Transcendance
Le lendemain matin, Abi avait un bandeau sur les yeux. Les derniers événements défilaient en boucle dans sa tête. Alors qu’elle était fermement décidée à rester auprès de sa mère et de Luke, un appel de Rebecca Dawson la veille avait tout changé. Sa patronne avait réussi à sortir à temps du palais de Buckingham, tout comme le reste du gouvernement de transition, et n’avait pas perdu sa combativité : au vu de la proposition de Chien, elle avait ordonné une réunion d’urgence au bunker de Mount Rock, son nouveau QG. Elle avait rajouté que Daisy s’y trouvait déjà, en vie et en bonne santé. A ces mots, Abi avait immédiatement entamé ses préparatifs, le cœur battant à tout rompre.
La jeune fille comprenait le bandeau. Si elle se faisait capturer, elle ne pourrait pas révéler l’emplacement du QG, mais elle avait la désagréable impression d’être prisonnière. C’est pourquoi elle retrouva la vue avec soulagement après avoir marché durant quelques mètres, guidée par un soldat. Ce fut d’abord l’odeur qui la frappa: un mélange de renfermé, de sueur et de poussière, comme si elle n’avait pas quitté la cave de sa maison. Puis la lumière, crue, lui brûla les yeux. Des néons étaient fixés au plafond le long d’immenses couloirs gris aux allures de fourmilière. Des dizaines d’hommes et de femmes allaient d’une porte à l’autre, chargés d’ordinateurs portables, de feuillets. Le bruit de leurs conversations rebondissaient contre les murs, en un vacarme insupportable.
Abi entra dans une petite pièce comportant pour tout ameublement un bureau, une chaise et une armoire remplie de papiers. Au milieu se tenait Gavar. Vêtu d’une veste et de bottes de motards, l’Egal était resté aussi massif et séduisant que dans ses souvenirs. Ses boucles brun roux, typique des Jardine, n’étaient plus qu’un souvenir: il arborait désormais une coupe militaire qui lui donnait un air menaçant, comme un ours prêt à bondir sur sa proie. Ses yeux reflétaient une assurance nouvelle: à Kyneston, puis chez Griff, l’Egal avait été tantôt embrumé par l’alcool, tantôt furieux, tantôt lassé. A côté se tenait Rebecca Dawson, aussi petite et affûtée qu’un sabre.
— Où est ma sœur? lança Abi.
— Je vous l’avais bien dit. C’est la seule raison pour laquelle elle a accepté de venir, grogna Gavar à l’adresse de la présidente ad interim.
Comme il la connaissait bien, songea amèrement Abi, qui insista:
— Je veux la voir! Elle ne se rend pas compte des risques qu’elle prend! Gavar, je ne comprends pas comment tu l’as laissée faire ça. Elle n’a que quatorze ans!
— Elle a surtout sauvé des centaines, voire des milliers de vies Abigail, intervint doucement Rebecca Dawson en lui posant une main sur l’épaule.
Les Hadley, défendeurs de la Grande-Bretagne, qui l’aurait cru? En attendant, Abi se dégagea brusquement, ne sachant pas d’où lui venait une telle insolence. Mais une seule chose comptait:
— Je veux la voir. Immédiatement.
— C’est précisément la raison pour laquelle tu ne peux pas encore la voir, lança Gavar en rougissant à son tour de colère. Ecoute, je peux te jurer que tant qu’elle reste avec moi, il ne lui arrivera rien. Elle a une facilité incroyable avec le Don, rien à voir avec les autres roturiers qui l’ont reçu. Elle et moi, c’est tout ce que nous avons dans notre arsenal doué pour l’instant.
— Gavar, c’est une enfant! Comme ta propre fille, Libby! Je…
Abi porta ses mains à sa gorge, ouvrant et fermant la bouche comme un poisson hors de l’eau. Elle n’arrivait plus à parler! Avec son Don, Gavar l’avait rendue muette.
— Arrêtez! intervint Rebecca Dawson.
La pression disparut petit à petit. Abi prit une grande inspiration, toussa et se massa la gorge.
— Abigail, je vais être franche avec vous, poursuivit la présidente ad interim. Daisy refuse de collaborer tant qu’elle n’aura pas revu sa famille, alors un soldat va vous conduire à elle. Mais avant, je dois vous prévenir: sachez que la situation de la Grande-Bretagne est désespérée. Ce qui s’est passé le long des côtes ne nous a fourni qu’un répit.
Rebecca Dawson enchaîna avec un inventaire catastrophique: sur les cinq ports militaires de la Grande-Bretagne, trois avaient été détruits par la flotte ou l’aviation ennemie. Deux étaient toujours entiers grâce à l’intervention de Luke (ce qu’Abi se garda bien de préciser), tandis que les aérodromes militaires avaient subi des dégâts équivalents. Des centaines de soldats étaient morts, sans parler des civils du quartier de Buckingham. Les avions et navires britanniques rescapés avaient été éparpillés pour brouiller les pistes. En un mot, les États- Confédérés avaient manifestement essayé de raser toutes leurs défenses d’un coup.
— Dave Russel a été nommé général de notre armée, poursuivit Rebecca Dawson. Nous profitons de la trêve accordée par ces mystérieux sauveurs doués pour renforcer nos défenses, car vous devez savoir qu’une deuxième flotte confédérée est en route. Malheureusement, nous n’avons pas assez de forces pour l’attaquer de front.
Le gouvernement de transition pensait donc qu’un groupe de Doués avait agi, et non un seul. C’était la seule explication logique, songea Abi, étant donné qu’aucun Egal n’avait jamais eu une puissance pareille.
— Ces sauveurs… Vous savez qui c’est? risqua-t-elle.
— Non. Nos équipes sont sur le coup, mais nous n’avons encore aucune certitude. Vous savez quelque chose?
Abi secoua la tête, consternée par la facilité avec laquelle elle pouvait mentir, désormais. Elle rajouta aussitôt :
- Je suppose que vous me racontez tout ça pour que je n’empêche pas Daisy de défendre la Grande-Bretagne?
Rebecca Dawson eut le bon goût de garder le silence.
Puis Abi comprit pourquoi Gavar était là. Il la soumit à une Réserve, autrement dit, un moyen de l’empêcher de parler de tout ce qu’elle entendrait dans ce bunker, et elle ne put refuser. Tout le long du processus, elle le fixa droit dans les yeux, frémissant de colère. Si elle avait cru que l’héritier avait acquis un peu d’humanité en se retournant contre son père, elle s’était trompée. Gavar restait un Jardine, qui n’hésiterait jamais à utiliser les autres. Mais il l’étonna juste avant de partir:
— Abi. Sache que c’est elle qui est venue me voir quand elle s’est rendu compte qu’elle était Douée. Elle a aussi insisté pour m’aider à défendre les ports. Je la protégerai, je le promets.
Puis un soldat arriva et escorta Abi le long des couloirs sinistres du bunker. Beaucoup de gens lui jetaient des petits coups d’œils au passage, prouvant qu’ils n’avaient pas oublié son rôle dans la chute du régime des Egaux. Reste qu’elle se serait bien passée de cette « célébrité », songea-t-elle avec colère en entrant dans une pièce.
Daisy était assise sur une couchette, le front contre les genoux. Elle se leva comme un ressort, fonça, lui sauta au cou. Abi sentit un poing invisible lui tordre les entrailles à ce simple contact. Sa petite sœur dégageait la même aura de puissance que Luke, comme si elle était enveloppée d’électricité statique.
— Daisy! Tu vas bien? Tu n’es pas blessée?
— Non, ça va. Et maman? Et Luke?
- Ils vont bien aussi, la rassura Abi, qui raconta brièvement leur séjour à la cave, tout en cachant le fait que Luke était Doué.
Il y eut un long silence puis l’atmosphère se tendit. Abi sentit une goutte de sueur couler le long de sa nuque. La partie difficile approchait:
— J’ai vu ce que tu as fait avec Gavar, sur cette côte, c’était très courageux, mais aussi beaucoup trop dangereux. Tu vas rentrer avec moi, OK?
Abi ne put se résoudre à ajouter l’évidence: sa petite sœur n’avait pas fait qu’utiliser son Don, elle avait tué des gens. Daisy s’écarta brusquement, les traits soudain fermés:
— Gavar dit que les soldats confédérés vont revenir et que notre armée n’est pas capable d’affronter ça. Je dois aider.
Il n’en fallait pas plus pour qu’Abi, qui s’était pourtant juré de rester calme et à l’écoute, s’emporte. Sa petite sœur ne prenait pas au sérieux le danger auquel elle s’exposait, elle pensait que ce n’était qu’un jeu. Le ton monta et Daisy cria qu’Abi et Luke s’étaient battus pour faire tomber le régime des Egaux, alors elle pouvait bien faire la même chose. Puis il y eu un bruit sourd, et le lavabo explosa. Daisy ! C’était Daisy qui avait fait ça, réalisa Abi, choquée, en voyant les mains de sa soeur dégouliner de pouvoir doré.
Les poings serrés, cette dernière appela le soldat qui patientait devant la porte et demanda d’une voix atone à ce qu’il raccompagne Abi.
— Pas question! lança l’intéressée, qui avait l’impression de revivre le moment où Luke l'avait forcé à passer le portail jusqu’à Manchester.
Elle résista autant qu’elle le put, mais elle ne faisait pas le poids face à un soldat entraîné, dont la stature s’apparentait à celle d’un chêne. Alors elle se força à se calmer. Faire une crise de nerfs ne servait à rien. Elle devait trouver un moyen de raisonner sa sœur, parce qu’elle ne la laisserait pas risquer sa vie sans rien faire, et pour cela, il fallait rester proche de ce bunker et de Rebecca Dawson.
Sa « candidature spontanée » fut immédiatement acceptée, et on lui expliqua que sa tâche serait simple: elle serait le contact entre le gouvernement de transition et les Inégaux, dont la proposition d’alliance avait été acceptée non sans réticence.
Les jours suivants passèrent à toute vitesse. Chien et les inégaux reçurent l’ordre – ou plutôt la demande - d’aider à renforcer les défenses britanniques. Des batteries aériennes équipées de canons furent posées le long des côtes les plus vulnérables et des ports, tout comme des barbelés et des projecteurs, afin de faciliter les tirs d’artillerie. Les rares usines d’armements s’étaient mises à tourner à plein régime, arrosée par l’argent que les Ex-Egaux s’étaient enfin décidé à donner, mais Abi avait douloureusement conscience qu’il ne s’agissait que d’une goutte d’eau dans l’océan et qu’en plus, cette stratégie ne tenait qu’à un fil. La matière première venait du seul pays qui acceptait encore de commercer avec eux, le Japon, et si cet approvisionnement cessait, c’en serait fini de leur production d’armes.
Tentant d’oublier ces sombres pensées, la jeune fille s’habitua progressivement à sa nouvelle vie. Elle reçut une couchette dans le dortoir des employés parlementaires et un casier, où elle réussit à caser ses vêtements en les compressant au maximum. Au fil des journées, elle en apprit davantage le bunker de Mount Rock. Il avait été édifié dans le plus grand secret pour le gouvernement de l’époque, lors de la guerre qui avait opposé les États-Confédérés au puissant Empire Russe. C’était Bouda elle-même qui en avait parlé au Doyen de la Maison de la Lumière.
Quant à Daisy, elle se trouvait dans un endroit inconnu. Malade d’inquiétude, Abi laissa un nombre incalculable de messages jusqu’à remplir sa boîte vocale et pria chaque jour pour que la contre-attaque des États-Confédérés n’ait pas lieu. La seule solution aurait été d’avertir Luke; parce qu’avec ses nouveaux pouvoirs, il était peut-être capable de retrouver leur sœur, mais Abi ne pouvait s’y résoudre. Son frère avait besoin de repos, pas d’un nouveau choc, et pour l’instant il restait, léthargique, dans la maison familiale à Manchester.
C’est alors qu’elle apprit que quelqu’un d’autre se trouvait à Mount Rock, enfermé. Chris Grailingstream.
Abi ne connaissait pas vraiment le fils du président des États-Confédérés, elle ne l’avait vu que deux fois: quand il avait débarqué, tremblant, dans son appartement, lui demandant de le mettre en contact avec le gouvernement de transition, puis quand elle avait aidé Silyen à lui redonner son Don. Hélas, ça n’avait pas suffi à empêcher la guerre d’éclater.
Obtenir cinq minutes dans l’agenda surchargé de sa patronne prit à Abi trois jours de douloureuse patience. Et quand elle demanda la raison de cet enfermement, Rebecca Dawson lui expliqua, sur le ton de l’évidence, que comme les États-Confédérés étaient en guerre contre eux, laisser un Confédéré de l’importance de Chris Grailingstream se balader dans la nature était inenvisageable. Abi sera les poings mais garda ses arguments pour elle. Elle devait d’abord parler au jeune homme et ce fut sa seule victoire de l’entretien.
Deux tasses de café fumant dans les mains, elle frémit en entrant. La « cellule » était en fait une simple pièce du bunker, juste assez grande pour abriter une couchette, un meuble et un lavabo. La lumière crue des néons tombait, chirurgicale. Elle donnait à Chris Grailingstream un air maladif. Sans leur teinture noire, ses cheveux avaient retrouvé leur couleur blond sable naturelle, encadrant un visage rêveur aux traits fins.
La porte se referma avec un bruit sec, alors que le soldat qui l’avait ouverte sortait. Surprise, Abi sursauta et les gobelets de café tressautèrent. Le liquide brûlant fit un arc de cercle, évitant ses doigts, mais se renversant sur le sol. Pour l’entrée, c’était réussi, se dit-elle, s’apercevant que des larmes brûlantes lui montaient aux yeux. Pleurer pour une chose aussi ridicule était absurde, elle en avait conscience, mais elle ne put s’en empêcher.
— Oh, ça va? fit Chris avec son accent confédéré, en s’emparant aussitôt du linge du lavabo pour éponger.
— Ce n’est rien. Je... Je ne me suis pas brûlée, répondit Abi, mortifiée, en voulant prendre le linge des mains de Chris.
— Non, non, laisse, je m’en occupe, lui lança-t-il en se redressant et en essorant son chiffon improvisé. (Il jeta un coup d’œil aux gobelets) Et euh… la bonne nouvelle, c’est que tu as réussi à en sauver un peu.
Abi eut un faible sourire. Elle essayait de se remettre du fait qu’un fils de président s’abaisse à de telles tâches ménagères, parce que les États-Confédérés n’étaient réputés pour leur progressisme.
— Je… Je ne m’attendais pas à te voir, je ne savais pas que tu étais ici. Tiens, et ne t’en fais pas pour tout à l’heure, on va dire que je n’ai rien vu, fit Chris avec une expression timide, en tendant un des gobelets à Abi.
La jeune fille se maudit pour la tendresse que ces mots hésitants faisaient naître en elle. Elle se força à réprimer le sourire de plus en plus large qui naissait sur ses lèvres, but le fond de café d'un trait et lâcha:
— Je suis venue voir comment vous alliez. Je ne comprends pas qu’on vous retienne ici.
Chris haussa les épaules, prit son gobelet de café et s’assit sur la couchette.
— On me prend pour un espion. Et… Euh, tu peux me tutoyer, je te rappelle.
Abi rosit légèrement, se disant que décidément, ces yeux bleus lui faisaient beaucoup trop d’effet, avant de se rappeler que bon sang, la Grande-Bretagne était en guerre, sa petite sœur en danger de mort, son frère en quasi-dépression. Elle était à côté de la plaque, avec ses réactions. Elle se concentra pour articuler:
— Mais c’est complètement absurde! Avec votre… Ton Don, tu pourrais t’échapper quand tu veux.
Chris cilla:
— Exactement. Je ne fais que sauver les apparences en restant ici. J’ai évidemment dû accepter une Réserve, et Gavar a vérifié que j’étais toujours de votre côté. J’ai transmis à votre général tout ce que je savais de notre organisation militaire, de nos ressources, de nos infrastructures… J’imagine que ça complète ce que Gavar a trouvé dans les tiroirs de son père. Même si je pense que mon père à moi a fait quelques ajustements, sachant que je suis avec vous. Bref, officiellement, Dawson me laisse le bénéfice du doute.
Jouer le jeu? En faisant semblant d’être prisonnier? Abi n’arrivait pas à comprendre, parce que pour elle, c’était plutôt de la lâcheté.
— Est-ce que tu sais si Rebecca Dawson a déjà pensé à un arbitre international pour arrêter cette guerre? poursuivit le jeune homme en se penchant vers elle, et Abi sentit son souffle chaud au creux de son cou. Mon père n’a plus aucune raison légitime pour la justifier. Dans ces cas-là, elle est assimilée à une agression, ce qui est interdit par la convention de Bruxelles.
Abi aurait elle-même pu penser à cette solution. Elle trouva aussitôt la réponse:
— La communauté internationale nous ignore depuis que nous avons perdu le Don. Et j’imagine qu’elle a bien trop peur des États-Confédérés pour intervenir.
Chris se rembrunit. Puis il regarda devant lui:
- Est-ce que tu me crois, quand je te dis que je ne suis pas un espion?
Il avait un air si incertain, si implorant, qu’Abi dut se retenir pour ne pas le prendre dans ses bras. A la place, elle se rappela de Jon Faiers, de Jenner. Deux hommes auxquels elle avait fait confiance et qui avaient fini par la trahir. Certes, Chris disait que Gavar l’avait inspecté, mais elle n’avait aucune preuve.
— Je sais ce que tu penses, mais tu peux demander à Gavar Jardine, tu verras, insista le jeune homme.
Abi lui jeta un coup d’œil étonné, elle ne pensait pas être si transparente. Mais pour l’instant, elle n’avait d’autres choix que de croire Chris Grailingstream sur parole, tout en restant sur ses gardes.
— Si tu le dis… se défila-t-elle. Pourquoi tu me demandes ça?
Chris laissa échapper un rire. Le son électrisa Abi.
— Tu as l’art de la langue de bois…
Puis il grimaça de douleur, portant la main à ses côtes. Qu’est-ce qu’il avait? On aurait dit…
- Quelqu’un t’a frappé?
Chris baissa la tête, ses cheveux blond sable lui tombant devant les yeux. Ses doigts étaient crispés et de fines gouttes de sueur coulèrent le long de son visage.
— Ce n’est rien, ne t’inquiète pas. Juste quelques bleus, lâcha-t-il.
— Qui t’a fait ça?
— On me prend pour un espion, je te l’ai déjà dit.
— Mais ton Don…
— … Ne me défend pas contre ce que je ne vois pas venir, particulièrement quand je dors.
Non. Abi n’arrivait pas à imaginer les gardes de la cellule faire ça. Puis elle pensa aux vidéos qu’elle avait vues dans la cave, au Parlement réduit en poussière, à toutes les autres attaques qui avaient dû avoir eu lieu. Chris Grailingstream restait un Confédéré, et des gens étaient assez stupides pour ne penser qu’à ce seul critère. Et ils étaient tout aussi stupides pour se venger sur lui.
— Laisses-moi au moins voir! l’implora-t-elle.
Chris détourna le regard, alors que la porte s’ouvrait dans un grincement.
— Les cinq minutes sont passées. Fin de la visite, annonça le garde. Abi se leva d’un coup.
— Pourquoi vous l’avez frappé? siffla-t-elle.
Le garde haussa les sourcils, semblant se demander de quoi elle parlait. A moins que ça ne soit de la surprise. Abi s’en fichait, elle allait… Elle hoqueta, sentant un contact chaud sur sa main. Chris Grailingstream l’avait saisie et la tirait en arrière.
— Abigail, ça n’en vaut pas la peine. Arrête.
Interdite, Abi le regarda, la bouche grande ouverte. Elle la referma.
— Merci pour les cafés.
— Tu as besoin de soins, répliqua Abi, qui avait enfin retrouvé la parole.
— Je reste un Doué. Ça va se guérir très vite, ne t’inquiète pas.
Et de toute façon, Abi n’eut plus le choix, parce le garde la traîna de force en arrière. Elle en avait assez et commençait à se demander si elle travaillait pour les bonnes personnes. Mais c’était la guerre. Et dans les guerres, les choses changeaient.
Alors elle tourna les talons, marchant à grandes enjambées furieuses. Les autres employés du gouvernement de transition la regardèrent d’un air surpris, mais Abi en avait plus qu’assez de faire semblant que tout allait bien.
Elle arriva devant la sortie. Là aussi, un soldat montait la garde:
— Laissez-moi passer, ordonna-t-elle.
— Votre autorisation?
— Il faut une autorisation pour sortir, maintenant? Laissez-moi passer ou vous aurez affaire à Rebecca Dawson.
Elle devait avoir l’air suffisamment menaçante, parce qu’après une minute désagréablement longue, le garde s’écarta.
— Cinq minutes, pas plus. Et je monte avec vous.
Abi haussa les épaules, empoignant un des barreaux. Chaque échelon la débarrassa du sentiment d’avoir été enterrée vivante. Lorsqu’elle émergea à la suite du garde, elle eut la surprise de se retrouver dans une cabane en bois, au parquet rongé par le temps. Elle vit d’abord deux pieds, puis le haut du corps du garde en faction.
Elle fit quelques pas sur l’herbe, luttant contre la brûlure du soleil sur de ses rétines. Après autant de temps passé sous les lumières artificielles, ses yeux devaient se réhabituer au monde extérieur. En attendant, elle goûta avec délice la brise qui lui fouettait le visage, et la caresse du soleil sur sa peau. Le temps était extraordinairement doux pour un mois de novembre, mais à la place une explosion d’odeurs, il n’y avait que l’air pur, l’hiver ayant gommé toutes les senteurs. Le vrombissement de voitures s’élevait au loin, au-delà de collines pelées par l’hiver, pauvre mélange brouillon de bruns et de verts, coiffées d’arbres déplumés. Seul un bosquet de bouleaux blanc vif apportait une touche de gaieté.
Songeant que ce lieu aurait pu être n’importe où en Grande-Bretagne et qu’elle ne risquait donc pas de trahir quoi que ce soit si on la capturait un jour, Abi passa à droite de la maisonnette, suivant les consignes du garde. Ses pieds s’enfoncèrent dans un mélange élastique de lierre, de mousses et de feuilles mortes, transpercés par quelques ronces. Elle contourna prudemment une flaque et laissa son regard se perdre dans un amas de branches nues et tremblantes. Puis elle glissa les doigts sous sa manche droite, saisissant un petit bout de papier – le message - que Chris lui avait glissé lorsqu’il lui avait saisi le bras.
Elle parcourut à toute vitesse les quelques lignes. Comme le bunker était certainement bardé de caméras, le jeune homme avait dû les écrire sous sa couverture. Quant à elle, elle jugeait que l’extérieur était au moins à l'abri des regards indiscrets.
« Abigail, j’espérais que tu viendrais me voir. Aide-moi à convaincre Rebecca Dawson.
J’ai peut-être une idée pour arrêter cette guerre, mais j’ai besoin de ton soutien. »
Note de l'autrice: Vous vous souvenez peut-être du crush d’Abi pour Chris, dans le tome 4? Ce tome 5 me laisse le loisir de le développer, youpi! Et Abi réussit pour une fois à atteindre son objectif: faire en sorte que les rebelles Inégaux coopèrent avec le gouvernement britannique. Une belle victoire pour elle, méritée ;) Reste à savoir si cette alliance tiendra à long terme…