcha un petit grognement, la bouche blottie au creux de son cou.
- Dis-moi que tout ça n’est pas un rêve, murmura le jeune homme.
Lyra l’enlaça férocement:
- Non ! Je suis là… Je suis là pour de vrai.
Alors Will se détendit. Il inspira l’odeur chérie de Lyra, le front noyé dans sa chevelure tiède, avant de se redresser doucement, puis de s’écrouler sur le côté. Là, il contempla la peau dorée de la jeune femme, caressant la courbe de sa hanche d’un geste délicat, comme s’il avait peur de la voir disparaître. Oui, Lyra, sa Lyra, était bien là, même s’il devait parfois se pincer pour y croire vraiment. Les cinq ans passés sans elle, depuis leur séparation forcée, avaient été si difficiles… Il avait cru qu’il pourrait reprendre sa vie normale. En vain. La jeune fille avait laissé un vide dans son âme que rien n’avait pu combler, pas même sa mère. Alors, quand il l’avait soudain vue apparaître dans le Jardin Botanique, cinq ans auparavant, il avait cru à un délire paranoïaque, ou à un canular. Mais non. Xaphania avait bel et bien laissé une ouverture entre leurs deux mondes, estimant probablement qu’ils avaient assez souffert.
Il s’aperçut soudain que Lyra avait froncé les sourcils, prenant cette mine soucieuse qui indiquait une profonde réflexion. Il lui effleura la joue sans la brusquer, parce qu’il savait très bien que dans ces cas-là, la meilleure chose à faire était d’attendre qu’elle exprime ses pensées à voix haute. Les minutes s’étirèrent, tandis que l’air perdait sa lourdeur capiteuse.
- Je me demandais… finit par dire Lyra en remontant la couverture jusqu’à ses épaules. Oh, mais non, c’est bête…
- Non, non, la rassura Will. Dis-moi.
- Tu vas te moquer de moi. Ou me dire que ce n’est pas le moment.
Will secoua la tête de gauche à droite, l’air grave. Sa rationalité lui jouait parfois des tours avec Lyra, dont les pensées étaient portées par une passion et une imagination qu’il balayait parfois trop rapidement.
- Bon, d’accord, se décida Lyra. Je me demandais si toi et moi, on aurait un jour…
- Quoi ?
- … Un enfant, lâcha Lyra sans reprendre sa respiration, comme si ce qu’elle avait dit était trop énorme, trop choquant.
Les deux mots ricochèrent dans la petite cabane, s’infiltrèrent dans le cerveau de Will, progressant jusqu’à saturer ses pensées, faisant vibrer ses nerfs comme des cordes d’arcs. Le jeune homme s’efforça de tenir à distance le maelstrom d’émotions qui menaçait de l’envahir. Dire qu’il n’avait jamais pensé à la question aurait été mentir. Il avait désormais vingt-deux ans, et c’était le genre de choses auxquelles les gens de son âge commençaient à songer.
- Ce serait merveilleux, non ? poursuivit Lyra d’une petite voix. Un mélange de toi et moi... On pourrait lui apprendre un tas de choses. Moi, je lui montrerais comment courir sur les toits de Jordan College et inventer des histoires incroyables, et toi, tu lui dirais comment se débrouiller dans la vie, parce que tu es beaucoup plus doué que moi pour ça. Et puis on lui raconterait nos aventures, et cette fois, je te promets que je dirais la vérité, même si je verrais bien qu’au fond, il ne me croirait pas vraiment, mais je ferais semblant de ne pas m’en apercevoir. On lui présenterait Serafina, Iorek, Mary…
Puis Lyra s’interrompit, comme si elle s’était heurtée à un obstacle invisible. Elle reprit plus lentement, plus posément, coinçant une mèche derrière son oreille, le regard dans le vide :
- Mais en même temps, quand je pense à mes parents ... Et si j’étais comme eux ? J’admirais tellement Lord Asriel ; j’aurais fait n’importe quoi pour lui ! Et lui, il m’a trahie ! Il a assassiné Roger ! Madame Coulter a fait des choses terribles aussi, même si elle avait l’air de m’aimer, tu sais, je l’ai bien vu quand elle m’a emmenée dans la grotte. Mais qui pourrait kidnapper son propre enfant? Ou le menacer de mort ? Je ne ferai jamais une chose pareille, jamais ! Mais c’est ce que je dis maintenant, parce qu’au fond, comment pourrais-je en être sûre ? Oh, Will, et personne ne m’a appris ce que c’était qu’être une mère. Je ne sais pas comment on s’occupe d’un bébé ; personne ne m’a jamais lu un livre au lit ou bercée. Toi et moi, on n’a pas de frères, de sœurs – on n’a même pas de cousins ! On n’a personne qui pourrait nous montrer l’exemple ! Et je suis sûre que Pan me dirait que c’est une mauvaise idée, de toute façon. Alors peut-être qu’après-tout, il vaut mieux qu’on ne soit jamais parents…
La voix de Lyra avait pris des accents tragiques et ses paroles n’étaient plus que des souffles amers. Elle semblait soudain si fragile qu’une simple phrase trop sèche aurait pu la briser.
Will resta silencieux, conscient qu’il mettait encore plus Lyra à la torture. Mais il voulait prendre le temps de réfléchir sérieusement avant de dire quoi que ce soit, parce que la question était beaucoup trop importante pour se prononcer à la légère. Un enfant impliquait des responsabilités, des ressources, une stabilité, un amour inconditionnel, et il fallait être sûr de pouvoir tout offrir, sans se lancer sur un coup de tête. Et surtout, il fallait se sentir prêt. Si seulement Kirjava avait été là, il aurait pu lui demander conseil. Hélas, son daemon se trouvait devant la hutte avec Pantalaimon, leur laissant un peu d’intimité.
Il songea alors à Serafina Pekkala, dont ventre arrondi n’avait laissé aucune place au doute, à leur arrivée : elle attendait un enfant. Cela avait été un petit choc, car Will ne s’était jamais représenté une sorcière enceinte, peut-être parce qu’il avait moins en contact avec elles, contrairement à Lyra, qui, très émue, avait sauté au cou de son amie pour la féliciter. Et même si Serafina n’avait pas révélé qui était le père, elle semblait infiniment épanouie.
Remuant dans le lit, Will se racla la gorge, et Lyra releva la tête, éperdue. Il voyait bien que ses lèvres tremblaient et qu’elle avait discrètement essuyé une larme, au coin de son nez, mais elle resta immobile et courageuse, prête à entendre la sentence.
- Pendant longtemps, j’ai pensé que je n’aurais jamais d’enfants, parce que c’était trop dur de me dire que tu n’en serais pas la mère. J’avais peur de ne pas pouvoir les aimer comme ils le méritaient, tu comprends ? dit-il lentement. Mais maintenant qu’on s’est retrouvés, je crois que… (À ce moment-là, Lyra inspira brusquement, les poings si serrés que ses phalanges devinrent blanches.) Je crois que j’aimerais bien. Et qu’est-ce que ça peut faire, si on n’a pas d’expérience, tous les deux ? On apprendra, comme tant d’autres parents l’ont fait. Et… Lyra, tu n’es ni ton père, ni ta mère. Tu restes la personne la plus courageuse, la plus obstinée, la plus incroyable… la plus capable que je connaisse. Regarde tout ce que tu as accompli ! Tu seras une maman formidable, j’en suis sûr.
Les larmes avaient recommencé à couler sur les joues de Lyra, mais cette fois, elle ne s’en cachait pas, parce qu’il s’agissait de pleurs d’émotion. Elle n’avait pas vraiment douté de la réponse de Will, mais voir la petite flamme au fond de ses yeux, sentir sa confiance, avait relâché le gros nœud dans sa gorge.
Aussi s’avança-t-elle légèrement et ses lèvres entrèrent en collision avec celles du jeune homme, comme deux papillons de nuit maladroits. Sa couverture retomba, dévoilant sa poitrine, invitation fragile et silencieuse, même si bien sûr, il faudrait parler de tout cela plus sérieusement avant d’envisager quoi ce fût. Le jeune homme laissa dériver sa main, puis recula soudain en se trémoussant, l’air affreusement gêné.
- Quoi ? fit Lyra.
- Euh… Je me retiens depuis tout à l’heure, mais là, ça devient vraiment urgent.
Alors Lyra éclata de rire et son angoisse s’envola définitivement, explosant dans les airs comme une bulle de savon.
Will grimaça un sourire, s’habilla rapidement et sortit de la hutte. Il ne vit pas le tas de branches sur lequel gisaient deux minuscules taches colorées. Il ne les vit pas plus lorsqu’il revint après s’être soulagé, tout à ses pensées de plus en plus joyeuses… et coquines.
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Lady Helliat avait pris sa décision : elle était allée voir ce que la sorcière avait caché. Luttant pour garder ses dernières miettes de vie, elle avait écarté un tas de branches dissimulant un objet sombre, et son esprit à la dérive tentait désormais de comprendre les chiffres rouges qui changeaient à intervalle régulier sur un cadran, dans un ordre décroissant. Son sang se glaça soudain. C’était une bombe ! Il ne servait à rien de nier la funeste réalité… le compteur était implacable... Et… Oh non… ! Non… non… non… ! Il ne pouvait pas rester si peu de temps !
Recroquevillée sur elle-même, la Lady faillit laisser la mort l’emporter, parce qu’il serait plus doux de s’en aller ainsi que désintégrée par une explosion. Mais ce serait trop bête. Poussant un petit cri pour se donner du courage, elle réussit à se redresser, la main serrée sur son médaillon. Sa libellule était là, prête à la conduire jusqu’à Lyra, à qui elle hurlerait de s’enfuir. Et ensuite, elle lui expliquerait, pour la porte entre les mondes. Puis enfin, enfin, elle lâcherait prise. Elle se traîna sur le sol, criant, rugissant quand elle n’y arriva plus. Sa main avait réussi à se cramponner à la selle de la libellule, mais des tremblements la contraignirent à lâcher. Ses forces s’évanouirent. Sa vision devint de plus en plus floue. Ses pensées s’étiolèrent. Et son souffle… son souffle… Le visage de Thalya dansa à nouveau devant ses yeux… Si seulement elle pouvait la revoir… Juste une dernière fois… Une toute dernière fois…
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Dans la hutte, Lyra se jucha sur Will et commença à l’embrasser passionnément. Tout aussi insouciant, le jeune homme l’attira vers lui, caressant sa peau soyeuse, ses cheveux en bataille.
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À l’extérieur, une martre et un grand chat sommeillaient l’un contre l’autre dans la nuit glacée.
- Pfff, je n’aime pas, quand on doit les attendre dehors pendant qu’ils font tu-sais-quoi. Et en plus, ce n’est pas une fois de temps en temps ! C’est quasiment chaque nuit, se plaignit Pantalaimon, lorsqu’un rêve un peu trop enthousiaste réveilla Kirjava.
- Bah, au moins, on sait qu’ils sont à côté et en sécurité, bailla le daemon-chat en se roulant en boule.
- Oui, mais quand même… insista Pan, avant de s’interrompre.
Il avait vu un trait fendre l’obscurité. Une libellule ? Dans le Nord ? À cette époque ? Il avertit discrètement Kirjava, qui se mit aussitôt à l’affût, humant les odeurs pour y chercher des informations. Tout en sachant que c’était probablement une très mauvaise idée, tous deux se redressèrent et partirent à la poursuite de l’insecte.
Ils arrivèrent bientôt devant un tas de branches où la libellule à l’air exténué s’était posée. À côté d’elle se trouvait une forme humanoïde et inconsciente. Kirjava s’approcha prudemment, renifla. La minuscule femme respirait encore, mais si faiblement…
Sous elle se trouvait un compteur.
Dessus s’affichait le chiffre « 59 », qui fut bientôt remplacé par « 58 ».
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Une peur sans nom saisit soudain Lyra, qui s’arracha à Will. Elle vit la terreur dans les yeux du jeune homme et sut qu’ils éprouvaient tous deux la même chose. La seconde d’après, Pan et Kirjava déboulaient dans leur hutte, hors d’haleine. Ils parlaient en même temps, mais Will réussit à comprendre ce qu’ils disaient.
Il poussa aussitôt Lyra hors du lit.
- Une bombe ! Pas le temps de s’habiller, vas-y ! cria-t-il.
La jeune fille s’entortilla dans son drap, saisit le sac qui contenait son précieux aléthiomètre, et courut à la suite de Will, qui appelait à l’aide.
Ils eurent de la chance, car Serafina n’avait pas encore bu le liquide qui l’aurait plongée dans la même transe que ses sœurs. La sorcière comprit immédiatement la situation et ordonna d’une voix forte à tout le monde de s’envoler pour se mettre hors de portée. Hélas, la moitié des sorcières étaient déjà sous l’influence du saor et leur esprit flottait loin de là.
Incapable d’accepter l’inacceptable, Serafina se mit à les secouer, aidée par son daemon-oie Kaisa, tandis que deux femmes encore lucides embarquaient avec elles Will, Lyra, Pan et Kirjava.
- Serafina, il n’y a plus le temps ! cria Will, alors que le sol défilait sous lui.
Mais la reine semblait devenue sourde, continuant à arracher les sorcières à leur transe. Lyra se mit à gesticuler, hurlant à la sorcière qui l’avait emportée de se poser, car elle ne voulait pas laisser son amie. Elle secoua, griffa, supplia en sanglotant désespérément. Et Will se mit à crier à son tour, terrifié à l’idée que Lyra se laissât soudain tomber pour regagner le sol. Kirjava, recroquevillée sur son épaule, tremblait de tous ses membres.
Les yeux injectés de sang, Serafina continuait à relever ses sœurs de force, les juchant sur leurs branches de sapin. Sa voix s’était cassée à force d’avoir trop hurlé et ses bras pâles saignaient, lacérés par celles qui avaient repris leurs esprits, affolées. Quand elle regarda autour d’elle, elle eut l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds. Trop, il y avait encore beaucoup trop de monde. Au moins une vingtaine de sorcières gardaient toujours les yeux fermés, ignorantes du drame qui se jouait. Alors Serafina reprit sa course. Avec un froid détachement, elle savait que son corps se disloquerait d’une minute à l’autre, qu’elle passerait ses derniers instants dans une douleur inhumaine, mais c’était comme si elle ne s’appartenait plus.
Puis elle sentit vaguement que quelqu’un la secouait par les épaules :
- Ma reine ! Va-t-en ! crachait Tena, une des plus vieilles sorcières du clan.
Serafina se libéra violemment. Ne comprenait-elle pas ? Leurs sœurs allaient mourir si elle partait maintenant. Mais Tena le savait, la douleur dans ses yeux en témoignait, et elle rajouta, comme si elle s’arrachait les mots de la bouche :
- Si tu ne pars pas maintenant, ton enfant mourra avec toi.
Ce fut un électrochoc. Des fourmillements dans tout le corps, Serafina posa la main sur son ventre, comme si ce simple geste pouvait le protéger.
- Allez! Dépêche-toi ! Je tâcherai d’en sauver le plus que je pourrai, insista la vieille femme en lui fourrant sa branche de sapin dans les mains.
Alors que la reine s’élevait enfin dans les airs, la bombe explosa. Le souffle fut si violent qu’il catapulta les sorcières au loin. Serafina elle-même eu l’impression que ses tympans explosaient, et Will faillit tomber.
Lorsque le chaos se dissipa et que les sorcières revinrent à leur village, elles virent qu’il ne restait plus rien.
Plus rien à part un macabre soleil noir et creux : le cratère laissé par l’explosion. Tena, Mel, Ruth et tant d’autres… Aucune n’avait survécu. Aucune n’avait eu la moindre chance.
Pour Serafina Pekkala, le chagrin était au-delà du supportable. Elle tituba lorsqu’elle se posa, puis s’écroula, les épaules secouées de sanglots, recroquevillée sur son daemon. Un cri lui échappa, si lancinant que les animaux frémirent et que les arbres semblèrent pleurer des feuilles. Elle se releva et hurla encore, martelant le sol de ses poings, tandis que ses sœurs se joignaient à cette plainte funèbre, implorant Yambe Akka.
Sans force, Lyra se laissa tomber contre Will, tremblant de chagrin, de rage et d’impuissance. Le jeune homme serrait les lèvres et les poings, bouillonnant intérieurement. Tant de personnes innocentes avaient été tuées. Qui avait pu commettre un tel carnage? Et pourquoi ? La guerre était pourtant finie depuis longtemps !
- C’est de leur faute ! Ce sont eux qui ont apporté le malheur ! vociféra soudain une voix.
Will desserra immédiatement son étreinte autour de Lyra, toujours enveloppée de son drap, et se plaça devant elle, conscient d’être ridicule, en caleçon. Il jaugea la sorcière qui les accusait : la quarantaine, elle avait les cheveux noirs et les yeux fous. Elle cherchait un coupable, c’était évident, et leur arrivée la veille ne plaidait pas en leur faveur, à Lyra et à lui. Hélas, la douleur pouvait trop souvent monter à la tête des gens, brouillant leur cerveau jusqu’à en chasser toute idée rationnelle. Et ces femmes avaient perdu des amies, des sœurs, peut-être même des compagnes. Il fallait néanmoins tenter de les raisonner :
- Nous n’avons rien fait, dit-il calmement. Nos daemons nous ont alertés, et nous vous avons immédiatement prévenues. C’est tout ce que je sais.
Il aurait autant pu souffler sur un feu pour l’éteindre. Les yeux de la sorcière flamboyèrent, et elle dégaina son poignard avec une grimace bestiale. La lune se refléta sur la lame, révélant un fil tranchant comme un rasoir. Obéissant à un signal invisible, les autres se rapprochèrent, tels des animaux sauvages, et bientôt, un cercle de silhouettes aux bras blancs et aux vêtements noirs se referma autour des deux jeunes gens et de leur daemons.
- C’est la vérité ! cria à son tour Lyra, plaquée contre le dos de Will. Serafina est notre amie, quel intérêt aurions-nous à… à…
Sa voix se brisa, et elle piétina rageusement le sol.
De son côté, Will regardait autour de lui, à la recherche d’une grosse pierre, d’une branche, de n’importe quoi. Il avisa un caillou non loin de là, mais la distance lui parut impossible à couvrir en de telles circonstances. Si seulement le poignard subtil n’avait pas été détruit ! Il n’aurait eu qu’à créer une fenêtre sur un autre monde pour leur permettre de s’enfuir. Quel idiot il faisait, il n’avait même pas pensé à emmener d’arme, pensant stupidement qu’ils seraient en sécurité chez les sorcières. En attendant, il fallait trouver une solution avant que la situation ne dégénère totalement.
- Serafina ! appela-t-il.
Hélas, il n’y avait aucune aide à attendre de ce côté-là. La sorcière se déchirait les poings sur le sol et continuait à hurler. Avec sa voix cassée, le son était épouvantable, à croire que neuf cavaliers vêtus de noir allaient surgir d’un instant à l’autre.
La sorcière aux cheveux noirs bondit soudain en avant. Son attaque fut si rapide que Will faillit réagir trop tard. Il tendit son avant-bras, dévia de justesse la trajectoire du poignard, puis se rua sur le caillou qu’il avait repéré quelques instants plus tôt. Quand il se releva, il vit avec désespoir les cordes des arcs commencer à se tendre tout autour deux.
Puis un cri aigu s’éleva, si puissant et fragile à la fois que tout le monde se figea. Il provenait d’un tas de fourrure tremblant dont dépassaient un museau pointu et deux yeux terrifiés :
- Will n’a pas tout dit ! Nous avons trouvé quelque chose à côté de la bombe ! s’exclama bravement Pantalaimon.
Le poil et la queue hérissés, le dos arqué, Kirjava s’avança. Elle ouvrit la gueule et laissa tomber deux choses minuscules.
Lyra eut un petit cri étranglé lorsqu’elle reconnut...
- Une Gallivespienne !
Elle la prit très délicatement dans ses mains. Celle-ci lui rappelait tant Lady Salmakia que son cœur se serra, comme si une main l’avait broyé. Les lèvres et la peau étaient si blanches.
Les yeux, grands ouverts, restaient figés.
Le cœur avait cessé de battre.
Mais le deuil fut rompu avant d’avoir commencé :
- Qu’on ne me fasse pas croire que cet être a pu transporter tout seul une bombe ! gronda la sorcière aux cheveux noirs.
- Ce n’est pas la question ! rugit Will, défiant quiconque de lui couper la parole. Vous ne comprenez pas ? Les Gallivespiens ne viennent pas de notre univers. Celle-ci (il désigna le minuscule cadavre) ne devrait pas se trouver ici, puisque toutes les portes ont été refermées!
Et ainsi, Lady Helliat réussit à accomplir sa dernière mission par-delà la mort.
Dans un silence assourdissant, les sorcières tiraient leurs conclusions, mais ce fut Serafina, semblant revenue à la raison, qui énonça l’évidence :
- Quelqu’un est en train de rouvrir des portes entre les mondes.
La reine était méconnaissable, les épaules voûtées, les traits tirés comme si elle avait vieilli de dix ans. Sa main était plaquée sur le côté droit de son visage et Will comprit qu’elle était devenue partiellement sourde. Puis lorsqu’elle se tourna, il eut un mouvement de recul. Tout son bras était marbré de plaques sanglantes - brûlé vif.
- Will a dit vrai, poursuivit-elle. Si nous sommes encore en vie ce soir, c’est grâce à lui, à Lyra et à leur daemons. Sans leur avertissement, nous serions toutes mortes à l’heure qu’il est.
Alors enfin, la sorcière aux cheveux noirs abaissa son couteau, tandis que les cordes des arcs se détendaient. Will se relâcha légèrement. Son esprit se mit à tourner à plein régime, se heurtant sans cesse à des culs-de-sac. Sans le poignard subtil, il était impossible d’ouvrir des portes entre les mondes, pourtant la Gallivespienne était la preuve que quelqu’un y était parvenu, ce qui voulait dire… Non ! C’était impossible ! Mais il n’y avait pas d’autre explication… Le poignard subtil avait dû être reforgé. Comment ? Pourquoi ? Par qui ? Aucune de ces questions ne pouvait encore trouver réponse, si ce n’était un frisson glacé et prémonitoire. Quant au lien avec l’attentat…Il s’agissait peut-être d’une vengeance : lui, Lyra et Serafina avaient joué un rôle clé durant la guerre. Mais déjà, Serafina se reprenait, soutenue par sa rage et sa douleur, haranguant son clan, lui promettant la vengeance.
Les hurlements des sorcières furent si assourdissants que l’exclamation de Lyra faillit passer inaperçue :
- Elle tient quelque chose ! dit-elle, toujours penchée sur la Gallivespienne.
Quand la jeune fille écarta les doigts, si petits, si fragiles, quelque chose sembla se briser dans l’air. Mais ce n’était rien. Rien qui pût donner un indice sur l’explosion, du moins.
Au creux de la paume de la minuscule femme reposait un médaillon, duquel émanait l’écho d’un amour transcendant.
Lorsque Serafina s’approcha et posa à son tour le bout du doigt sur le bijou, passé, présent et futur s’entrechoquèrent. Trois fragments de réalité lui apparurent et se superposèrent, trois pans prophétiques venus chacun d’une époque différente mais qui lui dévoilèrent une route vers un possible avenir.
Une enfant venue au monde.
Un enfant déjà conçu.
Une enfant à venir.