Âme de Pureté

Chapitre 82 : L'Eveil | Chapitre 82

8132 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 07/04/2020 18:52

Atem m'a embrassée.

Puis, il m’a trahie à son tour.

Décidément, on ne peut pas faire confiance aux garçons. Au début, ils se montrent intéressés, mais dès qu'ils obtiennent ce qu'ils désirent, ils fuient jusqu'à disparaître. Heureusement, le pharaon pouvait compter sur la détermination de son fidèle toutou, aka Joey Wheeler, pour m'amener en cours chaque matin, tandis que Soso me trainait le soir au café où elle travaillait.

— Prête pour le festival ? je lui demande alors qu'elle m'invite gentiment à la suivre pour la fermeture.

Je n'ai aucune envie de jouer aux fausses amies avec elle, mais dans ce genre de moment, ma curiosité dépasse souvent mes pensées.

— Pourquoi ? Pour passer toute la journée à remplir des bols de ramens à ces idiots qui vont reluquer les serveuses aux jupes courtes ? Peu pour moi.

Lorsqu'elle a verrouillé la porte et activé l'alarme, Soso et moi nous dirigeons vers la place principale de Flem. Comme le jour précédent, nous nous arrêtons pour contempler la façade du Tam-Tam, dont la nouvelle devanture blingbling manifeste un clair manque de goût.

— Je n'ai encore du mal à croire que ce soit arrivé.

— Et si, ma chérie.

Nous patientons beaucoup trop de temps à mon humble avis, mais le visage de Soso qui s'assombrit commence sérieusement à m'intriguer.

— Tu avais dit à Lorène que cette salope ne se souvenait de rien, n'est-ce pas ?

— Tu ferais mieux de la fermer avant d'insinuer quoi que ce soit. C'est aussi de ta faute, tu ne l'as pas protégée autant que tu aimes le clamer.

Un pouffement cynique s'échappe de ma bouche. Cette gamine est vraiment incroyable, je pourrais lui retirer la vie d'un claquement de doigts, et elle s'évertue à me piquer, encore et encore.

— Il me semblait que tu la félicitais pour s'être débarrassée d'elle, mais que vois-je, des soupçons de regrets ?

Soso secoue doucement la tête, dégageant une poignée de boucles brunes du coin de ses yeux de biche.

— Mon devoir est de la préserver. Ce qu'elle a fait est horrible, certes, mais cela ne sert à rien de l'accabler davantage. Notre amitié ne changera pas, bien au contraire.

— Quelle bonté, Hirae-san.

Elle ne relève pas ma remarque et repart de plus belle. Dans un tout autre contexte, j'aurais pu éprouver un véritable amour pour cette fille. Malheureusement, nous ne vivons pas dans la bonne époque. Telle une mère, Soso vérifie que je monte bien à bord du tram en direction de la maison de Lorène. A force d'emprunter tous les jours ce transport de malheur, j'ai fini par comprendre que cette ligne traversait le quartier proche de la rue commerciale avant de franchir la frontière de Domino City. En cette fin de semaine, je décide de ne pas descendre à l'arrêt escompté.


Ven. 22:59. Expéditeur: Lorène Yuurei.

Message : Bonsoir Kaiba, je pense que nous devrions nous rencontrer ce soir. La nuit est propice aux longues discussions. Je te rejoindrai au sommet de ta tour.


A défaut de récupérer l'œil du Millénium et de soumettre Atem à mes plans, s'occuper du cas Kaiba me semblait une bonne alternative.

« Marik, Ishisu et Odion ont repris connaissance. Ils ont été secourus par Lorène. »

Tu les as donc sauvés ? Ils ne méritaient pas ta clémence, le sais-tu ? La veille, après les cours, j'avais insisté auprès de cet idiot de Tristan pour m'emmener au musée de Domino City. L'idée de retrouver le trio d'incapables me séduisait, mais curieusement, ils ont déserté les lieux avant que je ne foule à nouveau le territoire. Les yeux rivés sur le paysage urbain illuminé de ses lampadaires et autres vitrines décorées, je resserre ma prise sur le tissu déchiqueté de ma banquette. Si Lorène n'est pas rentrée avec eux, c'est qu'elle cherche toujours à renouer contact avec Pegasus. Je sens doucement le contrôle m'échapper des mains et cela ne me plait absolument pas.

Pegasus…

Je dois avouer que nos retrouvailles furent... électrisantes.


— Eléonore ?

Sa voix m'a provoqué un frisson de dégoût que je n'oublierai jamais. Tant d'espoir mélangé à mon nom sonnait terriblement faux. Nous étions tous les deux coincés dans nos bulles dans l'attente d'être libérés par le pharaon et sa bande d’amis. Quand mes yeux ont croisé les siens, il s'est immédiatement ravisé. Sûrement ne ressemblais-je plus à sa vision de Lorène.

— T-Toi !

— Cela faisait des lustres depuis notre dernier tête à tête, Pegasus.

S'il avait pu percer une brèche de sa bulle pour s'enfuir loin de cette dimension parallèle, il n'aurait pas hésité une seconde. Malheureusement pour lui, toute échappée lui était impossible.

— V-Va-t ‘en ! s'est-il écrié, tentant vainement de repousser sa protection.

Un sifflement amusé a transpercé mes lèvres. Finalement, ce confinement n'allait pas être si désagréable que je l'avais imaginé.

— Vraiment ? Pourtant, c'est toi qui m'as appelée, tu ne t'en souviens pas ?

Il a vivement secoué la tête et joint ses mains en prière. Dommage, je ne suis plus croyante, le seul Dieu en lequel j'avais confiance, c'était moi-même.

— Ne t'approche pas !

— Décidément, toujours aussi peu courageux. Dois-je te rafraîchir la mémoire ? C'est de ta faute si mon âme se trouve dans le corps de Lorène.

Bien que son plan fût sur le point d'être déchu par Yugi et ses idiots de compagnons, Dartz aura réussi l'exploit de convaincre Lorène de ma bonne foi en ce qui concerne Maximilien Pegasus. Ce déchet n'a pas hésité une seconde à sceller l'âme d'un esprit dangereux dans celui d'une gamine.

— Il est trop tard pour éprouver des regrets.

— Tu ne sais pas de quoi tu parles !

— Au contraire, je sais que la vie de ma chère et tendre hôte aurait été jalonnée de tristesse et de souffrance sans mon intervention.

Ses yeux vibraient d'effroi, il n’a pas réfléchi un instant à ce que je lui racontais. Il s'imaginait déjà torturé dans les flammes de l'Enfer. Il m’aurait décroché la lune si je lui avais promis de l'épargner en retour.

J'avais pitié de ce type.

— Je t'en supplie... a-t-il geint, légèrement incliné pour appuyer sa prière.

— Tu as gâché sa vie.

— Ce n'est pas ce que je voulais. Tout ce qui comptait pour moi, c'était de retrouver ma merveilleuse Cecelia.

Cecelia...

Ce nom me disait vaguement quelque chose. Il figurait probablement dans les livres dans la chambre de l'âme de Lorène. Peu importe, il a été rayé parmi tous les autres noms.

— Je n'en ai que faire de Cecelia. Elle est morte et on ne ramène pas les morts à la vie. Je ne te l'apprends pas, pas vrai ?

Ma provocation m'a attiré son unique regard noir. L'autre partie de son visage était masquée de ses longs cheveux argentés. Les lèvres tremblantes, il a relâché la pression de ses épaules et a abaissé les bras.

— C'est toi qui lui as gâché sa vie.

— IL EST TEMPS DE FAIRE REVIVRE LE GRAND LEVIATANT.

Toutes les sphères autour de nous clignotaient et glissaient lentement vers l'œil de Sauron surplombant cet espace clos.

— Mh ? Excuse-moi, Pegasus, je crois avoir mal compris.

Il semblait perturbé par le mouvement des bulles. Les choses bougeaient de l'autre côté, mais cela m'importait peu.

— Regarde, les âmes sont aspirées !

Mais je ne l’ai pas quitté des yeux pour autant.

— C'est moi qui ai gâché sa vie ?

Le grincement de mes dents a finalement capté son attention. J'ai beau n'être qu'une âme enfermée dans une sphère, je ressentais une poussée d'adrénaline au plus profond de mon être.

— J-Je, je ne voulais dire...

— QUE LA GRANDE CREATURE REPENNE VIE. DITES ADIEU A VOS ÂMES.

— Pourriture d'humain. Tu ne mérites pas de vivre auprès du commun des mortels.

Mon front s'est mis à brûler, d'une flamme bien plus intense que les précédentes. Une chance pour lui que son corps fut hors de portée, le plaisir de lui déchirer les entrailles m’a terriblement manqué.

— Je t'en supplie... Ne fais pas ça.

Mes épaules se secouaient sous un fou-rire impossible à contenir. Ils osent se comporter de la sorte puis demandent le pardon comme si tout leur était dû.

Ça ne fonctionne pas avec moi.

— Au nom du Royaume des Ombres, je décide de t'envoyer dans un endroit si noir et horrible que tu n'en sortiras qu'une fois repenti.

Et je doutais de ses capacités à se repentir de telles atrocités.

— VOUS NE POUVEZ PAS RESISTER.

La vitesse des sphères se s’est brusquement accélérée, nous n'allions pas tarder à être happés à notre tour par cette puissance étrangère. Pourtant, seul l'un de nous deux a traversé cette barrière.

— Je t'en prie !

— Que le jeu des ténèbres commence.

Sa bulle a éclaté dès la fin de ma phrase, emportant l'âme de Maximilien Pegasus à l'endroit qu'il méritait depuis tant d'années : le Royaume des Ombres.


Le tram ralentit à l'approche du centre-ville de Domino City. Je m’en échappe dès l’ouverture automatique des portes. Mélangée à la foule, je me dépêtre tant bien que mal et repère sans peine l'immense tour de la KaibaCorp. Ce qui est pratique avec les mégalomanes comme lui, c'est qu'on n'a pas trop d'efforts à fournir pour les repérer.  Au beau milieu d'une rue particulièrement fréquentée, je m'arrête sous les vibrations de ma poche d'uniforme.


Ven. 23:13. Expéditeur: Soso Hirae.

Message : Photo.


L'absence de petits mots d'amour me blesse brièvement. Elle a convenu seule que je devrais lui fournir la preuve de mon retour au domicile de Lorène. Je fouille rapidement dans les photos du téléphone et lui envoie un cliché de moi allongée dans la chambre.

— Vous me prenez vraiment pour une imbécile.

Cet appareil n'est pas si compliqué en fin de compte. Une fois que j'ai compris le nombre de possibilités offertes par cette minuscule machine, il ne m'a pas fallu longtemps pour déjouer leur mince dispositif de surveillance.

Au pied de l'immeuble, j'examine du sol au sommet. Tous les étages sont éclairés derrière leurs vitres sans tain. Quel tyran, il n'y a pas qu'à moi à qui tu ne laisses aucun répit, Kaiba. Ma contemplation dure quelques minutes, des employés aux soupirs longs et las me contournent sans me prêter la moindre attention. Dès mon entrée à l'accueil du bâtiment, je repère la standardiste. La même qui a refusé l'accès à Lorène lors de l'enlèvement de Sérénity. Une brève vérification près des ascenseurs me confirme que le personnel de sécurité n'a pas changé non plus. Toujours à t'entourer d'incapables, Kaiba. Confiante, je m'approche du comptoir et me penche vers l'employée au visage fermé.

— Bonsoir, j'aimerais m'entretenir avec Monsieur Kaiba.

— Monsieur Kaiba est très occupé pour le moment, il ne peut pas vous recevoir.

M'a-t-elle reconnue ? J'émets un doute. Son visage est moins moqueur que lors de notre précédente rencontre.

— Nous devons nous entretenir concernant une affaire privée. Demandez-lui, je suis certaine qu'il confirmera.

Mon ton n'est pas aussi convaincant que je l'espérais. Elle n'esquisse même pas un seul mouvement vers le téléphone. Cependant, son signe de tête au garde ne m'a pas échappé.

— Très bien, j'aurais aimé éviter ce genre de situation, mais si vous ne souhaitez pas coopérer, je me verrai dans l'obligation de le demander de manière moins... conciliante.

— S'il vous plait, veuillez quitter le bâtiment. Monsieur Kaiba ne peut recevoir personne pour le moment.

Elle tâche de se montrer professionnelle, mais je peux ressentir la peur troublant sa respiration. Quel contrôle de soi, j'en serai presque impressionnée. Mon bras se décale vers le sien et, avant qu'elle ne puisse le reculer, j'attrape fermement son poignet et pince sa peau.

— Je vous conseille d'appeler immédiatement ce cher Seto Kaiba si vous voulez éviter un regrettable incident.

Le visage incliné de telle façon que mes mèches blondes masquent le symbole gravé sur mon front. La standardiste, elle, l'admire de très près. Deux secondes plus tard, elle s'empare du combiné et tapote frénétiquement sur un écran. Je m'assure qu'elle ne soit pas en train de me gruger, mais le bruit de sa gorge lorsqu'elle déglutit démontre une appréhension qu'on ne ressent que face à Kaiba. Ensuite, j'envoie un clin d'œil en direction du garde nous fixant depuis mon entrée.

— O-Oui Monsieur Kaiba. Veuillez m'excuser, je ne voulais pas vous déranger à une heure si tardive mais une jeune fille s'est présentée à l'accueil et affirme qu'elle a rendez-vous avec vous.

D'ici, je perçois les vibrations négatives du jeune PDG. Le visage de la réceptionniste se vide de son sang. Je me demande combien de temps elle va tenir sous toute cette pression. Soudain, elle bloque le combiné de sa paume et revient vers moi.

— Puis-je avoir votre nom s'il vous plait ?

— Dites-lui que c'est de la part d'Eléonore Pegasus.

Elle me dévisage un instant, acquiesce nerveusement puis répète mon nom au téléphone. Je jurerais avoir entendu un grognement de Kaiba. Quelques banalités plus tard, elle raccroche, non sans un soupir de soulagement.

— Monsieur va vous recevoir. Veuillez emprunter l'ascenseur jusqu'au dernier étage.

Elle accompagne ses mots d'une invitation à rejoindre le garde de sécurité. Parfait, je n'en attendais pas moins de la part de mon cher Kaiba.

— Je vous en remercie, je chantonne avant de m'engouffrer à l'intérieur de la cabine.

L'ascension me parait durer des heures. Combien de temps par jour perd-t-il à grimper dans sa tour d’ivoire ? Lorsque les portes de l'ascenseur s'ouvrent sur le couloir du dernier étage de la KaibaCorp, je remarque la vue panoramique offerte derrière les murs de verre. Ma contemplation ne s'éternisera pas, elle est subitement interrompue par des claquements sourds et des exclamations étouffées. Ils proviennent à coup sûr du bureau de Kaiba, au bout du couloir.

— Très drôle, je pouffe en plongeant droit vers la poignée.

Trèves de politesse, je ne prends pas la peine de frapper les trois coups coutumiers et pénètre sans gêne dans le bureau. Dos collé au siège et jambes croisées, le grand brun me fusille de ses prunelles bleues glaciales. Au mur, un écran projette la vidéo surveillance du Tam-Tam. Les silhouettes de Lorène et Yoshida s'affrontent au milieu des débris de bouteilles. Amusée, je referme la porte dans mon dos et m'installe à l'autre bout de la table pour profiter du spectacle.

— « Détruisez toutes les preuves et nous serons quittes. »

Lorène la suppliait des yeux, elle croyait réellement qu'avec un peu de volonté, elle parviendrait à se sortir de ce pétrin.

— Que penses-tu de mon jeu d'actrice, Kaiba ? Moi je trouve qu'avec un peu d'entrainement, je devrais pouvoir jouer dans le prochain film de Luc Besson.

Le pouce sous le menton, je feins de m'intéresser à mes propres mouvements. Kaiba ne bronche pas d'un pouce, son regard oscille entre l'écran et moi. Pourtant, je parierai que ce n'est pas la première fois qu'il examine cette vidéo.

— Qui es-tu ?

Sa voix grave perturbe le calme relatif de la pièce. Il faut dire que les hurlements de Yoshida sont rapidement étouffés quand l'ordinateur portable percute son crâne à plusieurs reprises.

— Qui je suis ? je répète, faussement étonnée. Venant de toi, cette question est bien surprenante.

Kaiba a toujours refusé d'admettre l'existence d'autres esprits. Ainsi a-t-il finalement convenu qu'un autre esprit pouvait partager ce corps ?

— La gamine qui trainait avec Wheeler n'était qu'une faible. Ce qu'on voit sur la vidéo ne lui ressemble en rien.

Perspicace. Suite à son horrible meurtre, Lorène a abandonné le contrôle de son corps pour me permettre de nettoyer brièvement l'endroit. J'ai veillé à condamner toutes les issues, empêché le sang de transpercer les interstices du bar, j'ai cloitré la mort dans ces murs.

— Les gens sont étonnants, Kaiba. Mais je pensais que tu allais détruire ma misérable vie. Comme tu peux le voir, je me porte comme un charme.

Je m'allonge sur le dossier de ma chaise et surélève mes jambes sur un pan de la table en verre, veillant à remonter suffisamment ma jupe d’écolière pour dévoiler mes cuisses.

— Tes plans ne m'intéressent pas. Tout ce qui m'importe, c'est que tu livres ce duel la semaine prochaine contre Yugi et que tu le perdes.

— Tu me demandes donc de faire exprès de perdre ?

— Comme si tu étais suffisamment forte pour l'emporter. Je suis le seul à qui le titre de meilleur duelliste revient et je compte bien le récupérer et ce n'est pas une petite chose insignifiante comme toi qui va m'en empêcher.

Une chose « insignifiante », hein ?

— Tu sais, mon cher Kaiba, tu ne devrais pas te permettre de m'adresser la parole de la sorte. Je n'ai aucune envie de me mettre en colère contre une belle gueule comme la tienne.

Plus son visage se durcit, plus mon excitation grandit. La haine sied son être à merveille, pour peu, je chavirerai dans ses bras, qu’il le veuille ou non.

— Venant d'une personne qui traine avec un chien comme Wheeler, c'est insultant.

— Wheeler et moi, j'éclate de rire. Ce type n'a aucune idée de ce qu'est la vraie vie. Il mériterait qu'on lui apprenne qui mène la danse.

De tous, le plus irritant de la bande s'avère être ce crétin de Joey. A chaque fois que le téléphone vibre sous l'arrivée d'un de ses messages pour me surveiller, des nausées me tordent l'estomac.

— J'affronterai le pharaon en duel. Mais comme je t'ai dit, mon obéissance à des conditions.

Kaiba n'apprécie clairement pas mon ton, ses longs soupirs m'intiment un certain mépris à mon égard. Peu importe, cela ne m'empêche pas de dégoter le téléphone portable de ma poche, de le plaquer sur la table dans un claquement distinct et de le faire glisser jusqu'à lui.

— Je souhaite que la seule copie de ce chef d'œuvre figure sur mon téléphone portable, j'exige suivi d'un coup de tête pour désigner le film.

Tandis qu'il croisait les mains à hauteur de son visage depuis mon irruption dans son bureau, Kaiba se redresse et lorgne l'appareil sans quitter ses traits sérieux. Il dépose ses longs doigts sur l'écran et l'allume en silence. De ma chaise, j'aperçois la photo du départ de Lorène au Japon. En compagnie de sa mère, elle arbore un mielleux sourire, des étoiles dans les yeux, désignant leurs billets d'avion.

— Cette femme. Elle travaille dans une agence de télécommunication comme experte comptable. Ce serait regrettable qu'elle perde son emploi.

Sa menace m'arrache un rire strident.

— Mon cher Seto, ce que tu peux être drôle !

Il semblerait que je sois la seule à saisir l'ironie de cette situation. Après avoir recouvert mon souffle, je me racle la gorge et enroule une mèche de cheveux autour de mon index.

— Tu as raison, il serait dommage que la mère soit obligée de rentrer en Europe. Mais dans ton cas... ?

— Mh ?

— Que se passerait-il si ton frère connaissait le même sort que cette salope de Yoshida ?

A la fin de mon interrogation, je cogne violemment le talon de ma chaussure sur la table à deux reprises pour imiter les percussions de l'ordinateur contre un crâne. Kaiba émet un léger sursaut et se ravise aussitôt. Si un regard pouvait tuer, je ne serais plus d'aucun monde.

— Bien, je poursuis d'un naturel déconcertant. Maintenant que je suis sûre qu'on est sur la même longueur d'onde, je crois que tu sais ce qu'il te reste à faire.

Ainsi, ce soir-là, je quitte la KaibaCorp munie de la vidéo compromettante. Notre cher PDG a supprimé le contenu de son ordinateur avant de me remettre le téléphone portable de Lorène. Néanmoins, en foulant le trottoir au pied de l'entreprise, je suis plus que certaine que des centaines de copies de nos exploits grouillent dans ses disques durs.


Samedi, le réveil s'avère plutôt rude. L'idée de se lever tôt un week-end est une aberration de cette époque. Cette fois, pas de risque de me rendormir, Soso a décrété que nous ferions le chemin ensemble jusqu'au lycée. Ainsi, alors que je reluque l'intérieur de la penderie, elle tape du pied, assise au bord du lit.

— Je ne vois pas pourquoi tu prends trois heures à te préparer alors qu'on doit tous porter le même ensemble.

En effet, un t-shirt blanc aux bordures orange et un short vert sapin prennent la poussière sur une armoire. Je grimace à leur vue.

— Qui a envie de s'affubler de ces horreurs quand on peut mettre cette magnifique silhouette en avant par d'autres moyens ? je soupire en désignant une robe noire particulièrement tentante.

Soso me répond d'un grognement.

— Sauf que ce n'est pas toi que les gens vont voir, mais Lorène. Conforme-toi aux règles du lycée, c'est tout ce qu'on te demande.

— Pigé, maman.

Sans une once de gêne, je retire mon ensemble de nuit et enfile l'infâme tenue réglementaire. Mon reflet dans le miroir me déprime, pourquoi les humains se sentent-ils obligés de tous se ressembler ? Tandis que je coiffe ma crinière et démêle les éventuels nœuds formés cette nuit, mon regard dévie vers ma nouvelle meilleure amie. Ses prunelles noisette fixent la fenêtre avec insistance pendant que ses ongles griffent nerveusement le cœur de son ras-de-cou noir.

— Un problème ?

Elle revient brusquement vers mon reflet.

— Cela fait huit jours... soupire-t-elle en croisant les bras sous sa poitrine. Même si je suis rassurée de savoir qu'elle a libéré les Ishtar du Royaume des Ombres, je commence sérieusement à m'inquiéter de son retour.

Parfois, je songe à ce qu'il se trame dans la tête de Soso. La plupart du temps, elle semble sûre d'elle et campe sur ses positions, quitte à se mettre le groupe de joyeux lurons à dos. Cependant, depuis quelques jours, j'ai vaguement l'impression que cette façade se fissure dangereusement en l'absence de Lorène.

— Le pharaon a récupéré l'œil du Millénium. J'ai essayé de m'envoyer au Royaume des Ombres à plusieurs reprises, mais ça n'a pas fonctionné.

— Pourquoi ne pas lui demander de t'y envoyer lui-même ?

La brosse à cheveux en main, je pivote et m'adosse à la commode en bois blanc.

— J'y ai réfléchi, mais de la manière dont il m'a soutiré l'artéfact, je n'ai pas de raison de lui faire confiance.

Instinctivement, je porte mes doigts à mes lèvres et les caresse. Avec un peu d'imagination, je parviens à ressentir la pression de sa bouche contre la mienne, dans cette pièce. Ce baiser ne signifiait rien pour lui, rien qu'un déplorable stratagème pour me retirer mon dû. Une sensation désagréable empoigne ma poitrine.

— Pourtant, il va falloir, rétorque Soso avec vigueur. On n'a pas d'autres plans, tu dois y aller ! Vos disputes de gamins de cinq mille ans ne doivent pas entraver notre but !

On dirait que le chaton a repris du poil de la bête. Un sourire au coin des lèvres, je lui accorde ce point. En dépit de mes ressentiments à l'égard du pharaon, je serais prête à fermer les yeux sur ses actes pour te ramener, Lorène.

— C'est tellement étrange, ajoute-t-elle, le regard rivé sur le couloir, puis la chambre.

— De quoi ?

— Que le monde continue de tourner si simplement alors qu'elle n'est pas là.

Sa remarque me cloue sur place. Ma peau se glace comme si une rafale de vent s'était engouffrée dans la pièce et qu'elle m'avait percutée de plein fouet. Pour une raison que j'ignore, mes yeux s'humidifient et une armée de frissons me traverse l'échine. Je bats des paupières pour chasser cette étrange sensation et pouffe doucement.

— Et il tournera sans nous si on ne se dépêche pas.


La cour du lycée regorge de chapiteaux autres tentes sous lesquels des élèves arborent leurs plus beaux sourires pour amadouer les visiteurs. Leurs braillements fusent dans tous les sens, je les déteste déjà.

— Tu devrais rejoindre sa majesté dans notre classe, conseille Soso, captivée par un stand de janken [1].

La veille, Kaoruko et ses sbires ont insisté pour décorer la salle de débats comme il se doit. N'ayant aucune compétence artistique, je leur ai servi de contre-conseil. Si j'aimais un élément du décor, les filles le retiraient immédiatement et inversement.

Cela fait du bien d'appartenir à un groupe en fin de compte.

— Et toi ?

— Je vais flâner dans le coin et capter Yugi dès qu'ils arriveront. Il est hors de question que je me couche ce soir sans savoir le fin mot de cette histoire.

J'acquiesce et avance d'un pas feignant en direction de l'entrée. Des banderoles colorées aux slogans encourageants parcourent les casiers de long en large. Les couloirs ne désemplissent pas. Tous ces gens, et pourtant rien de bien intéressant.

Soso a raison : le monde continue de tourner en l'absence de Lorène.

Les mains plongées dans les poches de mon short, je gravis la série de marches me séparant du premier étage. Il me faut zigzaguer entre des étudiants aux visages peints de différents symboles, un mec déguisé en panda et un professeur aux cernes prononcées. Décidément, c'est l'éclate ici.

— Où est Yuurei ?

J'entends ce cri depuis le couloir, à quelques pas de la salle de classe. L'envie me prend de faire demi-tour et de feindre une soudaine amnésie. Tout sauf supporter les manières de princesse de Kaoruko. Néanmoins, je franchis les derniers pas jusqu'à la classe et profite du mouvement de masse causée par mon arrivée. Contrairement aux autres personnes présentes, Kaoruko a décidé de se détacher du groupe en portant un débardeur gris surmonté d'un blaser crème. Son pantalon en toile noir remonte son cul si haut que je pourrais lui faire la bise. Le tout souligné par des escarpins de la taille de mes jambes.

— Quoi ? aboie-t-elle sous mon regard médusé. Tu n'as jamais vu de vraies femmes ?

La plus belle pomme du panier. Mais certaines pommes, même les plus juteuses, peuvent dissimuler bien des choses.

— Pardonne mon retard, je déteste faire attendre d'aussi belles plantes.

Mon compliment lui pique au nez. Non sans un geignement plaintif, elle tourne la tête et plonge dans ses notes. Son attitude d'enfant pourrie gâtée me tire un fin sourire. Des quatre coins de la salle, ses sbires s'affairent aux derniers préparatifs. Des chaises inconfortables, probablement récupérées des discours au gymnase, encombrent chaque surface libre. Seul une table décorée de gâteaux et de thermos de thé et de café au fond de la classe appelle à la convivialité.

— J'espère que tu as appris ton texte.

Au sommet de l'estrade, Kaoruko s'appuie sur l'un des pupitres, l'œil vif. On se croirait dans une soirée électorale où chacun se préparer à dégainer ses meilleurs mensonges pour capter l'attention de la foule. Lorène aurait détesté ça. Soudain, l'une des poules de sa cour fait irruption dans la salle, trempée de sueur.

— Ça y est ! s'écrie-t-elle, essoufflée.

Le visage de la chef de club s'illumine.

— Parfait ! Désormais, le seul élément capable de tout faire foirer, c'est Yuurei. Mais tu ne tiens pas à rentrer dans ton minable pays, pas vrai ?

J'ignore ce qu'elle a manigancé, mais si je suis à ses yeux l'ultime point noir de sa journée, alors elle m'en voit ravie. En guise de réponse, je lui adresse un rictus incertain et hausse les épaules.

— Personne n'est à l'abri d'un trou de mémoire. On dit que c'est commun chez les hauts potentiels.

— Vraiment ? Je n'en ai jamais entendu parler.

— Peut-être un autre de ces trous de mémoire... je souffle, une mèche enroulée autour du doigt.

Bien que les premiers élèves s'installent dans la classe, grâce à la communication du club d'éloquence, je décide de retourner dans le couloir pour marcher un peu. L'ambiance bat son plein. Au détour des escaliers, je remarque qu'une énorme affiche interdisant l'accès au toit a été placardée sur un mur. Le duel contre Kageyama remonte à si loin désormais... Peut-être le seul événement pour lequel je n'ai eu aucune incidence.

— Hé.

En temps normal, je n'aurais pas prêté attention à cette grotesque manière de m'appeler. Néanmoins, quand la chevelure hirsute de cet empoté de Joey Wheeler pollue mon champ de vision, je choisis de lui lancer un signe de la main.

— Alors la bande de joyeux idiots est déjà arrivée ?

Il tique à mon surnom et grogne.

— Pour ta gouverne, on avait prévu de soutenir Téa.

Je feins la surprise et porte une main à ma bouche.

— V-Vraiment ? Même pas pour voir ta chère et tendre copine ?

Lui par contre se révèle piètre acteur. Il dévie le regard et grimace, je jurerais que ces joues se sont empourprées. Je rêve !

— Ne dis pas de choses aussi embarrassantes...

— Je vois, tu préfères que je te sorte les pires atrocités dont nous sommes capables ?

Joey se redresse brusquement et plante ses yeux dans les miens. Nous y sommes.

— Maintenant que tu en parles, qu'est-ce que tu insinuais l'autre fois, au Burger World ?

Il ne sait pas à quel point sa question me rend heureuse. Je frémis au plus profond de mes entrailles.

— Pas grand-chose, figure-toi. Par contre, il y a des petits secrets que ton précieux meilleur ami n'a pas cru bon de te communiquer.

Chaque parcelle de son visage, chaque ride qui se tend accroit un peu plus mon excitation.

— Crache le morceau, peste-t-il les sourcils froncés.

Euphorique, je sépare le mètre de sécurité et pose une main contre son torse. J'aurais presque envie de sentir son cœur s'arrêter de battre sous mes douces paroles. Du bout des doigts, je taquine le tissu de son t-shirt blanc et l’infiltre pour taquiner sa peau.

— Q-Qu'est-ce que tu fais ?

Je l'interromps de mon index sur sa bouche dégoutante.

— Voyons chéri, ne sois pas timide. Après tout, je t'ai déjà touché bien plus profondément que ça.

Son visage entier rougit. Il essaie d'articuler des mots qui ne franchissent pas la barrière de ses lèvres. Je ne peux contenir un gloussement strident.

— Q-Qu-

— Yuurei-san ! C'est l'heure !

Les braillements d'un sbire de Kaoruko achèvent ici notre discussion. Mais à la lueur des yeux de Joey, je saisis que nous n'en resterons pas là très longtemps.

— Allez, mon chou, tu ne voudrais pas en rater une miette.

Un sourire satisfait, je tourne les talons et m'élance en direction de la classe où mon public m'attend. Sur l'estrade, une élève de Flem s'attèle à expliquer les règles du concours. Les quatre représentants, deux du lycée adverse et deux du nôtre, vont s'exprimer chacun à leur tour sur un sujet pioché au hasard dans une jarre confinée dans un endroit secret de l'école depuis des semaines. A l'énonciation de ces règles, je lance un regard en quoi à Kaoruko, plus confiante que jamais. Je ne doute pas une seconde qu'elle s'est arrangée pour que mon discours colle parfaitement avec le sujet pioché. A quelques mètres, je croise les yeux bleus déterminés de Téa. Malgré cela, ses poings tremblants trahissent son manque d'assurance. Serait-ce le trac ou l'idée de m'affronter ? Ne t'inquiète pas, Téa, je ne risque pas de t'envoyer au Royaume des Ombres si tu échoues.

Le premier sujet sur lequel débâteront les deux chefs de clubs, tiré par une main innocente, s’avère « Peut-on être trop libre de s’exprimer ? ». Appuyée sur des pupitres opposés, la rousse et la brune s’échangent des regards noirs. Je me souviens avoir entendu parler d’une rivalité entre Téa et Kaoruko, c’est diablement grisant de les observer se dévisager. A vrai dire, je n’ai pas écouté un traitre mot de leurs discours. Mon attention était captivée par les mouvements naturels de la chef du club de Flem. Avec ses semaines de préparation, Kaoruko est incapable de perdre face à une Téa trop fairplay. Ainsi, lorsque le premier tour se termine sur les applaudissements de l’assemblée, la rousse se glisse à côté de moi et approche sa bouche de mon oreille.

— La balle est dans ton camp, évitons un incident fâcheux, veux-tu.

Pour peu, j’en frissonnerais et me sentirais comme cette réceptionniste à la KaibaCorp. Cependant, je ne compte pas la décevoir, c’est l’occasion pour moi d’écraser les espoirs de Téa. A l’annonce du nom de Lorène, je me présente au pupitre et, après avoir repéré Yugi au milieu des spectateurs, lui adresse un petit clin d’œil.

— Votre sujet sera « Faut-il oublier le passé pour se donner un avenir ? » [2]

Comme convenu, j’imite la surprise puis me reprends aussitôt. Du coin de l’œil, je jauge la présentatrice du débat. Combien Kaoruko l’a-t-elle payée pour se taire ? Sûrement assez pour payer les paillettes plaquées sur ses paupières. Peu importe, ma concurrente n’ose même pas soutenir le regard que je lui envoie et son discours est si mal rythmé que j’hésite à l’interrompre. A la fin de sa prestation, de timides applaudissement la remercient. C’est à mon tour. Légèrement penchée sur le pupitre, je me racle la gorge et actionne ma mémoire.

— Qui n’a pas rêvé quelques instants de tout oublier, de remonter dans le temps, de tout laisser derrière soi pour repartir à zéro et devenir libres ? Dans nos moments de souffrance et de désespoir, quand on ne voit pas la sortie du tunnel, quand tout est naufrage, les nuits les plus noires de l’âme. Qui n’a jamais rêvé d’une deuxième chance ?

Des yeux, je balaie l’assemblée et varie le timbre de ma voix pour donner du cœur au texte. Contre toute attente, la plume de Kaoruko coïncide étrangement avec mes émotions actuelles.

— Faut-il donc oublier le passé pour se donner un avenir ? Nous pouvons changer nos contextes, notre entourage, nos masques… mais nous ne pouvons pas fuir... fuir de notre propre passé ! Certains disent que le temps aide à oublier. Je ne le crois pas.

Mon attention dévie sur le jeune homme adossé au chambranle de la porte, au fond de la salle. Joey me toise d’une expression si sérieuse qu’il m’arracherait un rictus incontrôlé.

— Dans quelques circonstances, l’oubli est vital comme mécanisme de protection, il nous permet de réprimer un souvenir, afin d’agir et de continuer la vie. Cependant, cet oubli doit être passager, transitoire, éphémère. Dans le cas contraire, quand l’oubli du passé est permanent, on la traite comme une maladie : il s’appelle Amnésie. Et le problème avec l’amnésie, c’est qu’elle n’efface pas que les mauvais épisodes… elle peut aussi arracher l’essentiel de nos vies : notre identité.

Au milieu des élèves, je perçois le malaise traversant le visage de Yugi. Pharaon, entends-tu mes mots ?

—Je crois fermement au pouvoir de la mémoire ! Le pouvoir des souvenirs… de leur modification. N’est-ce pas extraordinaire que le cerveau nous permette de reconstruire le passé !

Kaoruko, sans le savoir, tu es un génie d’avoir couché tous ces mots si justes sur le papier.

— Si je vous demande de faire un geste pour situer le passé, où se trouve-t-il pour vous ? ... la plupart répondront derrière nous ; et l’avenir alors ? devant nous et le passé derrière, nous semble évidente. Le passé ne nous condamne pas ! Bien au contraire, il nous aide à apprendre !

Les flots de mes mots se déversent dans la classe, l’inondent, sans que je m’autorise la moindre pause inutile. Dans mon dos, je devine l’expression satisfaite de notre chef de club.

— En définitive, je préfère affronter à fuir, découvrir à réprimer, savoir à oublier. Pour se forger un nouvel avenir, il faut que la mémoire demeure. Le « verbe avenir » peut aussi se conjuguer au passé.

Quelques secondes de silence clôturent mon discours avant que quelques étudiantes de Flem n’engagent le début des applaudissements.


A peine suis-je descendue de l'estrade, le cœur battant à plein régime, qu'une main agrippe mon épaule. Le regard de Joey me brûle la peau. Les délibérations se dérouleront dans une classe adjacente, mais je crains ne pas pouvoir assister au dénouement final.

La réserve du gymnase m'a semblé l'endroit parfait pour une confrontation. L'obscurité, l'odeur de renfermé, l'isolement, tout ce que j'aime pour me débarrasser de quelqu'un. Mais si je ne suis pas enclin à envoyer Wheeler au Royaume des Ombres, l'idée de détruire ses espoirs concernant mon hôte m'excite autant que celui de le tuer de mes propres mains. Dès que la porte coulissante claque dans mon dos, le grand blond revient à la charge.

— Qu'est-ce que cela signifie ?

Si la colère transparait déjà dans sa voix, cela ne va que s'accroitre au fil des prochaines minutes.

— Je te conseille de baisser d'un ton avec moi, Wheeler. Je n'apprécie pas qu'on me traite de la sorte.

Mon air se veut hautain au possible. Et cet idiot court dans mon piège, évidemment.

— Réponds-moi !

Je claque des doigts pour le calmer. Dehors, la fête bat son plein.

— Tout doux, mon toutou. Je sais que tu es terriblement excité par ce que je t'ai dit tout à l'heure...

— Quand est-ce que... ?

Une main plaquée contre ma bouche, j'étouffe un rire.

— Elle était si gênée quand sa main s'est baladée sous ta ceinture. Il fallait dire que tu dormais comme un poupon. Un pauvre type que Marik a envoyé au tapis avec son Dragon Ailé de Râ.

Une poignée de secondes suffisent à Joey pour assembler les morceaux du puzzle, ce qui représente un exploit en soit. Moi qui m'attendais à une réaction explosive, il demeure plutôt calme.

— Tu veux dire quoi, hein ? Que tu m'as touchée pendant que j'étais endormi et que Lorène ne m'a rien avoué ?

Mon excitation redescend d'un cran. J'espérais une réponse plus cinglante de sa part, mon plaisir en est tout retourné.

— Tu es vraiment glauque comme mec. Alors tu aimes te faire tripoter dans ton sommeil ?

Il s'étrangle avant de rétorquer :

— P-Pas du tout ! C'est juste que... Je n'ai aucune raison de te croire !

Alors c'est ça ? Il lui faut juste des preuves ? Calée contre une montagne de tapis poussiéreux, je lève le visage vers le plafond, pensive. Malheureusement, si ce n'est ma mémoire, je n'ai aucun moyen de lui prouver tout ceci.

— Très bien.

— C'est ça que Yugi m'a caché ? demande-t-il, coupant mes réflexions.

Il est donc temps de monter au niveau supérieur.

— Bien sûr que non. C'est la raison pour laquelle Lorène a eu tant besoin de toi avant de partir. Car, vois-tu, elle s'accrochait éperdument à ta faible personne pour combler de vilaines pensées. Rien avoir avec un semblant d'amour, tu comprends ?

Mes graines se sèment dans son esprit. Il ne me reste plus qu'à les arroser une à une avec ma solution finale.

— Soso l'a su, mais ne t'a rien dit. Rien de très surprenant, tu me diras. Par contre, en ce qui concerne ton ami Yugi et le pharaon, j'en suis beaucoup moins sûre !

L'attente se veut interminable et insupportable. Même dans cette obscurité partielle, je peux sentir le regard de Joey m'envoyer des signaux négatifs. Sa respiration est troublée, voire saccadée. Je souhaite qu'il agonise jusqu'à l'instant où j'abattrai le couperet sur son cou.

— C'est dingue, ça ! je m'écrie, les côtes enserrées par mes bras pour ne pas défaillir sous mon euphorie. Même Seto Kaiba est au courant, et pas toi, Joey Wheeler !

— Crache le morceau !

Ça y est, il est à point.

— Tu n'as pas remarqué qu'commerce a récemment changé d'enseigne à Flem ? Tu sais, un bar à cocktail dirigé par une gentille bonne femme.

Sa colère s'efface face de l'incompréhension. Il arbore cet air benêt que je lui déteste tant.

— Quoi, Yoshi... Yoshi-truc ?

— Yoshida, elle s'appelait Yoshida, je susurre, faussement nostalgique.

Nous marquons une pause pour nous jauger. Pourtant, il ne semble pas avoir saisi mon allusion.

— Elle s'est réveillée, Tristan me l'avait dit.

L'empoté numéro deux ?

— Soso lui a raconté qu'elle était passée au Tam-Tam peu après son retour et que la patronne avait tout oublié, poursuit-il en m'invitant à l'imiter.

Alors Soso a eu la langue bien pendue. Etonnant, elle qui rejette ce pauvre Tristan depuis plusieurs semaines.

— Elle n'avait rien oublié, le chaton s'est trompé.

Ses épaules se crispent. On dirait qu'il commence à percuter où je veux en venir.

— Alors Lorène a pris la décision qui convenait.

D'une lenteur extraordinaire, je lève l'index et le majeur à hauteur de son front, séparé d'au moins deux mètres, et imite le tir d'un pistolet. Il sursaute au bruit et se ressaisit aussitôt.

— Tu te fous de ma gueule ! proteste-t-il les bras pliés devant lui.

— J'aimerais tant... Mais la réalité est parfois bien plus appréciable que toutes les blagues que je pourrais te faire.

Au creux de ma poche, je déniche mon téléphone portable et le déverrouille. Il ne me quitte pas des yeux, plus les secondes défilent, plus ses mouvements se saccadent. Son cœur va exploser tôt ou tard et je meurs d'envie d'assister à ce spectacle, d’en provoquer la chute. Dès que la vidéo apparait dans le dossier à l'écran, je m'empresse de l'ouvrir et de lancer la lecture.

— « Un monstre. Voilà ce que tu es. »

Je me fais un plaisir de lui afficher l'enregistrement sous le nez. L'écran rétroéclairé éclaire son visage, m'octroyant le pouvoir me délecter de chacune de ses réactions.

— « Personne n'en saura rien. »

— Non, ça ne peut pas...

Tandis que je maintiens stoïque le téléphone sous ses yeux, une sensation étrange me comprime la poitrine. Les cris étouffés de Yoshida s’échappent de la vidéo quand ma tête se met à tourner. Des nausées. Une envie de vomir, d'où cela peut-il provenir ? 

— C'est quoi ce bordel ?!

—... Joey ?

Qu'est-ce que...

Des pensées se mélangent brusquement aux miennes. Elles n'ont ni queue ni tête. Je sens mon âme s'échapper de ce corps sans le quitter entièrement. Mes lèvres tremblent, se meuvent, échappent des gémissements qui ne proviennent pas de moi.

Lo... Lorène ?!

— Réponds, Eléonore, qu'est-ce que ça signifie ?!

— Qu'est-ce que... !

Sans que m'en rende compte, le téléphone portable ne se trouve plus dans mes mains

— Joey, c'est moi, Lorène !

Ses yeux s'écarquillent, ses épaules se crispent avant de lancer violemment le téléphone contre le mur derrière moi.

— La ferme !

— Doucement chaton, c'est bel et bien elle.

Dans la pénombre, je le vois se figer puis serrer les poings le long de son corps.

— Qu'est-ce qu'il se passe ?

— Est-ce que... Est-ce que c'est vraiment toi qui as fait ça ?

Mes pensées essaient d’atteindre les siennes mais elle ne m'entend pas.

— Lorène !

— O-Oui ! Je... Je l'ai fait, mais c'était un accident, je ne voulais pas la tuer, je te le promets !

Mes ongles percent la surface du tapis et s'enfoncent dans la mousse. Son regard ne change pas.

— Tu m'as aussi promis que tu ne me cachais rien, rétorque-t-il sèchement, contenant sa rage loin de moi.

— Je comptais tout te dire une fois que Pegasus serait libéré du Royaume des Ombres !

Pegasus… ? Cela signifie donc que cet enfoiré… !

— Et quand Eléonore m'a touché durant mon sommeil, tu comptais attendre combien de temps pour me le dire ?

— Je...

— J'ai pas envie d'écouter tes mensonges.

— Joey !

— Autre chose... Dis-moi un peu, qu'est-ce que tu étais sur le point de faire quand je t'ai surprise à parler avec mon père ?

Comme Lorène à cet instant, je suis surprise qu’il aborde le sujet. A vrai dire, j’avais presque oublié ce passage.

— Je voulais juste... te soulager un peu.

— En te débarrassant de lui, en le tuant ? Mais qu'est-ce qui ne va pas bien chez toi ?!

Je l’avais prédit, il va lui briser le cœur. Désolée Lorène, j’aurais dû m’y prendre bien plus tôt. Les mains de Joey agrippent fermement le col de mon t-shirt et me tire sans délicatesse jusqu'à ce que nos visages ne soient séparés que de quelques centimètres.

— Tu réfléchis un peu à ce qu'il se serait passé si je t'avais laissé faire ? J'aurais dû dire adieu à mes amis ici et repartir chez ma mère qui refuse de me voir. Putain Lorène, tu y as pensé à ça ?!

Le menton baissé vers le bas, j'évite soigneusement de croiser ses yeux. Elle n’y avait pas songé.

— J'ai fait tout ce que je pouvais pour t'aider à affronter Eléonore, mais jamais tu n'as eu assez confiance en moi pour accepter mon aide. Tu sais quoi ? A partir de maintenant, démerde-toi.

Tremblante, elle essaie de poser mes mains sur ses bras pour l'apaiser. D'un coup sec, il se détache et la repousse.

— Joey, écoute-moi, s'il te plait.

— Non, j'en ai marre de t'écouter. Il n'y a que tes intérêts qui comptent réellement pour toi. Excuse-moi d'avoir mis autant de temps à le comprendre. Désolé d'être aussi stupide.

Joey claque la porte coulissante de sa réserve d'une telle force que les murs en tremblent. Notre corps sue à grosses gouttes. Les nausées perdurent. Impossible de reprendre contact avec l'esprit de Lorène pour l'instant. Soudain, une vive lumière s'infiltre dans la pièce. J'aperçois Soso, plus lumineuse que jamais. Sans hésiter, elle se jette à mon cou et me serre contre elle comme si sa vie en dépendait.

La suite m'a paru flou, nauséeux, mais incroyablement complet. Mon âme a enfin retrouvé sa moitié.

Tu m’as tant manquée.

 

[1] Janken : équivalent du pierre-papier-ciseaux au Japon

[2] Discours des présélections de Beatriz Pereira Cuitiño au concours d'éloquence 2018. Certaines parties ont été retirés pour ne pas indiquer tout le discours. N'hésitez pas à Google tout ça.

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