Âme de Pureté

Chapitre 93 : L'Expiation | Chapitre 93

6089 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 23/06/2020 19:02

Face au miroir de ma chambre, j'enfile l'uniforme scolaire de Flem sans entrain. Tirant sur mes chaussettes hautes jusqu'au milieu de mes cuisses, je songe aux paroles de ma mère la veille. Un retour au bercail s'impose-t-il ? Comment vais-je pouvoir l'annoncer à Zoé après tout ce qu'elle a fait pour moi ? Et les autres...

Sur la commode, mon téléphone portable m'attend patiemment. L'écran affiche la note n° 3. D'ici, je me surprends à relire les premières lignes. Mon cœur s'emballe si vite que je détourne les yeux pour me reconcentrer sur mon reflet.

De toutes les raisons qui auraient pu me pousser à perdre la mémoire, je ne me doutais pas de ce qui m'attendait. Le message précédent ne précisait pas le moment opportun pour continuer ma lecture. Ainsi, quand j'ai compris que la nuit ne me reposerait pas, je me suis aventurée plus loin.


Sam. 2:16. Note interne: Note 3

Message : Salut, maintenant que tu as envoyé le message à Zoé, j'ai quelque chose à t'avouer.

Il y a quelques semaines, à la fin du tournoi de Bataille-Ville, j’ai commis des actes impardonnables. Madame Yoshida, la patronne du Tam-Tam, t'a demandée de faire des choses... déplaisantes. Pour me défendre, nous l'avons envoyée au Royaume des Ombres à l'aide des pouvoirs d'Eléonore.


Ce n'est pas la première fois que le Royaume des Ombres est évoqué. Marik l'a mentionné au musée hier matin, mais Eléonore m'a affirmée qu’il n’en était rien. De toute évidence, elle a menti, encore.


Message : Ensuite, j’ai merdé. Nous avons transporté son corps dans un garde-meuble et nous avons mêlé Zoé à toutes ces histoires. Pire encore, nous avons essayé de nous en débarrasser en croyant que c'était la seule solution. Mais ils nous en ont empêchés. Joey et ses amis nous ont sortis de ce merdier. 


Et dire j'ai proposé à Zoé d'aller au Tam-Tam alors qu'elle a dû m'aider à planquer un cadavre. Rien que d'y penser, j'en ai des sueurs froides.


Message : Nous avons aussi envoyé le père de Kageyama dans cet endroit. Nous avons totalement perdu le contrôle. C'est ton boulot maintenant, de remettre de l'ordre dans tout ça. Je sais que je t'en demande énormément et que tu dois te demander pourquoi je nous ai infligé ça, mais crois-moi, il faut qu'on trouve une solution.


J'ai donc misé ma survie et ma santé mentale sur une amnésie. Quand je pensais prendre des décisions de merde, j'étais bien loin du compte.


Message : Si tu te demandes comment, je te conseille de faire confiance à-


Le reste du message est brouillé. J'ai relancé l'application bloc-notes à plusieurs reprises, mais impossible de lire la suite. Ma vision se troublait à chaque tentative et mes doigts se crispaient désespérément à l'écran. Seule la dernière ligne était lisible.


Message : Quand tu te sentiras prête, ouvre la note n° 4. Elle contient la réponse à toutes tes questions. Mais surtout, ne le fais pas seule. Demande-lui de t'aider.


Le « lui » se réfère au paragraphe flouté. Pourrait-il s'agir d'Eléonore ? Une voix à l'intérieur de mon corps m'intime que oui, mais pourquoi me brouiller la vue ?


Message : Bonne chance.


Et, en effet, cela ne m'a pas aidé à fermer l'œil.


Je suis définitivement la pire alliée qu'il soit. Des coups répétés à ma porte d'entrée m'indique que Zoé est déjà arrivée. Après une ultime vérification dans le miroir, j'attrape mon sac de cours et me précipite en bas des escaliers pour lui ouvrir. Lorsque la porte s'ouvre sur mon amie, je suis étonnée de la voir en habits citadins, un petit sourire aux lèvres.

— Qu'est-ce que tu fais dans cette tenue ?

Son sac à dos accapare toute mon attention, elle croise les bras et hausse les épaules.

— Je suis aussi heureuse de te revoir, « Lore-chan ». Et pour répondre à ta question, c'est toi qui portes les mauvais vêtements, alors file te changer !

Son air joyeux et déterminé ne présage rien de bon. Ebahie, je jette un coup d'œil dans le couloir avant de me rappeler que ma mère n'est probablement plus à la maison. Poussée par l'enthousiasme de la brune postée sur le seuil du hall d’entrée, je n'argumente pas plus que je ne proteste quand elle me force à troquer mon uniforme pour tenue informelle. Zoé a fourré son nez dans mes tiroirs pour me jeter énergiquement une série de vêtements à la figure.

-- Dépêche-toi, on va être en retard !

Veillant à ne pas arracher les boutons de ma chemise, j'enfourne ma tête dans un t-shirt blanc inscrit de quelques hiragana.

— Peux-tu au moins me dire où on va ?

— Plus vite tu seras prête, plus vite tu sauras.

Le lycée risque de reporter mon absence à ma mère et la conforter dans l’idée de me renvoyer en Europe pour terminer mes études. Tout m'indique que c'est une très mauvaise idée. Pourtant, je ne parviens pas à exprimer mon refus et obéis machinalement.

— Viens-là, souffle-t-elle d'un ton doux, armée d'un brosse à cheveux et d'élastiques noirs.

Zoé se glisse ensuite dans mon dos et commence à dresser ma tignasse. Ses gestes précis me rappellent les nombreuses fois où elle a dressé mes cheveux dans les vestiaires du Tam-Tam. La pression exercée sur mes racines n'est pas douloureuse, mais je grimace quand elle les tire pour remonter la queue de cheval au sommet de mon crâne.

— Fais-moi voir ça, dit-elle en me tournant les épaules.

— C'est un rendez-vous ?

— Tu aimerais ?

Je pouffe, heureuse de retrouver le sarcasme caractéristique de mon amie. Elle se charge également de vider mon sac de cours pour remplir celui que j'emporte lors de nos virées au centre-ville. J'ignore ce qu'elle a préparé, toutefois, je saisis qu'il ne s'agit pas d'une simple école buissonnière.


— Maximilien Pegasus ? Depuis le temps qu'il essaie de te recontacter.

J'acquiesce nerveusement, les doigts accrochés à la barre du tram. Nous avons dépassé l'arrêt du lycée depuis une vingtaine de minutes. Les quelques étudiants présents dans le wagon à notre arrivée ont d’ores et déjà déserté les lieux. Je jette un coup d'œil à mon téléphone, un soupir au bout des lèvres. Il est trop tard pour reculer maintenant.

— Ah, on y est !

De l'autre côté des vitres s'étend l'immense gare de Tokyo. Il faut environ une vingtaine de minutes pour joindre l'une des plus grandes gares du pays depuis Flem et Domino City. Pourtant, malgré la proximité des lieux, je ne me suis presque jamais aventurée au-delà de ces deux villes en l'espace de deux ans. Je crois même que c'est la première fois que je reviens dans cette gare depuis notre déménagement.

Lorsque le tram ralentit aux abords du quai, Zoé empoigne mon bras pour devancer les autres passagers et s'échapper avant tout le monde. Elle m'entraine sur une série de mètres puis s'arrête, les yeux en alerte. Elle se tortille dans tous les sens, à la recherche de quelque chose. La grande horloge murale indique huit heures dépassées d'une vingtaine de minutes.

— Ils sont là ! s'exclame la brune sans s'inquiéter des voyageurs obligés de nous contourner pour monter dans le tram.

« Ils » ? Intriguée, je promène mon regard dans la même direction qu'elle et repère deux grandes silhouettes masculines. Je ne peux contenir un rire nerveux.

— Tu te moques de moi.

— Non, tu en as besoin, répond-t-elle penchée vers mon oreille.

Les bras levés au-dessus de sa tête pour capter l'attention de nos compagnons de route, Zoé m'assène un coup dans la hanche pour me pousser à l'imiter. Près des escaliers, Joey et Tristan finissent par nous repérer parmi la mare des gens.

On peut toujours repartir, tu n'as qu'un mot à dire. L'école ne dira rien si nous arrivons en retard, il suffira de désamorcer le tout, je peux m'en occuper.

L'image de ma mère dépitée surgit dans mon esprit, aussitôt effacée par les visages espiègles des Apollons de Domino. Non, j'ai envie de les suivre.

— Pour une fois qu'on arrive avant vous ! se vante le brun, plutôt concentré sur mon amie.

— Oui, quand il s'agit de faire des conneries, je sais qu'on peut compter sur votre assiduité, réplique-t-elle d'un ton faussement tranchant.

Les voir plaisanter tous les deux me remémore le matin où ils discutaient devant le portail du lycée. Peut-être qu'ils ne se préoccupaient pas du duel du week-end passé comme ils le prétendaient. Non, en vérité, je n'ai jamais douté.

— Surprise, chantonne Joey, fier. Soso a insisté pour qu'on se retrouve en dehors des cours.

— Alors c'est son idée ?

— A vrai dire, c'est une idée de Tristan et moi, corrige-t-elle, brandissant son index. Et on s'est dit qu'embarquer Joey te ferait plaisir.

Si elle désirait me mettre mal à l'aise, alors c'est réussi. Une désagréable chaleur me rougit les joues et couvre mes mains de sueur. Cet acharnement pour nous réunir tous les deux commence à me rendre mal à l'aise.

— J-je... Merci ?

— Bon, vous allez vous décider à me dire où on va ou on profite de la pollution de Tokyo jusqu'à nous vider de nos trippes ?

Un clin d'œil de Zoé suivi d'un sourire, j'ai l'impression que c'est exactement la réponse qu'elle attendait de moi.


Pris d'assaut par des travailleurs et des étudiants tardifs, les trains sont bondés. Ainsi, lorsque nous montons à bord de l'un d'entre eux, mon cœur tourne à cent à l'heure. La foule, je déteste ça. Mon attention se recentre sur les panneaux traduits dans les différents systèmes d'écriture japonaises. Toutefois, je ne réussis pas à en déchiffrer un seul tant mon esprit est focalisé sur les gens autour de moi. La chaleur du wagon est insoutenable, Zoé ne semble pas plus dérangée que ça. Ses parents voyagent beaucoup, je me demande si elle n'a pas l'habitude de ce genre de nid irrespirable.

Pourquoi ai-je l'impression parfois de ne pas la connaître ? Une pression sur mon épaule me provoque un sursaut. Je tords mon cou en arrière et croise les prunelles noisette de Joey.

— Tout va bien ? Tu as l'air bizarre.

Une voix à l'interphone nous annonce le départ imminent, je m'accroche de toutes mes forces sur le pan d'un mur lorsque le mouvement du train m'attire irrémédiablement vers la droite.

— P-Plus que d'habitude ? je lâche dans un stupide sursaut d'humour.

Laisse-moi prendre le contrôle, je te maintiendrai debout.

— Non, laisse-moi tranquille, je peste tout bas.

— D'accord, comme tu veux, soupire Joey dans mon dos.

Ce n'est qu'à cet instant que je remarque avoir parlé à haute-voix.

— Non, je parlais à...

Le souffle court, je pivote et tâtonne derrière moi à la recherche d'un appui. Le peu d'espace octroyé par ce compartiment m'empêche de trouver une posture adéquate. Mon inconfort se traduit sur mon visage car mon voisin blond s'empresse de m'attraper les épaules pour me redresser.

— Tiens-toi comme ça.

— Tu as l'habitude de ce genre de trajet ?

— J'aimais bien emmener Sérénity à la mer quand on était gosses. On prenait le train le matin et soir.

— Ce n'est plus le cas ?

— C'est compliqué depuis qu'on habite plus dans la même ville, mais ça tu le sais.

Oui, je le savais, ce point n'a pas encore été rayé de ma mémoire. Je lui adresse un regard désolé auquel il répond d'un haussement d'épaules. Plus je l’examine, plus une sensation étrange s’insinue dans mon esprit. Il est rare de croiser Joey en dehors de son uniforme bleu du lycée de Domino, si ce n’est lors du tournoi de Bataille-Ville ou de notre escapade en Californie où il arborait un t-shirt clair et un jean. Cependant, le troc de ces vêtements pour un jean grisé, d’un haut bleu foncé surmonté de bretelles noires me donne une impression de déjà-vu. Avant de pouvoir l’interroger sur ce relooking intéressant, le jeune homme désigne nos deux amis agglutinés un peu plus loin dans le compartiment.

— On dirait que les choses se sont arrangées.

— Je me demande s'ils sortent ensembles.

— J'en connais un qui aimerait bien. Mais je parlais d'elle et toi, ça n'allait pas fort samedi soir.

Il a raison de le relever, car moi-même je ne comprends pas le soudain regain d'énergie de mon amie. Elle qui semblait si épuisée de m'épauler dans mes conneries est brusquement redevenue la fille imprévisible et bornée de nos débuts. Avec Joey, je me surprends à lui partager mon avis sur la situation, rapportant son changement de comportement à ma deuxième note.

— Je crois que je lui ai préparé un message avant de m'ôter ces souvenirs. En tout cas, cette note-là demeure une énigme à mes yeux.

Le blondinet esquisse un sourire en coin et envoie un signe amical à Tristan, plus heureux que jamais.

— Ce n'est pas plus mal que tu ne le saches pas, souffle-t-il sans me regarder.

Sa remarque m'intrigue au plus haut point. Qui sait si ces trois-là n'ont pas comploté dans mon dos finalement. Peut-être pourront-ils m'aider à obtenir ce que je cherche depuis trois jours. Cependant, je ne me sens pas d'attaquer à aborder le sujet de la quatrième note. Cela risquerait de plomber l'ambiance. J'ai vaguement l'impression de détenir un secret d'état et que l'avenir de ce putain de monde est entre mes mains.

J'exagère.

Soudain, Zoé se tourne vers nous et nous informe que notre arrêt est le suivant. Je vais enfin découvrir l'endroit qu'elle a jugé opportun à sécher les cours. Le train freine, s'arrête en gare et ouvre ses portes. Nous nous extirpons rapidement avant la ruée de passagers désirant prendre nos places.

Au-dessus de ma tête pend un panneau inscrit des lettres « Togoshi-Ginza Station » inscrit en kanji. Etonnement, je réussis à le déchiffrer grâce aux publicités sur le grand festival Togoshi Hachiman Shrine [1]. Telle une gamine en sortie scolaire, je me raccroche à mon groupe quand nous traversons le quartier, sous l'œil attentif de notre guide.

— Où allons-nous ? demandé-je, curieuse.

— Tu verras quand nous y serons, répond Zoé, satisfaite de son petit effet.

Les rues sont pratiquement désertes. Cela s'explique par le jour choisi par mon amie. Tout le monde est supposé travailler ou apprendre en cours à cette heure. Je déglutis rien qu'à l'idée que ma mère m'appelle pour connaitre ma position. Après une longue marche dans une rue particulièrement étroite, nous bifurquons à plusieurs reprises pour nous enfoncer plus profondément dans le quartier Togoshi. Au terme de notre marche, la nature prend le pas sur l'aspect urbain du village. Des arbres s'infiltrent entre les maisons et les échoppes. Le calme qui entoure ce quartier me déconcerte autant qu'il m'hypnotise. 

Le vent s'infiltre entre les branches, ce bruit m'apaise instantanément. Ma peau est froide et dure, je plie et déplie les phalanges blanchies en quête d'un peu de chaleur.

— On y est, déclare Zoé en chef de file.

A ses talons, je me fige et toise l’allée : un torii [2]. Ce genre de sculpture annonce la présence d'un environnement religieux. Surprise, j'observe mon amie en coin, des dizaines de questions me brûlent les lèvres.

— Bienvenue au Togoshi Hachiman, un des plus vieux temples shinto du Japon !

Tristan acquiesce vivement. De toute évidence, il connaissait la destination contrairement à Joey qui le dévisage autant que moi.

Moi qui croyais être débarrassée de ces stupides croyances religieuses.

Zoé se faufile dans mon dos.

— Déçue ?

— Je m'attendais à un endroit disons plus... romantique.

— Qu'y a-t-il de plus romantique qu'un temple shintoïste ? Hein les garçons ?

— Elle a raison ! approuve Tristan subitement plus croyant que jamais.

— Même un dîner au Burger World est plus romantique, proteste le blondinet, les mains dans les poches.

Sa remarque est digne de réflexion.

— Je ne suis pas tout à fait sûre...

Ma partenaire s'impose devant nous, poings serrés sur les hanches.

— Bien ! Vu que personne n'est d'accord sur la notion de romantisme, je vous propose de découvrir ce magnifique lieu de culte.

Ce qui laisse présager qu'elle est déjà venue dans cet endroit. Tandis que je m'approche du torii, les yeux rivés sur l'imposante structure, une main sur mon épaule m'empêche de progresser.

— Si tu ne respectes pas les coutumes, tu risques d'être mal vue.

Alors qu'il ne m'a pas adressé la parole de la journée, Tristan me retient doucement. Plus loin, Zoé et Joey semblent en plein complot.

— Les coutumes ?

— Regarde et imite-moi.

Amusée par ce cours improvisé, je me place à la droite du jeune homme. Les bras le long du corps, il s'incline devant le torii, le visage entièrement porté vers le sol. Son équilibre est incroyable, il me faut serrer des dents pour ne pas me sentir emportée par la gravité lorsque je me tente à l'exercice. Une fois redressés, je l'applaudis, époustouflée.

— D'où as-tu appris tout ça ? Tu viens souvent dans des lieux de culte ?

Il a tout appris sur Internet pour draguer la lionne.

J'ai beau tenter de l'interrompre, Eléonore est impossible à museler. Tristan affiche un léger embarras.

— J'espère qu'elle ne t'a pas entendue.

— Eléonore avait raison ?

Ses rougeurs s'étendent de ses jours à ses oreilles. Je dois me faire violence pour ne pas exploser de rire. Zoé lui a réellement tapé dans l'œil.

— Ne te moque pas !

— Se moquer de quoi ? intervient Joey d'un air suspicieux.

L'autre binôme s'insinue dans notre discussion, je lance un regard plein de compassion au président du club d'embellissement.

— Rien du tout ! proclamé-je d'un ton léger.

Peut-être serait-il temps de leur donner un petit coup de pouce. Tu en penses quoi ?

Que je n’en ai rien à foutre.

Parfait !

D'un geste fluide et assuré, je saisis une des bretelles de Joey et l'attire au-delà du torii.

— Viens, toi, je dois te parler en privé ! m'exclamé-je suffisamment fort pour que nos deux comparses comprennent le message.

Puis j'en profite pour l'inviter dans la confidence.

— Tu cherches à les mettre ensemble ?

— Oui ! Zoé est toujours fourrée avec moi, c'est l'occasion ou jamais de leur permettre de passer du temps rien que tous les deux. On n'a qu'à leur faire croire que toi et moi on a envie de discuter.

— Tu vas finir par être vexante, tu le sais ?

Je retrousse mon nez, amusée.

— Bien sûr que tu le sais.

Son exaspération élargit mon sourire. Tout ce que je retiens, c'est qu'il n'a pas décliné ma proposition. La visite du temple se déroule sans accroc, je me plie aux us et coutumes de cette culture. Cette dingue, cela fait deux ans que je vis au Japon et je ne me suis jamais vraiment imprégnée de tout ça. Toutefois, Zoé se complait dans son rôle de guide en agrémentant sa présentation avec des anecdotes piochées d'on-ne-sait-où. Elle sait comment capter mon attention. D'habitude déchainés, les garçons se tiennent à carreaux, si ce n'est quelques plaisanteries graveleuses par-ci par-là. Quand elle nous propose d'accrocher des vœux à une palissade pour clôturer la visite, je me surprends à prier, sincèrement, sans croiser les doigts dans mon dos.

Souhaitons que Kaiba devienne encore plus sexy.

C'est égoïste.

Pas du tout, tout le Japon en profiterait.

L'extrémité du feutre sous le menton, je songe à ce que je pourrais désirer. J'ai beau me creuser les méninges, il n'y a rien que je souhaite plus que tout. Ma mémoire ? Je finirai par la recouvrir à l'aide des notes ; devenir la reine des jeux ? Non, Yugi mérite ce titre bien plus que n'importe qui.

Réussir mon année scolaire ?

Barbant.

La paix dans le monde ?

Ringard, ça fait miss Japon.

Les autres rebouchent leur feutre tour à tout tandis que moi, je sèche.

Que ma mère accepter de rester au Japon. J'approuve aussitôt ma pensée et retire le capuchon.

— Tu hésites ?

Mes épaules tressautent, je n'avais pas remarqué que Joey était si près.

— C'est dur de ne pas avoir l'air niaise. Tu as fait quel vœux, toi ?

Ma question est anodine. Pourtant, il parait brusquement agité. Ses yeux s'écarquillent et ses bras se crispent. Il brandit ses mains à plat devant son torse et les secoue frénétiquement.

Son visage se colore d'une vive teinte écarlate.

— U-Un truc bidon ! Devenir champion, faire mordre la poussière à Kaiba, ce genre de rêve, quoi ! Qu'est-ce que j'aurais pu souhaiter d'autres, hein ?!

Je me mords la lèvre inférieur pour ne pas ma moquer de lui.

— Moi qui avais peur que mon vœux soit ridicule.

Une bouffée d'air frais emplit mes poumons, je décale ma plaque et m'arme du feutre. Si mon destin est de réussir mes cours, j'y parviendrai. Par contre, il y a un autre point sur lequel j'aurais besoin d'un coup de pouce d'un possible dieu. Je trace soigneusement mon désir et referme le capuchon.

— Tout va bien Lorène ? s'enquiert Zoé en attrapant mon vœux. Je te trouve bien rouge.

Son attention descend naturellement sur le bois. Prise de court, je colle mon index sur ma bouche pour lui intimer de se taire. Non sans un sourire espiègle, la brune se charge de réunir toutes les plaques et de les accrocher à la palissade en échange d'une poignée de yens. A peine se recule-t-elle dans le but d'admirer le résultat que les garçons s'y précipitent. Leur curiosité est vite réduite à néant.

— Tu arrives à lire ? demande Joey, retournant la mienne dans tous les sens.

Tristan s'affaire près de celle de Zoé, des larmes au coin des yeux.

— Ce n'est pas en japonais, chantonne-t-elle en enroulant son bras le long de mes épaules.

D'un accord silencieux, nous avons convenu d'écrire dans une langue qu'aucun des deux ne maîtrise : le néerlandais.

— Ce n'est pas juste ! s’insurgent-t-ils en chœur.

— La preuve qu'on a eu raison de le faire, vous vous êtes jetés sur les nôtres ! Bon, et si on allait voire un thé ?

Grognant dans leurs barbes inexistantes, les garçons abandonnent l'idée de nous soutirer des indices concernant les vœux. Quand ils tournent le dos à la palissade, je profite pour m'y glisser sur la pointe des pieds.

Discrètement, je saisis la plaquette à l'écriture la plus douteuse et décrypte les quelques figures.

« Que cet esprit de malheur la laisse tranquille. »

Mes veines se glacent, mon souffle se rafraîchit. Des fourmis s'infiltrent dans mon cou, me poussant à l'incliner en direction de Joey, auteur du message. Il ne capte pas mon regard, trop occupé à râler.

Je vais m'en débarrasser.

N'y pense même pas.

La respiration d'Eléonore se mêle à la mienne, je refrène ardemment son désir de prendre le contrôle.

— Tu viens Lorène ? lance Zoé sans se douter de la lutte que je mène à l'intérieur de mon propre corps.


La fin de matinée et l'après-midi défilent trop vite à mon goût, au rythme du programme concocté spécialement par la brune. Au salon de thé, prisé par les visiteurs du temple Togoshi, elle parvient à me faire vider une tasse complète d'un breuvage à des années lumières du jus de chaussettes offert par Rebecca. Une fois de retour à l'extérieur, Zoé reprend son rôle de guide à cœur. Nous nous échappons des rues étroites du quartier pour une interminable avenue bondée.

— Voici ce pour quoi nous sommes réellement venus : la plus grande shôtengai [3] du Kantô, Togoshi Ginza !

L'odeur de viande grillée me chatouille les narines, je salive alors que je n'ai aucune idée de quoi il s'agit. La rue commerçante est un régal autant pour les yeux que mon estomac. D'abord groupé, nous finissons par nous séparer en deux groupe afin de couvrir le plus de stands possibles. Nous dépensons plus d'une demi-heure à goûter aux différentes saveurs proposées par les exposants.

— Alors, heureuse ?

Impossible de dissimuler ma joie à Zoé alors que j'engloutis le meilleur omede taiyaki [4] de ma vie.

— Ch'est déli'chieux, je geins.

A cette heure, nous devrions quitter le lycée pour nous diriger vers le Tam-Tam. Je secoue doucement la tête. Du moins, c'est ce que je croyais il y a encore deux jours. Au fond, j'ai du mal à croire avoir décemment oublié ce détail. Tandis que Zoé lorgne des senbei [5] avec envie, je décide de profiter de ce moment d'intimité.

— Dis... Je voulais m'excuser pour l'autre jour. Après le duel, je crois que le stress m'est monté au cerveau.

Contrairement à ce qu'indique son sourire imperméable, ses yeux témoignent d'une certaine tristesse. Je m'incline légèrement en avant pour appuyer mes mots.

— Au moins, tu as fini par lire la note, soupire-t-elle suivi d'un haussement d'épaules. Je ne te cache pas que tu ne nous rends pas la vie facile, ni à toi, ni à moi.

Elle m'envoie un clin d'œil rassurant.

— Désolée... Au fait, à quoi correspondaient ces nombres ?

Pour une raison inconnue, ma gorge se comprime à la fin de ma phrase. Un message qui ne m'était pas destiné de toute évidence. Une brise glaciale souffle au sein de mon corps.

Eléonore ?

— On devrait retrouver les garçons si on ne veut pas manquer notre train pour Tokyo.

Voyant le ciel au-dessus de nos têtes virer à l'orange, j'approuve ses dires. Ensemble et nos sacs vissés à nos dos, nous sillons l'avenue à la recherche de nos camarades de Domino. A une allure rapide, nous parcourons la distance en un petit quart d'heure. La panique s’installe : aucune trace de Joey et Tristan. Nous tentons chacune de les joindre par téléphone, en vain. L'appareil scotché à l'oreille, je persiste à les chercher dans l'immensité de la shôtengai quand Zoé abat sa main sur mon poignet.

— Reste près de moi, ce serait stupide de nous perdre. Vérifions les alentours, ils ne peuvent pas être allés bien loin.

Connaissant le ventre sur pattes qu'est Joey, sa soudaine disparition m'affole au plus haut point. Et s'il leur était arrivé quelque chose ?

Bon débarras.

La remarque d'Eléonore manque de me déclencher au quart de tour mais je me contiens ; nous devons absolument les retrouver. Méthodiquement, nous traversons les rues avoisinantes, les yeux grand ouverts. J'ai l'impression que ce moment dure des heures. Difficile de ne pas céder à la panique quand, tout à coup, des éclats de voix s’élèvent :

— Restez-là les morveux !

Les cries proviennent d'une ruelle à dix mètres. Nous nous y précipitons, ignorant le ton menaçant du brailleur. Le premier détail qui me saute aux yeux dès que nous nous engageons dans le passage étroit, c'est le lampadaire aveuglant surplombant les deux toits. Il souligne l’ombre des hommes plantés au beau milieu du chemin. Parmi eux, nos amis. Je soupire de soulagement avant qu'un des individus ne hausse le ton.

— Rendez-moi mon portefeuille et dégagez les gamins !

Son timbre grave et gras laisse présager à un gros fumeur. Quoi qu'il en soit, il ne ressemble en rien à quelqu'un de fréquentable.

— Qu'est-ce qu'il se passe ici ? intervient Zoé, sur la défensive.

Le groupe entier se tourne dans notre direction. Quatre bonshommes aux allures négligées. L'un d'entre eux tient une bouteille de rhum. Je sens la nausée me monter au nez.

— Ces idiots croient qu'on leur a piqué de l'argent.

Joey, je ne suis pas certaine que d'insulter un mec d'idiot dans une situation pareille soit très intelligent. Evidemment, les principaux concernés n'apprécient pas l'excès de zèle de notre ami.

— Répète un peu pour voir ?!

Le plus alcoolisé des quatre s'approche dangereusement du binôme. Si Tristan a la décence de reculer vers nous, le blondinet en revanche ne semble pas de son avis et campe sur ses positions.

— Bordel, arrête de faire l'imbécile ! s'écrie le brun à la crête, on se tire !

— Si tu crois que j'ai peur de petites frappes dans leur genre, tu te trompes Tristan ! Je vais leur faire regretter de chercher des emmerdes à Joey Wheeler !

Les esprits s'échauffent, mes jambes sont figées et ma bouche muette. Que pourrais-je dire d’ailleurs ? A ce stade, un rien envenimerait la situation.

— Ecoute tes petits copains et tire-toi ou je te fais la peau, gronde le plus grand. Des poupées Barbie dans ton style, j'en bouffe à tous les petits-déjeuners !

La tentative d'intimidation ne calme pas les ardeurs du duelliste. Au contraire, celui-ci bombe le torse esquisse un pas dans sa direction.

— Et des grosses brutes comme toi, j'en ai terrassé plus d'une et des biens plus costauds tu peux me croire. Tu ne sais pas à qui tu as affaires alors chochotte prépare-toi à chialer dans les jupons de ta mère quand je me serai occupé de ton cas !

Solidaire, Tristan se joint à lui dans un défi de testostérones. C'est de la pure folie, je ne veux pas assister à ça. A ma gauche, Zoé parait du même avis.

— Y a-t-il quelqu'un d'un tant soit peu raisonnable ici ? Les gars, ravalez votre fierté et ramenez vos minois, on doit partir !

On dirait bien que les bonnes paroles de Zoé n'atteignent personne. Soudain, sans que je sache qui a lancé les hostilités, Tristan se retrouve brutalement plaqué au mur dans un hoquet plaintif. Joey se jette au cou de son agresseur pour libérer son partenaire pendant que les autres crétins se lancent à corps perdu dans la partie. Les coups pleuvent. Malgré les secousses frénétiques de Zoé sur mon bras, mes membres refusent de réagir.

— Quelle bande de crétins !

Je ne peux qu'approuver, mais mon cerveau a cessé de fonctionner depuis quelques minutes. Entre les râles masculins, je constate que les brutes peinent à maitriser nos deux amis. Il faut dire qu'ils n'en sont pas à leur première bagarre. Quand elle comprend que les supplications n'ont aucun effet sur eux, Zoé dégaine son téléphone portable et compose un numéro dans la panique.

— J'appelle la police ! crie-t-elle assez fort pour couvrir les percussions.

Cette fois, sa menace attire l'œil du plus frêle du groupe. Paralysée, je décèle cependant un trouble dans ses gestes. Sa bouche s'ouvre et se ferme sans prononcer le moindre mot. Il ne contribue plus au combat et se contente de fixer mon amie d'une lueur étrange.

Il panique.

On dirait bien.

Tout à coup, alors que la brune porte l'appareil à son oreille, il semble saisir l'ampleur de la situation. Jusque-là apeuré, il tâtonne la poche de son jean délavé et dégaine un petit objet noir, pas plus grand qu'un stylo. A cette distance, je ne parviens pas à deviner sa nature, du moins avant qu’il attrape violemment le col du t-shirt de Joey. Dos à lui, le blond n'a pas le temps de riposté, il trébuche en arrière, tiré de force par son assaillant. L'homme le maintient durement contre lui et approche de son cou l'objet de sa poche : une lame de couteau.

— Joey ! hurle Tristan, les traits crispés par les coups encaissés.

Mon cœur rate un battement, mes muscles se crispent face à cette vue. Les trois autres en profitent pour plaquer le brun au sol pour l'empêcher de sauver Joey. Les yeux injectés de sang, le plus dangereux de la bande fusille Zoé.

— Raccroche ce putain de téléphone !

Je tourne la tête vers la brune, trop choquée pour obtempérer.

— Raccroche ou je lui fais la peau !

Pour appuyer ses mots, il rapproche sa lame de la peau hâlée du blond. Celui-ci, partiellement étranglé par l'autre bras de son agresseur, cherche désespérément un moyen de s'échapper, tel un lion en cage. Zoé sursaute et ferme précipitamment le clapet de son portable, coupant la voix de son interlocutrice qui avait fini par décrocher.

On doit faire quelque chose !

Je réfléchis toutes berzingues pour nous débarrasser d'eux sans blesser qui que ce soit. Comme si sa menace avait libéré mon corps de ses entraves, j'esquisse un pas dans la direction de mon ami. Si nous avons réussi à sauver Sérénity de la menace d'un flingue, alors un simple couteau devrait être une formalité !

Je ne crois pas.

La voix glaciale d'Eléonore dans mon esprit me cloue sur place. La totalité de mon être est concentrée sur Joey et sur la menace de cette lame.

Bien sûr que si ! Il suffit de les bloquer le temps de se débarrasser de son arme et le tour sera joué ! On en est capables, je le sais.

Nous n'allons rien faire.

Et pourquoi ?!

Parce que ce type n'a que ce qu'il mérite. C'est de lui qu'on doit se séparer.

Qu-

— Très bien, alors c'est moi qui vais les appeler.

Mes lèvres bougent, une voix s'en échappe mais ce n'est pas la mienne. Mes épaules chancellent tandis que mes mains s'emparent de mon téléphone portable fissuré, en dépit de ma volonté.

— Qu'est-ce que tu fous ? marmonne Zoé, un timbre au-dessus, affolée.

— Hé ! Gamine ! Tu ne m'as pas entendu ? Je vais lui trancher la gorge ! Range ton putain de téléphone !

Un sourire fier me creuse les joues. L'autre main sur la hanche, j'admire cette scène comme s'il s'agissait d'un simple bluff.

— Eh bien, qu'attends-tu ? Tue-le, s'il te plait.

Laisse-moi ! On doit le protéger !

— Que ce garçon de malheur me laisse tranquille.

Le visage de Joey se liquéfie, son expression se déforme quand il comprend comme moi que mon corps ne m'appartient plus. D'un geste assuré, je porte mon téléphone mon oreille, le haut-parleur activé pour prouver qu'il ne s'agit pas d'un coup de poker.

— Je ne vois toujours pas de sang, elle souffle au bout de la deuxième tonalité.

L'agresseur est pris de panique, son regard passe de sa victime à moi frénétiquement. Sa raison s'effrite au fil des secondes, son bras resserre son emprise au point où Joey commence à suffoquer.

— Eléonore, arrête ! supplie Zoé, impuissante.

Il doit mourir.

Mon cœur cogne lourdement contre ma poitrine, il tente de casser ma cage thoracique par tous les moyens. Ma vue se trouble tant je force pour briser les barrières de mon corps.

— TUE-LE !

SORS DE MA TÊTE.

Soudain, un vacarme assourdissant interrompt les fluctuations de mes pensées. Des étincelles jaillissent du ciel, des morceaux de verre se mélangent au désordre de la ruelle. Un liquide âcre s'apparentant à du rhum se propage dans l'air. Les éclats de voix se taisent, remplacés par des hoquets étouffés. Un brouillard épais me barre la vue, emportant avec lui l'image du regard esseulé de Joey.


[1] Togoshi Hachiman Shrine festival : Festival culturel qui a lieu durant la première quinzaine de septembre.

[2] Torii : portail traditionnel japonais, généralement érigé devant les temples shintoïstes

[3] Shôtengai une allée commerciale fermée aux véhicules

[4] Omede taiyaki : gâteau japonais en forme de daurade à partir de pâte à gaufre

[5] Senbei : galettes de riz gluant traditionnel


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