Quand on ne regarde que les étoiles

Chapitre 16 : Le corbeau

2600 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 06/02/2024 18:47

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Deux siècles, silence, sans bruit le temps se brise.

Les secondes s'entrechoquent avec la bombe.

L'Abri en froide sépulture se méprise.

Du ciel ne tombe plus que la poussière en trombe.


Lily l'ilote, de la lueur aux linceuls.

Emmaillotés, les souvenirs immarcescibles.

Il n'y aura plus rien, ni tilleul ni glaïeul.

Prisonniers trépassés des portes inflexibles.


Point d'oiseau pour chanter les louanges des morts.

Les fleurs en fumée. Le phare fixe le port.

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— Bon, vous êtes sûrs, hein ? Vous avez plus besoin de rien ? Ça va aller ?

— Sûrs, Zeke, dis-je en levant un pouce.

Il soupira et regarda autour de lui. Du baril de la soirée poésie ne s'élevait plus qu'une petite colonne de fumée.

— Parce que si vous voulez... Quelques jours... marmonna-t-il.

— Arrête de chialer, Zeke, intervint Rowdy.

— C'est Billy qui pleure, en fait, dit Duke.

C'était vrai. Billy coulait comme une fontaine.

— J'ai pas envie de partir, marmonna le gosse.

— Il faut bien qu'on te ramène à la maison, petit, dit Nick.

— Oh. Oui. C'est vrai. J'avais oublié...

Il y eut quelques instants de silence. Billy sécha ses larmes. Décidément, personne n'était à l'aise avec les aurevoirs.

— Bon... Nick. C'était un plaisir. Merci d'avoir réparé notre vieux terminal, dit Duke en lui tendant une main.

Zeke m'étreignit et me glissa à voix basse :

— Si t'as besoin de quoi que ce soit... Pour ton gamin. Pas Billy, hein. Ton vrai gamin... Reviens-nous voir. Et même si t'as pas besoin de nous, si tu passes dans le coin...

— On reviendra, dis-je en lui pressant les épaules. Merci encore. Pour tout.


Non sans quelques regards en arrière, nous partîmes, en direction du Sud, guidés par Billy qui se repérait avec une aisance étonnante dans le Commonwealth dévasté.

Je ne tardai pas à regretter d'avoir laissé derrière moi mon manche à balai - Duke avait fini par le décorer de flammes, comme s'il ne pouvait pas en être autrement plus longtemps -.

— Ça va, Moriarty ? Vous tenez le coup ? demanda Nick en me regardant claudiquer comme une vieille dame.

— Ça va, répondis-je en me forçant à avoir l'air en forme.

— Sinon, je peux... commença-t-il en me tendant une main.

— Non. Ça va.

— Hé ! Regardez, là-bas, tout là-bas ! C'est ma maison !

Billy pointait avec frénésie une bicoque toute penchée, perchée au bord de la falaise.

— Allez, là, dépêchez-vouuus ! cria-t-il en faisant de grands gestes.


Il était si impatient. Qu'est-ce qu'on allait bien pouvoir faire de lui, quand il découvrira la maison vide ? Le ramener aux Atom Cats ? Le ramener à Diamond City et lui trouver une famille ? Les goules n'ont pas le droit d'entrer à Diamond City. À Goodneighbor, alors ? Et le confier à Hancock ? Quelle idée terrifiante.

Nick retint Billy avant qu'il ne puisse se jeter sur la poignée de la porte bleue.


— Attends, petit. On va être polis, quand même.

Il frappa à la porte - si des pillards se cachaient là-dedans, la politesse allait paraître bien incongrue. Des bruits de pas retentirent dans la maison.

— Qui est là ? demanda sèchement une femme derrière la porte.

— On est avec Billy, dit Nick en mettant la main dans sa poche.

Comme si ça changeait quelque chose pour quelqu'un qui n'avait probablement aucune idée de qui était Billy. L'inconnue ouvrit la porte, son flingue contrastant étrangement avec la robe d'avant-guerre qu'elle portait. Elle nous dévisagea, puis posa ses yeux sur le gosse.

Il y eut un moment de silence pendant lequel personne n'osa prononcer un mot. Elle lâcha son arme qui tomba à côté d'elle, et, dans le même geste, s'effondra à genoux pour serrer Billy dans ses bras.


— Maman ? dit Billy au milieu des sanglots de sa mère.

— Billy... C'est toi.

Elle relâcha son étreinte et prit le visage du petit dans ses mains, comme si elle n'y croyait pas vraiment.

— C'est vraiment toi, chuchota-t-elle à nouveau.

Elle semblait avoir complètement oublié notre présence.

— Carol ? Tout va bien ? demanda une voix à l'intérieur de la maison.

Carol ne répondit rien. Elle était perdue à regarder son fils. Je la comprenais bien. Un homme fit irruption sur le pas de la porte.

— Carol, qu'est-ce que...

Il posa à son tour ses yeux sur moi, puis sur Nick, puis sur Canigou, puis enfin, sur Billy, avant de s'effondrer, lui aussi, à genoux.

— Papa ? demanda Billy qui s'était mis à sangloter.

Bon sang. Nick souriait : il avait eu raison, il avait mené sa mission à bien. Il avait ramené Billy à la maison.


— Maman, papa... fit Billy. Euh... Pourquoi vous avez la tête toute bizarre, comme ça ?

— Oh, Billy... dit Carol en s'essuyant les yeux.

— Nous sommes des goules, répondit l'homme. Comme toi. C'est pour ça qu'on a vécu si vieux, ajouta-t-il en se redressant.

— Je suis une goule aussi ?

Il se retourna vers nous, les bras croisés sur la poitrine.

— Pourquoi vous m'avez rien dit d'abord ?

— Euh, commençai-je.

Par chance, je n'eus pas besoin de me confondre en explications qui n'en étaient pas vraiment.

— C'est vous qui nous avez ramené Billy, dit alors Carol comme s'il était enfin temps de savoir ce que nous faisions là.

— Matt, dit l'homme, solennel, en nous tendant la main. Je ne sais comment vous remercier.

— Enchantée, répondis-je en la lui serrant. Je suis...

— C'est Silver Shroud ! cria alors Billy en attrapant la manche de Nick avant de la secouer. Papa, maman, c'est Silver Shroud ! Et le chien, c'est Canigou, et même que j'ai dormi avec lui quand on était chez Zeke et Duke... Oh, et...

Billy continua à débiter une énorme quantité d'informations à une vitesse toute aussi conséquente.


Une cuisine rouillée, un salon poussiéreux, un escalier branlant, une fenêtre brisée, des meubles brûlés. Une classique maison d'après-guerre. Billy semblait incapable de s'arrêter de parler et Carol buvait chacun de ses mots comme s'ils la rendaient vivante ; ce qui était probablement le cas.

— J'imagine que vous n'êtes pas vraiment Silver Shroud, dit Matt en nous faisant signe de nous asseoir sur un vieux canapé.

— Effectivement, répondit Nick. Détective Valentine, dit-il en serrant la main de Matt. Et ma partenaireMoriarty.

Partenaire. Je souris. Ça sonnait mieux que cliente.


— Détective ? répéta Matt avant de s'asseoir à son tour.

Il jeta un regard à Billy - qui était en train de mimer comment Duke était capable de porter une voiture à bout de bras à l'aide de son armure -, comme s'il voulait s'assurer que son fils n'allait pas disparaître à nouveau.

— Nous n'avions pourtant pas... Enfin, nous ne pensions jamais... ajouta-t-il à voix basse.

— C'était un hasard, répondis-je. Nous étions au bon endroit au bon moment.

— Votre fils est un brave gamin, dit Nick. Nous sommes heureux qu'il soit rentré à la maison.

Matt pencha la tête sur le côté, perdu dans ses pensées et ses émotions. Nick se leva.

— Nous allons vous laisser en famille, dit-il.

— Vous n'allez pas partir comme ça quand même, fit Matt. Pas à cette heure, enfin...

Il devait être à peine dix-huit heures, ce qui n'était pas vraiment qualifiable comme étant cette heure.

— Vous n'allez quand même pas filer comme ça, répéta alors Carol en voyant que nous nous étions levés. Restez au moins vous reposer un peu. Vous avez dû faire longue route ? Vous avez faim, peut-être ? ajouta-t-elle en ouvrant un placard.

— Nous... commençai-je.

— Canigou ! s'exclama soudain Billy. Canigou... Il faut que je montre ma collection de cartes à Canigou, dit-il en filant à toute vitesse dans sa chambre.

Il en ressortit quelques instants plus tard avec un immense classeur gondolé, qu'il étala sur le canapé, avant de se mettre à parler de chaque carte à Canigou, qui, naturellement, l'écouta attentivement.

Des choses insoupçonnées survivent parfois aux bombes.


— Où habitez-vous ? demanda doucement Carol - de toute évidence toujours bien décidée à nous nourrir.

— A Diamond City.

Elle secoua la tête.

— Mais c'est à des jours de marche... Je vous en prie, restez pour la nuit. Nous avons de la place... En fait, ce n'est pas une proposition, ajouta-t-elle. Je ne peux pas vous laisser repartir pour Diamond City à cette heure.


*


— Hé, madame Lily, chuchota Billy. Tu peux venir ?

Le gosse me tira sur le poignet. Je jetai un regard à Carol et à Matt, comme pour m'assurer que j'avais bien le droit de quitter la table. Ils acquiescèrent avec un sourire, d'un air de dire, tout ce que Billy voudra. En me tenant toujours par le bras, il m'amena à sa chambre.

— Voilà. C'est ma chambre, dit-il avec une certaine fierté. Bon, avant, elle était plus jolie. J'aime bien ma chambre parce qu'on peut voir la mer quand on regarde par la fenêtre.

Il pointa l'horizon, à travers le verre brisé, comme pour illustrer ce qu'il venait de dire.

Je m'assis sur le lit. Dans les rais de lumière flottaient des particules de poussière.

— Regarde, dit Billy avec énergie.

Il fouilla dans une boîte en bois, très usée, disparaissant presque à l'intérieur avant de finalement trouver ce qu'il cherchait.

— Lui, c'est Lilian.

Il s'assit à côté de moi. Ses pieds ne touchaient pas le sol. Dans ses mains, il tenait une petite statuette en forme de cheval comme si elle était aussi fragile qu'un animal blessé.

— C'est joli.

— Oui, dit Billy sans me regarder. Je sais que vous allez devoir partir, monsieur Nick, toi, et puis Canigou... Vous devez partir pour retrouver ton fils et le ramener à la maison, comme moi.

Il me posa le cheval sur les genoux.

— Alors j'aimerais bien que tu prennes Lilian, dit-il en relevant la tête.

Billy était très sérieux. A mon tour, j'attrapai la statuette comme si elle était bien vivante.

— Tu es sûr ? soufflai-je.

— Oui. Peut-être même que tu pourras le donner à ton fils quand tu l'auras retrouvé, hein ?

— C'est une bonne idée, oui, dis-je en tournant la tête vers la fenêtre.

Quelques secondes d'horizon, juste pour encaisser les mots du petit.

— Billy, tu n'embêtes pas Lily, quand même, dit gentiment Carol qui venait d'apparaître sur le pas de la porte.

Un, deux, trois. Je fis un sourire à Carol, et dit :

— Il ne m'embêtait pas du tout. Au contraire.

Je lui fis un clin d'œil en déposant Lilian dans la poche de mon blouson.

— Je lui ai donné Lilian ! entendis-je alors que je montais les escaliers.

Carol, dans la chambre, rit en bordant son fils. A chaque marche montée, les larmes que j'avais retenues se bousculaient un peu plus aux portes de mes yeux.


Au premier étage, la fenêtre aussi donnait sur la mer, sur le bruit de la houle, sur la lumière safranée du soleil couchant.

Nick, comme Billy juste avant lui, semblait avoir perdu son regard sur la côte. Je le rejoignis devant la fenêtre. Depuis Quincy, il avait été silencieux ; plus silencieux que d'habitude.

— Loin dans l'ombre regardant, je me tins longtemps, à douter, à m'étonner, à craindre, à rêver des rêves qu'aucun mortel n'avait osé rêver encore.

— Mais le silence ne se rompit point, et la quiétude ne donna de signe, terminai-je.

Nick soupira. Pendant un temps, le silence ne se rompit point.


— Vous avez les yeux rouges, dit-il finalement.

Il ne m'avait même pas regardée, comme s'il n'en avait même pas besoin pour avoir ce genre de certitudes.

— Les enfants, soufflai-je. Vous vous rendez compte ? Avant la guerre, je me surprenais à regarder les enfants dans la rue. Ces enfants qui vivent, qui sont en train de se créer des souvenirs, des images dans leur tête qu'ils regarderont encore, des années plus tard. Les enfants m'émeuvent.

Tout cela faisait beaucoup de mots d'un coup. Je pris le temps de compter les vagues, de respirer avec les flots, avant de reprendre :

— Je les regardais, et je ne pouvais pas m'empêcher de me demander ce qu'ils deviendraient plus tard. Est-ce qu'ils resteront attachés à leur passé, comme le lierre aux arbres ? Est-ce qu'ils grandiront et oublieront, comme certains le font ? Est-ce qu'ils reviendront ici même, à cet endroit où je les ai croisés en train de rire ? L'enfance est précieuse ; c'est un lieu où l'on ne revient jamais.

Nick resta silencieux ; il était peut-être indélicat d'avoir parlé d'enfance à quelqu'un qui n'en avait pas eu.


— Je suis content qu'on ai pu le ramener à la maison, dit-il finalement. Ça en valait la peine.

— Oui.

À la maison. J'avais toujours voulu une maison sur la côte. Ces instants avec Billy m'avaient rappelé ce que la vie aurait pu être, si Nate et Shaun s'étaient réveillés avec moi dans l'Abri.

Dans ma poche, je serrai Lilian en regardant l'horizon.

— Je suis désolé, lâcha Nick.

Dieu qu'il avait l'air las et triste ; autant que ses traits de synthétiques pouvaient l'être. Je n'étais pas sûre de comprendre.

— De quoi êtes-vous...

— Je vous ai mise en danger, me coupa Nick. Même pas pour retrouver votre gamin, en plus. Je n'aurais jamais dû vous...

Sa voix s'éteignit. Il se mit à regarder à nouveau par la fenêtre.

— Qu'est-ce que vous voulez dire, exactement ? demandai-je sèchement. Que je ne sais pas dans quoi je m'embarque ?

— Ce n'est pas ce que je veux dire, dit-il en allumant une cigarette.

— Je peux me débrouiller sans votre aide. Je ne suis pas...

— Faible ? Non. Vous n'êtes pas faible du tout.


J'allumai une cigarette à mon tour. Silence, tristesse, ou colère. Il était parfois plus aisé de choisir la colère pour ne pas se laisser engloutir par les deux autres.

Ce qui ne voulait pas dire que ce choix était le bon.


— Je n'aurais jamais dû vous laisser, souffla Nick - et j'eus l'impression d'avoir déjà entendu ces mots quelque part.

— Ce n'était pas de votre faute, répondis-je doucement. Sans vous, je ne serais plus là.

— Sans moi, vous n'auriez pas frôlé la mort à Quincy.

— Je ne parlais pas de Quincy.


La clarté mourrait peu à peu pour laisser place à l'avant nuit, et dans la pénombre, on ne voyait presque plus que la lumière des yeux de Nick.

— Sans vous, repris-je, tout se serait arrêté il y a des mois. Je serais encore à Diamond City, en train de manger des nouilles, sans doute, en espérant que quelqu'un me mette sur la bonne piste. Sans vous, j'aurais péri aux mains de Kellogg. Sans vous, continuai-je en secouant la tête, je serais toujours cette coquille vide à la recherche de sens dans un monde qui n'en a plus.

Clapotis, souffle du vent. Nick écrasa sa cigarette avant de la jeter par la fenêtre.

— Alors je vais vous dire quelque chose que vous m'avez dit vous-même, repris-je. On est en vie. C'est ce qui compte.

Je continuai à l'observer, avec l'air défiant de quelqu'un qui ne veut pas être contredit. Nick prit ma main. Cette réponse sans mots m'allait très bien.

— Je ne pensais pas que vous étiez du genre à lire Edgar Allan Poe, dit-il.

— Si vous saviez tout ce que j'ai lu, murmurai-je. 

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