Au carrefour des univers

Chapitre 1 : Une odeur d'omelette

Chapitre final

4328 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 30/04/2024 19:53

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions.fr :

Mon animal-totem (mars – avril 2024)



L’air sentait l’omelette. Dans le musée, non loin du centre-ville d’Oxford, là où se dressaient des tableaux et des sculptures aux formes étranges, se trouvait un tableau.

   L’air était rempli de bruits feutrés : le chuchotis des visiteurs, le bruit des semelles s’écrasant sur le sol, le bourdonnement infime des lampes, le bruit lointain de la circulation à l’extérieur, sans oublier le couinement, le pépiement, ou le crissement des daemons.

  Le tableau se trouvait au fond de la troisième salle d’exposition. Il faisait face à des yeux bleu pâle, à une ossature fine et à une chevelure blond foncé, aussi épaisse que la crinière d’un lion. Lyra observait l’œuvre comme si elle avait pu percer tous ses secrets d’un seul regard. Son daemon Pantalaimon, dont la petite tête triangulaire sortait d’un sac à dos, étouffa un bâillement d’ennui. Il n’avait jamais apprécié l’art contemporain et n’avait aucune envie de décrypter la toile barbouillée d’huile, où l’on pouvait discerner une sorte de silhouette ailée tenant un objet gros comme deux paumes. Il y avait aussi, à l’avant-plan, une forme évanescente dont les contours semblaient s’effacer, à croire que le peintre avait ajouté du brouillard à ses couleurs.

-         Lyra, quand est-ce qu’on s’en va ? finit-il par gémir.

  L’adolescente piétina le sol et lâcha un petit son étouffé, comme si quelque chose la contrariait. C’était la toile bien sûr. Elle non plus n’arrivait pas à en saisir le sens. Puis elle haussa les épaules et tourna les talons, car elle avait un rendez-vous important ce jour-là. Des mots dansèrent dans son esprit tandis qu’elle sortait du musée : « Le jour du solstice d’été. À midi. Aussi longtemps que je vivrai. Toute ma vie… » Des images aussi évanescentes que celle de la toile dansèrent devant ses yeux : un garçon aux sourcils noirs et droits ; un chat immense, l’odeur de la mer, la douceur du sable, le goût d’un petit fruit rouge.

-         Oh Will, murmura-t-elle.

Et elle se mit à courir, les yeux brillant d’une flamme farouche. Des souvenirs horribles, remontant à cinq ans plus tôt, déchiraient maintenant sa mémoire en un millier de fragments douloureux. Elle se rappelait du moment où elle avait réalisé que Will, qu’elle aimait plus qu’elle-même, allait lui être arraché. Garder une porte ouverte entre leurs deux mondes était impossible, et toutes les portes devaient être refermées, avait dit l’ange Xaphania. De même, créer une nouvelle ouverture restait impossible, car cela aurait créé un Spectre. Lyra sentait encore la larme de Will qui s’était collée à son visage, juste avant qu’il ne l’embrasse pour la dernière fois. Tous deux s’étaient fait une promesse : chaque solstice d’été à midi, ils s’assiéraient sur un banc du jardin botanique de leur Oxford respectif, juste une heure, pour faire comme s’ils étaient ensemble. « C’est promis. Aussi longtemps que je vivrai, je reviendrai ici. Où que je sois dans mon monde, je reviendrai ici… » avait dit Will.


Le Jardin Botanique n’avait pas changé. Il y avait un grand porche sculpté, un bassin avec une fontaine sous un arbre aux mille et une branches. Tirant encore sur ses muscles, le souffle court, Lyra bifurqua à gauche, arriva dans une partie où les arbres étaient plus jeunes, les plantations moins ordonnées. Au bout l’attendait un petit pont. A sa vue, elle s’arrêta net, soudain timide et nerveuse, car le banc se trouvait de l’autre côté, caché par une haie. Ses lèvres se mirent à trembler, tandis que ses muscles se contractaient. Son esprit ne pouvait s’empêcher de se demander : «Et si… ? Et si c’était différent cette fois ? »

-         Ça ne sera pas différent. Combien de fois faudra-t-il que je te le dise ? lança Pantalaimon depuis le sac à dos.

-         Pan…. l’avertit Lyra.

-         Tu n’avais qu’à penser moins fort. À l’heure qu’il est, toutes les portes entre les mondes ont déjà dû être refermées par Xaphania. Je sais que Will te manque, au moins autant que Kirjava me manque, mais tu dois se faire une raison. Nous ne les reverrons jamais…

 Des larmes de colère apparurent dans les yeux de Lyra, tandis qu’elle se mordait violemment la lèvre. Elle savait que Pan et elle n’avaient pas le même avis sur la question, car quand elle était revenue à Oxford, elle avait cru qu’elle pourrait mener la vie d’une personne normale et même un jour, pourquoi pas, tomber amoureuse. Elle s’y était efforcée, de tout son cœur, de tout son courage, hélas, les rares rendez-vous galants qu’elle avait acceptés s’étaient révélés insipides et elle avait dû lutter pour ne pas quitter son siège séance tenante. Ses lèvres, ses mains, son âme, tous ses atomes appelaient toujours Will. Combien de fois n’avait-elle pas sangloté dans le secret de sa chambre, murmurant ce nom adoré comme une litanie ? Elle refusait de l’oublier. C’était absurde mais cesser de penser à lui c’était faire comme il n’avait jamais existé. Et un horrible jour, elle n’arriverait même plus à se rappeler de ses traits, de sa voix, de son odeur. Si seulement il avait laissé une photo, une lettre, quelque chose !

Lyra franchit le pont à pas lents, à la fois impatiente et anxieuse de se retrouver de l’autre côté. La haie dévoila petit à petit le banc en bois, à moitié dissimulé sous un arbre aux branches basses, et la jeune fille ravala sa déception, alors que son cœur se brisait silencieusement, comme à chaque fois depuis cinq ans.

Le banc était désert.

Mais comment Will aurait-il pu être là, de toute façon ? Lyra ne doutait pas qu’il avait respecté leur promesse et se trouvait en ce moment même sur le banc, dans son monde, si proche et si lointain à la fois. Elle se laissa tomber, sans forces, ne remarquant même pas le craquement des lattes ou le doux soupir de Pantalaimon, qui s’enroula silencieusement autour de son cou pour la réconforter. Puis son chagrin éclata, parce qu’il était trop profond, trop difficile à contenir :

-         Pan ! Pourquoi faut-il que tout soit si injuste ? Après tout ce qu’on a fait Will et moi, pourquoi est-ce qu’on n’a pu rester ensemble ? J’aurais dû aller dans son monde. J’ai été tellement bête ! J’aurais dû le faire, parce que dix ans de bonheur, ça vaut mieux qu’une longue vie sans bonheur du tout.

Pantalaimon ne pouvait que regarder, le regard rempli d’une compassion silencieuse. Et en même temps, il aurait voulu crier qu’il était là, lui ! Qu’ils s’étaient toujours suffi l’un à l’autre, Lyra et lui, alors pourquoi n’était-ce plus assez ? Mais il savait qu’il ne ferait que jeter de l’huile sur le feu. Il serait encore resté là à désespérer si son odorat ne l’avait pas averti. Quelque chose n’était pas normal : l’air avait une texture et une odeur étrange, un peu plus loin, vers un buisson, là où le chemin faisait une courbe.

Lyra poussa un cri. Sa vue s’était brouillée et son nez captait désormais un flot de fragrances, dont certaines lui semblaient inconnues, si denses que la tête lui tourna. Il y avait une sensation sur son visage, comme si des moustaches lui avaient soudain poussé. L’air semblait différent sous sa langue, plus frais, plus net. Ses pieds étaient à l’étroit dans ses chaussures, brûlant de courir librement sur l’herbe verte et tiède. Et ses doigts… Ses doigts semblaient ne plus exister !

Paniquée, la jeune fille se recroquevilla, se bouchant le nez et fermant les yeux, espérant que tout cela n’était qu’un effet de son imagination. Elle n’avait jamais rien ressenti de tel, on aurait dit… On aurait dit qu’elle était dans la peau de Pantalaimon. Mais c’était impossible ! On ne pouvait pas fusionner avec son daemon, même s’il était une partie de soi.

-         Lyra ! Lyra !

Le ton de Pan était si étrange que Lyra rouvrit les yeux par réflexe. Le daemon n’était plus visible, mais elle savait qu’il se trouvait un peu plus loin, derrière une haie à l’apparence impénétrable. S’était-il fait mal ? Tentait-il de la distraire de ses pensées moroses ? Ou était-ce lié à cette curieuse connexion qu’elle ne sentait désormais plus ? Sans hésiter, Lyra courut droit en avant, s’engouffra dans un des buissons, s’emmêlant les cheveux dans les branches et se griffant les bras et les chevilles au passage.

Lorsqu’elle fut parvenue de l’autre côté, elle hoqueta de surprise. Pan était là, mais il y avait aussi autre chose, un spectacle qu’elle n’avait plus contemplé depuis des années, mais qui était resté ancré dans sa mémoire, lesté par le poids de ses souvenirs les plus précieux. Entre la haie et le haut mur qui délimitait le jardin botanique se trouvait une ouverture, semblable à celle d’une grotte. Sauf qu’à la place d’être humide et obscure, celle-ci dégageait un flot de lumière dans laquelle voletaient mille et une étincelles. Il s’agissait d’une fenêtre entre les mondes, Lyra en aurait mis sa main à couper, parce qu’elle avait si souvent vu Will en créer avec le poignard subtil. Le cœur battant à éclater, la respiration coupée, elle échangea un regard avec Pan.

Puis une digue céda en elle. Pleurant et riant à la fois, elle se précipita en avant, dans un élan presque désespéré, et franchit l’ouverture.

Une autre haie l’attendait de l’autre côté. La jeune fille plongea à travers et déboucha de l’autre côté les cheveux en bataille, les bras marqués de zébrures rouges. Respirant l’air comme s’il allait lui échapper, elle épousseta prestement sa jupe écossaise et son chemisier vert sans manches. Elle était revenue dans le monde Will, elle en était sûre. Même cinq ans plus tard, elle reconnaissait la texture de l’air, la sensation d’étrangeté.

Son regard se porta aussitôt vers la gauche, où se dressait un arbre à la chevelure majestueuse, dont les feuilles bruissaient, caressées par un vent chaud. Dessous se trouvait un banc, peut-être un peu moins vermoulu que celui du Jardin Botanique de Lyra. Et sur le banc était assis un jeune homme aux cheveux bruns et aux sourcils noirs et droits.

Le cœur de Lyra rata un battement. Puis un deuxième. Elle avait pensé à cette silhouette chérie tant de fois, tentant de deviner à quoi Will pouvait désormais ressembler, redessinant dans son imagination sa mâchoire, ses joues, inventant même un début de barbe ; alors le voir là, dans la réalité, c’était presque trop.

Elle aurait voulu courir vers lui, sauter dans ses bras, le couvrir de baisers, mais ses pieds étaient devenus deux blocs de plomb. Son impatience s’était muée en timidité, sa joie en maladresse. Et si Will n’était venu ici que pour respecter leur promesse ? Et s’il avait trouvé quelqu’un d’autre ? Après tout, c’était ce qu’ils s’étaient dit avant de se quitter : s’ils se mariaient un jour, ils ne devraient pas faire de comparaisons, être bons avec la personne qu’ils auraient choisie. Peut-être qu’il était même devenu père. À cette pensée, Lyra eut l’impression de tomber dans un gouffre sans fond. Sa gorge palpita si douloureusement qu’il lui sembla qu’un poignard invisible l’avait tranchée. Elle commença à reculer, un pas après l’autre. Puis elle s’arrêta, crucifiée par l’indécision.

L’histoire aurait pu s’arrêter là, sur ces retrouvailles douloureusement manquées. Mais Will leva la tête, comme averti par un sixième sens. Sa bouche s’ouvrit, ses yeux s’écarquillèrent – du moins c’est ce qu’il sembla à Lyra, toujours paralysée, incapable de faire le moindre geste. Le temps parut retenir son souffle, tandis que Will se levait. Puis il se mit à courir. Lyra n’entendit pas qu’il criait son nom ; tout ce qu’elle voyait, c’était que la distance entre eux diminuait. Son corps tout entier palpita de peur et d’impatience.

Puis Will fut là, devant elle, les yeux remplis d’incrédulité et de joie. Des rides s’étiraient dans le coin de ses yeux, tandis que ses joues, creuses, soulignaient ses pommettes. Mais Lyra ne vit rien de tout ça ; elle s’accrochait aux yeux du jeune homme, qui étaient restés les mêmes que dans ses souvenirs.

-         Lyra ! Lyra, c’est bien toi ? dit Will, l’air presque trop ému pour parler.

Il tentait de contenir ses émotions, mais Lyra voyait bien que son corps vibrait de bonheur. Et à côté de lui se trouvait son daemon Kirjava, un grand chat au poil épais et lustré, parcouru de milliers de reflets et de nuances, entre le noir d’encre, le gris foncé et le bleu d’un lac profond sous un ciel éclairé par la lune. Alors la peur abandonna Lyra. C’était toujours son Will ; elle le sentait jusqu’au plus profond de son être, jusque dans la moelle de ses os. C’était toujours son Will et il ne l’avait pas oubliée. Il l’avait attendue, comme elle l’avait attendu.

Elle leva les bras pour le toucher, les doigts tremblants.

Soudain, les couleurs pâlirent, le monde perdit de sa stabilité.



*****

La seconde d’après, Lyra était plongée dans le noir, la respiration haletante, le cœur battant la chamade. Complètement perdue, elle agrippa la première chose venue et s’aperçut qu’il s’agissait d’une texture douce et fine – une couverture. La seconde d’après, elle se mordait la lèvre jusqu’au sang, alors que la réalité s’insinuait lentement dans son cerveau. Elle se trouvait dans son lit, ce qui voulait dire… Que tout cela n’avait qu’un rêve ! Voilà pourquoi elle avait cru se retrouver dans la peau de Pan l’espace d’un instant. La fenêtre cachée, Will… Rien de tout ça n’avait existé. Etouffant un cri de détresse, la jeune fille ferma les yeux et tenta de réembarquer sur le navire du sommeil, déterminée à s’agripper aux derniers lambeaux de ce rêve perdu. Mais Morphée la fuyait, et la trame du songe se défaisait, s’étiolant dans le néant. Elle finit par se redresser, les poings fermés, tremblant de colère et de tristesse.

-         Lyra ! Lyra qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta Pan en se lovant sur ses genoux.

Foudroyée par le chagrin, Lyra éclata en sanglots. Elle s’accrocha désespérément à son daemon, puis finit par raconter son rêve d’une voix hachée. En même temps, elle imaginait ce qui l’attendait : toute une vie sans Will, à errer sans but et sans espoir et à appeler la mort, car c’était le seul monde où tous deux pourraient se revoir enfin.

Puis son nez capta une odeur incongrue, la même qu’elle avait sentie dans le musée quand elle rêvait : celle d’une omelette en train de cuire. Le joyeux crépitement de l’huile dans la poêle rugit dans ses oreilles. Elle se leva comme une somnambule, sans remarquer le sol froid sous ses pieds nus, et se dirigea vers la cuisine. Des petits détails la frappaient, maintenant que le sommeil l’avait définitivement abandonnée. Elle se sentait plus grande et plus fatiguée, tandis que ses hanches semblaient s’être évasées. Même sa poitrine lui semblait différente.

Elle comprit à la minute même où elle entra dans la cuisine, quand elle aperçut un homme affairé à assaisonner l’omelette. Elle aurait reconnu Will n’importe où et à n’importe quel âge. Ses cheveux bruns étaient ébouriffés et son dos long et musclé était celui d’un homme dans la fleur de l’âge.

Oh, quelle tête de linotte elle faisait ! Le rêve n’avait pas été un rêve… ou plutôt… ça avait été un songe mêlé de souvenirs. Elle se rappelait, désormais : Will et elle s’étaient bel et bien retrouvés quand elle avait franchi l’ouverture du Jardin Botanique, des années plus tôt. Ils s’étaient serrés dans les bras à s’en étouffer, durant ce qui semblait être des heures, ivres de bonheur. Ils avaient parcouru ensemble le chemin de la vie, d’abord à petit pas, comme s’ils progressaient sur un sol de verre fragile, avant de s’enhardir. Lyra et Pan avaient découvert le cinéma, Will et Kirjava avait enfin pu visiter Jordan College et tous ensemble, ils avaient retrouvé Iorek Byrnison, Serafina Pekkala, Farder Coram et tant d’autres lors de leurs innombrables voyages. Bien sûr, ils faisaient des allers-retours entre leurs deux mondes afin qu’aucun d’eux ne tombe malade et ne meure prématurément, comme le père de Will.

Lyra faillit éclater de rire tant elle était soulagée. Un immense poids avait quitté ses épaules, et l’air entrait, frais et délicieux dans sa gorge dénouée, où enflait une joie inouïe.

Tant de peur pour rien.

D’ailleurs Will tourna la tête et lui sourit. Lyra brûlait d’envie de l’enlacer, afin de se rassurer définitivement, mais quelque chose l’en empêchait. Le moment où leurs mains étaient entrées en contact, dans son rêve, avait été celui où elle s’était réveillée. Et s’il se produisait la même chose ?

Se traitant de lâche, elle secoua la tête et avança sa main en souriant elle aussi. Mais au moment où ses doigts allaient effleurer ceux du jeune homme...

Les couleurs pâlirent, le monde perdit de sa stabilité.

Non… non… non…



*****

La sinistre lumière du jour accueillit Lyra quand elle se réveilla pour de bon. Un soleil de fin d’après-midi s’abattait sur les alentours, et l’ombre de l’arbre avait cessé d’être protectrice depuis bien longtemps. La jeune fille baissa le nez pour vérifier, mais non, elle avait toujours quinze ans, elle n’était jamais allée au musée et elle n’avait jamais retrouvé Will. Les deux rêves n’avaient été que des rêves. Quant à l’odeur d’omelette… Elle provenait des œufs qu’elle avait cuisinés à la hâte ce matin-là et fourrés dans un récipient, avant de venir là, en souvenir du jour où elle avait rencontré Will. Le contenant gisait à côté d’elle sur le banc, béant.

Oh, comment des songes pouvaient-ils être aussi cruels ? aurait voulu hurler l’adolescente. Ne souffrait-elle pas déjà assez ? Il fallait encore que des choses terribles lui arrivent durant son sommeil. C’était comme si votre plus précieux trésor vous était arraché, alors que vous pensiez toujours le posséder. La jeune fille n’avait même plus de larmes pour pleurer ; elle les avait déjà toutes versées dans ses rêves. Seul un petit cri lui échappa, si douloureux, qu’il sembla écorcher l’air lui-même, mais évidemment, ce n’était qu’une impression, même si les insectes cessèrent un instant leur manège, les pigeons se turent et des passants s’arrêtèrent.

Pantalaimon restait immobile au pied du banc. Il se rendait bien compte que quelque chose d’affreux s’était produit, même s’il ne savait pas quoi, et voir Lyra dans cet état, courbée par le poids du chagrin, lui était insupportable. Il prit son élan, poussa gentiment la jeune fille du nez et n’obtint aucune réaction. Il s’entêta, monta sur son épaule pour jouer à un de leurs jeux favoris, consistant à sauter et à se faire rattraper au vol à la dernière minute. Se raclant théâtralement la gorge, il se lança. Hélas, il s’écrasa lamentablement par terre car Lyra n’avait pas bougé, la tête toujours enfouie dans les genoux. Mais soudain – était-ce un miracle ? -, il la vit redresser la tête et crut apercevoir un vestige de son ancienne combativité dans son regard.

-         Pan, est-ce que tu sens quelque chose de bizarre, dans l’air ? demanda-t-elle d’une voix mal assurée. Non ! En fait, ne dis rien, je crois que je ne supporterais pas de t’entendre me répondre non, je préfère voir par moi-même. Je sais que ça peut sembler complètement fou, mais c’est lié à un des rêves que j’ai fait. On était dans un musée, tous les deux, et on regardait un tableau. Sur le moment, je n’arrivais pas à comprendre ce qu’il voulait dire …

Une petite pause s’instaura, s’étira avant que Lyra ne reprenne d’une voix plus basse :

-         Je crois que ce que j’ai vu sur ce tableau… Oh Pan, j’espère que je ne me trompe pas, mais je crois que c’était un ange ; un ange qui tuait un Spectre.

Elle se leva, les genoux tremblants, et fit quelques pas mal assurés dans l’allée, coinçant nerveusement ses cheveux derrière ses oreilles. Pantalaimon suivit en trottinant sur les gravillons, les moustaches aux aguets, se demandant ce que tout cela signifiait. La stridulation des grillons tissait des volutes invisibles dans l’air et le soleil était devenu doré, recouvrant la végétation d’un voile scintillant. Le chant du merle, frais et mélodieux, annonçait l’arrivée de soir, sous la voûte du ciel où des joyaux irisés commençaient à apparaître.

-         Qu’est-ce que tu fais ? s’écria Pan en voyant Lyra pénétrer dans un buisson, les mains levées pour se protéger contre les épines.

Jamais elle ne s’était comportée ainsi ; on aurait dit qu’elle n’était plus elle-même. De plus en plus alarmé, le daemon slaloma entre les feuilles en décomposition, les brins d’herbe et les petits cailloux. C’est alors qu’il sentit l’anomalie.

De l’autre côté du buisson, il y avait une fenêtre, comme celles qu’ouvrait Will avant de remettre le poignard subtil à Xaphania.

De l’autre côté de la fenêtre, il y avait un buisson.

De l’autre côté du buisson, il y avait un banc.

Tout devint clair. Le rêve de Lyra, le tableau, l’anomalie ; ces pièces de puzzle convergeaient vers la même signification : Xaphania était venue ici, elle avait ouvert cette fenêtre et traqué, puis éliminé le Spectre que ce geste avait créé, et elle avait averti Lyra à travers ses rêves. Comprenant ce que cela signifiait, le daemon sentit son cœur enfler d’un bonheur trop grand pour être contenu.

Car sur le banc se trouvait un garçon aux sourcils noirs et droit ainsi qu’un grand chat au poil épais et lustré.



Note de l'autrice Quand j'ai imaginé cette continuation, je voulais éviter le facile et trop évident "Ils se retrouvèrent & vécurent ensemble jusqu'à la fin de leurs jours". C'est ainsi qu'est venue l'idée des rêves et de la fin ouverte. ;) J'ai moi-même souvent fait des songes beaux et incroyables, où le réveil était synonyme de déception, car je me rendais compte que ça n'avait pas été la réalité... Ce one shot est donc dédié à toutes les rêveuses et tous les rêveurs qui ont aussi connu cette expérience.

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