Quand on ne regarde que les étoiles

Chapitre 13 : Le gosse du frigo - partie 1

2680 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 06/01/2024 23:38

— Vous sauriez me dire pourquoi mon fusil laser surchauffe ?

Arturo prit une grande inspiration. Il avait l'air très heureux de pouvoir guider quelqu'un sur le grand chemin de l'armement. Besoin d'armes pour vous protéger ? Ici, vous pouvez les acheter à bon prix, et éviter de mourir !

— Ma p'tite dame, dit-il. C'est le souci des armes lasers, vous pouvez pas y couper.

Ma p'tite dame. Ça, c'était une première.

— C'est très économe en munition, hein, reprit-il, vous n'aurez pas à changer votre cellule énergétique trop souvent. Mais en contrepartie, et bien... Faut pas tirer trop vite !

— Je vois. Je vais vous reprendre dix cellules énergétiques, alors.

— Pas besoin d'une nouvelle arme ? Du gros calibre pour protéger la p'tite dame ? Peut-être du plasma, tiens, dit-il en attrapant une arme derrière son comptoir.

— Oh, non, non merci.

Je n'avais pas du tout les moyens d'acheter une nouvelle arme. Il fallait en plus que j'aille acheter des provisions chez Myrna avant de partir à Quincy.

— Par contre, est-ce que vous sauriez où est-ce que je peux trouver une combinaison antiradiations ?

— Une tenue enviro ? demanda Arturo en faisant la grimace. La vache, je sais pas où vous avez prévu d'aller, la demoiselle...

— Merci, Arturo, le coupai-je avant d'en entendre davantage. Ce n'est pas très important. C'est quoi, ça ?

Une holobande était posée en évidence sur son comptoir. Si c'était de la musique, j'étais prête à dépenser tout ce qu'il me restait en poche ; tant pis pour les provisions.

— Ah, ça ? dit Arturo en fronçant les sourcils pour se rafraîchir la mémoire. Euh... C'est de la pub, je crois. Une histoire de recrutement pour le Rail je ne sais plus quoi... Prenez là, dit-il en me la fourrant dans les mains avant que je ne puisse dire quoi que ce soit.

De la pub d'après-guerre. Ça aussi, c'était une première.

— Merci, répétai-je en glissant la cassette au fond de mon sac.

Bordel, le journal de Piper. Je ne l'avais toujours pas lu. Cela faisait des jours et je n'avais toujours pas lu l'article de Piper. L'article à mon sujet. J'étais une amie pitoyable. Après avoir jeté un coup d'œil aux alentours pour m'assurer que ni Piper ni Nat n'allaient m'apercevoir, je m'assis sur un banc.


VUE DE L'ABRI

Un article de Piper Wright

A chaque fois que je parcours les rues de Diamond City, je peux sentir la gratitude qui émane de tous ses habitants. De l'eau sans radiations, de la lumière, l'électricité, la sécurité. Toutes ces choses qu'on pensait utopiques il y a encore quelques dizaines d'années sont devenues notre quotidien, à tous. Malgré ça, il est facile d'oublier, dans notre lutte pour la survie, que nous vivons toujours dans l'ombre de ce que le monde était avant la guerre. Un monde d'avant les radiations. Un monde d'avant les supers mutants et les goules sauvages. Et un monde d'avant la menace synthétique.

Par un drôle de hasard, j'ai croisé la route de Lily. Une authentique résidente d'Abri. Quelqu'un qui découvre le Commonwealth pour la première fois, après les bombes. Qu'est-ce que ses yeux d'avant-guerre ont bien pu penser de ce monde-là, de notre avancée ? Est-ce que Diamond City peut vraiment prétendre à son titre de grand joyau du Commonwealth, cette terre de paix, isolée du mal ?

Avant de répondre à cette question, qui, j'en suis sûre, vous taraude, il faudrait parler un peu plus de Lily, d'où elle vient. Étonnamment, elle n'avait pas grand-chose à dire de sa vie dans l'Abri. Pourquoi ? Parce qu'elle y a passé tout son temps à regarder une vitre gelée. Tous les jours. Pendant deux siècles. Hé oui, chers lecteurs, elle a passé la totalité de son séjour dans l'Abri en étant cryogénisée. Qui aurait pu penser que Vault-Tec réservait ce genre de traitement à ses résidents, sous couvert de protéger des bombes, des radiations, de la guerre en elle-même ? Je vous laisserais chercher la réponse seuls.

Revenons donc au sujet qui nous intéresse : qu'est-ce que ça fait, de voir Diamond City pour la première fois ? Lily m'a répondu : "J'avais si peur. C'est très différent de ce que j'ai connu, avant. Mais de voir que des gens s'étaient réunis pour s'entraider, ça m'a donné de l'espoir".


Elle avait rapporté, presque mot pour mot, ma réponse à sa question que j'avais prise pour une simple curiosité. Avec un sourire, je secouai la tête. Piper. Heureusement que je n'avais pas dit une énormité, du genre, Diamond City est absolument affreuse et je me demande bien comment ses habitants peuvent vivre dans une telle misère.


L'espoir. Depuis combien de temps, depuis combien d'années personne ici n'a prononcé ce mot, si ce n'est un certain maire soucieux de se faire réélire en faisant des promesses pleines de vide devant notre Mur ? C'est ça, qui fait la différence, chez Lily : elle n'a pas encore été contaminée par le cynisme et l'hypocrisie qui régit notre nouveau monde. Ce qui est d'autant plus honorable en sachant qu'elle n'a pas atterri dans le Commonwealth dévasté sans raison. Vous voyez, Lily a un fils. Shaun. Et malgré la toute relative sécurité de l'Abri, quelqu'un s'y est introduit, a enlevé Shaun à sa mère, et cette mère est maintenant en train de prendre des risques inimaginables, en retournant chaque recoin de notre monde étrange et hostile, tout ça pour sauver Shaun des griffes de ses kidnappeurs.

Personne ici n'ignore les rumeurs et les murmures qui entourent toutes les disparitions qui frappent jusqu'à Diamond City. Cet air coupable qu'on a, lorsqu'on croise ces gens, endeuillés, perdus, ceux qui ne sauront jamais ce qu'est devenu leur proche, en pensant, "Dieu merci, c'est arrivé aux autres". Et vous me direz peut-être : il y a un million de façon de mourir dans le Commonwealth, alors pourquoi s'inquiéter de quelques kidnappings ? Pourquoi, en effet.

C'est facile, d'ignorer ces enlèvements. C'est facile de fermer les yeux sur toutes ces choses graves qui prennent place dans notre monde. Nous connaissons l'existence de l'Institut depuis longtemps, mais c'est un spectre, de la poussière qui disparaît dès qu'on la touche. Ils ne sont, certes, pas les seuls responsables de tous les enlèvements, mais le fait que parfois, ils soient bien les coupables, et, encore pis, le fait que nous ayons l'impression qu'ils soient si intouchables nous force à considérer tous les disparus comme s'ils l'étaient pour toujours.

Mais alors, pensez à ceux que vous croisez dans la rue. Penser à ces inconnus, à ces voisins, à ces amis qui sont hantés par ces proches que peut-être jamais ils ne reverront. Ils n'ont pas le luxe de pouvoir fermer les yeux. Ils doivent porter le lourd poids d'un deuil qu'on ne peut même pas commencer, et tout le monde leur dit d'abandonner, d'oublier. Comment pouvez-vous continuer à ignorer tout cela ? Comment pouvez-vous continuer à faire comme si nous n'étions pas sous cette chape, noire et menaçante ? Comment pouvez-vous continuer à vous dire que jamais ça ne vous arrivera, quand vous embrassez les gens que vous aimez ?


Merde. Je m'essuyai les yeux. Merci, Piper, tu me fais pleurer sur un banc. Juste avant que je ne doive aller voir Myrna ; ce que je ne faisais vraiment pas de bon cœur, mais il fallait bien que j'achète à manger. Je m'étais contenté d'un "bravo Piper, l'article est super". Son article était bien plus que ça. Il était juste. Il était acéré. C'était une claque dans la figure.


— Bonjour, Myrna.

Elle me toisa de haut en bas. C'était une habitude.

— Z'êtes pas une synthétique ? Je vends pas...

— Je ne suis toujours pas une synthétique, Myrna.

Mais entre nous, je me demande bien ce que ça peut vous foutre.

Je payai les trente capsules pour les deux boîtes de Cram, les Bombes Sucrées et les gâteaux Fancy Lads. Je ne pris pas la peine de lui demander si elle avait une combinaison antiradiations. Je n'en avais pas les moyens, de toute façon.

Et, à vrai dire, cela m'importait peu.


Nous étions le 14 janvier 2288. J'étais sortie de l'Abri il y a trois mois. Trois mois déjà. Et je pensais de moins en moins à mon fils.

Bien sûr, je pensais à lui. Je pensais à lui d'une façon purement pratique et factuelle. Trouver une combinaison antiradiations (c'est très difficile à trouver), aller dans la Mer Luminescente (je ne peux pas y aller comme ça), parler à Virgil (il est probablement mort)... Je pensais à lui comme aux différentes étapes d'un plan que je repoussais toujours au lendemain.


Je ne pensais pas à lui. À lui, à dix ans, enfermé à l'Institut, en train d'être élevé par je ne sais qui. Je ne me demandais pas ce qu'il vivait en ce moment-même, s'il était en sécurité, s'il se demandait qui étaient ses parents.

Il me paraissait si improbable de le retrouver au bout du chemin. Était-ce une façon de me préserver, de commencer mon deuil avant l'heure ? Les mots de l'article de Piper me mettaient une claque à moi aussi.

J'avais envie de retourner la voir. Mais j'étais partie de chez elle le matin même, je n'avais pas envie de devoir admettre à demi-mot que je venais seulement maintenant de lire son article, et, surtout, nous avions prévu de partir aujourd'hui pour Quincy. Je n'avais pas envie de faire attendre Nick. De faire attendre ma page tournée par procuration.


— Salut, Ellie, lançai-je après être entrée dans l'agence sans avoir pris la peine de frapper.

— Salut, Lily, répondit Ellie avec un sourire. Vous voulez du café ?

— Pas le temps pour du café, Ellie, lança Nick. Vous êtes prête, Moriarty ?

Mon sac était rempli de munitions, de bouffe pour plusieurs jours, de Stimpaks. Canigou était survolté, puisque, comme souvent, il savait que quelque chose se préparait. J'étais aussi prête que je pouvais l'être.

— Oui.

Nick ouvrit un placard et en sortit un fusil de précision qu'il accrocha dans son dos.

— C'est vraiment nécessaire, ça ? fis-je avec un signe de tête.

— On va sur la côte. Si on croise des fangeux, vous serez bien contente que je puisse viser leur tête convenablement.

— Ah. Oui, marmonnai-je en me remémorant l'existence de ces crabes bipèdes.

Ellie faisait nerveusement les cent pas, incapable d'arrêter de bouger.

— On a vraiment vu pire que quelques crabes, Ellie, fis-je avec un sourire.

— C'est que... C'est loin, quand même, Quincy... souffla-t-elle en tripotant son chignon. J'ai comme un mauvais pressentiment...

— Vous avez toujours de mauvais pressentiments, Ellie, rétorqua Nick.

— Le dernier, c'était pour Park Street. Je n'avais pas vraiment eu tort, dit-elle en croisant les bras sur sa poitrine.

Nick leva les yeux au ciel :

— Vous vous êtes fait un sang d'encre alors que j'ai seulement été retenu quelques jours. Ça va bien se passer, dit-il plus doucement en posant une main sur son épaule. De plus, j'ai vraiment envie de boucler le cas Winter.

— Bon... souffla Ellie dont les joues étaient devenues roses. Puisque vous le dites... Faites attention, quand même, ajouta-t-elle en relevant les yeux vers moi.

— Promis.


Je savais qu'Ellie était toujours inquiète pour Nick ; pour des raisons parfois peu objectives. Et pourtant.

Jamais je n'étais allée aussi loin dans le Commonwealth dévasté.


*


Contrairement à ce qu'avait prédit Nick, nous ne croisâmes aucun fangeux. La mer était aussi tranquille qu'elle l'avait toujours été. Elle n'avait pas changé. La mer était la seule chose qui était, en tout point, identique à mes souvenirs. Le seul rappel que des bombes étaient tombées était ce vieux frigo rouillé, échoué près de la rive.


— Vous n'aviez pas mieux, comme endroit pour faire une pause ? Je vais retrouver du sable dans mes circuits pendant des semaines, fit Nick en s'asseyant à côté de moi.

Je souris. Canigou se mit à jouer dans l'eau.

— J'aime bien la mer.

Nate était originaire de la côte Est. Il aurait bien aimé voir la mer, lui aussi. Peut-être aurait-il été un peu attristé de voir le reflux amener autant de débris sur le rivage. Peut-être avait-il foulé cette plage, cet endroit même que j'avais choisi pour reposer mes jambes.

Je soupirai. Je ne pouvais même pas profiter de la mer sans que tout ne me retombe dans la gorge.

— Hé. Ça va ?

— ...

Je fixai les vagues. Ça n'allait jamais vraiment.

— Nate me manque terriblement. Chaque jour un peu plus que la veille. J'ai l'impression que jamais ça ne s'arrêtera. Et je suis une personne horrible.

— Ce n'est pas vraiment comme ça que je vous décri...

— J'aurais préféré que Shaun meure, si Nate avait pu rester en vie, coupai-je. Comment une mère peut-elle penser ça ? Bien sûr, j'aurais été brisée. Mais pas autant que si...

Je secouai la tête.

— Je ne devrais même pas y penser. Ce n'est pas comme si je pouvais faire l'échange, comme si je pouvais remonter le cours du temps. Depuis que je sais qu'il a dix ans... Je ne sais pas. Il a sûrement déjà quelqu'un à appeler maman. Le sauver, ça ne reviendrait pas à le kidnapper une deuxième fois, finalement ?

— Hé, dit Nick en se rapprochant de moi. Votre fils ne se souviendra peut-être pas de vous tout de suite. Mais il comprendra, j'en suis certain. Avec un peu de temps, vous-

— Y'a quelqu'un ? Ooooohé... Je vous entends, m'ignorez pas, je vous en supplie !

Je me relevai en sursaut en même temps que Nick.

— Vous avez entendu ça ? demandai-je, l'arme dégainée.

— Oui. A moins qu'on devienne fous tous les deux, y'a quelqu'un dans le coin.

— Sortez-moi de là ! S'il vous plaît... cria à nouveau la voix.

Je fis un tour sur moi-même. Il n'y avait personne ici.

— Je suis dans le frigo !

Le frigo ?  Putain, le frigo, là ? C'était quoi, un piège ?

— Vous êtes qui ? demandai-je fermement au frigo.

Le frigo remua. Je fis quelques pas en arrière.

— Je m'appelle Billy... S'il vous plaît. Ça fait tellement longtemps que je suis enfermé ici...

C'était une voix d'enfant.

— Qu'est-ce que tu fais là-dedans ? demanda Nick sans abaisser son magnum.

— Je... Je me suis caché. Quand il y a eu des sirènes... Et les bombes ? Il y a eu des bombes, non ? Et après, je suis... Je suis coincé. Il n'y a pas de poignée à l'intérieur.

— Les bombes ? Les bombes sont tombées il y a deux cents ans. Tu ne peux pas être si vieux que ça, dis-je.

— Il fait noir, là-dedans... se plaignit le gamin. Ça fait vraiment longtemps que je suis là. Je vous le jure...

— Écoute. Ton histoire, c'est quand même gros, fis-je.

— Je suis fatigué... Je suis tout seul... Pourquoi vous n'ouvrez pas la porte ? dit Billy en étouffant un sanglot.

— C'est vraiment un gamin, Moriarty. Que vous soyez d'accord ou pas, j'ouvre cette porte.

Il avait raison. De mes deux mains, j'attrapai la poignée.

— Billy ? On va te faire sortir.

Je me mis à tirer de toutes mes forces. La porte était vraiment coincée. Un bête frigo me résistait.

— Attendez, fit Nick en me faisant signe de m'écarter. Je m'en occupe. Petit, bouche tes oreilles.


Il tira deux fois dans les charnières de la porte. Dans le frigo, il y avait bien un enfant, accroupi, la tête dans les mains.


C'était une goule. 


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