La confusion des sentiments

Chapitre 1 : Inside Job - jalousie

2558 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 25/04/2024 22:23

Cette fanfic est publiée dans le cadre du challenge "7 sins" proposé actuellement sur le forum.



Inside Job [1]


Crawley se rendit compte que dans son voisinage immédiat s’étaient formés de minuscules cristaux de givre qui dansaient autour de son visage, comme une nuée de mouches autour du visage de Belzebub.

Il cligna des yeux lorsqu’une main pas spécialement éthérée entra en contact avec sa joue de manière quelque peu brutale. De l’autre côté des cristaux tourbillonnants se tenait Aziraphale, qui le considérait d’un air anxieux.

– Qu’est-ce qui t’arrive ? s’écria l’ange. Est-ce que l’enfer te punit pour ta bonne action ?

Le démon se força à revenir à la situation présente. Le ciel bleu et la mer étale qui s’étendaient devant eux quelques minutes auparavant, lorsqu’Aziraphale s’était finalement tu, ruminant sa condition solitaire d’ange-qui-joue-le-jeu-du-paradis-mais-seulement-jusqu’à-un-certain-point avaient cédé la place à un paysage de nuages et de tempête qui n’avaient rien à envier à la colère divine.

– Non, je crois… je crois que c’est moi.

Il prit une profonde inspiration et souffla doucement par la bouche pour tenter de se calmer, certain qu’il était bien malgré lui responsable de cette nouvelle météo. Job avait déjà suffisamment souffert, il ne servait à rien d’en rajouter maintenant que tout était enfin terminé. Les cristaux fondirent et se déposèrent sur ses cheveux et ses épaules tandis que les nuages disparaissaient et que le ciel retrouvait son bleu céruléen. Aziraphale poussa un soupir de soulagement.

– Bon sang, qu’est-ce que tu m’as fait peur ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Ce n’était pas un miracle, n’est-ce-pas ?

Crawley considéra un instant son récent complice et se demanda jusqu’à quel point il pouvait lui faire confiance. Être un démon pas-tant-que-ça-du-côté-de-l’enfer était bel et bien une posture solitaire. Parfois, Crawley aurait juste voulu pouvoir parler avec quelqu’un de ce qu’il pensait, des questions qu’il se posait (et dont il avait appris, un peu tardivement, qu’il valait mieux ne pas les formuler face à sa hiérarchie), et, faute d’un meilleur terme, de ce qu’il ressentait. Il ne pouvait évidemment pas mentionner ses problèmes de démon devant les humains ; il aurait eu besoin de quelqu’un qui… le comprenne. Aziraphale, avec ses propres interrogations détectables à des lieues à la rond, semblait un candidat intéressant. Et même s’il ne le comprenait pas, quel risque y avait-il à essayer ? A… se confier ? Que pouvait bien lui faire un ange qui pensait avoir mérité l’enfer pour avoir menti à ce trou du cul de Gabriel ? Rien de bien dangereux.

– Ça fait ça, des fois, quand je suis… lorsque je ressens des choses trop fortes. Généralement de la colère. L’air se met à fumer autour de moi, et à deux ou trois occasions, je me suis même pris la foudre. Mais le gel, c’est… nouveau.

Un sourire incompréhensiblement ravi se dessina sur les lèvres de l’ange.

– Oh, alors nous allons essayer de trouver ce que tu ressentais lorsque cette tempête s’est formée ! C’est formidable, les émotions, tu ne trouves pas ? Plus je passe du temps dans ce corps et plus je trouve ça… fascinant. Mais je trouve difficile de déterminer tout le temps ce que je ressens. Si les humains font ça à longueur de journée, ça doit être épuisant !

Surpris par cette petite tirade qui lui rappelait un peu trop sa propre expérience, le démon ne sut que répondre. Ce qui n’avait pas d’importance, car Aziraphale, que ce fût par nervosité ou parce qu’il s’agissait de son attitude naturelle, faisait à la fois les questions et les réponses.

– Alors, ce n’était donc pas de la colère, d’après ce que tu m’as dit ?

Crawley secoua négativement la tête. Non, ce n’était pas de la colère. La colère, il connaissait. Il n’avait pas attendu de descendre sur Terre pour l’éprouver. C’était ce qu’il ressentait à chaque fois qu’il repensait à l’injustice de sa situation.

– Quelles autres émotions est-ce que tu connais ? Si tu les passes en revue, tu vas peut-être trouver ce dont il s’agit.

Crowley fit un geste d’impuissance. La sensation était nouvelle. Elle était montée en lui sans qu’il s’en rende compte. Et elle était encore là, menaçant à tout moment de le faire exploser.

Façon de parler, bien sûr. Les corps humains n’explosaient pas aussi facilement. Mais l’impression qu’ils pouvaient le faire sous le coup d’une pression trop forte rendait la situation très inconfortable.

Le problème de l’incarnation, c’était qu’on devenait perméable à des sentiments purement humains. Comme si l’organe créait la fonction. Très inconfortable.

– Bon, on va essayer autrement, reprit Aziraphale sans se démonter. A quoi tu pensais juste avant de créer cette tempête ?

Crawley réfléchit quelques instants.

– A Job, je crois.

L’ange fronça les sourcils.

– Tu éprouves des émotions envers des humains ? demanda-t-il comme s’il s’agissait de la chose la plus étrange au monde (et, d’ailleurs, pour un ange qui ne descendait que peu sur Terre, c’était probablement le cas).

– Tu y viendras aussi si tu restes trop longtemps ici, crois-moi.

Aziraphale esquissa un geste de dignité blessée, et Crawley renonça à lui dire qu’il n’avait pas sauvé les enfants de Job uniquement par devoir. C’est une chose qu’il devrait comprendre par lui-même, lorsqu’il aurait passé davantage de temps sur Terre, lorsqu’il aurait goûté autre chose qu’une côte de bœuf, lorsqu’il aurait eu avec les humains des interactions autres que de simples visites de courtoisie et d’observation.

Si cela lui arrivait un jour.

– Bref, qu’est-ce que tu ressentais envers Job ? Est-ce que cette émotion était positive ou négative ?

Crawley se retint de soupirer. Ce qu’il éprouvait en ce moment, il en était certain, c’était de la frustration. Aziraphale n’était pas un crétin, et pourtant il ne pouvait pas s’empêcher de poser des questions dont les réponses étaient évidentes. C’était peut-être la clef pour rester un ange : ne poser que des questions sans intérêt.

– A ton avis ? Tu crois que le paysage au-dessus de ma tête était positif ou négatif ?

– Alors je vais énumérer des émotions négatives et tu vas me dire si tu crois que ça correspond. De l’ennui ?

– Non.

– Du dégoût ?

– Non, même si se gratter un ulcère avec un tesson de poterie, c’est quand même un peu dégueu. [2]

– De la peur ?

– Peur de ce vieux débris ? ricana le démon.

– De la haine ?

Crawley réfléchit un instant. Non, ce n’était pas de la haine. Il savait haïr. Il avait haï, et il haïssait toujours – par exemple ceux qui s’étaient réjouis de sa chute. Mais ce pauvre type qui avait failli tout perdre n’avait rien fait pour susciter chez lui un sentiment aussi corrosif. Il n’avait rien fait du tout, d’ailleurs, il s’était contenté de subir.

Et pourtant…

– Non… non, je ne crois pas. Il n’y a aucune raison pour que je le haïsse.

– Tu pourrais le haïr parce qu’il a conservé sa foi en Dieu. J’imagine que c’est le genre de choses qui irrite les démons.

– Je me fous pas mal de sa foi. Je te l’ai dit, je suis un démon mais je ne veux pas forcément ce que veut l’enfer.

– Alors de la jalousie ? Ou de l’envie ?

Crawley s’apprêtait à repousser cette idée absurde d’un haussement d’épaules dédaigneux lorsque la vérité le frappa comme un coup de masse au milieu du front.

Jaloux. Envieux. Des mots qui, pour lui, avait été jusqu’ici vides de sens. Les humains voulaient toujours ce qu’ils n’avaient pas – la ferme, la vache, les chèvres, la femme, le mari, les amis, les enfants de quelqu’un d’autre – et ne supportaient pas de partager ce qu’ils estimaient posséder – leur ferme, leur vache, leurs chèvres, leur femme, leur mari, leurs enfants. Crawley, qui n’avait rien et prenait généralement ce qui lui faisait envie sans rien demander à personne à l’aide d’un petit miracle ou deux, ne se sentait pas concerné par les relations complexes contraintes et canalisées par ce genre de sentiments.

Que pourrait-il envier à Job ? Après tout, ils étaient tous les deux victimes – et victimes de la même personne. Si tant est que « personne » fût le terme qui convenait. Alors il lui était venu en aide, parce qu’il aurait aimé que quelqu’un lui tende la main à lui aussi lorsqu’il avait tout perdu. Que quelqu’un lui rende ce qu’on lui avait ôté injustement.

Mais personne n’était venu.

Alors, lorsqu’Elle s’était manifestée, un peu plus tôt dans la journée, il avait, pour la première fois, éprouvé ce sentiment qui lui tordait toujours les entrailles en ce moment même. Ce n’était pas de la haine, non, parce que Job n’y était pour rien. Crawley avait sauvé les enfants, il avait même sauvé les chèvres, il n’allait pas massacrer ce pauvre vieillard uniquement parce qu’Elle lui avait parlé.

– Crawley ?

Elle lui avait parlé.

A cette idée, il sentait la rage bouillonner au plus profond de son corps mal adapté à ses émotions de démon.

Un simple humain avait été le destinataire des paroles divines, au moment où il s’apprêtait peut-être à renier sa foi. Elle lui avait parlé d’étoiles et de baleines.

Qu’avait-il de plus que lui ? Où était le Plan ineffable dans tout ça ? Les archanges n’auraient eu aucun scrupule à massacrer allégrement les gamins pénibles mais innocents de Job, mais, à ces incapables dont le quotient intellectuel n’atteignait qu’occasionnellement le chiffre de la température anale [3], Dieu ne reprochait rien. Ils avaient voulu massacrer les enfants mais ils étaient restés au Paradis.

Et pour finir, c’était à Job qu’Elle avait parlé, et pas à lui.

– Crawley ?

Dieu avait parlé à un humain sans passer par le truchement du Métatron ou des archanges. Dieu lui avait parlé directement, sans intermédiaire, et peu importait ce qu’Elle avait dit. Peu importait qu’un simple humain fût incapable de le comprendre. C’était même presque pire.

Qu’aurait-il donné pour qu’une telle grâce lui fût accordée ?

– Crawley, tu m’entends ?

Oh, bien sûr, il avait joué le jeu, il s’était glissé dans la peau de Bildad l’obstétricien et il avait ridiculisé Gabriel et les autres débiles, et il avait contribué à rendre le monde un peu moins moche, mais au fond de lui quelque chose rampait, se tordait, bouillait, hurlait. Un quelque chose qu’il avait tenu sous contrôle tant qu’il avait eu l’humain en face de lui, parce que ce quelque chose avait beau être dirigé contre Job, il savait que c’était totalement injuste de sa part, que le vieil homme n’y était pour rien du tout.

A présent que Job et Sitis avaient récupéré leurs mioches, que les archanges étaient remontés au Paradis, qu’Aziraphale avait fini par intégrer que Crawley n’avait aucune intention de le dénoncer à qui que ce soit pour ses mensonges, à présent qu’il était en tête-à-tête avec ses pensées, ces dernières menaçaient de le suffoquer.

– Crawley !!!

Il sentit les mains d’Aziraphale lui serrer les épaules, le maintenir sur Terre. Les yeux de l’ange étaient fixés sur lui et le regardaient avec… avec une émotion elle aussi purement humaine.

– Je comprends.

Il aurait voulu rétorquer que non, bien sûr que non, aucun ange ne pouvait le comprendre, mais un doute affreux le transperça soudain.

Puis ce doute se mua en certitude.

– A vous non plus, Elle ne parle plus, c’est ça ? [4]

Il n’avait pas besoin de réponse. Elle était inscrite sur chaque atome du visage d’Aziraphale, au fond de ses yeux, sur ses joues rondes, sur ses lèvres et dans chaque boucle de ses cheveux. Il pouvait y lire la même envie dévorante, celle de L’entendre à nouveau.

– Je pense que…

– Si tu la ramènes avec ton Plan ineffable, tu vas prendre ma main dans la figure.

Les traits d’Aziraphale se contractèrent brièvement mais il se reprit avec une rapidité qui impressionna le démon.

– Ce n’est pas du tout ce que j’allais dire, répliqua-t-il sur un ton pincé. Je me disais qu’après toutes ces… émotions, nous pourrions peut-être imiter les humains et trouver un endroit où tu pourrais me faire goûter à d’autres spécialités locales.

– Tu veux dire… une sorte de trêve ? demande prudemment Crawley. Qu’on aille se pinter ensemble pour oublier que Dieu a choisi de parler à un humain plutôt qu’à nous ?

– « Se pinter » ? releva l’ange, qui semblait hésiter entre dégoût et fascination.

Crawley se sentit sourire malgré lui.

– C’est une coutume humaine. Je vais te montrer…


[1] Je n’ai pas trouvé d’autre titre, et même s’il ne correspond pas tout à fait à ce que je raconte dans cet OS, tant pis, il me plaît trop…

[2] C'est dans la Bible : "Puis il frappa Dieu d'un ulcère malin, depuis la plante du pied jusqu'au sommet de la tête. Et Job prit un tesson pour se gratter et s'assit sur la cendre. (Job, II, 7-8)

[3] Je dois rendre à Desproges ce qui est à Desproges : cette insulte génialissime n'est pas de moi... je trouvais qu'elle allait très bien à Crowley !

[4] Ça va peut-être vous sembler bizarre, mais pour moi, Dieu s’est retirée des affaires… du moins en apparence. Elle a laissé le libre-arbitre aux hommes, mais aussi aux anges et aux démons. Et elle les regarde se dépatouiller avec la Terre et les alentours. Les anges ont placé le Métatron qui incarle « la voix de Dieu », mais en fait, il fait ce qui l’arrange parce que même à lui, Dieu ne parle pas. (Un jour, dans une autre fic, j’expliquerai peut-être pourquoi. Ça pourrait être un autre OS, tiens.)

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