L'homme choisit, l'esclave obéit
Rapture, onze ans et dix mois plus tôt
_Il n'en n'est pas question ! rugit Ryan en tapant du poing sur la table, si fort que l'impact s'en fit sentir sur toute sa largeur.
_Je vous en prie contrôlez-vous.
Sans tenir compte des avertissements, Andrew se leva brusquement.
_Avez vous tous oublié la première Règle de Rapture ? Celle du Secret ?
Il planta son regard dans le blanc des yeux de chacun des membres du Conseil. Ces derniers prirent peur un instant. Les voyant affaiblis, Ryan enfonça le clou
_Tout Rapturien a juré de respecter les trois Règles. En violer une et à fortiori la plus importante est mauvais pour la sécurité de notre cité. Voilà pourquoi je refuse de gracier le condamné.
Le jeune homme, les mains entravées par des chaînes, baissa la tête. A l'autre bout de la table, dans la zone réservée à la famille des accusés, une femme s'écroula en sanglots. Ryan haussa les épaules avant de conclure.
_Selon les lois établies, toute décision du Conseil qui aboutirait sur une égalité doit être tranchée par le chef dudit Conseil. J'ai tranché. Pas de grâce.
Les deux membres du Conseil qui étaient de son côté approuvèrent d'un signe de tête. Les deux autres baissèrent les yeux et ne dirent rien. Ryan se rassit et accorda à peine un regard au jeune homme enchainé qui se tenait devant lui :
_Lloyld Ferguson, dix-neuf ans s'est rendu coupable de contrebande. Il a mis en danger notre communauté. En conséquence il sera placé en détention, sous la garde de l'officier Sullivan.
Il claqua des doigts et immédiatement, la silhouette imposante de Sullivan sembla surgir de nulle part et emporta Ferguson hors de la salle. Ryan s'autorisa un sourire discret. Sullivan était vraiment un homme efficace. Il avait eu raison de lui confier le poste de chef de la sécurité.
_Mesdames et messieurs les conseillers, la séance est levée.
Le conseil ne fut pas long à plier bagage et quitter la salle de réunion. Ryan mit de l'ordre dans ses affaires et vérifia quelques documents avant de s'en aller également. Tout le monde était parti, la famille Ferguson exceptée. La femme qui avait éclatée en sanglots se dirigea timidement vers le maitre de la ville.
_Monsieur Ryan. Je vous en prie. Révisez votre jugement.
_Pourquoi le ferais-je ? souffla Ryan en passant devant elle. Il connaissait la loi et il a décidé de l'enfreindre. Responsabilité pénale.
_Mais il est mineur ! pleurnicha la mère. Il n'était pas encore en mesure de...
_Pas encore en mesure ?
La voix de Ryan se remplissait de rage. Il se pencha vers la mère et l'obligea à reculer légèrement.
_A son âge, j'ai du fuir mon pays pour échapper au sort funeste de ma famille. J'ai du traverser l'Europe pratiquement sans manger ou me reposer. J'ai embarqué seul pour les États-unis, j'y suis arrivé sans un sou en poche. Et grâce à mon travail, il ne m'a fallu que dix années pour devenir millionnaire. Alors ne me dites pas qu'il n'est pas en mesure de comprendre ce qu'il a fait ou de se prendre en charge.
La mère resta coite, sa lèvre inférieure tremblant légèrement. Ryan lui souhaita une bonne journée et quitta la pièce. il se sentait un peu plus en paix : les arrestations des parasites le mettaient toujours de bonne humeur. Il se surpris même à siffloter une chanson de Jack Hylton alors qu'il passait dans un des grands tubes qui reliaient les immeubles les uns aux autres. Pris d'un doute, il consulta son agenda. C'était bien aujourd'hui qu'il devait rencontrer un de ces derniers arrivants. Règle tacite mais évidente de la ville : personne ne pouvait se lancer dans les affaires sans l'aval du chef du Conseil. Mais Andrew était extrêmement laxiste. Au final, tant que la troisième Règle était respectée, Ryan donnait son accord.
Ryan pressa le pas. Il détestait être en retard. Surtout quand il devait se présenter aux colons. Cela donnait une mauvaise image de l'administration rapturienne.
Finalement, il ne fut pas en retard et arrive juste à temps. Le colon l'attendait comme convenu à la terrasse du restaurant Kashmir. Ce devait être un des restaurants préférés de Ryan. Les mets y étaient délicieux, l'alcool parfait, les serveuses divines...que demander de plus ? Ryan salua d'abord quelques connaissances avant d'aller s'assoir à la table du colon. Une volute de fumée s'élevait de la tasse que l'homme sirotait. Il la posa pour serrer la main de Ryan.
_Monsieur Ryan..je suis Frank Fontaine.
_Ravi de vous voir monsieur Fontaine. Comment trouvez-vous Rapture ?
_Oh ! Magnifique...absolument magnifique.
Ce n'était sans doute que de la flatterie envers le maître de Rapture mais Ryan sourit légèrement. C'était vrai. Rapture était belle. Il se corrigea : c'était une merveille. Une serveuse s'approcha de leur table et demanda à Andrew ce qu'il prendrait. Il s'autorisa un instant de réflexion. Puis, pensant que sa journée de travail était terminée :
_Un verre de bière. Je le boirais avec d'autant plus de plaisir en sachant que c'est une aussi belle femme que vous qui allez me le servir.
La serveuse prit un air volontairement offensé
_Monsieur Ryan...je parie que vous dites ça à toutes les femmes...
Il planta son regard dans ses yeux verts et lui servit son plus séduisant sourire
_Seulement à celles qui le sont.
La serveuse rougit instantanément. Elle tenta de le dissimuler mais voyant que ça ne faisait qu'empirer son état, elle s'engouffra à l'intérieur du restaurant. Ryan laissa échapper un petit rire. Avant le matin, la serveuse serait sans doute dans ses draps. C'était trop facile. Voilà comment il séduisait : quelques belles paroles, un charisme naturel, une grande confiance en soi...cela marchait à tout les coups.
Il se tourna vers Fontaine
_Bon. Je crois qu'il est inutile de vous rappeler les Trois Règles, n'est-ce pas ?
Fontaine but une gorgée de son café
_Bien entendu. Ne vous inquiétez pas : même si je ne suis ici que depuis quelques jours, je saurais m'adapter aux Règles
_Il vaudrait mieux pour vous. Un contrebandier de dix-neuf ans a été condamné à la prison pour avoir violé la première Règle.
Fontaine leva un sourcil :
_A vie ?
Ryan allait répondre quand la serveuse revint vers leur table, portant un verre de bière glacé. Tendant la main pour prendre sa bière, Andrew effleura les doigts de la jeune femme.
_Merci ma jolie. Je vous dois combien ?
_Deux dollars monsieur Ryan, gloussa la serveuse.
Ryan lui donna un billet de cinq.
_Vous gardez la monnaie. Mais à une condition.
_Qui est ? demanda t-elle curieuse
_Je vous invite à un spectacle à la Forteresse Folâtre ce soir.
La serveuse fit semblant de réfléchir quelques secondes avant de partir d'un petit rire.
_OK dit-elle finalement en mettant le billet dans sa poche. A ce soir.
Et elle partit. Ryan la regarda s'en aller avant de s'excuser auprès de Fontaine.
_Désolé. J'ai toujours du mal à me retenir quand une belle femme passe dans mon champ de vision, déclara Andrew dans un sourire.
Fontaine souffla pour refroidir son café et en but une petite gorgée :
_Aucun problème. Je comprends très bien.
Fontaine laissa un blanc avant de reprendre :
_Vous avez un grand pouvoir ici monsieur Ryan.
Andrew posa son verre de bière après l'avoir quelque peu savouré.
_Peut-être. Ce n'est pas tant la position mais la volonté qui crée le pouvoir. Je pense que tout homme est en mesure d'avoir du pouvoir. Il suffit de le prendre.
_Sans doute.
Nouveau blanc. Les deux hommes burent un peu de leurs boissons respectives.
_Monsieur Ryan...pouvons-nous en venir à nos affaires ?
_Bien sûr.
_Bien. Comme vous le savez, je compte me lancer dans les affaires et j'aurais besoin de votre bénédiction.
Andrew esquissa une grimace à l'annonce du terme religieux mais s'efforça de ne laisser rien paraître.
_Vous n'avez pas besoin d'un quelconque...
Ryan chercha ses mots
_...feu vert de ma part. Tant que vous respectez la troisième Règle vous êtes libre de faire ce que vous voulez.
Fontaine éclata de rire :
_Allons monsieur Ryan ! Tout le monde sait qu'ici, rien ne se fait sans votre accord.
_Parce que je représente le Conseil. Je ne suis pas décisionnaire.
Mais Ryan sentait qu'il parlait faux. Le Conseil le suivait aveuglément et dans les rares cas de désaccord, il suffisait de le bousculer un peu pour obtenir satisfaction.
_Alors parlons vrai. Que voulez vous faire ici ?
_De la pêche.
_De la pêche ? répéta Ryan.
_Oui. Nous sommes au fond de l'Atlantique, sous des milliers de mètres cubes d'eau. Des milliards de poissons nagent non loin d'ici. Imaginez : nous pourrions manger des crabes, des thons, des saumons...
Ryan l'arrêta d'un geste de la main. Il n'avait pas envie d'une énumération piscicole plus longtemps.
_Pourquoi pas ?
Le visage de Fontaine s'éclaira :
_Merci monsieur Ryan ! Je vous jure que vous ne regretterez pas de me faire confiance. Vous verrez, j'ai de grands projets pour Rapture !
Souriant, Ryan vida son verre avant de se lever et de poser la main sur l'épaule de Fontaine :
_Je m'en doute. Vous avez de l'ambition c'est bien. Mais il faut aussi de la volonté. N'oubliez pas que ce n'est ni le fer ou le béton qui ont construit ces murs. Ce sont des idées.
Ryan salua avant de s'en aller en sifflotant. Il aimait bien ce Fontaine. Il avait de l'ambition et de l'énergie à revendre. C'étaient des hommes comme cela qui fallaient à Rapture.
Ryan rentra dans ses appartements, fin un brin de toilette avant de se reposer. Il voulait se détendre avant sa soirée à la Forteresse Folâtre. Le quartier venait tout juste d'ouvrir et on lui avait promis une magnifique surprise. C'est en passant devant son miroir qu'il stoppa un instant. Il vit son reflet, celui d'un homme qui approchait de la cinquantaine, qui avait travaillé dur presque toute sa vie. Un bâtisseur de mondes. Le créateur de l'Eden. Enfin, de Rapture. Toute religion était interdite dans la cité. Ryan tolérait à la limite la foi quand elle était strictement personnelle. Ryan ne croyait pas à un homme invisible dans le ciel. Il croyait à une union des efforts. La Grande Chaîne qui poussait la société dans la bonne direction. Il fallait travailler dur de son côté. Aider trop les autres revenait à nourrir les parasites. Ryan n'était pas pourtant contre toute aide mais il fallait que cette aide pousse la personne à travailler.
Après un rapide souper, il se rendit à la Forteresse Folâtre. Il avait toujours trouvé le nom idiot mais il avait au moins le mérite d'attirer la curiosité. La vie de Rapture tournait autour du travail : il fallait un endroit où les Rapturiens pourraient décompresser. Ryan estimait que les loisirs étaient tout à fait acceptables après une bonne journée de travail.
La majeure partie de la zone était encore en construction et la plupart des magasins et casinos n'avaient pas encore ouvert. Le théâtre de Rapture, le Hall de la Marine venait d'être baptisé et la première se tenait ce soir. Ryan s'y rendit donc, en compagnie de la serveuse rencontrée au Kashmir. A cette occasion, il apprit qu'elle se nommait Alexandra. Elle portait une robe vert bouteille qui s'accordait divinement avec ses yeux. Andrew avait opté pour un smoking classique, avec nœud papillon rouge sang. Il sourit en voyant la foule rassemblée autour du Hall de la Marine. Des dizaines et des dizaines de gens se pressaient pour tenter d'entrer et d'obtenir un des précieux billets. La foule se fendit pour laisser passer Ryan et sa cavalière. Plusieurs femmes dans l'assistance lancèrent un regard noir à la serveuse. Elles auraient adoré se trouver au bras du maître de Rapture mais rares étaient les élues à durer longtemps. Ryan en tant qu'homme à femmes, mettait un point d'honneur à ne pas s'engager et à changer régulièrement de compagne.
Le couple franchit les hautes portes et Ryan se dirigea vers le guichet. Avec un grand sourire, le directeur vint le voir et lui dit que sa place était déjà réservée et payée d'avance. Andrew grommela. Il n'aimait pas qu'on paye pour lui, ça le mettait mal à l'aise. Mais payer aurait peut-être froissé son mécène. Il se résigna donc à ne rien dire et pour une fois, de profiter de son cadeau.
Ryan et Alexandra furent conduits à la grande loge du théâtre. Depuis elle, on avait une vue imprenable sur la salle et la scène. Andrew remarqua que la pièce était encore vide. Ils étaient les premiers. Il observa avec délectation la décoration : piano sur la scène, boiseries, lumières douce...à croire que le Hall avait était fait pour lui.
Quelques minutes à peine après que le couple se soit installé, les spectateurs emplirent la salle. Ryan se lissa pensivement la moustache : il était impatient que le spectacle commence. Enfin, au terme d'un temps qui lui sembla infini, les lumières s'éteignirent, laissant le directeur du théâtre monter sur les planches.
_Mesdames et messieurs, je vous souhaite la bienvenue dans notre théâtre flambant neuf !
De nombreux applaudissements se firent entendre. Le directeur sourit et continua à parler :
_J'aimerais avant tout remercier notre chef du Conseil bien aimé pour son aide dans la vie de tout les jours !
Les applaudissements se firent plus nourris. Ryan salua poliment, sans ostentation. Il n'aimait guère le culte de la personnalité que lui vouaient les Rapturiens mais ils l'adoraient. Alors il devait faire avec.
_Ce soir pour la première, j'aimerais offrir un cadeau à monsieur Ryan.
Andrew leva un sourcil. Qu'allait-être son cadeau ?
_Un cadeau exceptionnel pour un homme exceptionnel. Veuillez faire un triomphe à monsieur Sander Cohen !
Pétrifié, Andrew était incapable de dire un mot. Avait-il bien entendu ? Cohen ? LE Cohen ? Son ami ? Pendant un moment, il crut avoir mal entendu ou qu'il s'agissait d'une farce. Mais quand il vit l'artiste apparaître, Ryan laissa un franc sourire éclairer son visage.
Cohen sembla surgir des coulisses comme un diable d'une boîte, dans un costume de soirée flambant neuf. Il avait beau avoir vieilli, c'était lui, nul doute à avoir. Ryan calcula depuis combien de temps il ne s'étaient pas vus...trente ans ? Andrew rectifia de lui-même. Vingt-huit ans.
Cohen trotta sur le devant de la scène et salua. La salle applaudit timidement. Ryan comprit que Cohen n'avait pas du avoir la renommée internationale qu'il espérait. Dommage en définitive. Cohen avait un vrai talent. Il était très orgueilleux, certes. Mais il en avait le droit.
Cohen salua encore quelques minutes avant de s'assoir au piano à queue. Sans faire aucun discours, il se mit à jouer. Ryan n'eut besoin que d'une seconde avant de reconnaître le morceau que son ami avait joué au nouvel an du Winter Garden Theatre. Et comme vingt-huit ans auparavant, Andrew sentit ses yeux s'embuer en entendant une nouvelle fois cette mélodie.
Cohen joua pendant deux heures entières. Chaque morceau était encore meilleur que le précédent. Quand le concert s'arrêta, la salle fit un triomphe à l'artiste. Ryan s'était même levé le premier et avait applaudi à s'en faire mal.
Il attendit à peine que Cohen se repose pour aller le rejoindre. L'artiste discutait avec quelques spectateurs qui s'écartèrent pour laisser passer Ryan. Les deux hommes tombèrent dans les bras l'un de l'autre.
_Sander ! cracha Ryan, ravi. Si vous saviez combien je suis content de vous voir.
C'était vrai.
_Bonjour Andrew ! lâcha Cohen en souriant. Comment allez-vous ? Je vois que vous avez bien réussi.
_Fort bien. Comme vous pouvez le constater, déclara t-il en embrassant la salle du regard, je crois que je peux répondre qu'effectivement, la chance m'a souri.
_Ce n'est pas une histoire de chance Andrew, nous le savons très bien.
Ryan laissa fuser un petit rire.
_C'est vrai.
Effectivement, la chance ou le destin n'avaient rien à voir dans cela. C'était parce qu'il avait fait preuve de volonté qu'il avait pu surmonter les obstacles et bâtir un monde incroyable.
_Et vous Sander ? Estimez-vous que vous avez réussi ?
L'artiste fit la moue.
_J'ai quelque peu percé en Europe mais rien d'extraordinaire.
Ryan approuva silencieusement. Il avait entendu des échos concernant l'artiste et notamment que son caractère mégalomaniaque lui avait aliéné la sympathie du monde du spectacle. Andrew posa sa main sur l'épaule de son ami.
_Ne vous en faites pas. Ici, je suis sûr que vous serez reconnu à votre juste valeur. Car n'oubliez pas qu'à Rapture, l'artiste n'a pas à craindre les foudres des censeurs.
_C'est ce que j'ai entendu.
Ryan corrigea en souriant
_C'est ce qui est vrai. Passez me voir à mon bureau quand vous aurez un peu de temps Sander.
_Pourquoi pas tout de suite ? objecta l'artiste. Je termine de discuter avec mes fans et nous aurons du temps.
_J'en serais ravi mais voyez vous...
Ryan coula son regard vers Alexandra
_...des affaires importantes m'attendent.
Cohen comprit et son visage se fendit d'un sourire complice.
_Bien entendu. Passez une bonne soirée mon ami.
Ryan lui rendit la politesse et quitta le théâtre, au bras d'Alexandra. Ils rentrèrent ensemble et il la raccompagna chez elle. Il n'eut qu'à l'embrasser sur le pas de la porte pour qu'elle entre, laissant la porte entrouverte.
Oui, pensa Ryan en entrant en sifflotant dans l'appartement de la serveuse. Avec les femmes, c'était vraiment facile.