L'homme choisit, l'esclave obéit
USA, Quarante ans et six mois plus tôt
Give me your tired, your poor,
Your huddled masses yearning to breathe free,
The wretched refuse of your teeming shore.
Send these, the homeless, tempest-tost, to me,
I lift my lamp beside the golden door !
Voici les mots qu'Andrei prononçait d'une voix tremblante sur le pont du navire qui accostait sur Ellis Island. Ce poème, il le savait depuis qu'il était tout petit. C'était aussi les seuls mots d'anglais qu'il connaissait parfaitement. Il en savait peu sur ce poèmes hormis qu'il ornait le socle de la Statue de la Liberté. Il avait toujours cru que la statue se trouvait sur Ellis Island pour accueillir les immigrants mais maintenant qu'il se trouvait à New-York en personne, il devait bel et bien admettre qu'il s'était trompé. Miss Liberty se trouvait sur une autre île, voisine d'Ellis Island. Mais au final, tout ceci relevait du détail pour le jeune homme. Il se trouvait aux USA ! Le pays de l'opportunité. Ici, il pourrait commencer une nouvelle vie, loin de la Russie et de son communisme. Durant ces derniers mois, Andrei avait eut le temps de faire le deuil de sa famille même si ça n'avait pas été facile. En revanche, le deuil de l'idéologie marxienne avait été bien plus simple.
Ses doctrines communistes ? Disparues dans le sang de son père et celui de sa sœur. Il ne pouvait pas soutenir un régime qui avait provoqué même indirectement la mort de sa famille. C'est pourquoi Andrei s'était tourné naturellement vers l'opposé du communisme : le libéralisme.
Il ne savait pas grand chose de ce courant de pensée de philosophie politique hormis qu'il plaçait la liberté individuelle au dessus de tout. Et dans cette optique, il s'éloignait bien assez des thèses bolcheviques pour séduire le jeune homme.
Andrei descendit dans les premiers du bateau pour se rendre à terre comme si cette précipitation pouvait le rendre américain plus vite. Une foule bigarrée l'entourait : européens, asiatiques, africains...tous ces immigrants étaient ici en cette fin d'année 1919 pour vivre le rêve américain.
Le jeune homme dut prendre son mal en patience : il était loin d'être le seul étranger sur Ellis Island. Il fut placé dans une grande file et reçut comme les autres, une petite fiche de carton numérotée sur laquelle il dut marquer son nom complet ainsi que sa ville d'origine.
Puis il dut attendre. Ce ne fut qu'au bout de longues heures qu'il put enfin entrer dans le bâtiment principal. Des centaines d'immigrants attendaient leur tour, examinés sommairement par un docteur.
Andrei s'étonna de voir que certains immigrants arboraient des chiffres ou des signes à la craie blanche sur leurs vêtements. Les personnes marquées étaient conduites à l'écart par les policiers. Andrei s'adressa à son voisin de file qui le succédait
_Excusez-moi, dit Andrei en un piteux anglais. Pourquoi est-ce qu'ils sont marqués ?
L'autre répondit en un anglais tout aussi hésitant
_S'ils sont malades, ils ne pourront pas entrer avant d'être guéris. Ils seront mis en isolement jusqu'à tant qu'ils guérissent.
Andrei approuva d'un signe de tête. C'était plutôt logique en fait. L'Amérique ne voulait pas risquer une épidémie comme la grippe espagnole dont le monde se relevait à peine. Il espérait juste que lui, ne serait pas malade. Il avait pris froid en Europe lors de son voyage mais était en forme depuis quelques semaines. Il fallait espérer qu'on ne lui refuse pas l'entrée.
Ce fut au tour du jeune homme d'être examiné : le docteur le regarda attentivement, examina ses pupilles, et lui tâta le pouls. En moins d'une minute, l'auscultation fut terminée. Le docteur lui fit signe de se présenter au guichet. Andrei s'y rendit d'un pas rapide. Il attendit que la personne devant lui quitte l'employé pour se présenter au bureau.
Le guichetier était un homme courtaud, portant une épaisse paire de moustaches et des lunettes à monture d'écaille. Il s'adressa à Andrei mais ce dernier ne parlant pas bien anglais, il ne compris pas le sens des mots. L'interprète vint à son aide. Regardant la ville d'origine d'Andrei, il sut en quelle langue lui parler
_Quel est ton nom ? questionna t-il en russe
_Andr...mais le jeune homme s'arrêta net.
Il allait répondre Andrei Artiomovitch Rydjii comme il le faisait depuis dix-neuf années. Mais désormais, il ne pouvait plus répondre à ce nom. Tout simplement parce qu'Andrei était mort en Russie dix mois auparavant avec les siens. S'il voulait vivre libre dans ce nouveau pays, il devait abandonner son nom d'esclave. C'est pourquoi il répondit d'une voix tremblante mais pourtant déterminée
_Andrew. Andrew Ryan.
L'employé fit ses papiers au nom d'« Andrew Ryan ». Et Andrew Ryan les prit en remerciant le guichetier. Il prit sa valise sous le bras et quitta le bureau satisfait. Voilà. C'était fait.
Nouveau nom, nouveau pays...peut-être arriverait-il à faire quelque chose de sa vie ici.
¤¤¤
Andrew se tenait dans l'immensité new-yorkaise, ne sachant pas quoi faire. La ville l'écrasait littéralement : ses grands immeubles et sa foule dépassaient de loin tout ce que le jeune homme avait connu. Andrew se sentait perdu et dépassé, un peu comme s'il se trouvait dans un gigantesque magasin de jouets sans savoir où aller pour trouver son bonheur.
Il fouilla dans ses poches : il lui restait à peine dix dollars. Pas de quoi aller bien loin. La vente du camion lui avait rapporté un beau petit paquet mais le billet pour Ellis Island avait englouti tout son argent. Et il lui fallait trouver où se loger avant la nuit -soit une petite dizaine d'heures-. Dix heures pour trouver une habitation avec dix dollars, sans compter le prix des repas. Il espérait vraiment que l'Amérique était la terre de l'opportunité car sinon, le jeune homme se serait senti un peu déprimé. Une citation sur l'espoir lui revenait en mémoire, une de préférées de son père. Un proverbe africain qui disait « l'espoir est le pilier du monde ». En d'autres termes, sans espoir le monde s'écroule. Au final ce n'était pas tant l'argent ou le pouvoir qui forgeait le monde mais bien ses convictions et l'espoir qu'on leur consacrait. Il n'avait que dix dollars ? Et alors ? Il trouverait sans doute de quoi s'en sortir.
Le jeune homme se mit en quête d'un logement. N'ayant pas d'argent, il erra longtemps dans la ville avant de stopper net devant une épicerie de Little Italy. Une affichette attira l'œil d'Andrew : sur cette dernière, on pouvait lire « on recherche un employé ». Andrei poussa timidement la porte et eut un hoquet de surprise en entendant sonner la cloche. Le magasin était vide semblait-il : pas de clients ou d'employés mais un remue-ménage se faisait entendre au fond du magasin.
_Excusez-moi ? demanda Ryan en criant à moitié
L'homme qui vint le rejoindre avait tout d'un géant : barbe broussailleuse, il mesurait près de deux mètres. Il était d'une carrure impressionnante et aussi fort que grand. Il devait avoir une cinquantaine d'années si ce n'était pas plus. Il portait un simple tablier en toile par dessus ses vêtements sur lequel était inscrit le nom de l'épicerie « Agenore's ».
Le géant toisa Andrew de la tête aux pieds
_Tu veux quoi fils ? interrogea t-il d'un accent italien
_Je...murmura l'intéressé d'une voix hésitante. En fait je viens de débarquer et je cherche du travail.
Le grand homme se contenta de hocher la tête
_Hum...et tu viens d'où fiston ?
Andrew réfléchit un instant. Devait-il dire la vérité ? Peut-être que l'italien n'aimait pas les immigrés russes et le jetterai dehors. Mais Andrew parlait encore trop mal anglais et ne pouvait cacher ses origines slaves. Jouant le tout pour le tout, il décida d'être franc
_J'arrive de Russie, balbutia le jeune homme. J'ai dû fuir le pays à cause des communistes.
L'italien gratta pensivement sa grosse barbe et son visage se détendit brusquement.
_Foutus bolcheviques ! Même pas fichus de laisser un môme comme toi en paix hein ?
Andrew poussa un soupir de soulagement. Au moins, l'italien semblait ne pas porter les Rouges dans son coeur, c'était un bon point. L'homme lui désigna une chaise non loin, lui-même restant debout. Après l'avoir bien installé, l'homme se présenta plus en détail à Andrew.
Natif de Naples, il avait émigré vers l'Amérique pour fuir la pauvreté. En travaillant dur, il avait pu racheter un vieux magasin et le modifier en épicerie. Il en était le propriétaire et unique gérant.
Agenore expliqua qu'il avait besoin d'un employé, qui l'aiderait comme commis et qui l'aiderait à tenir le magasin. Le jeune homme plut au géant italien qui décida de le prendre à l'essai avec l'arrangement suivant : si Andrew travaillait suffisamment bien, il pourrait dormir dans une des chambres inoccupées de l'étage.
Évidement, Andrew accepta avec empressement. Agenore lui montra sa chambre : une petite pièce spartiate et exiguë mais comportant tout de même un lit et un nécessaire de toilette. Agenore laissa Andrew s'installer et lui donna un tablier semblable au sien. Andrew s'admira quelques secondes : étrange de voir un garçon de dix-neuf ans qui quelques mois plus tôt, vivait dans la bourgeoise russe auprès de sa famille et dans le luxe, se retrouver employé d'une petite épicerie à New York. Il s'autorisa un sourire fugace : la fée du destin ou le hasard étaient bien capricieux.
Andrew redescendit à l'épicerie pour prendre ses instructions auprès d'Agenore. L'italien lui expliqua en quoi consisterait son travail : il devrait livrer certaines marchandises aux clients, tenir la boutique en l'absence d'Agenore et diverses autres tâches. Andrew fut poussé sans attendre dans le bain puisque Agenore lui confia un énorme sac de patates à livrer à quelques rues de là. Le jeune homme crut défaillir sous le poids des pommes de terres mais réussi tant bien que mal à apporter le paquet au client.
En revenant d'un pas chancelant à Agenore's, Andrew se sentait étrangement plein. Cet adjectif pouvait sembler étrange mais c'était le seul qui le décrivait précisément à ce moment là. Il venait d'accomplir son premier vrai travail. On lui avait confié une tâche et il s'en était parfaitement bien sorti. Son coeur se gonflait de fierté. Il se surpris même à siffloter en entrant dans l'épicerie. Agenore le regardait d'un air satisfait.
_J'ai un truc pour toi gamin, murmura l'italien en fouillant sa poche.
Il en sortit un quarter frappé du visage de George Washington et des armoiries de l'Etat. Il le confia à Andrew tout en lui disant
_Cette pièce, c'est ta première paye...c'est plus symbolique qu'autre chose mais j'espère que tu comprends tout ce qu'elle représente.
Andrew hocha la tête. Le quarter semblait irradier de chaleur mais d'une chaleur agréable, protectrice.
Agenore mit fin à sa rêverie d'un éclat de rire
_Petit, si tu veux en toucher d'autres, il reste encore beaucoup de travail à abattre...et il ne va pas se faire seul, capice ?
Andrew rangea la pièce bien précieusement au fond de sa poche et retourna au travail...
Quelques heures plus tard, Andrew était épuisé et fourbu mais n'arrivait pas à trouver le sommeil. Il ne pouvait s'empêcher de vérifier si le quarter n'avait pas disparu et passait son temps à regarder encore et encore. Pour calmer son angoisse, il se résolut à dormir avec sa pièce dans la main. Mais alors qu'il tendait le bras pour prendre le quarter, un rayon de lune passa au travers de la minuscule fenêtre et illumina la pièce d'une aura mystique. Et dans cet halo lunaire, Andrew pouvait admirer le quarter tout à loisir : il en voyait les parties concaves et convexes, ses défauts et ses parties parfaites. Andrew n'osait pas toucher à la pièce de peur de briser le charme.
Et une vérité naquit dans l'esprit du jeune Ryan : cette pièce était plus qu'une rondelle de métal. Il l'avait gagné légitimement, à la sueur de son front. Cela donnait une valeur inestimable au quarter, bien plus élevée que les chiffres gravées dessus. Et pour cela, cette pièce lui appartenait de droit. Personne, homme ou dieu n'avait le droit de la lui prendre. Elle était à lui, rien qu'à lui.
Et c'est par cette nuit d'octobre qu'Andrew se fit une promesse : au cours de sa vie, il gagnerait de l'argent par son travail, bien plus que ce quarter. Et pourtant, cette pièce, il ne la vendrait jamais. C'était sa première paye, son sou fétiche en somme. Elle lui avait donné cette vérité essentielle : ce qu'un homme gagne à la sueur de son front lui appartient de droit.
Et le portrait scintillant de Washington dans l'obscurité serait là éternellement pour lui remettre en mémoire ce principe.