Âme de Pureté

Chapitre 83 : L'Expiation | Chapitre 83

5590 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 14/04/2020 20:37

— Je peux avoir ma monnaie ?

Les yeux rivés sur l'écran de la caisse enregistreuse, je décris les contours des instructions sans les lire. Tous ces nombres et ces couleurs m'hypnotisent au point où j'en oublierais presque de respirer.

— Mademoiselle ?

Je me suis extirpée du Royaume des Ombres, ma vie a repris un cours normal, Joey me déteste. Mes pensées s'entremêlent. Impossible d'y remettre de l'ordre. Tout me parait si flou, incertain.

— Hé oh !

— Veuillez nous excuser !

Je relève la tête et aperçois une femme au visage familier. Est-ce que je viens de la servir... ? A mes côtés, Haiyama s'affaire à la caisse et tend une poignée de billets à la cliente agrémenté d'un sourire désolé.

— Passez une bonne soirée !

D'habitude, le vent qu'il s'est pris m'aurait provoqué ne serait-ce qu'un sourire moqueur. Mais cette fois, mes lèvres refusent de s'étirer. L'esprit quelque peu embrumé, j'observe notre dernière cliente s’éloigner du konbini, armée de sacs de provisions. Ma contemplation s'interrompt quand une main étrangère m'effleure le front.

— Haiyama ?

Dès que j'ai prononcé son nom, l'intéressé retire sa main et me jauge l'air inquiet.

— Tu n'as pas de fièvre pourtant, tu es sûre que tout va bien ?

J'acquiesce vivement de la tête.

— Oui, je t'assure ! Pourquoi est-ce que cela n'irait pas ?

Le timbre de ma voix sonne particulièrement faux et, au regard que mon collègue me lance, cela ne lui a pas échappé.

— Parce que c'est le troisième client à qui tu oublies de rendre la monnaie. Je sais que les temps sont rudes, mais de là à racketter les gens.

Sa remarque se veut humoristique et pleine de compassion. Reconnaissante, je m'incline légèrement et baisse les yeux. Je ne suis pas certaine de mériter autant de gentillesse de sa part. Le patron était à deux doigts de me renvoyer à cause de mes multiples absences. Sans Haiyama pour me couvrir, mon contrat se serait terminé ce soir.

— Merci beaucoup, je marmonne en me replaçant derrière la caisse.

— Je t'en prie, puis je suis content que tu sois redevenue toi-même.

Sa remarque me pique au vif. Bien que la plupart des agissements d'Eléonore en mon absence m'aient été relatés par Zoé, une zone d'ombre plane sur une bonne partie de ma mémoire.

— J'espère que ton copain ne m'en veut pas pour l'autre soir.

Une sensation de froid envahit mon corps.

— Mon copain ?

Il semble aussi surpris que moi.

— Le garçon qu'on a croisé vendredi soir. Il portait l'uniforme du lycée de Domino. Je crois même t'avoir vu l'embrasser.

... Eléonore a embrassé Joey ? Si jusqu'ici j'étais étourdie, me voilà complètement perdue désormais. Difficile de ne pas passer pour une folle auprès d'Haiyama.

— Oui, désolée, je glousse nerveusement. J'ai vraiment la tête ailleurs !

Heureusement, l'heure de fermeture approche. Je n'ai plus qu'à remettre le contenu du dernier arrivage de provision dans les rayons et de m'enfuir pour rentrer chez moi.

Le week-end a défilé à une de ces vitesses... Demain, je devrai reprendre le chemin de l'école. Un long frisson me traverse le corps rien qu'à y songer. A la fin de mon rangement, j'attrape quelques produits et les règle manuellement. La veille, j'avais promis à ma mère de ramener les courses pour qu'elle puisse préparer les repas de la semaine. Etonnement, elle m'a semblée plus détendue ces deux derniers jours que les mois précédents réunis. C'est frustrant...

A peine ai-je salué Haiyama et franchi un pied en dehors du konbini que le vent nocturne me frappe de plein fouet. Le sac en plastique noué autour du poignet, j'enfonce mes mains dans les poches de ma veste et me dirige tout droit vers la gare. Les rues sont plutôt vides en cette fin de semaine. A moins que ce ne soit le cas depuis plusieurs jours. Comment pourrais-je le savoir ? J'ai l'impression d'avoir disparu pendant des lustres. Mon pas ralentit à l'approche d'un passage piétonnier.

Huit jours.

Mon visage se ferme. Huit jours pour parcourir le Royaume des Ombres. Comment ai-je pu perdre la notion de temps à ce point ?

Lorsqu'un couple à ma droite s'engage sur la route, je les imite, le regard fixé droit devant moi. Un sentiment étrange de déjà-vu s'insuffle dans mon esprit quand je reconnais l'un des ronds-points traversés dans l'autre monde. Cependant, les véhicules engagés n'existaient pas à cet instant. A croire que même le fait de marcher sur le trottoir suffit à me décontenancer.

Aux abords de la gare, mon attention est immédiatement captivée par le tableau d'affichage et plus particulièrement par un poster. Ma silhouette affronte celle de Yugi. Les inscriptions invitent les curieux à assister à un duel entre le roi des jeux et une parfaite inconnue.

— Kaiba...

Ce type possédait les vidéos surveillances du Tam-Tam. Et celle-ci a curieusement atterri dans un dossier de mon téléphone. Une fouine a dû commanditer cet échange, cela ne fait aucun doute. Bien évidemment, j'ai une petite idée de qui il peut s'agir.

Lorène…

Certains esprits feraient mieux de rester enfermés dans leur chambre de l'âme pour l'éternité.

Le tram s'arrête à quai et charge ses derniers passagers. Je ne quitte pas l'affiche des yeux et prie pour que personne ne daigne assister à ce spectacle ridicule. De toute façon, il n’y aura certainement pas de duel. Le wagon est désert, si ce n'est deux hommes aux traits épuisés par une dure journée de labeur. Je profite du calme apparent pour m'isoler le plus loin possible, sur une banquette proche des portes. Avachie contre un dossier au tissu abîmé et effiloché par endroits, je dégaine mon téléphone portable. Mon pouce caresse distraitement la fissure de l'écran. Le choc subit à la force de Joey ne l'a pas entièrement détruit. Ironiquement, la brèche m'a séparée de ma mère sur mon fond d'écran. Si seulement j’étais d’humeur à en rire. Aussitôt ai-je déverrouillé le téléphone qu'une armée de notifications surplombent la photo de mon départ pour le Japon.


Dim. 20:12. Expéditeur: Yugi Muto.

Message : Oui Soso m'en a parlé. J'aimerais qu'on se retrouve demain, tu penses pouvoir te libérer ?


Vu mon état samedi soir, Zoé s'est chargée de prévenir les autres de mon retour. De toute évidence, Joey n'est pas resté assez longtemps au festival pour les prévenir. Je chasse tous les parasites à l'écran pour consulter ma boite de réception et ma conversation avec le grand blond.


Sam. 23:20. Expéditeur: Lorène Yuurei.

Message : Jo', je t'en conjure, réponds-moi. On peut se donner rendez-vous au parc ? J'ai besoin de t'expliquer.

 

Ce fût l'un parmi une dizaine d'autres tentatives laissées sans réponse. Dans le doute, j'ai attendu une heure sur un banc du parc près de chez moi dans l'espoir d'y apercevoir sa tête blonde. Et comme je l’avais prédit, aucune autre réponse de sa part. Ma poitrine se serre, je dévie les yeux de l'écran dans le but d'éviter l'arrivée d'autres sanglots.


Dim. 20:24. Expéditeur: Soso Hirae.

Message : Regarde la pub de la KaibaCorp, il a vraiment mis le paquet pour votre duel !


Son message se termine par un lien Internet menant au site de la KaibaCorp. En page d'accueil, la mine déterminée de notre champion national. Une interrogation surgit dans ma tête à la vue de la promotion du duel de samedi :

— Comment Kaiba possède-t-il autant de photos de moi ?

Je ne me souviens pas avoir participé à un shooting ou d'avoir fourni des photos de mes réseaux sociaux à son service marketing. Je sais pertinemment que Kaiba me fera payer mon refus l’affrontement, au vu des moyens mis en œuvre pour organiser ce duel en public. Cela n’a aucun sens. Yugi est le champion de ce jeu, il n’a pas besoin de me vaincre devant des centaines de personnes pour le prouver. L’unique but est de satisfaire les désirs de son altesse Seto Kaiba.

De légères secousses du tram m'indiquent que mon arrêt n'est plus très loin. Dans quelques heures, je devrai me lever et reprendre ma vie telle qu'elle l'était avant mon jeu des ombres contre Atem. La fatigue s'empare progressivement de mes membres, si bien que je dois étirer mes jambes avant de quitter de la gare. Le trajet jusqu'à chez moi me parait plus long que d'habitude, sûrement à cause du silence aussi bien dehors qu'au plus profond de moi.


Couchée dans ma chambre, je laisse échapper un soupir de bien-être et ferme les yeux un instant. Les dernières vingt-quatre heures ont été plutôt éprouvantes et mon téléphone continue de vibrer sous l'arrivée de messages. Avant de sombrer dans les Limbes du sommeil, je m'autorise à consulter mes messages vocaux. L'un d'eux m'attend depuis la veille, quand je n'avais pas assez d'énergie pour y prêter attention.

« Bonsoir Lorène. »

La voix de Maximilien Pegasus me creuse l'estomac. Avec toutes ces péripéties, je n'avais même pas songé à m’assurer de son retour parmi les vivants.

« J'espère que, comme moi, tu es bien rentrée. Je me doute que tu as beaucoup de temps à rattraper et que tu n'en auras pas à me consacrer. Cependant, je voulais que tu saches que je te suis éternellement reconnaissant pour ce que tu as fait. Si tu as le moindre besoin, pour toi ou tes proches, n'hésite pas à me solliciter. Je me ferais un plaisir de te rendre la pareil. »

Le message s'arrête là. Las, je lâche le téléphone portable sur le matelas et pousse un gémissement désagréable. Mes bras, mes jambes et une partie de mon ventre me font souffrir. Selon Zoé, Eléonore aurait pris part à une bagarre impliquant Hirutani. Mais j'ai beau me creuser la tête, je ne trouve rien de tel dans ma mémoire.

D'ailleurs, rien de ces huit derniers jours ne figurent dans mes souvenirs. C'est comme s'ils avaient simplement été annihilés, effacés. Un peu comme le reste d'affection qu'il me restait pour Eléonore.


Le lendemain, mon réveil me tire d'un sommeil plat et peu reposant. Mes muscles trinquent à chaque mouvement, je serre les dents pour enfiler mon uniforme scolaire et attraper mon sac de cours. Dans le miroir, je décèle les ecchymoses parsemant mes bras et mes jambes. D’après Zoé, Eléonore se serait battue contre Hirutani, au grand dam de Joey. Mais pourquoi bordel aurait-elle fait une chose pareille ?  Une fois n'est pas coutume, je m'extirpe de mon nid douillet plus tôt que d'habitude, mais ce n'est pas sans intérêt. Mes jambes ralentissent l'allure à l'approche de la rue commerçante. En dépit de mes nombreux messages laissés sans réponse, j'ai décidé d'arrêter de me morfondre et d'attraper le taureau par les cornes.

— Ou plutôt le grand dadais par la tignasse.

Joey emprunte toujours ce chemin pour se rendre au lycée de Domino City. Si je me poste dans un coin clé de la rue commerçante, j'ai de grandes chances de l'y croiser et de l'apostropher. Quelques secondes suffiront à le convaincre d'avoir une discussion sérieuse au sujet de notre dispute au festival. Le simple fait d'y repenser accélère les battements de mon cœur. Doucement Lorène, respire.

Tu n'as rien fait de mal.

— Je ne t'ai pas sonné, je rétorque cinglement.

— Mademoiselle Yuurei ? Vous êtes bien matinale !

Deux étales plus bas, Monsieur Sanpei me salue de la main avant de déplacer des cageots de poissons frais, tout droit venus du port de la ville voisine. Notre dernière rencontre remonte à si loin que je lui rends son sourire au centuple. Si on m'avait un jour prédit que même le poissonnier allait me manquer, je lui aurais ri au nez.

— Bonjour Monsieur Sanpei !

Enhardie, je clopine jusqu'à son étale et lui propose un coup de main. D'abord surpris, il finit par accepter et me confie la tâche de vérifier son inventaire.

— Comment se fait-il que vous soyez déjà dehors à cette heure ? J'ai pour habitude de vous voir dévaler la rue pour ne pas arriver en retard.

Sa remarque me tire un pouffement à la fois amusé et désabusé. Il n'a pas tout à fait tort...

— D'ailleurs vous aviez l'air de vous disputer sur son vélo la semaine dernière.

Nous disputer ? Devant mon air ahuri, Monsieur Sanpei poursuit :

— Oh, cela ne me regarde pas. Vous êtes jeunes, après tout. Mais vous ne devriez pas perdre votre temps à vous chamaillez pour des broutilles.

Ses sages paroles me touchent droit au cœur. Néanmoins, je n'oserais jamais lui avouer que la personne qu'il a croisée ces derniers jours n'étaient pas vraiment moi.

— Justement, je bredouille en cochant le nombre de cageots odorants au pied des étals. En vérité, si je suis déjà là, c'est pour lui parler.

Une main plongée dans mes cheveux, j'évite soigneusement son regard, passablement embarrassée par cet aveu.

— Vous êtes une bonne jeune fille, je suis sûr que Joey y sera sensible. C'est un bon gars, lui aussi.

Je ne peux qu'approuver ses dires. Joey s'est toujours montré loyal à mon égard, disponible et attentif à mes besoins. Sous ses airs d'idiot un peu benêt, il a toujours cherché à veiller sur moi et me défendre face aux accusations des autres, même de la part de ses amis les plus proches. Son regard froid resurgit dans mon esprit, je le chasse aussitôt. Mieux vaut me concentrer sur des pensées positives plutôt que de ressasser le passé. Après tout, ce n'est pas comme si je me souvenais des moindres détails.

Au bout d'une bonne demi-heure, je me retrouve à discuter avec les marchands de la rue et de leurs clients réguliers. Pas la moindre trace de Joey. Appuyée contre une étale, je lorgne des yeux l'heure inscrite sur mon téléphone portable.

— Mademoiselle Yuurei...

La voix du poissonnier se veut douce et compatissante. Je l'en remercie d'un sourire, aussi faux que tout ce que j'ai construit jusqu'ici.

— Vous risquez d'être en retard en cours, ajoute-t-il gentiment.

En effet, si je ne m'active pas dans les prochaines minutes, je ne couperai pas au discours moralisateur du professeur Yamamoto.

— Vous avez raison.

— Mademoiselle.

— Mh ?

— Parfois il vaut mieux laisser le temps guérir les blessures, plutôt que de remuer ciel et terre en vain.

Ses mots résonnent dans ma tête, je m'incline légèrement pour le remercier de son naturel bienveillance puis m'élance en direction de la gare.


— Excusez-moi pour le retard, je bredouille en m'installant le plus vite possible derrière mon pupitre.

Le tram m'a filée sous les yeux, signe que je n'aurais probablement pas dû me lever ce matin. Un autre signe qui me confirme cette impression est le regard désapprobateur de Monsieur Yamamoto. Muni de son stylo, il inscrit quelques mots dans un cahier tandis que de légers gloussements s'élèvent dans mon dos.

— Bien, que cela ne se reproduise pas à l'avenir. Ce n'est pas parce que votre club a remporté le concours d'éloquence que vous disposerez de passe-droit, Mademoiselle.

... Club, concours ? Sur le cul, je me tourne et croise le sourire satisfait de Kaoruko. Celle-ci joue avec ses mèches en me toisant d'un regard que je peine à qualifier. Ses sbires se contentent de piailler. Elles nous jaugent l'une et l'autre jusqu'à ce que le professeur requière le silence. Ces heures paraissent aussi longues que mon ascension au Royaume des Ombres. Si bien que je ne contiens pas un soupir de soulagement lorsque la cloche annonce le temps de midi.

— N'attrape pas la grosse tête, Yuu-chan, siffle une voix dans mon dos.

Nul besoin de me retourner pour deviner qu'il s'agit de sa majesté. Je ne parviens pas à croire que nous avons emporté la compétition contre le lycée de Domino City.

— Certes, tu t'en es bien sortie, mais n'oublie pas que n'importe qui peut apprendre un texte comme tu l'as fait. Sans moi, tu te serais rétamée comme une pauvre petite malheureuse.

Ses commentaires ne changent pas du registre des autres jusqu'à présent. Peu importe ce qu'Eléonore a fait durant mon absence, de la fierté se lit sur le visage de Kaoruko, et cela me fiche la chair de poule.

— Lorène, tu viens ?

Au seuil de la porte, Zoé me hèle, un sache à la main. Sauvée par le gong, j'en profite pour prendre congé de mes chères camarades de club. Dans les escaliers, je consulte encore et encore ma boite de réception désespérément vide.

— Toujours rien... Je geins, évitant de justesse de trébucher sur une marche.

— Lorène.

Le regard de Zoé m'intime de ranger mon téléphone et de la suivre. Installées sur le toit de l'établissement, aux abords du grillage, nous nous éloignons du noyau d'étudiants jetés sur les bancs.

— Alors comme ça, on a gagné ?

Il faut une dizaine de secondes à mon amie pour percuter de quoi relève ma question. Elle pousse ensuite un soupir las et acquiesce.

— Il faut avouer qu’Eléonore et Kaoruko ont fait fort. On aurait dit qu’elles détenaient les sujets du concours avant tout le monde.

— Cela t’étonne ? j’ajoute, un faible sourire narquois aux lèvres.

— En tout cas, la reine ne risque plus de te chercher des noises maintenant qu’elle a obtenu ce qu’elle désirait. Par contre, du côté de Téa, tu as du mouron à te faire.

Je relève le visage, interloquée.

— Téa Gardner ?

— Qui d’autre ? Elle a perdu face à vous, alors j’imagine que sa défaite, ajoutée à ta dispute avec Joey, ça ne va pas arranger tes affaires.

Sa franchise me frappe de plein fouet. Je n’avais pas vraiment songé au fait que Téa et moi étions en compétition durant le festival. Il faut avouer que Kaoruko représentait une menace plus imposante que l’amie de Yugi. Ce constat achève de me déprimer davantage.

— Des nouvelles de Pegasus ? me questionne la brune en dévoilant un bento de son sachet.

J'opine puis reporte mon attention sur le ciel, particulièrement couvert aujourd'hui.

— Il a essayé de m'appeler hier, il parlait de me rendre la pareil et ce genre de choses.

— Tu lui as répondu ?

— Pour dire quoi ? Que je comprends qu'il m'ait abandonnée pour ramener sa femme décédée en vie ?

Mon manque évident de compassion me plonge dans une profonde bulle d'anxiété. A quel moment ai-je cessé de ressentir la moindre considération à l'égard des autres ? Il s'agit tout de même de ma famille biologique, quoi qu'on en dise. Surprise par le silence Zoé, je reviens vers elle et remarque la boite en plastique qu'elle me tend.

— Tiens.

Sous le couvercle se cache une préparation de riz et d'omelette assaisonné, le tout accompagné d'une cuillère à la place des traditionnelles baguettes.

— Je me doutais que tu ne prendrais pas le temps de te préparer à manger. Alors mange.

Zoé n'affiche aucune pitié sur son visage. Au contraire, son naturel me déconcerte. Reconnaissante, je marmonne quelques mots avant de goûter à son repas, en silence. En tuant Yoshida, je l'ai elle aussi poussée dans une situation inconfortable. Même si elle ne l'avouera pas, je sais pertinemment qu'il aurait été préférable qu'elle n'en sache rien. Pourtant, je l'ai choisie elle pour supporter ce lourd secret avec moi. Elle et pas Joey.

— C'est comment ?

— Délicieux...

Nous mangeons en silence, devant nous se déploie le ciel et ses rares nuages. Alors que je mastique le plus lentement du monde pour profiter du repas gracieusement offert par mon amie, mon esprit se vide entièrement. Contempler le bleu du ciel me permet de me nettoyer la tête de toutes ces horreurs dans un sens. Si seulement je pouvais m'y perdre toute la journée, mais je sais pertinemment que je vais devoir réparer mes erreurs au plus vite.

J'avale ma dernière bouchée puis me tourne vers la brune.

— A propos de la vidéo...

Ma phrase laissée en suspens l'invite à dodeliner de la tête.

— L'as-tu regardée ? je termine en me mordant l’intérieur des joues.

J'éprouve des difficultés à garder mes yeux fixés sur elle. Une certaine gêne, si ce n'est de la honte, m'empêche de me tenir droite et assurée comme je le voudrais.

— Non, je n'étais même pas au courant que tu possédais la vidéo. Il y a de grandes chances qu'Eléonore l'ait récupérée auprès de Kaiba.

Cette évidence fronce mes sourcils.

— Je ne les pensais pas grands amis.

Soudain, une faible pression s'exerce sur mes lèvres.

— Si tu me laissais m'expliquer j-

Mes doigts se resserrent sur le bento de Zoé.

— La ferme, Entechénès.

Ma bouche recouvre sa forme habituelle. J'inspire profondément et chasse la bouffée de chaleur me vrillant les entrailles. Lorsque j'ouvre les paupières, je tombe sur une brune au visage déformé par l'inquiétude.

— Quoi ?

— Tu es sûre que c'est une bonne idée de la museler de la sorte ? Elle ne risque pas de te forcer la main pour reprendre le contrôle ?

Je hausse les épaules et m'éclaircis la gorge.

— Avec tout ce qu'elle a fait en mon absence, elle ne mérite pas une once de clémence de ma part. Qu'elle essaie de reprendre le dessus, je l'affronterai.

Mon discours ne semble pas la rassurer. Cependant, à l'instant où Zoé ouvre la bouche pour me répondre, la cloche retentit, annonçant le début des cours de l'après-midi.

— C'est reparti, je soupire en me levant.

Mais dès que j'esquisse un pas vers les escaliers, une main m'agrippe le poignet.

— Je viendrai te chercher ce soir après ton boulot.

Je la dévisage tant son regard est indescriptible.

— Pourquoi ?

— Ne pose pas de questions.

Justement, plus elle agit ainsi, plus je m'en pose, des questions. Malheureusement, elle s'arrête là et me devance pour s'engouffrer à l'intérieur du bâtiment.


Comme convenu, je rejoins le konbini à la fin des cours. Le chemin se révèle étrangement calme. Depuis mon retour, je me suis armée d'une paire d'écouteurs destinés à brouiller les éventuelles tentatives de contact d'Eléonore. Les musiques de Scandal et Kenshi Yonezu rythment mes pas, me remontent le moral et, surtout m'évitent de consulter sans cesse ma boite de réception. L'afflux de messages reçus a fortement diminué par rapport à hier. Bien sûr, aucune nouvelle non plus du côté de Joey. Parfois, je me demande quel est le pire entre être ignorée et la culpabilité que je ressens à son égard.

« J'ai pas envie d'écouter tes mensonges. »

Lui dire la vérité dès le début aurait été plus simple si je n'avais pas fait la connerie de tuer Yoshida. J'entends d'ici Eléonore et Zoé m'assurer qu'il s'agissait de légitime défense.

— C'est complètement faux, je déclare en me dirigeant d'un pas lent vers le Seven Eleven.

Réfléchissons un instant à ce qu'il se serait produit si je n'avais pas attrapé cet ordinateur sous la colère. Elle aurait appelé la police, leur aurait montré les enregistrements.

Et après ?

Les inspecteurs l'auraient-ils cru ? Il s'agit là d'une démonstration d'un esprit, d'un fantôme. La seule chose qu'on voyait sur cette vidéo, c'est Yoshida qui m'ordonne d'entrer dans ses combines immorales puis tombe, comme un malaise. Certes, ils doivent m'entendre incanter une sorte de rite avant qu'elle ne s'évanouisse.

Et alors ?

A la fin de notre service, Zoé et moi l'avons soulevée et emportée loin du bar, où les caméras ne nous surveillaient plus. Quand bien même la justice aurait trouvé nos affaires louches, je suis certaine que la famille Pegasus, chapeautée à ce moment par le majordome Chris, serait venu à mon secours pour étouffer l'affaire dans l'œuf. Comme ils l'ont fait suite à l'incendie de mon lycée. La voix d'Atem résonne dans ma tête :

« Tu penses toujours que ce que tu as fait était la seule possibilité ? »

La salive se coince au fond de ma gorge quand je dénombre le nombre de possibilités qui s'offraient à moi à cet instant. J'ai choisi la pire d'entre de toute. Je suis la pire de toutes. Le plus alarmant dans cette histoire, c'est ma certitude quant à l'aide que Zoé et Joey m'auraient apporté si je leur avais tout avoué plus tôt. Dur de ne pas regretter cette direction dans laquelle je me suis entêtée. Le moral plus bas que terre, je m'aperçois que ce n'était plus arrivé depuis des mois. En fait si, j'ai ressenti le même mal-être quand j'ai appris l'existence de ma famille biologique, quand Eléonore et Zoé ont été emportées par le seau d'orichalque. Mais ces fois-là, j'ai pu compter sur le soutien de Joey pour me contenir. Et quand son tour est venu de disparaitre, je me suis retrouvée à vouloir me débarrasser de Mai pour me venger.

A quelques pas du konbini, je m'adosse à un muret et lève les yeux au ciel. Moi qui espérais que ces réflexions cessent d’affluer, c'est raté. Ma gorge dégage un gémissement inconvenant tandis que j'y porte ma main. Ma respiration troublée m'empêche de reprendre une contenance convenable pour assurer mon job. - Quelle idiote. Pas le choix, je dois serrer les dents et rejoindre le konbini, où Haiyama m'accueille avec son éternel sourire de camaraderie.


— Bonne soirée !

Une main timide en guise de salutation, j'abandonne mon collègue en cette fin de soirée, s’apparentant amèrement à la précédente.

Ce qui n'y ressemble pas, par contre, c'est la présence d'une brune aux boucles longues. Zoé a troqué son uniforme de serveur pour sa chemise de lycéenne, aucunement perturbée par la brise fraiche. Un sourire un poil forcé aux lèvres, elle me saisit les épaules.

— Prête ?

— Prête à quoi ?

Ses yeux noisette s'illuminent d'une lueur n'augurant rien de bon. Je déglutis lorsque sa main s'abat sur la mienne et me tire en direction du centre-ville.

— Où est-ce qu'on va ? je l'interroge, effrayée à l'idée de tomber dans une de ses combines.

— Boire un verre !

Je grimace. Evidemment que nous ne pouvons pas boire d'alcool en tant que lycéennes, même si cela ne nous a jamais empêché de gouter certains alcools du Tam-Tam.

— Oh allez, ce n'est pas comme si tu avais autre chose de prévu !

Si elle me laissait le temps de vérifier l'heure sur mon téléphone, je pourrais répondre que le couvre-feu sera passé quand je rentrerai chez moi. Néanmoins, au vu de ma situation actuelle, une partie de moi désire se changer les idées plutôt que de me morfondre une soirée de plus au fond de mon lit.

C'est ainsi qu'elle me trimballe dans une des rues adjacentes de la place, où les bars, contrairement aux autres commerces, arborent des façades envoutantes. Toujours accrochée à la main de Zoé, je l'observe s'étendre dans tous les sens, à la recherche de quelque chose.

— Ah, le voilà !

« Le » ? Je relève le menton dans la même direction qu'elle et repère la chevelure distincte de Yugi Muto. Celui-ci nous remarque à son tour et nous salue timidement.

— Yugi... ?

Le puzzle du Millénium pend fièrement au tour de son cou. Je réprime un hoquet. Non pas que le revoir ne me fasse pas plaisir, au contraire, mais après tout ce qu'Eléonore lui a fait subir, je ne souhaitais pas me mesurer à lui aussi vite. Du coin de l'œil, j'aperçois Zoé m'envoyer un regard déterminé.

— Fais-moi confiance.

J'acquiesce sans trop savoir où je m'aventure ce soir. Nous traversons les derniers mètres qui nous séparent et, d'un commun accord, nous installons à l'intérieur d'un café aux musiques basses. A peine assis, Zoé me tape l'épaule et se redresse sur ses deux jambes.

— Je reviens, prends-moi un simple cappuccino !

— M-Mais... !

Elle a d'ores et déjà disparu de mon champ de vision. Pensait-elle réellement que c'était le meilleur moment pour s'éclipser aux toilettes ?

— Soso est étonnante, bredouille Yugi, de l'autre côté de la table.

Embarrassée, je prends une profonde inspiration avant de lui faire face. Les pensées d'Eléonore ne doivent pas envahir les miennes, je me dois de les en empêcher. Soudain, le téléphone dans ma poche émet une vibration.


Lun. 23:05. Expéditeur : Soso Hirae.

Message : FONCE.


— Tu n'imagines même pas... je marmonne sans oser croiser ses prunelles améthyste.

De quoi pouvons-nous bien discuter ? Il y a tellement de sujets à aborder que je ne parviens pas à en choisir un seul.

— Tu nous as manqués.

Le nez plongé vers la table, je sursaute légèrement à ses mots.

— On s'inquiétait tellement de ne pas te voir revenir du Royaume des Ombres...

Et pourtant j'ai l'amère impression de ne pas en être totalement sortie.

— M-Merci, désolée pour le reste.

Désolée pour le jeu des ombres, pour les paroles que je devine acerbes d'Eléonore, de ses manigances pour monter les gens les uns contre les autres.

Désolée pour tout.

— Je ne sais pas si ça va changer quoi que ce soit, mais je voulais aussi te dire que je te trouve très courageuse.

Les lèvres pincées, je me contente de le fixer, incrédule. Pourquoi ? C'est ce que semble lui demander mes yeux.

— Tu as ramené Maximilien Pegasus du Royaume des Ombres, sans oublier Marik, Odion et Ishizu. De ce qu'Atem m'a raconté, cet endroit est horrible et c'est une chance que tu t'en sois sortie indemne.

Indemne... Ce n'est pas vraiment le mot que j'utiliserais pour qualifier mon retour au monde réel.

— D'ailleurs, qu'est-ce que tu as vu là-bas ?

Sa question réveille en moi tous les souvenirs déplaisants de ma visite au Royaume des Ombres. Le bar, la flaque de sang, le corps inerte de Joey, les reproches de mon hallucination.

— Je...

Plus de mensonges. Mais ma gorge se comprime tellement qu'aucun mot ne s'échappe.

— Prends ton temps, si tu ne veux pas en parler maintenant, nous t'attendrons. Poursuit une voix plus grave, n'appartenant pas à Yugi.

Alors qu'Atem détaille la moindre de mes réactions, un serveur apparait à notre table pour noter nos commandes. Lorsqu'il repart, mon vis-à-vis se penche légèrement sur le côté pour examiner le fond de l'établissement.

— Zoé prend beaucoup de temps, non ?

L'interruption de l'employé du café n'a pas interrompu les battements de mon cœur. Au contraire, je me sens encore plus remuée qu'avant.

« Sans Eléonore, voilà ce que tu es : une petite chose fragile. »

— Lorène ? m'appelle le jeune Yugi.

— Je me suis vue tuer Joey.

Il se fige. Ses yeux s'écarquillent tandis que les miens les fuient le plus possible. Je concentre toute mon attention sur l'extérieur sombre où parfois, les silhouettes des passants troublent le paysage.

— Q-Qu-

— Au Royaume des Ombres, je reprends d'un ton plus bas. Il ressemblait comme deux gouttes d'eau à ce monde. Je suis tombée sur cet endroit... on aurait dit le Tam-Tam.

La mare de sang, la couleur, l'odeur.

— A l'intérieur, j'ai répété mes mouvements contre Yoshida, mais à sa place, il y avait Joey.

Il s'empresse alors de me couper la parole.

— Ce n'était qu'une illusion.

— Je sais, je réponds, prenant le risque de croiser son regard. Mais j'ai bel et bien essayé de me débarrasser d’autres gens et ce, après le crime que j'ai commis.

Il a raison, je n'ai aucune excuse, je n'ai pas réfléchi une seule seconde aux répercussions que cela aurait pu avoir sur sa vie. La compassion dans le regard de mon ami me retourne presque l'estomac. Les larmes me piquent le nez. Oui, Zoé met beaucoup de temps pour revenir.

— Et tu sais le pire dans toute cette histoire ? C'est que si la situation se représentait, je ne suis même pas sûre que je ne le referais pas.


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