L'homme choisit, l'esclave obéit
Rapture, cinq ans plus tôt
Ryan écrasa un cigare dans un petit cendrier d'émail avant de se retourner et faire face à Sullivan. Une odeur de coquillages et de tabac humide envahit le bureau de l'officier. Ryan poussa un long, très long soupir avant de regarder le responsable de la sécurité droit dans les yeux :
_Vous êtes sûr de vos sources ?
L'officier lissa sa courte moustache avant de parler d'une voix faible :
_Hélas oui, monsieur Ryan. Nous devons reconnaître que vos soupçons étaient fondés...
Sullivan jeta sur la table un dossier qui s'ouvrit sous le choc et quelques photos glissèrent hors de la chemise. Ryan s'approcha d'elles et en saisit une entre le pouce et l'index. Bien que de mauvaise qualité, on pouvait voir des caisses de bois entrouvertes, vomissant littéralement des bibles et des crucifix.
_La contrebande s'est installée durablement à Rapture, en dépit des Règles.
_C'est intolérable, déclara sèchement Ryan en ouvrant les doigts et laissant tomber la photo. Intolérable.
_Vous savez, dit Sullivan en s'asseyant, ce n'est pas si terrible...j'ai été officier de police à la surface et le marché noir a toujours été...
_Vous ne comprenez pas. Je ne m'inquiète pas pour les conséquences économiques que cette contrebande aurait pour la ville, je m'inquiète parce que cela veut dire qu'il y a parmi nous des parasites qui refusent de se conformer à nos lois et qui mettent notre monde en danger pour satisfaire leur goût du lucre !
Sullivan se versa une rasade de whisky et en proposa au maître de la ville. Ce dernier refusa, faisant les cent pas dans la pièce. Il fulminait.
_Il nous faut prendre des mesures contre ce trafic.
_Je suis d'accord avec vous monsieur mais la contrebande est déjà punie de la prison à vie. Que voulez vous faire de plus, dit-il sur le ton de la plaisanterie, les condamner à mort ?
Ryan s'arrêta brusquement. La peine de mort à Rapture ? Il était évident que Sullivan plaisantait. Ryan et lui avaient toujours étés contre la peine de mort. Mais Ryan devait se rendre à l'évidence, la peur d'une détention à vie n'effrayait plus. Il avait cru que cela suffirait pour tenir Rapture hors de ces principes. C'était faux.
_Non bien sûr, officier. Vous savez à quel point je réprouve cela. Mais que pouvons nous faire si les parasites ne respectent plus la loi ?
Sullivan baissa la voix d'instinct, comme s'il craignait d'être entendu.
_Je me suis réuni avec certains de mes hommes et nous sommes tombés d'accord : si certaines personnes bafouent trop ouvertement les lois et bien ces personnes pourraient avoir...un accident.
_Vous parlez de meurtre ? demanda Ryan d'une voix inquiète.
_De Justice. Vous savez, j'ai pas mal bossé dans les années 30 à Chicago. J'étais un des rares flic intègres, à refuser l'argent de Capone. Et quand moi et mes gars ont en pouvait plus de voir ces pourris sortir de prison libre comme l'air et bien...nous prenions des mesures. Pour la Justice.
_Non Sullivan. Nous ne pouvons pas nous permettre de telles exactions au sein de la Cité. Nous allons simplement installer un système de sécurité plus performant. J'avais dans l'idée ce projet de caméras qui surveilleraient Rapture en permanence. Ainsi, nous pourrions identifier les fauteurs de troubles. Et peut-être lier les caméras avec des robots pour protéger les sites les plus sensibles.
_C'est une idée, admit Sullivan. Mais il faudra que le Conseil accepte.
_Ne vous inquiétez pas, le Conseil me suit.
Ryan rajusta sa cravate.
_Bien. Je dois y aller Sullivan. Merci de votre aide sur cette affaire.
_De rien, répondit l'officier en lui serrant la main. Je suis heureux de travailler pour Rapture.
Après quelques politesses, les deux hommes se quittèrent. A l'extérieur du poste de police, Ryan retrouva Bill MacDonagh, l'administrateur adjoint, son plus proche collaborateur. C'était un géant anglais, natif de l'East End, roux, à la moustache aussi imposante que sa carrure. Ancien plombier, son travail avait tellement plu à Ryan qu'il l'avait prit comme bras droit. Partir de rien et arriver au sommet par la force de son travail...MacDonagh représentait l'essence même du rêve rapturien.
_Monsieur Ryan, nous avons un problème, déclara Bill d'entrée. Un certain nombre d'habitants s'insurgent contre la récente arrivée d'une population noire à Rapture.
_En quoi ça leur pose problème ? dit Ryan sans même s'arrêter, si bien que MacDonagh dut le suivre sans s'arrêter de parler
_Beaucoup de ces habitants viennent principalement du sud des États-Unis. Et ils estiment que les lois Jim Crow devraient être appliquées.
Ryan grimaça. Les lois Crow. Les lois de l'apartheid. Séparer les blancs et les noirs, comme s'ils n'appartenaient pas au même genre humain. Comment des gens qui avaient vécu dans un pays aussi mixte que les États-Unis pouvaient se croire supérieurs pour une histoire de couleur de peau ?
_Je n'appliquerais jamais les lois Crow. Elles vont à l'encontre de nos règles. Ce n'est pas la couleur de la peau qui fait la différence. J'avais déjà procédé ainsi à la surface et je continuerais !
MacDonagh n'insista pas. Il connaissait les idées très arrêtées de son patron. Quand Andrew Ryan avait une idée en tête, il était impossible de lui ôter. C'était sans doute l'homme le plus volontaire qu'il avait jamais rencontré. Et le plus grand philanthrope également...si on adhérait au rêve rapturien bien sûr. Les parasites étaient écrasés sans remords. Au début, MacDonagh avait eu du mal avec cette philosophie. S'il comprenait qu'un travail bien fait se devait d'être récompensé, il ne comprenait pas la classification de Ryan sur certains points et notamment sur les généreux.
Ryan lui-même donnait sans compter. C'est après être entré à son service que Bill comprit la différence que Ryan faisait entre les généreux et les hommes dignes de respect selon lui. Les généreux se contentaient de donner sans rien vouloir en retour. Au final, ceux qui recevaient vivaient aux crochets de ceux qui donnaient. Ils engraissaient sans travailler. Ils profitaient du système. C'était un cercle vicieux.
Alors qu'au contraire, en donnant en espérant un retour, en clair, faire un investissement, non seulement on aidait la personne mais on la liait dans la Grande Chaine qui la poussait dans la bonne direction. La société entière en profitait au final.
Oui, au début il avait eu du mal mais désormais, MacDonagh était complètement en accord avec la philosophie de Ryan.
_Compris, monsieur Ryan, déclara le géant. Je serais prêt à tout afin de protéger Rapture des parasites, vous le savez.
_Je le sais Bill, je le sais.
Le maître de la ville stoppa dans un des nombreux tunnels qui reliaient les bâtiments entre eux. Il ne put cacher le franc sourire qui fendit son visage quand il vit Rapture devant lui. Ce sourire était sans doute la preuve la plus nette de la fierté que mettait Andrew dans sa ville.
_Dites moi Bill, déclara Ryan sans cesser de regarder sa ville. Combien d'habitants compte Rapture ?
_Un peu plus de cent mille personnes, monsieur, répondit fièrement MacDonagh.
_Soit à peu près la population de Los Angeles en 1900. Vous vous rendez compte Bill ?
_C'est très impressionnant monsieur. Autant de personnes, en seulement dix ans.
Ryan ne répondit pas. Il s'efforçait de ressentir chacune des cent mille vies qui lui faisaient confiance, qui l'avaient choisi lui comme guide. Cette situation avait beau toujours lui donner le vertige, il commençait à l'apprécier. Il était le gardien de cette ville, la protégeant jour et nuit contre les parasites.
Ryan continua sa marche sans s'inquiéter plus que ça à propos de la contrebande. Tant qu'il aurait avec lui des hommes comme Sullivan ou MacDonagh, les parasites ne pourraient pas toucher Rapture. Et au cas où il devait envisager l'impossible, Ryan se le jurait : jamais, au grand jamais, les parasites ne s'empareraient de sa ville.
Il la ferait sauter avant.
Et peut-être même que MacDonagh presserait le bouton avant lui.