Quand on ne regarde que les étoiles

Chapitre 8 : Quand on ne regarde que les étoiles

2639 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 15/12/2023 12:46

Et tout de suite, il comprend. S'il n'ouvre pas la bouche, elle retournera à son livre, le moment sera brisé, il n'osera plus. Il faut bien qu'il fasse quelque chose, parce qu'elle le regarde et qu'elle n'a pas l'air très content. Elle tapote même la couverture de son livre ; ce n'est pas bon signe.

Il n'aime pas ça, aborder les femmes. C'est indélicat, c'est malpoli, ça ne se fait pas, c'est tout. Il hésite à repartir, mais il se demande si ça ne serait pas encore plus indélicat. C'est bizarre d'avoir peur de parler à quelqu'un quand on a fait des choses très dangereuses dans sa vie.

Je peux m'asseoir à côté de vous ?

En disant ça, il pointe l'autre extrémité du banc. Il y a d'autres bancs dans le parc, ils sont tous libres, c'est un prétexte, elle va refuser ; elle aurait raison.

Elle fronce un sourcil - juste un, pas les deux. Elle hausse les épaules, elle hoche la tête, et puis, après avoir placé une mèche de ses cheveux derrière son oreille, elle se remet à lire.

Il s'assoit, il n'a pas de livre à lire.

De temps en temps, il la regarde, et il se dit qu'il aimerait bien que ce moment ne s'arrête pas.

────────────


Les lampes gigotaient dans tous les sens et me donnaient mal à la tête. J'essayai de me souvenir de ce que je faisais ici, allongée sur un sol dur et froid. Le Red Rocket ? Non, trop loin. Le temps ne pouvait pas s'être arrêté pendant aussi longtemps.

Je n'allais pas rester ici, alors je me redressai. Est-ce que les murs pourraient s'arrêter de tourner ? La nausée se mêla à la douleur qui pulsait à l'arrière de mon crâne.

— Vous foutez quoi ? Restez allongée, me dit une voix.

D'accord. Je reposai docilement ma tête par terre. Une masse sombre aux yeux jaunes était penchée au-dessus de moi.

— Valentine.

— Bon, c'est bien, vous avez encore quelques neurones qui fonctionnent là-dedans.

La voix de Nick était distante, elle semblait rebondir sur les murs. Pourtant, il était tout près. Je devais réfléchir pour comprendre le sens de ses mots, comme s'il parlait une autre langue que je devais traduire.

C'était pénible.

— Kellogg est un imbécile, dit Nick. Enfin, normalement, pas tant. Mais pour quelqu'un qui bosse avec l'Institut, c'est quand même un comble de laisser un synthétique à terre en pensant qu'il ne se relèvera pas.

L'institut. Shaun. Shaun à l'Institut. Il fallait que j'aille à l'Institut pour retrouver Shaun. Mais d'abord, il fallait que ce mal de tête s'en aille.

— Je vous ferais bien la morale sur le fait de vous être emportée comme ça : c'était stupide, et dangereux, reprit Nick. On aurait dû y passer, et si j'avais traîné quelques secondes de plus je serais en train d'enterrer votre cadavre à l'heure qu'il est.

Kellogg, Kellogg qui m'étrangle. Tiens, ça me revenait, maintenant. Nous avions combattu des synthétiques. Nous avions débusqué Kellogg. Kellogg avait tué Nick puis avait essayé de me tuer. Qu'est-ce que je foutais là, par terre ?

— Je suis quand même surpris qu'il ait à ce point perdu sa méthode. Mais bon, on ne va pas s'en plaindre. Comment vous vous sentez ? demanda finalement Nick.

Nick n'était pas mort, puisqu'il était à côté de moi. Kellogg, en revanche, était probablement mort, puisqu'il n'était pas en train d'essayer de nous tuer.

Comment vous vous sentez ?


J'ouvris la bouche pour répondre et la refermai aussitôt. Les lumières continuaient à gigoter au plafond. Je cherchais des mots - encore, et les mots se mélangeaient dans ma tête, dans une danse semblable à celles des néons au-dessus de moi.

Je me mis à pleurer comme je n'avais pas pleuré depuis deux cents ans. Mon chagrin semblait s'échapper de mon corps ; c'était un torrent, emportant sur son passage tout ce que je trimballais en silence depuis des semaines. Nate, Shaun, le deuil du monde que j'avais connu, la peur pour ma vie, la bouffe dégueulasse, le regard de Canigou, mes rires échangés avec Piper, Nick qui tombe au sol, mort, l'expression de Kellogg alors qu'il était en train de me tuer.

Il n'y avait rien à faire. Entre deux sanglots, j'essayai de respirer. La peine était si forte qu'elle allait de mon cœur jusqu'au bout de mes doigts.

— Je suis tellement désolée, arrivai-je finalement à articuler.

J'avais traité Nick comme de la merde, en long, en large et en travers. Le fait de ne pas spécialement l'apprécier n'était pas une excuse. S'il avait été humain, je l'aurais mené à une mort certaine, en plus de causer la mienne. Il m'attrapa par les deux épaules et me secoua sèchement, une fois.

— Hé. Calmez-vous. On est en vie. C'est ce qui compte.

Mes sanglots s'étaient instantanément volatilisés, ne vivaient plus que les larmes déjà sur mes joues. J'avais envie de le secouer aussi, mais surtout, j'avais honte. En silence, je sortis un Stimpak de mon sac et me l'injectai dans le bras.

Comme si rien ne venait de se passer, Nick reprit la parole sans me regarder.

— Pendant que vous étiez dans les vapes, j'ai fouillé Kellogg : il avait un implant cybernétique fiché dans le crâne.

— Et ?

— Et j'ai aussi piraté son terminal pour voir ce qu'il contenait.

Et ?

— Vous avez trouvé quelque chose ?

— Je n'ai pas cherché. Je ne voulais pas vous enlever ce plaisir.

Je me relevai. Ma tête tenait sur mes épaules, la nausée s'était calmée. Au sol, à côté du bureau, le corps de Kellogg, dans une mare de sang, le crâne explosé.

Tu mériterais que je te donne à manger aux goules.

Mes yeux se posèrent sur son flingue. Je le pris et le retournai entre mes mains. C'était l'arme qui avait tué Nate et j'en voulais à cet objet presque autant que j'en voulais à Kellogg. Je soupirai et reposai l'arme d'un geste las. Ça n'aurait servi à rien de balancer le pistolet à l'autre bout de la pièce juste pour le plaisir de le voir s'écraser au sol.

Le terminal ne possédait qu'une seule entrée, comme si Kellogg avait tout effacé récemment.


Welcome to RobCo Industries™ Termlink

LOGIN//KELLOGG

PW// ********

Shaun rendu avec succès à l'Institut après la mission de test. Paiement obtenu. Nouveaux ordres reçus pour traquer des renégats. J'ai demandé des renforts, le Fort est nettoyé et les sécurités sont en place. On bouge bientôt.


Je l'avais raté de si peu. 

— Alors ? demanda Nick, derrière moi.

— Alors, rien. Shaun est à l'Institut, Kellogg disait vrai, répondis-je avec lassitude.

Dehors, le jour se levait. Canigou n'était plus là.

Canigou n'était plus là, et je me rendis compte que le chien était bien plus important pour moi que ce que j'avais voulu supposer.

— Hé, vous en faites pas, dit Valentine comme s'il avait lu dans mes pensées. Canigou fait ce qu'on lui dit. Il est rentré.

Il alluma alors une cigarette et je dû me retenir de ne pas lui en demander une.


*


Effectivement, Canigou était rentré. Il nous attendait à l'agence ; comme s'il avait décrété, avec justesse, qu'il travaillait désormais ici avec nous. Ellie m'avait cette fois accueillie avec froideur, comme si c'était à moi de payer le prix de son inquiétude.

Elle n'avait pas tout à fait tort. La marche du retour m'avait épuisée. J'avais envie d'un café, ou mieux : du sac de couchage de chez Piper. Nick n'avait pas l'air de cet avis, comme si quelque chose le démangeait. Sans même s'être assis, il lança :

— J'ai réfléchi, un peu, et j'ai une idée. Une idée complètement stupide, mais si ça marche, c'est le gros lot.

— Hm.

Sans avoir peur d'être impolie, je m'assis, mon coude sur la table et la tête dans ma main. Ellie, malgré tout, prit le temps de m'apporter un café. Elle n'avait posé qu'une seule question, "vous avez retrouvé Kellogg ?". Question à laquelle Nick avait sobrement répondu : oui, il est mort.

— À Goodneighbor, reprit Nick avec beaucoup trop d'énergie, y'a un machin qui s'appelle le Memory Den.

— Quoi ?

— Une ville du coin. Le Memory Den, je disais. Là-bas, ils proposent, contre quelques capsules, de revivre des souvenirs aussi clairs que le jour où ils ont été vécus.

Sa phrase fit tomber une suite de dominos dans ma tête. Revivre des souvenirs, les revoir comme si on y était, sentir l'odeur de l'herbe coupée, entendre les oiseaux dans les arbres, prendre la main de Nate, voir Shaun gazouiller dans son berceau.

Je bus une gorgée de café.

— Et donc ?

— L'implant, que j'ai récupéré dans la tête de Kellogg. J'aimerais bien essayer d'en extraire des informations, en supposant qu'il en contienne. Le Dr. Amari est une pro, question cerveaux, et elle connaît bien les technologies de l'Institut. Ça vaut le coup d'essayer.

C'était complètement stupide, effectivement.


*


Valentine ne parlait jamais pour ne rien dire ; moi non plus. Mais ce soir-là, le silence était encombrant. Mon esprit était si bruyant que je devais me retenir de ne pas lui répondre.

J'avais espéré. Quelle idiote ; j'avais espéré. En courant dans le fort, j'avais cet espoir de retrouver Shaun au bout du chemin. Maintenant, il fallait que j'encaisse l'espoir. Il fallait que j'encaisse cet échec, rendu encore plus cuisant parce que j'avais pensé que mon voyage s'arrêtait là.

Et je n'avais même pas le droit d'abandonner, puisque je n'avais pas encore tout essayé.


— Hé, gardez la tête haute. Je sais que le tableau s'est noirci, mais ça ne durera pas pour toujours, lança Valentine qui avait ce foutu don pour lire dans ma tête.

Oh, bien sûr, c'était aimable. C'était délicat ; c'était les mots d'un ami. Je serrai mes poings fichés au fond de mes poches. Le type était un robot. Qu'est-ce qu'il pouvait bien en savoir ? Pouvait-il même ressentir quoi que ce soit ?

— Pourquoi vous m'aidez à ce point, Valentine ?

Il fronça les sourcils - ce qui était particulier, puisqu'il n'avait pas de sourcils.

— Parce que c'est mon job.

— Je ne vous paye même pas.

Il ne répondit rien mais c'était trop tard. J'avais ouvert la porte aux mots ; c'était toujours comme ça. Tout sortira d'un coup, ou rien ne sortira jamais.

— Au milieu de tous ces gens qui se battent pour rester en vie, le fait que vous risquiez la vôtre pour quelqu'un que vous connaissez à peine me dit que vous avez peu d'intérêt pour le fait de survivre, marmonnai-je.

Nick soupira. Il ralentit, releva la tête et sembla se perdre, un peu, dans les étoiles qui mouchetaient la nuit.

— Il m'a fallu un temps fou, pour me faire à ce monde. Ce monde d'après les bombes, je veux dire. Dans un sens, vous ne vous en sortez pas trop mal. Bien mieux que moi à l'époque. Dieu merci, j'ai trouvé Diamond City. Vous avez dû vous dire ça, aussi.

Mes poings s'étaient desserrés dans mes poches. Des questions me brûlaient les lèvres ; Nick avait connu le monde d'avant. L'Institut existait-il avant la guerre ? Je n'avais jamais vu de robots plus avancés que les Protectron et les Mr. Handy. Nate m'en aurait parlé, si des types avec la tronche de Valentine existaient quelque part, de mon temps.

— Mais bon, reprit Nick, quand je suis arrivé, la plupart des gens étaient persuadés que j'étais un agent de l'Institut, envoyé en ville pour saboter les réserves de flotte, où je ne sais pas quoi. Jusqu'à ce que je sauve la fille du maire... Là, ça a commencé à changer.

— La fille du maire ?

— Ouais. J'ai fait ce que j'avais à faire ; je l'ai ramenée à la maison, et le maire m'a assuré une place en ville. Une vraie place, continua Nick. Bon, au début, c'était la merde. Mais les gens semblaient ne pas pouvoir oublier que j'avais sauvé la fille du maire, si bien qu'à chaque fois que quelqu'un disparaissait, on venait me voir. Ta femme est partie avec son amant et a pris toutes les capsules ? Va voir le synthétique. Ton gamin a décidé de fuguer pour visiter Goodneighbor ? Et bah va parler à Nick. Au début, j'étais tellement content qu'on me parle comme à une personne que je faisais même pas payer les gens.

— ...

Je me rendais compte que je n'avais eu, jusqu'ici, aucune idée du traitement qui était réservé aux synthétiques. J'avais encore été naïve, considérant Myrna et sa politique de vente comme une résultante de son mauvais caractère. De toute évidence, c'était loin d'être une fantaisie isolée.

— Et, vous savez, le monde me voit peut-être comme Nick le synthétique. Mais ceux qui viennent demander mon aide, ils s'adressent à Nick le détective. Et après tout ce qu'il...

Il marqua une pause, stoppant sa lancée. Comme s'il avait presque laissé échapper quelque chose qui ne devait pas sortir ; pas tout de suite.

— Après tout ça, reprit-il. C'est en aidant les gens, que je me sentais normal. Que je me sentais vivant, même si je ne le suis pas. Pas vraiment. Alors, comme vous le dites, j'ai peu d'intérêt pour le fait de survivre, c'est vrai. Parce qu'au beau milieu de mon existence, je n'ai rien d'autre à faire.


À force de jouer avec la mort, la mort a fini par l'avoir.

Si je n'avais pas eu Shaun à retrouver, serais-je même sortie de l'Abri, finalement ? J'aurais considéré ma vie comme une donnée, comme une simple information. Je suis en vie, tant mieux. Je suis morte, peu importe.

En revanche, contrairement à Nick, je ne suis pas sûre que j'aurais eu l'altruisme de donner ma vie pour améliorer celle des autres. J'aurais sans doute dévalé le monde dans une folie outrancière, saupoudrée de substances et de malheurs qu'on cherche plus qu'on ne les fuit.

— Une dernière chose, reprit Nick. J'ai mis du temps, mais j'ai fini par réaliser que, chez soi, c'est juste l'endroit où on s'en sort. Avec un peu de patience... Et sans doute un peu d'effort, vous finirez par trouver votre chez-vous, vous aussi.

Je faillis rétorquer que c'était bien facile de me dire qu'avec le temps tout s'arrange. Mais c'était à nouveau supposer que Nick ne savait rien de ce que je vivais.

Peut-être qu'il était possible d'accepter, un jour. D'accepter que désormais, telle était mon existence, ici même, dans ce monde pourri. Accepter que jamais je ne reverrai d'arbres en fleurs, de grandes étendues vertes, que peut-être jamais je ne reverrai Shaun. Et que, sans le peut-être, je ne reverrai jamais Nate.

Sauf.

— Ne me laissez pas tester ce truc de la mémoire, à Goodneighbor. Même si je me mets à hurler.

— Je n'avais même pas prévu de vous laisser approcher d'un pod.


Sur la route, le silence était redevenu simple silence. Canigou transportait une branche dans sa gueule comme un trésor.

Alors que la nuit battait son plein, je perdis à mon tour mes pensées dans le ciel noir.

Quand on ne regardait que les étoiles, on pouvait presque imaginer être encore dans le monde d'avant les bombes. 



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