L'homme choisit, l'esclave obéit
USA, Quarante ans et un mois plus tôt
Voilà près de trois mois qu'Andrew travaillait à Agenore's. De simple employé à l'essai, il s'était vite révélé tout bonnement indispensable pour le vieil italien. Andrew ne se contentait pas d'aider Agenore à faire fonctionner son épicerie, il l'aidait même à la développer : Andrew se montrait un véritable génie des affaires. Le moindre dollar qui entrait dans la caisse d'Agenore's, se transformait sans attendre en deux grâce au talent du jeune homme. Il se tenait au courant des goût et des préférences du moment et savait quoi vendre et à quel prix. La rumeur encensa Agenore's au delà des simples limites géographiques du quartier.
Personnellement, Andrew procédait méthodiquement : il mettait chacune de ses payes de côté, n'en gardant qu'une petite part pour se divertir. Il savait que les temps pouvaient êtres durs et refusait de tomber dans la pauvreté parce qu'il avait eu l'imbécilité de ne pas garder de l'argent au cas où. Le peu de monnaie qu'il conservait pour s'amuser était dépensée le jour de repos de l'épicerie, en allant boire un verre de bière dans un bar où en flânant et achetant diverses choses en ville. Mais hormis ce jour là, il ne sortait jamais et ne dépensait que peu. Bien qu'il en aie les moyens, il ne voulait pas être un fêtard.
Le temps passa jusqu'au soir du 31 Décembre 1919. Une semaine plus tôt, Agenore et Andrew avaient fêté Noël entre eux, dans l'épicerie. Andrew avait offert une bouteille d'excellent chianti à son protecteur et de son côté, l'italien lui avait donné une merveille technologique : un gramophone valise. Le soir de la Saint Sylvestre commençait quand Andrew se reposait dans sa chambre, étudiant les cours de la bourse dans le New York Times, son quotidien préféré. Andrew accordait une grande importance aux cours boursiers et voyait en eux un moyen rapide de s'enrichir.
Agenore entra en trombe dans la chambre du jeune homme, en costume du dimanche. Andrew l'interrogea sur la raison de sa présence ici. La réponse de l'italien fut franc :
_Voyons Andrew ! Nous sommes le mercredi 31 Décembre ! Ce soir à minuit, on change de décennie. Il faut fêter ça !
_Alceo...murmura le jeune homme. Nous avons déjà fêté Noël il y a peu de temps, devons-nous vraiment faire encore la fête si peu de temps après ?
Agenore fut catégorique :
_Blablabla. Tu arrêtes de lire le Times, tu mets ton plus beau costume et tu sors avec moi. Ce soir, Broadway nous attend !
Andrew écarquilla les yeux : son protecteur était-il sérieux ? Broadway ? Les plus grands théâtres de la ville ? Andrew n'avait jamais mis les pieds dans un des théâtre de la célèbre avenue. Cette simple idée le fit poser son journal et s'habiller élégamment sans attendre.
Les deux hommes quittèrent la boutique après l'avoir solidement verrouillée. Broadway étant plutôt loin de Little Italy, Agenore héla un taxi, lui demandant de les conduire au Theater District. Grâce à la voiture, le trajet ne dura que quelques minutes. Il devait être huit heures du soir quand Alceo et Andrew marchèrent sur Broadway et entrèrent au Winter Garden Theatre. Andrew savait qu'il s'agissait d'un des lieux les plus prestigieux de Broadway.
Les deux hommes s'installèrent dans les confortables fauteuils du théâtre et attendirent que les spectacles commencent. Rapidement, le directeur du Winter Garden monta sur les planches pour annoncer le programme des festivités de la Saint Sylvestre.
_Mesdemoiselles, mesdames, messieurs. Permettez-moi de vous souhaiter une bonne et heureuse année 1920 !
Tout en applaudissant avec les autres spectateurs, Andrew espérait que 1920 se passerait mieux pour lui que l'an passé. Le directeur reprit :
_Mais les artistes que vous verrez ce soir vous souhaiteront sans doute cela bien mieux que moi...ladies and gentlemen, veuillez accueillir un jeune artiste peu connu mais qui possède un grand potentiel. Gageons qu'il saura se faire connaître dans le futur. Ce soir, sur les planches du Winter Garden Theatre, faites un triomphe à...Sander Cohen !
Le directeur s'éclipsa quand les lumières s'éteignirent, ne laissant qu'un rond de lumière, éclairant un piano à queue. Un jeune homme, ayant à peu près l'âge de Ryan sembla surgir hors des ténèbres et s'installa devant l'instrument de musique. Andrew attendait la suite des évènements avec impatience.
Cohen fit craquer ses jointures et commença à jouer. Une douce mélodie emplit immédiatement la salle. Andrew ne connaissait pas le nom de la musique mais la trouvait magnifique. Une larme roula même sur sa joue. Un des voisins du jeune homme parla de Mozart mais Andrew se moquait complètement de savoir qui avait écrit cette musique. L'important était l'homme qui jouait.
Cohen joua encore près d'une demi-heure avant de s'arrêter pour laisser la place aux autres artistes. La salle explosa d'applaudissements. Andrew fut parmi les plus enthousiastes. Cohen salua à outrance avant de quitter les planches à contrecœur. Andrew et Alceo assistèrent encore à quelques spectacles avant de quitter la salle. Au lieu de rentrer directement, ils décidèrent de passer par le bar du théâtre pour discuter avec les artistes. Andrew voulait absolument parler en tête à tête à Cohen.
Le bar était fait de lambris sombres, empli d'une épaisse fumée. Agenore recula prestement : il était allergique à la fumée de cigare. Il fut décidé qu'Alcelo attendrait son employé à l'extérieur du bar. Andrew chercha dans la foule compacte un signe qui lui indiquerait où Cohen pouvait se trouver. Finalement, il l'aperçut dans un coin un peu isolé. Le jeune homme alla à sa rencontre.
Le voyant de près, Andrew pouvait mieux le distinguer : Cohen était plus jeune que lui, il ne devait pas avoir dix-huit ans. Il avait les cheveux plus noirs encore qu'Andrew et des yeux d'un gris d'acier. Il avait un regard rêveur, un peu comme s'il voyait des choses qui n'étaient pas dans le bar. Andrew s'approcha de lui, main tendue.
_Magnifique prestation monsieur Cohen ! s'exclama Ryan. C'était la première fois que j'entendais quelque chose d'aussi merveilleux !
Andrew était sincère. A vrai dire, il disait toujours la vérité et haïssait le mensonge.
Cohen se fendit d'un sourire
_C'est toujours un plaisir de parler avec un de mes fans, monsieur ?
Andrew toussota :
_Ryan. Mon nom est Andrew Ryan.
Cohen lui serra la main chaleureusement
_Comme je le disais, monsieur Ryan, c'est toujours une joie de discuter avec un connaisseur.
Andrew rougit légèrement :
_Connaisseur...vous me faites trop d'honneur. En vérité, c'était la première fois que j'entendais ce morceau.
Le sourire de Cohen s'élargit :
_Mais vous avez apprécié ?
Ryan opina du chef. Cohen conclut sa démonstration :
_Donc pour moi, vous êtes un connaisseur. Je ne peux pas supporter ceux qui se disent "connaisseurs" et qui rejettent une œuvre comme celle de Mozart. C'était un génie, qui a élevé l'art au delà des limites de l'imagination. Tous les grands ont fait de même : Bach, Beethoven...j'espère bien qu'un jour, le nom de Sander Cohen sera porté au firmament comme ses prédécesseurs.
Andrew cligna des yeux, surpris de la tirade de l'artiste. Selon toute vraisemblance, Cohen avait une haute opinion de lui-même. Mais Andrew considérait que les grands de ce monde pouvaient êtres pétris d'orgueil, ils en avaient gagné le droit. Car l'orgueil allait de pair avec la fierté du travail accompli. Et si l'on ne pouvait plus être fier de son œuvre, alors à quoi bon travailler ?
_Je vois, murmura Ryan. Mais dites-moi, sans vouloir être indiscret...comment avez-vous fait pour vous trouver sur les planches de Broadway aussi jeune ?
Cohen éclata d'un rire franc et communicatif :
_Vous savez ce que l'on dit : le talent n'attend pas le nombre des années...Mozart a composé ses toutes premières œuvres à six ans. J'en ai dix-sept, bientôt dix-huit. Il était temps que je sois reconnu à ma juste valeur...
Ryan approuva à demi-mot et les deux hommes discutèrent encore de tout et de rien. Ryan devant partir, ils se saluèrent et promirent de se revoir régulièrement une fois la première tournée de Cohen terminée. Andrew quitta le bar et le théâtre aux alentours de minuit. Il retrouva Alceo qui patientait non loin et ils reprirent un taxi pour retourner à Little Italy.
Le chauffeur leur souhaita une bonne année quand ils descendirent du véhicule. Dans un élan de bonté de nouvel an, il leur fit cadeau de la course. Alceo fut reconnaissant mais Andrew insista pour payer ce qu'ils devaient. Le conducteur refusa et le jeune homme dut presque lui mettre l'argent de force dans la main. Le chauffeur remercia et s'en alla. Agenore, qui avait assisté avec attention à toute la scène demanda des explications à son protégé. Pourquoi diable avait-il voulu payer à tout prix ?
_La gratuité est une mauvaise chose, signore Agenore. Ce chauffeur avait fait son travail, il devait donc être récompensé. Peu importe au fond pour quelle raison il voulait nous faire cadeau de la course, elle était mauvaise. Un chauffeur n'a t-il pas le droit de vivre de ses courses ?
Alceo ne trouva rien à redire aux arguments d'Andrew. Ils rentrèrent à l'épicerie, firent encore un peu la fête et se couchèrent épuisés. Tandis qu'il s'endormait, Andrew repensait à son acte avec le taximan. Il s'était senti presque honteux à l'idée de ne pas payer. C'était dans l'ordre naturel des choses.
Et ceux qui allaient contre cet ordre, en refusant de payer par exemple et en profitant ainsi de la société...ils ne valaient rien. Ils n'étaient même pas humains.
Ils n'étaient que...
des parasites.