La confusion des sentiments

Chapitre 2 : Le septième jour - paresse

2520 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 08/05/2024 18:12

Cette fanfic est publiée dans le cadre du challenge "7 sins" proposé actuellement sur le forum.

Je continue ce challenge à mon rythme, avec un chapitre qui est en réalité un crossover avec Le Disque-Monde, puisque La Mort en est le protagoniste. Le lien avec la paresse est relativement ténu mais je voulais absolument écrire ce chapitre, qui sera peut-être le début d'une nouvelle fic intitulée soit "Rencontre avec Pierre Porte" (sur le modèle de rencontre avec Joe Black car la Mort s'appelle Pierre Porte quand il est renvoyé sur le Disque sous forme mortelle), soit "Les reliques de la Mort" (oui, bon, je sais). J'aimerais y expliquer non seulement les raisons de l'Apocalypse (expliquées dans ce premier chapitre) mais également la conception du monde selon Dieu et la manière dont elle va gérer la Terre, les anges, les démons, les humains et le plan ineffable...



Le septième jour


Il existe, sur un autre plan, bien loin des corps éphémères et mortels, une autre réalité où vivent, faute d’un meilleur terme, ce que l’on peut appeler des personnifications anthropomorphiques. Lorsque l’imaginaire collectif est assez puissant, il peut réaliser des miracles, comme par exemple créer, à partir de matériaux aussi éthérés que des fragments de rêves, de cauchemars, d’espoirs et d’angoisses, un corps parfaitement adapté à l’entité qu’il est censé représenter. [1]

Certaines de ces personnifications existent dans les moindres recoins du multivers. Le Temps, par exemple, s’est imposé un peu partout. D’autres, comme le Père Noël ou le Canard de la fête de l’Ame, se sont cantonnés à quelques univers spécifiques.

Cela pose bien évidemment des questions philosophiques complexes et passablement ennuyeuses auxquelles nous n’apporterons pas de réponse définitive aujourd’hui, telles que : un créateur peut-il se créer lui-même ou bien est-il créé par ses propres créatures, par une sorte de renvoi d’ascenseur (dans les univers où les ascenseurs existent) ?

Quoi qu’il en soit, ces personnifications anthropomorphiques sont généralement liées à un travail qu’elles doivent effectuer. Faire en sorte qu’une seconde arrive après la précédente, distribuer des cadeaux en passant par la cheminée, ce genre de choses. Il s’agit de besognes plus ou moins agréables, mais qui doivent être faites sous peine de mettre en péril le tissu fragile de la réalité.

La Mort le sait bien. Il a eu l’occasion d’expérimenter à plusieurs reprises ce que deviendrait le multivers sans lui. Bien sûr, on pourrait croire que la Mort est l’ennemi ultime, mais imaginez un monde où rien ni personne ne meurt jamais. Il se sait à la fois craint, détesté et indispensable, comme la plupart des personnifications anthropomorphiques majeures. C’est pour cette raison que lorsque l’une d’elles se met en tête de prendre des vacances, il a pour habitude d’intervenir et d’essayer de la raisonner.

– JE NE CROIS PAS QUE CE SOIT UNE BONNE IDÉE.

Face à la Mort qui vient de prononcer cette phrase sur un ton sentencieux mais – morphologie oblige – avec un grand sourire, Dieu hausse ses épaules divines et nouvellement acquises.

– Pourquoi ? Vous croyez que je n’ai pas mérité un jour de repos ?

– JE N’AI PAS DIT ÇA. CE N’EST PAS UNE QUESTION DE MERITE.

– C’est une question de quoi, alors ? demande Dieu en faisant apparaître en face d’elle un immense miroir sur pieds.

La Mort reste silencieux tandis que son interlocutrice tourne lentement sur elle-même, détaillant avec un plaisir évident les détails de son corps aux proportions parfaites, revêtu d’une aube blanche et lumineuse dont le drapé naturel aurait, quelques millénaires plus tard, fait pâlir d’envie Michel-Ange. Il jauge en son for intérieur cette nouvelle personnification qui lui a été d’emblée sympathique et dont il a suivi avec intérêt le travail durant ces six derniers jours. Il trouve particulièrement intéressant que le créateur de ce nouveau monde – la Terre – ait choisi de placer le libre-arbitre au cœur de son cahier des charges. Par paresse, peut-être, parce que cela peut sembler reposant de se contenter de regarder ce que choisissent les humains au lieu de leur donner sans cesse des directives, mais probablement aussi par humanisme, de ce que la Mort a compris du caractère de Dieu. Nombre de créateurs n’arrivent pas à lâcher leur monde et s’accrochent aux notions peu intéressantes de destin ou de fatalité. Ce que la Mort trouve franchement ennuyeux, lui qui sait bien que les humains sont beaucoup plus intéressants lorsqu’ils sont libres de leurs choix et non dirigés comme des marionnettes par une entité supérieure. Ils se montrent tout aussi cruels et vindicatifs, pas besoin de leur souffler les répliques de la torture, de l’envie et de l’ambition, mais beaucoup moins prévisibles.

En parlant d’ambition…

– VOUS AVEZ DÉLÉGUÉ LE POUVOIR À VOS ANGES ?

– A certains d’entre eux, oui. Lucifer est plus que capable, c’est moi qui ai fait le plus gros du boulot, ce qui reste à faire n’est que de la maintenance… Vous croyez qu’ils ne vont pas s’en sortir seuls ?

La Mort pèse sa réponse.

– JE CROIS SURTOUT QUE DES CRÉATURES À FORME HUMAINE, QUEL QUE SOIT LE NOM QUE VOUS LEUR DONNEZ, RISQUENT D’ÊTRE CONTAMINÉS PAR LEUR CORPS ET DE RÉAGIR EN HUMAINS.

– Ce qui veut dire ? demande Dieu, un rien de soupçon dans la voix.

– CE QUI VEUT DIRE QUE CERTAINS RISQUENT DE POSER DES QUESTIONS, VOIRE DE REMETTRE EN CAUSE VOTRE TRAVAIL, QUE D’AUTRES VONT PRENDRE GOÛT AU POUVOIR, SANS PARLER DE CEUX QUI VONT AU CONTRAIRE VOUS LÉCHER LES BOTTES – FAÇON DE PARLER – POUR OBTENIR VOS FAVEURS…

– C’est déjà plus ou moins le cas, admet Dieu en se mordant les lèvres. Il faudrait peut-être que j’y retourne…

– VOUS AVIEZ DÉCIDÉ DE LES LAISSER LIBRES DE CHOISIR PAR EUX-MÊMES, DE TOUTE FAÇON, NON ? JE PEUX LIRE VOTRE CONTRAT ?

Sur un léger mouvement de tête de la part de Dieu, un document immatériel apparaît en lettres de feu devant les yeux de la Mort, qui le parcourt rapidement.

– SIX MILLE ANS ? VOUS AVEZ BIEN NÉGOCIÉ, BRAVO !

– Vous trouvez ? J’aurais voulu tellement plus ! Un monde comme la Terre, on pourrait le faire durer tellement plus longtemps… utiliser le concept d’évolution par exemple, laisser les choses se faire toutes seules, lentement, par la seule action du temps. Avec six mille ans seulement, forcément, il faut accélérer un peu le processus. Ça a été difficile, il a fallu tout réussir du premier coup, et les baleines par exemple, vous n’imaginez pas comme c’est compliqué ! Les fourmis aussi, remarquez. Alors une journée de repos, ça ne me semblait pas de trop…

Elle s’interrompt brusquement et son visage reflète soudain un sentiment probablement nouveau pour elle : la honte.

– Vous devez me trouver paresseuse, reprend-elle d’une petite voix, entre le libre-arbitre, l’évolution… Vous, vous faites votre travail depuis une éternité et vous ne prenez jamais de vacances.

La Mort décide de mettre à l’aise son interlocutrice.

– DÉTROMPEZ-VOUS. J’AI ESSAYÉ.

– Ah oui ? Et qu’est-ce que ça a donné ?

– PAS GRAND-CHOSE. J’AVAIS PRIS UN APPRENTI, MAIS ÇA NE S’EST PAS DÉROULÉ COMME PRÉVU. [2] C’EST POUR ÇA QUE JE VOUS DÉCONSEILLE DE TROP DÉLÉGUER.

Dieu hoche la tête, l’air franchement inquiète maintenant. La mort retient un soupir. Il aimerait bien que même les personnifications anthropomorphiques aient le droit à la paresse, elles aussi – mais il sait également quel est le prix à payer, à quel point quelques heures de repos peuvent changer la face du monde.

– Je suis le Créateur, murmure-t-elle. J’ai fait mon travail.

– OUI, soupira la Mort. JE SAIS. C’EST CE QU’ILS DISENT TOUS.

– Tous, qui ?

– TOUS LES CRÉATEURS QUE J’AI RENCONTRES, DANS D’AUTRES UNIVERS. GÉNÉRALEMENT, ILS LAISSENT UNE TRACE DERRIERE EUX, UN LIVRE, MAGIQUE OU SACRÉ, CE GENRE DE CHOSES, PUIS ILS PRENNENT DES VACANCES, PUIS ILS… DISPARAISSENT.

– Un livre, c’est une bonne idée… Comment ça, ils disparaissent ?

Dieu lance vers la Mort un regard anxieux. La grande figure encapuchonnée penche légèrement la tête vers elle comme s’il s’apprête à partager à voix basse les secrets intimes de l’univers.

– POUR MAINTENIR VOTRE MONDE EN VIE, IL VOUS FAUDRA VEILLER DESSUS – QUEL SYSTÈME TEMPOREL AVEZ-VOUS CHOISI ? AH, OUI – VINGT-QUATRE HEURES SUR VINGT-QUATRE, SEPT JOURS SUR SEPT, PENDANT SIX MILLE ANS. VOUS N’AUREZ PAS LE TEMPS DE PARESSER UNE SEULE SECONDE.

– Les humains sont si… terribles que ça ?

– OH, JE NE PARLE PAS DES HUMAINS. NI DE VOS ANGES, MÊME SI, À MON AVIS, CERTAINS S’APPRÊTENT DÉJÀ À SE REBELLER.

Dieu semble interloquée.

– Mais de qui parlez-vous alors ?

– DE CEUX AVEC QUI VOUS AVEZ SIGNÉ CE CONTRAT. LES CONTRÔLEURS. [3] POUR EUX, SIX MILLE ANS, C’EST BEAUCOUP TROP. ILS SONT OBLIGÉS D’ACCEPTER QU’IL EXISTE DE LA VIE DANS LE MULTIVERS MAIS ILS DÉTESTENT ÇA. VOUS POUVEZ ÊTRE CERTAINE QU’ILS RESPECTERONT SCRUPULEUSEMENT LA FIN PRÉVUE, À LA SECONDE PRÈS. JE LIS SUR VOTRE CONTRAT « APOCALYPSE AVEC CHEVAUCHÉE DES QUATRE CAVALIERS » – DONT VOTRE SERVITEUR, ajoute la mort en s’inclinant. ET FIN DE LA VIE SUR TERRE. VOUS AVEZ COMPRIS QUE ÇA SIGNERA VOTRE PROPRE ARRÊT DE MORT ?

Dieu se mordille les lèvres dans un geste passablement humain, puis secoue ses splendides boucles blondes.

– Oui, j’avais compris. Plus d’humains pour croire en moi, plus de matérialité, c’est ça ?

La Mort acquiesce.

SI VOUS VOULEZ, VOUS POUVEZ ADHÉRER AU SPAM.

– Le SPAM ? Qu’est-ce que c’est ?

– LE SYNDICAT DES PERSONNIFICATIONS ANTHROPOMORPHIQUES DU MULTIVERS. [4] C’EST LE SEUL MOYEN D’ESSAYER DE LUTTER CONTRE LES CONTRÔLEURS. LA SEULE CHOSE QU’ILS COMPRENNENT, C’EST LA BUREAUCRATIE.

Dieu hoche la tête et s’empare du tract que lui tend la Mort.

– Vous auriez un moyen pour éviter la fin du monde ? Pour prolonger la Terre au-delà des six mille ans prévus ?

En face de lui, la haute silhouette encapuchonnée continue à sourire.

– IL Y A TOUJOURS UNE PORTE DE SORTIE, UNE FAILLE JURIDIQUE. PAR EXEMPLE, LA CLAUSE DU LIBRE-ARBITRE À LAQUELLE VOUS SEMBLEZ TENIR, PEUT VOUS AIDER. IL EST STIPULÉ DANS VOTRE CONTRAT QUE L’APOCALYPSE DOIT ÊTRE DÉCLENCHÉE PAR LES HUMAINS. S’ILS PARVIENNENT À LA CONTRER, LA TERRE CONTINUERA D’ABRITER LA VIE.

Dieu émet un petit sifflement admiratif.

– Ce n’est pas mal imaginé. Vous avez l’habitude des cas comme celui-ci ?

– CHAQUE CAS EST SPÉCIFIQUE, MAIS IL Y A DES CONSTANTES. LE PROBLÈME, C’EST QUE VOUS NE POURREZ PAS INTERVENIR. SELON VOTRE CONTRAT, TOUT DOIT VENIR DES HUMAINS, OU DU MOINS DE VOS CRÉATURES. ET SI ON PEUT FAIRE CONFIANCE AUX HUMAINS POUR DÉCLENCHER L’APOCALYPSE, IL EST BEAUCOUP MOINS CERTAIN QU’ILS ARRIVERONT À RATTRAPER LE COUP…

– Qu’est-ce que je peux faire, alors, à votre avis ?

La voix de Dieu est à présent franchement tendue. La Mort aimerait la rassurer, lui dire que tout se passera bien, mais il sais de source sûre que la mort n’épargne pas même les personnifications anthropomorphiques, à quelques rares exceptions près. Et que les Contrôleurs savent bien que, livrés à eux-mêmes, les humains se dirigeront fatalement eux-mêmes vers leur perte, sans nul besoin d’aide ni de guide.

Pourtant, il a envie de donner un petit coup de métacarpien à cette nouvelle venue. Et, surtout, de contrarier les plans des Contrôleurs.

– QU’EST-CE QUE VOUS AVEZ DIT À VOS ANGES EXACTEMENT À PROPOS DE LA FIN DU MONDE ?

– Que la Terre devait durer environ six mille ans.

– ET ? demanda la Mort, qui s’était attendu à une explication un peu plus détaillée.

– Et c’est tout. Je me suis dit que j’inventerais bien quelque chose au fur et à mesure.

– JE VOUS CONSEILLE PLUTÔT DE NE RIEN LEUR EXPLIQUER DU TOUT. ILS TROUVERONT BIEN UNE EXPLICATION TOUT SEULS. LAISSEZ-LES SE CREUSER LA CERVELLE POUR COMPRENDRE CE QUI VA SE PASSER ET CONCENTREZ-VOUS SUR UN PLAN VIABLE POUR EMPÊCHER L’APOCALYPSE.

– Mais vous avez lu mon contrat, je n’ai pas le droit d’intervenir…

– PAS DIRECTEMENT, EN EFFET, SAUF UNE FOIS PAR MILLÉNAIRE. C’EST ÉCRIT NOIR SUR NOIR.

Dieu soupire.

– Qu’est-ce que je vais avoir le temps de faire en six apparitions ?

– VOUS AVEZ LE TEMPS D’Y RÉFLÉCHIR. AVANT TOUTE CHOSE, JE VOUS CONSEILLE D’ALLER VOIR CE QUE FONT VOS ANGES. VOUS POURRIEZ ÊTRE… SURPRISE.

– Qu’est-ce que vous voulez dire ?

La Mort, qui connait bien la façon de penser des humains et qui a l'impression que les anges ne sont rien que des humains déguisés, à la longévité supérieure à la moyenne, se demande si ces derniers se sont déjà scindés en deux camps, chacun persuadé que la raison, la justice et le plus grand bien sont de leur côté. Mais il se refuse à gâcher la surprise de son interlocutrice. Après tout, lorsque l’on choisit le libre-arbitre comme base de sa création, c’est qu’on a envie d’un peu d’imprévisibilité.

Et dans ce domaine, il pressent que Dieu va être servie.



[1] Cette idée, ainsi que l’expression « personnification anthropomorphique », est de Pratchett…

[2] Pour savoir ce qui s’est alors passé, lire Mortimer de Terry Pratchett (extraordinaire roman).

[3] Dans plusieurs romans de Pratchett, les Contrôleurs sont les grands ennemis de la Mort. Ils sont, d’une manière générale, les grands ennemis de la vie. Ils détestent le chaos, le désordre, et ne comprennent que l’ordre absolu, à savoir non la mort (qui est toujours brouillon) mais l’absence de vie. Il s’agit de figures immatérielles, grises et encapuchonnées, qui disent « nous », n’ont pas d’identité ni de personnalité, et symbolisent la bureaucratie dans ce qu’elle a de plus figé, de plus ennuyeux et de plus angoissant.

[4] L’idée n’est pas de moi, mais de mon conjoint, qui avait proposé le SPA, pour recueillir les personnalités anthropomorphiques abandonnées de leurs créatures…

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